The Project Gutenberg EBook of Les assiégés de Compiègne, by Albert Robida
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Title: Les assiégés de Compiègne
1430
Author: Albert Robida
Release Date: January 19, 2011 [EBook #35005]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ASSIÉGÉS DE COMPIÈGNE ***
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- PATTARSORT, par Pierre Noury 1 vol.
- MONSIEUR DE LA TRACASSIÈRE, par David Burnand 1 vol.
- LES MÉMOIRES D'UN PERROQUET, par Pierre Noury 1 vol.

1837.—ÉVREUX, IMPRIMERIE HÉRISSEY.—7-33
Copyright by Henri Laurens, 1906.
TABLE DES CHAPITRES
PRÉFACE
La rapide et merveilleuse carrière de Jeanne d'Arc est un rayon de soleil au milieu des plus terribles malheurs de la France; la catastrophe du siège de Compiègne, en 1430, la termina comme par un coup de foudre.
Chef d'armée à dix huit ans, la bergère de Domrémy, conduisant à la victoire de rudes soldats, des chevaliers et des princes, accourait avec trois ou quatre cents hommes au secours de Compiègne assiégé par les Anglais et défendu par Guillaume de Flavy. Le jour même de son arrivée, sa troupe, à peine reposée, attaqua vigoureusement le camp des assiégeants, mais ceux-ci battus d'abord, survinrent en grandes masses et refoulèrent la sortie jusqu'au gros rempart établi à la tête du pont de Compiègne.
Alors, soit par suite d'une panique des assiégés, craignant de voir les Anglais pénétrer dans la place pêle-mêle avec les derniers combattants de la sortie, soit par trahison, au moment où Jeanne, qui combattait à l'extrême arrière-garde, allait entrer en ville, le pont-levis se releva, la laissant se débattre à grands coups d'épée parmi la foule des assaillants. Précipitée à bas de son cheval, elle fut faite prisonnière ainsi que son frère Pierre d'Arc et Xaintrailles, et son long martyre commença qui devait finir au bûcher de Rouen.
Depuis cette époque, le souvenir du drame plane sur les rives de l'Oise, où le vieux pont de Compiègne vit passer Jeanne marchant à l'ennemi pour la dernière fois, et le soupçon de la trahison pèse sur le gouverneur de Compiègne, Guillaume de Flavy.
Et pourtant ce gouverneur, après la prise de Jeanne d'Arc repoussa toutes les tentatives de corruption et continua à lutter courageusement sur ses remparts; il défendit pendant six mois contre toutes les attaques la ville confiée à sa garde, jusqu'au jour où une nouvelle troupe de secours étant survenue, il put avec son concours, en jetant la garnison et les gens de Compiègne sur les bastilles ennemies, emporter tous les retranchements et forcer les Anglais à lever le siège.
Un frère de Flavy périt pendant le siège et lui-même ne se ménagea pas. Si le pont se releva devant Jeanne, ce ne fut certainement pas sur un ordre de Flavy, personne ne l'en accusa alors; il est permis de penser que le crime fut le fait de quelque traître introduit parmi les défenseurs de la porte, et nous pouvons, sur le grand drame historique, aux détails demeurés inconnus, supposer ou imaginer telles circonstances et telles explications.
Le vieux pont n'existe plus, on le connaît cependant par quelques plans et par un dessin datant du règne de Louis XIII, alors que ses défenses extérieures se dressaient encore à peu près intactes à l'endroit où Jeanne fut prise.
I
LE SCULPTEUR DE GARGOUILLES

SSIS à califourchon sur une planche, en haut d'un échafaudage dressé devant le nouveau grand portail, tout clair et tout frais, de l'église Saint-Corneille, le brave Jehan de Compiègne, ymagier de son état, c'est-à-dire sculpteur, tailleur d'images en pierre, travaillait avec une animation extraordinaire à grands coups de ciseau, tout en parlant et grommelant très haut comme s'il avait de la peine à s'entendre réfléchir, à travers le bruit du marché qui se tenait en bas.
