CHAPITRE XXVII
Soufi et moi sommes donc allés en Europe : la tournée des capitales fédérales, avec Siyani. Les barbouzes surveillaient attentivement tout ce qui venait d'Af-East ; ils n'ont eu aucun mal à découvrir que le conseiller personnel du président africain était fiché comme espion, soupçonné de terrorisme et dûment recherché par leurs services. Ils ont eu d'autant moins de mal que je m'affichais ouvertement, serrant les mains que je connaissais à trahison ouverte et discourant avec humour de mon passage au sud. J'ai même eu droit à ma photo sur toutes les premières pages de journaux et à une conférence de presse télévisée pour moi tout seul.
Ils ont cherché à me traîné dans la boue... De la boue ? Je leur en ai mis plein la gueule. Si bien qu'ils ont interdit aux médias de revenir m'interviewer ; si bien que Siyani a pris le relais et qu'ils se sont mis à regretter mes phrases incendiaires. C'est sa douceur joviale qui leur a fait le plus de mal... Lui qui s'était juré de ne pas se mêler de nos affaires. Quelques ministres s'en sont inquiétés, ils ont tâté le pouls des Services spéciaux et le Vieux leur a affirmé qu'il pouvait tout faire rentrer dans l'ordre. On l'a autorisé à demander un entretien à Siyani. Il l'a obtenu plus vite même qu'il ne l'escomptait ; si vite qu'il a dû nous rejoindre à Lisbonne.
D'entrée, il a affiché sa morgue de puissant, expliquant sans détour au président Siyani que l'Af-East n'avait aucun intérêt à semer la zizanie chez les Européens. Siyani savait ce que Soufi et moi avions fomenté et y était fortement opposé. Après cinq minutes du chantage courtois du Vieux, il nous l'a abandonné, quittant la suite de notre hôtel en entraînant les secrétaires, conseillers et gardes du corps derrière lui.
— C'est un problème spécial, s'était-il excusé. Je vous laisse entre spécialistes.
Le Vieux avait été surpris mais, curieusement, cet entretien privé l'arrangeait au plus haut point : il allait pouvoir menacer sans circonlocutions. Du moins le croyait-il.
Quand toute la délégation a été sortie, dans un silence de mort, j'ai tiré une arme du bureau ; une arme très moderne : un laser de poing. Et Soufi s'est planté devant le Vieux pour lui assener deux claques titanesques. La première a failli lui décoller la tête, la seconde l'a envoyé bouler à deux mètres de sa chaise.
Il a suffoqué, s'est indigné, offusqué, a grogné, crié, tempêté, menacé, mais chaque fois qu'il ouvrait la bouche, Soufi lui ouvrait une lèvre, une arcade ou une narine. Il a fini par comprendre qu'il devait se taire. J'eusse juré que la violence me dégoûtait, même appliquée à ce déchet putrescent ; je me fusse trompé. De mes propres interrogatoires à ceux que Marité avait dû endurer, j'ai été contraint de me retenir pour ne pas assister Soufi, et chaque fois que mon implacabilité féroce vacillait, il me suffisait de repenser à Dziiya pour retrouver ma ferveur.
Au bout d'un quart d'heure de ce régime, quand le barbouze en chef a rejoint notre propre silence, j'ai tiré une trousse d'un autre tiroir. Sous les yeux atterrés du Vieux, j'ai posément préparé une série de seringues. Il a failli rouspéter, Soufi a levé une main, il s'est abstenu.
Je savais d'expérience que les injections hypodermiques par pression — totalement indolores — n'ont aucune action psychologique. J'avais donc retenu des seringues à aiguille, et je me suis arrangé pour que le débris sente nettement la piqûre. Le produit sélectionné était, lui, quelque chose de très nouveau, un hypnotique de la septième génération à l'usage parfaitement prohibé, même dans les hôpitaux psychiatriques. D'ailleurs, officiellement, cette molécule n'existe même pas. Je craignais néanmoins que le Vieux porte un implant impossible à localiser, bourré de molécules inhibitrices — c'est assez la mode dans son milieu — et j'avais prévu d'autres produits.
Il portait un implant, mais ses réactifs n'étaient pas spécifiques de mon hypnotique. Ils en ont amenuisé les effets mais ne les ont pas effacés.