—Ah! ah! mauvais chien, double pendard, triple larron!... Pan! attrape ce coup sur ton nez de voleur! Tiens!... C'est tout à fait bien ressemblant maintenant, ton museau de détrousseur de braves gens!... Pan! attrape encore! ça me soulagera peut-être, je suis de mauvaise humeur aujourd'hui.
C'était sur une longue gargouille, destinée à rejeter l'eau loin de la balustrade du portail, que Jehan s'escrimait; elle venait d'être tout récemment posée et le sculpteur lui donnait quelques dernières retouches d'un ciseau un peu rude. Cette gargouille, sur un corps d'animal étrange, vampire ou dragon pustuleux et griffu, avait une tête humaine au vaste gosier tordu par la plus horrible et la plus méchante des grimaces. Elle n'était pas seule, tout le long des bâtiments d'autres tendaient la tête: guivres à gueules menaçantes, diables cornus, êtres fantastiques moitié hommes, moitié bêtes, contorsionnés, hurlants ou ricanants, taillés dans la pierre par un ciseau énergique et violemment caricatural.
—Eh bien, et moi? grommelait Jehan, je parle des autres! Est-ce que je vaux mieux, tout de même? Bon garçon, certainement, personne n'a jamais dit le contraire, même ceux avec qui j'ai eu des discussions un peu vives, puisque si je leur avais, par hasard, donné un peu plus que leur compte en coups de poing, je mettais sur leurs bleus un emplâtre d'amitié repentante, avec le baume de quelques jolis flacons!... Et ceux qui oseraient dire que je ne suis pas le plus gentil des garçons, je leur rentrerais vivement leur mauvaise opinion dans la gorge à coups de pied... Mais j'ai le droit de le dire, moi, et de proclamer, et je le proclame, ici tout haut, devant tous ces imbéciles qui m'entendent, oui! devant vous tous, les gens d'en bas! que je ne vaux pas mieux que ce brigand de Rongemaille l'usurier! Non, je ne vaux pas mieux... dans un autre genre, c'est vrai, mais pas mieux! pas mieux! non pas mieux! Et celui qui dirait le contraire, je... Hélas! je suis faible! je suis très faible! j'ai toujours été trop faible, et c'est ce qui m'a perdu... Faible contre le péché, contre mon petit penchant pour la bonne chère et la paresse, pour le repos au soleil sous les arbres, le repos accompagné de menues distractions: jambonneries, saucisses et petits vins de Touraine expéditifs! Oui, voilà comme j'étais et comme je suis, c'est-à-dire comme je ne peux plus être, puisque en raison de ces faiblesses coupables, honteuses, abominables... et délicieuses, j'ai mangé tout mon bien jusqu'à la dernière bribe!... Mais à partir d'aujourd'hui, je le jure, me voilà bien corrigé, décidé à rentrer dans la bonne voie, la voie du travail, du pain sec: et de l'eau claire!... C'est juré! D'ailleurs je ne pourrais plus faire autrement, puisque de mon tout petit avoir il me reste... Combien me reste-t-il? Oh, inutile de tâter ma bourse plate, il me reste juste un tout petit écu. Aussi me voici repentant, bien repentant,—quoique toujours affligé du même appétit, hélas!
Jehan laissa pendre ses bras et prit sur sa planche une attitude contristée.
—Mais qu'est-ce que je dis? Mangé tout mon bien, moi? Tout? Ah! Plût au ciel! Mais ce n'est pas vrai, je n'en ai croqué que la moitié, le quart, peut-être, et c'est ce Rongemaille, l'usurier, qui m'a dévoré les trois autres quarts, le gredin!
Jehan, d'un violent coup de ciseau, accentua la grimace de sa gargouille, fendit la gueule un peu plus, puis il se mit à creuser des plis et des rides pour faire saillir les pommettes et ajouter, s'il était possible, à l'expression hypocrite et méchante du museau de la bête.
—Tiens! fit-il en regardant au-dessous de lui, vers une étroite maison serrée entre deux contreforts sur le flanc gauche de l'église, le voilà sur sa porte, le vilain Rongemaille, usurier de malheur, araignée des pauvres bonnes gens à court d'argent sonnant... Oui! tu guettes quelque imbécile comme moi, à entortiller et à duper, quelque pauvre diable de débiteur sur lequel tu exerceras tes crocs... Je suis curieux de voir la grimace que tu vas faire quand tu te reconnaîtras dans celle-ci, car tu te reconnaîtras, mon ami, elle te ressemble assez bien maintenant, ma mauvaise bête de gargouille, c'est toi, c'est bien toi, tout à fait toi... L'abbé de Saint-Corneille me l'a dit en me faisant des reproches—un peu bien mérités, je le reconnais;—il m'a dit maintes fois: «Non, Jehan, mon cher enfant, non tu n'es pas digne de sculpter la Vierge du portail, pas même le tout dernier petit saint du paradis, tu mènes une vie trop peu exemplaire pour cela... Fais des gargouilles, des monstres grimaçants, tu ne mérites pas autre chose.»
Jehan caressa le mufle de sa gargouille du bout de son ciseau.
—Eh bien, voilà, je fais des gargouilles, puisque je ne suis bon qu'à ça, des monstres avec l'image de tous les vices et péchés capitaux sur la figure. Celle-ci c'est l'avarice, la fringale et la soif de l'argent, celui des autres surtout, donc, rien d'étonnant à ce que ça ressemble à Thibaut Rongemaille... J'aurais mieux aimé tailler dans la belle pierre l'image de Notre-Dame que Jacques Bonvarlet, mon bon ami et maître, termine en ce moment, un peu à la ressemblance de sa fille Guillemette... Bonjour, maître Bonvarlet, et bon courage!
Jehan, penché sur sa planche, s'adressait à un autre sculpteur qui, sur un échafaudage placé au-dessous de lui, était très occupé à polir et affiner les longs plis tombants du manteau de la Vierge, dans un groupe de figures occupant le tympan du grand portail.
Maître Bonvarlet s'arrêta dans sa besogne et regarda en l'air.
—Eh bien, Jehan, comment va le travail ce matin?
—Fort bien, je termine ma mauvaise bête qui pourra, aux prochaines ondées, cracher l'eau loin de vos belles figures.
—Notre portail est bien avancé, encore une ou deux années, si la guerre nous laisse un peu de tranquillité, si ces maudits routiers d'Angleterre sont enfin repoussés et chassés du pays de France par celle qui vient de mener sacrer le roi Charles à Reims, et l'Abbaye de Saint-Corneille aura un portail digne de sa grandeur et de sa vieille gloire!
Les deux sculpteurs placés, l'un à cheval sur son madrier suspendu en l'air, l'autre sur un échafaudage plus commode, étaient de physionomie et d'allures bien différentes. Le premier, Jehan de Compiègne, dit aussi des Torgnoles en picard, pour son caractère prompt à s'enflammer et sa malheureuse facilité aux querelles, était un grand et gros garçon à mine réjouie, le visage rasé, haut en couleurs, paraissant au plus âgé de vingt-sept ou vingt-huit ans. L'air vif et franc, tout en dehors, il abondait en gestes et en paroles, sa figure changeait d'expression à toute minute, maintenant épanouie en un large sourire, et l'instant d'après toute renfrognée par le souci ou froncée par la colère.
Maître Jacques Bonvarlet, tout au contraire, était un petit homme d'aspect doux et timide, âgé déjà et tout grisonnant, mince et maigre, les cheveux un peu rares, avec une barbe courte en pointe. Sobre de gestes et de paroles, il s'était remis à l'ouvrage après sa réponse, et l'outil avec lequel il grattait la pierre ne faisait pas plus de bruit que lui.
—Ces braves vendeurs de légumes et de poulailles ne lèvent pas le nez, cria Jehan d'un air vexé, nous sommes bien bons de nous donner du mal pour embellir les bâtiments et édifices de la ville, ils ne regardent même pas!... Pour satisfaire qui travaillons-nous ainsi, maître Bonvarlet?
—Nous! répondit laconiquement le sculpteur.
—Vous dites bien vrai, fit Jehan des Torgnoles avec un éclat de rire en se laissant glisser en bas de l'échafaudage, au grand émoi d'un groupe de paysannes surprises de le voir tomber du ciel sur leurs têtes.