Marité n'était pas à Leipzig, ils la détenaient dans leurs bureaux de Genève. Elle avait dit presque tout ce qu'elle savait (presque, parce qu'ils posaient les mauvaises questions : ils cherchaient une conspiration militaro-politique à l'échelon international !) sur les actions criminelles de l'Af-East et abordé l'aspect humanitaire, mais ils ne la croyaient pas et la tuaient à petit feu pour broyer sa prétendue résistance.
Le Vieux a terminé ses deux heures d'aveux par une phrase que personne d'autre n'eût pu commettre.
— On a à peu près tout essayé. Elle passera sans avoir craché le morceau, mais je vous aurai quand même.
— Vous serez mort avant Marité, ai-je dit, je vous le promets. Maintenant, vous allez nous aider à la sortir de là.
Il n'était pas d'accord, alors je lui ai remis un service d'hypno. Contrairement à ce que j'avais prétendu, je n'avais pas l'intention de le tuer — j'en étais incapable — mais ce que je lui injectais laisserait des séquelles assez proches des symptômes d'Alzheimer. Mon éthique avait des limites et ça ne me dégoûtait même pas. C'est lamentable à écrire, mais il existe des gens qui vous ôtent toute humanité.
Siyani n'a pas particulièrement apprécié l'état dans lequel il a trouvé le Vieux quand il est revenu. Toutefois, il n'a fait aucune remarque. Il a accepté de nous éloigner avec notre fardeau par la valise diplomatique et a innocemment achevé son tour européen. Je n'étais pas vraiment conscient des risques politiques qu'il prenait, mais je savais l'affection qu'il éprouvait pour Marité.
— Je lui devais bien plus que ça, m'a-t-il avoué des années plus tard. Je ne regrette rien.
Pourtant, il y a eu à regretter, beaucoup. L'Europe nous a fait payer chèrement la sénescence précoce (?) de son directeur des Services spéciaux. Nous l'avons échangé contre Marité deux jours pus tard, en Grèce, sans aucun marchandage, ni la moindre résistance des autorités européennes. Bien sûr, tous les réseaux de Dziiya ont été démantelés, tous nos points d'appui sur les cinq continents et dans l'espace ont été démontés, beaucoup de correspondants et de sympathisants ont dû s'exiler en Af-East, quelques-uns ont été arrêtés, les portes des pays industrialisés ne se sont plus ouvertes pour Siyani et celles des pays en voie de développement les ont imitées sous la pression, les rebelles ont été gracieusement armés par la technologie européenne, les opposants ont reçu d'importantes aides financières, nos frontières ont été mises à rude épreuve, nos camps ont subi quelques attaques de révolutionnaires... Oui, la dette a pesé lourd, pèse lourd, alors que j'écris.
Mais vous auriez vu Marité...
Vous auriez vu comment ils nous l'ont rendue.
Vous auriez vu !
Soufi nous a ramenés au camp et Dziiya a réceptionné Marité. Elle est restée deux jours avec elle sans lui lâcher la main, à lui parler comme une mère, à la caresser comme un enfant. Golden avait beau la secouer, la cajoler, la rassurer, l'engueuler, elle ne voulait pas décoller de ce lit dans lequel végétait le souvenir de Marité, une ombre sans mémoire, un fantôme décervelé. Le Chat a essayé, Tatiana a essayé, Soufi, tout le monde, elle refusait de bouger.
— Je sortirai avec elle, se braquait-elle.
Le troisième matin, j'ai aspiré une grande goulée d'air et je suis entré dans la tente. Pendant une minute, je me suis tenu debout devant elle, les bras croisés, pas très fier, puis je l'ai attrapée par les épaules pour la mettre sur ses jambes et je lui ai administré un aller-retour de toutes mes forces.
— Ça suffit tes conneries, Dziiya ! Marité en a pour deux ans mais elle s'en tirera. (Elle m'a regardé sans comprendre ; j'ai continué :) On a du boulot, bordel ! Un putain de boulot, tu piges ? Dehors, ça souffle, ça cogne et nous ne nous en sortons pas avec cette vacherie de réservoir, ces semences de merde et ces agriculteurs d'opérette qui tombent comme des mouches.
Elle a hoché la tête pour un petit sourire en coin. — J'ai toujours pensé que t'étais un sale type, l'Interne, mais c'est finalement de toi que j'apprends le plus. Tu es sûr que Tatiana ne partagerait pas ?