L'instant d'après Jehan des Torgnoles était attablé devant un broc d'hydromel à l'auberge de la Fleur de Lys, ouverte sur la place toute pleine et bourdonnante en ce jour de marché, dans un vacarme de conversations et de cris d'animaux, gloussements de poules ou de dindons, couins couins de canards, bêlements de moutons, grognements aigus de petits cochons roses serrés dans des caisses de planches, clameurs de protestation de porcs gras, entraînés vers de sombres destins par quelque charcutier faiseur de boudins et de saucisses.
En vérité Jehan des Torgnoles semblait avoir oublié ses bonnes
résolutions; à le voir trinquer et rire plein d'animation avec
quelques gaillards rubiconds, il paraissait bien avoir remis à plus
tard son intention de délaisser ses déplorables habitudes et de
s'amender le plus vite possible.
II
COMMENT JEHAN L'YMAGIER JETA LE TROUBLE DANS LE MARCHÉ DE COMPIÈGNE
Ceci se passait en la bonne ville de Compiègne, serrée entre ses murailles le long de la rivière d'Oise, à l'entrée de la forêt, sur les confins du Valois et de la Picardie. On était au plus fort de la guerre avec l'Anglais, en l'an 1429, année fameuse qui avait vu surgir des marches de Lorraine la bergère de Vaucouleurs, et la victoire revenir avec elle sous les bannières de France si longtemps poursuivies par le malheur. Après cette merveilleuse délivrance d'Orléans assiégé, il y avait eu la campagne rapide et vigoureuse de Jehanne d'Arc; l'un après l'autre les chefs les plus renommés des bandes anglaises étaient battus, chassés ou pris, l'une après l'autre les villes retombaient au pouvoir du dauphin Charles;—chevauchée héroïque d'une petite armée qui, abattant ou renversant tout devant elle, venait de pousser jusqu'à Reims pour y faire sacrer le roi dans la vieille cathédrale.
Tout n'était pas dit et la guerre continuait, mais l'espérance, à peu près morte si longtemps, était revenue dans les cœurs. Les Anglais tenaient encore bien des villes, leurs partis battaient l'estrade en bien des provinces. Comme toutes les places fortes, villes ou châteaux de la région, Compiègne se gardait soigneusement; quelques centaines de soldats commandés par messire Guillaume de Flavy, capitaine à la main dure et bon homme de guerre, étaient prêts à faire bonne défense.
Les guerres duraient depuis si longtemps, l'habitude en était si bien prise que les gens ne semblaient pas trop soucieux; les ménagères bavardaient par groupes en faisant leur marché, les bourgeois à mine placide tournaient autour des paniers à volaille et des corbeilles de fruits, ou plaisantaient avec les paysans, et ceux-ci semblaient peu se préoccuper de l'appareil guerrier entrevu aux remparts, alors qu'avant de leur laisser franchir les portes, les soldats de Flavy les examinaient prudemment dans l'avancée, par crainte de surprise.
Cependant les amis de Jehan des Torgnoles, ayant quitté les brocs, après les avoir consciencieusement vidés, stationnaient maintenant sur le parvis de Saint-Corneille, juste sous les échafaudages. Le nez en l'air, ils se poussaient du coude et riaient aux éclats depuis quelques minutes. Il suffit qu'une personne dans la rue lève le nez, même quand il ne se passe absolument rien dans les régions supérieures, pour que tous les passants s'arrêtent intrigués et braquent leurs regards vers les nuages qui filent.
Il en fut bientôt ainsi sur tout le marché; paysans et chalands s'interrompirent dans leurs négociations sur le beurre et les œufs, les légumes ou les volailles, et à leur exemple, dans les rues débouchant au parvis, du Change, de Saint-Antoine ou du pont, les commères regardèrent en l'air sur le pas des portes, les ouvriers se mirent aux fenêtres.
Seul Jehan des Torgnoles assis sur un banc à la porte de l'auberge, contemplait d'un air détaché des choses de ce monde l'enseigne de la Fleur de Lys.
—Qu'est-ce qu'il y a de si joyeux dans le ciel? dit enfin un bourgeois en tapant sur l'épaule d'un des amis de Jehan qui continuait à s'esclaffer.
—Ce n'est pas dans le ciel, c'est sur le toit de Saint-Corneille, aux balustrades, vous ne voyez donc pas!
—Quoi? demandèrent ensemble sept ou huit badauds.
—Cette gargouille toute neuve qui allonge son vilain museau... vous ne reconnaissez pas?
—Celle qui est laide à faire fuir un diable d'enfer?
—Oui... Et bien, vous avez donc tous la vue brouillée? Cette vilaine bête qui ouvre si grandement une gueule édentée et qui serre une bourse dans ses griffes... une bourse volée... c'est tout à fait la ressemblance de...
—Oui! C'est tout à fait, tout à fait maître Thi...
—... baut Rongemaille! s'écrièrent quinze voix au milieu des éclats de rire.
—Comme c'est ça! c'est sa vilaine frimousse, sa grimace... à peine un peu élargie.
—Par ma foi, je le connais, moi, dit un paysan, et même un peu trop... c'est bien lui, quelle bouche! quel gosier! on dirait qu'il veut avaler d'un seul coup de gosier tous les écus du pauvre monde.
—Hou! hou! Thibaut Rongemaille!
Jehan des Torgnoles, maintenant, s'avançait nonchalamment dans les groupes, les mains derrière le dos.
—Tiens! tiens, fit-il, qu'est-ce qui se passe donc? que diable voyez-vous là-haut?
—Quel diable? Rongemaille l'usurier!
—Le digne maître Thibaut? je le vois d'ici, à la fenêtre de son logis, regardez!
Et Jehan désignait l'original du portrait lui-même, qui avait ouvert une fenêtre et passait la tête pour chercher ce qui mettait en si joyeux émoi les gens du marché. En effet, le personnage ressemblait bien à la longue gargouille grotesque toute blanche et toute neuve, qui des balustrades de l'église tendait la tête vers lui. C'était, à l'exagération près, le même nez pointu, les mêmes joues osseuses et glabres, la même bouche immense aux longues dents, aux lèvres minces, sur un menton rudement équarri. Les yeux cachaient sous une profonde arcature sourcilière leur expression hypocrite; sur le front bas, couturé de rides, les cheveux s'aplatissaient comme pour rejoindre les sourcils.
—Et le voilà également là-haut, le digne maître Thibaut dit un ami de Jehan en levant le doigt vers la balustrade.
Chacun d'un même mouvement, regarda alternativement le portrait et l'original que toutes les mains désignaient, pendant que Thibaut Rongemaille, surpris, s'efforçait de découvrir ce qu'on semblait lui montrer.
—C'est ma foi vrai! fit Jehan d'un air innocent, c'est bien lui! Je ne l'ai pourtant pas fait exprès, mes chers amis... J'avais à tailler dans la pierre l'image d'une bête horrible représentant un péché capital, l'Avarice, vilain vice qui fait commettre de bien méchantes actions, au détriment de pauvres braves gens trop innocents pour savoir se défendre... Alors il n'est pas étonnant que la ressemblance soit venue tout naturellement sous mon ciseau!
—Qu'est-ce que dit ce va-nu-pieds? s'écria Thibaut Rongemaille qui commençait à comprendre.
—Va-nu-pieds! dit Jehan, je proteste, vous ne m'avez pas pu prendre mes souliers, parce que sans doute je me suis tiré à temps de vos griffes.
—Ce misérable vaurien qui ose s'attaquer à un honnête bourgeois de la ville!... heureusement l'on me connaît...
Un éclat de rire s'éleva dans la foule.
—Oui, oui, on le connaît!
Ceux qui ne connaissaient pas l'homme riaient de confiance ou demandaient quelques explications à leurs voisins, et des mains, l'index tendu, montraient l'ironique image de pierre, ou Thibaut Rongemaille lui-même que la fureur commençait à gagner. Penché hors de sa fenêtre, il criait des injures qui s'entendaient à peine au milieu des rires et du brouhaha général.
—Filou! va-nu-pieds, claque-patins, mendiant sans le sou! je t'en ferai voir! Je vais réclamer justice, gibier de bourreau! échappé du pilori, espoir de la potence!...
Il n'eut que le temps de rentrer la tête, car une carotte et quelques navets arrivèrent soudain, destinés à sa figure et qui endommagèrent un peu le vitrage de sa fenêtre.
—Vous êtes tous des oies, des ânes, des...
La tête de Rongemaille paraissait à la fenêtre, criait une injure et rentrait aussitôt pour éviter les projectiles. Le marché tout entier semblait en joie; on avait abandonné toute transaction, une clameur générale s'élevait, de rires et d'apostrophes joyeuses. Poules et canards eux-mêmes mis en train et quelque peu effarés, se mêlaient au concert.
—Fi! tu te plains, Rongemaille, criait Jehan, au lieu de remercier ces braves gens qui te fournissent de quoi mettre la marmite au feu sans bourse délier... Tiens, reçois encore ces choses pour ton souper, mon ami!
Un tas de trognons de choux et de débris de légumes fournit aux amis de Jehan un supplément de projectiles auxquels répondirent quelques potées d'eau lancées par Rongemaille. Sur ce, quelques cailloux se mêlèrent aux trognons de choux, certaines vitres souffrirent, puis la fenêtre se ferma brusquement, après une bordée d'injures qu'on n'entendit pas, mais l'usurier jaillit de sa porte.
—Je vais réclamer la justice de messire l'abbé de Saint-Corneille, dit-il, et nous allons voir...
Au même instant la porte des bâtiments de l'Abbaye sur la droite du parvis s'ouvrait toute grande et laissait voir messire l'abbé lui-même, accompagné de quelques moines, pendant que de l'autre côté de la place une quinzaine de soldats accouraient du poste du pont, où le tumulte de la place du Marché avait donné l'alarme. Un gentilhomme à cheval, en demi-armure, les conduisait, et ce n'était rien moins que le gouverneur lui-même, Guillaume de Flavy, chevalier de haute taille et de forte corpulence, à poing rude et mine sévère, bien propre à refréner vite toute idée de désordre parmi les plus turbulents.
—Eh bien, qu'est-ce? une sédition?... ouvrez vos rangs, bonnes gens, que nous y mettions bon ordre! criait le sire de Flavy en poussant son cheval sans regarder s'il bousculait un peu les paniers de légumes et cages à poulets.
—Pourquoi tout ce vacarme? dit l'abbé levant la main, pourquoi cette bagarre? qui vient réclamer justice?
—Moi, dit Rongemaille blême de fureur, moi qu'on massacre et qu'on assassine, comme vous voyez!
Un éclat de rire s'éleva, l'abbé réclama le silence.
—Pour un homme massacré, vous avez encore bonne voix, maître Rongemaille, dit l'abbé; voyons, de quoi vous plaignez-vous? que demandez-vous?
—Je demande... je demande... qu'on le pende!
Un nouvel éclat de rire lui coupa la parole.
—Pendre? s'écria l'abbé, comme vous y allez! qui donc?
—Tous! cria Rongemaille, ou plutôt un, pour le moins, celui-ci, monseigneur, qui se cache derrière les autres.
Ce disant, Rongemaille montrait Jehan des Torgnoles qui avait pris subitement l'air innocent d'un des petits angelots sculptés sur le portail.
—Moi? fit Jehan s'avançant, et pourquoi donc, maître Rongemaille, pourquoi me voudriez-vous voir cruellement attaché à la potence?
—Ah! ah! dit l'abbé se tournant vers Jehan, encore toi garnement! Voyons, que te reproche-t-on? Qu'as-tu fait encore?
—Rien, monseigneur, rien qu'essayer, avec mon art et mes faibles moyens, de travailler à l'édification et à l'amélioration de mon prochain, voilà tout!
—Ce qu'il a fait, monseigneur, s'écria Rongemaille, tenez, regardez en l'air! voyez cette gargouille!
L'abbé, les moines et Flavy levèrent la tête, ébahis.
—Quoi? Eh bien? Cette gargouille?
—Ah! dit Flavy en riant, je vois, moi. Ah! Ah! malepeste, maître Rongemaille, votre effigie au portail de la noble abbaye, quel honneur, et vous vous plaignez!
—Je me plains, messire, d'être ainsi pourtraicturé en animal diabolique, d'être exposé à la risée de tous les passants, car voyez comme ce misérable gueux m'a représenté?
—Mon ami Jehan, tu es coupable, dit l'abbé sévèrement, maître Rongemaille a raison de se plaindre, tu n'avais pas le droit de le pourtraicturer ainsi...
—J'ai voulu représenter l'Avarice qui est un bien vilain péché capital, monseigneur, fit Jehan la mine contrite, ce n'est pas ma faute si maître Rongemaille veut absolument se reconnaître... Il est certain qu'il n'est pas joli, joli, mais est-il vraiment aussi laid que ma gargouille?
—Entendez-vous le gueux! s'écria Rongemaille. Monseigneur! je demande justice! Ça ne peut pas se passer à moins d'une pendaison!
—Je t'avais pourtant averti, Jehan, fit l'abbé; il y a déjà dans tes autres sculptures certaines oreilles d'âne qui ont chagriné un honnête bourgeois... cette fois, je reçois une plainte formelle, je suis obligé de sévir...
—Justice, monseigneur! faites bonne et sévère justice! clama Rongemaille.
—Monseigneur! dit Jacques Bonvarlet qui était descendu du portail et s'était approché de l'abbé, vous savez que Jehan n'est pas un méchant garçon... il a eu tort, c'est certain, mais il y a certaines excuses à son méfait...
—Je sais, fit l'abbé, je sais, maître Bonvarlet, inutile de plaider pour votre élève. Je dois bonne et prompte justice à tous sur le territoire de l'Abbaye et je veux faire justice. En conséquence, toutes choses vues et entendues, je reconnais le bien-fondé de la plainte portée en mon tribunal par maître Rongemaille, homme notable, bourgeois de Compiègne connu et apprécié, et je condamne Jehan des Torgnoles à la prison, au pain et à l'eau...
—Je réclame, monseigneur, dit Rongemaille, j'aimerais mieux la potence pour ce va-nu-pieds, et justement sa gargouille pourrait en servir...
—Silence! dit rudement Flavy.
—Je le déclare coupable de médisance envers son prochain et je le condamne à la prison, au pain et à l'eau... pour deux heures!
Un formidable éclat de rire, en dépit de tout respect, accueillit la sentence de l'abbé. Jehan baissa la tête comme un homme accablé, tandis que Rongemaille levait en signe de protestation ses deux bras en l'air.
—Allons! cria Guillaume de Flavy après avoir ri comme les autres; la cause est jugée et bien jugée! Qu'on se retire! Comme capitaine de la ville, j'entends maintenir la tranquillité. Or donc, que tous marchands qui ont à vendre, vendent, que tous ceux qui ont à acheter légumes ou poulaille pour leur cuisine achètent, et que les autres s'en aillent à leurs affaires... Nous sommes en guerre, je ne permets ni bruit ni tumulte!
—Mais!... dit l'obstiné Rongemaille.
—Vous! maître Rongemaille, n'ameutez point le populaire pour faire juger si vous êtes plus beau ou plus laid que cette image. Si vous ne vous taisez, je prie le seigneur abbé de faire grâce entière au coupable.
III
LES ÉMOTIONS DE GUILLEMETTE ET DE MARTINOTTE
Le sculpteur Jacques Bonvarlet habitait une petite maison dans un quartier fort tranquille, en vue des prairies où la rivière d'Oise coulait nonchalamment, en bonne petite rivière prenant ses aises, aimant à s'étaler sous les saulaies et même, quelquefois, après les pluies, à s'en aller vagabonder à travers champs, jusque vers les collines de Picardie qui l'encadrent à courte distance.
Ce quartier solitaire s'éparpillait dans les anciens jardins d'un palais des rois carlovingiens, le palais de Charlemagne, comme l'appelait le populaire, abandonné ou détruit; il en restait près de la rivière une grosse tour, la tour Beauregard, qui subsiste encore aujourd'hui après dix siècles, et ruinée seulement depuis trois cents ans.

Sur l'emplacement du palais de Charlemagne, il y avait alors un couvent de Jacobins; et quelques rares maisons. L'une de ces maisons était celle de Bonvarlet, ancienne dépendance du palais sans doute, bâtie sur terrain élevé. Les fenêtres de son unique étage regardaient d'un côté par-dessus le rempart, vers la tour Beauregard et le pont traversant l'Oise. De l'autre côté, c'était la ville, des toits et des toits, des pignons, des flèches d'églises et la forêt bleuissant au loin. De vieux murs croulants, encadraient le verger rempli de grands et gros arbres, poiriers, pommiers, pruniers, dont quelques-uns semblaient presque d'âge à avoir vu passer dans le palais Charlemagne et le paladin Roland, et ne portaient plus sur leurs branches tordues que les pampres d'une vigne envahissante.
En cette maison enfouie sous les arbres, Guillemette Bonvarlet, la fille du maître sculpteur, n'aurait rien appris du tumulte occasionné à cinq minutes de chemin, au parvis Saint-Corneille, par l'élève de son père, Jehan des Torgnoles, si la servante Martinotte, en rentrant du marché, ne s'était hâtée de monter en sa chambre pour lui raconter l'événement.
Guillemette était une enfant blonde et fraîche, aux traits réguliers et fins, avec un nez d'une ligne idéalement pure, des yeux de candeur profonds et doux comme un ciel de printemps, limpides et claires fenêtres de son âme. Essayer d'esquisser un portrait plus détaillé est bien inutile, Guillemette ressemblait à toutes les statues de Vierges et de saintes que son père sculptait depuis vingt-cinq ans. Elle n'était pas née que déjà son père taillait son image dans la pierre, ce qui s'explique très naturellement, car Guillemette était le vivant portrait de sa mère défunte. Vingt-cinq ans auparavant, c'était le visage de la mère que, sans le vouloir, le sculpteur reproduisait; c'était maintenant celui de la fille.
Assise devant une grande table sur laquelle était étalé un grand dessin de rinceaux pour une frise sculptée, Guillemette travaillait à reproduire ces rinceaux avec son aiguille et des fils de nuances diverses, sur une toile destinée à quelque somptueuse crédence. Elle leva la tête à la brusque entrée de la servante, comprenant à son allure que celle-ci devait avoir sur la langue quelque nouvelle la démangeant fortement.
—Eh bien, Martinotte, dit-elle malicieusement, que rapportez-vous du marché? Beurre frais, très cher, choux et poireaux, seulement pas encore de cerises, n'est-ce pas?
—Attendez deux mois pour les cerises, si elles osent mûrir avec ces Anglais de malédiction, qui sont par les champs! Aujourd'hui vous l'avez dit, le beurre est encore augmenté... Mais vous ne savez pas autre chose?
—Non, quoi donc?
—Un malheur! Votre père vous le dira en détail quand il va venir, moi je peux seulement vous le dire en gros...
—Quel malheur? fit Guillemette épouvantée en jetant ses aiguilles.
—Un malheur arrivé au pauvre Jehan l'ymagier, au portail Saint-Corneille... Jehan des Torgnoles, le pauvre garçon qui était toujours si tant plein de gaîté... plutôt trop même... C'est bien fini!...
—Ah, mon Dieu! il est tombé du portail... il s'est tué?...
—Non, il n'est pas tombé, non, il ne s'est pas tué, vu qu'il était encore bien portant il y a cinq minutes quand j'ai quitté le marché, mais il n'en vaut guère mieux...
—Comment? Pourquoi?
—Est-ce que je sais, moi! Je me tue à vous expliquer que je n'y ai rien compris, vu que j'étais un peu loin, mais tout ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est condamné et qu'il est à cette heure au fin fond des prisons de l'Abbaye...
—En prison?
—Au pain et à l'eau sa vie durant... ce qui ne sera pas long, car on connaît ses goûts...
—Pourquoi condamné? Pourquoi en prison?
—Quelque chose qu'on lui reproche... je ne sais quoi... Mais c'est grave et il a avoué... vous demanderez à votre père...