2
UN TOUR DE RECONNAISSANCE
Décidément, je ferais un piètre reporter sportif. Les premières voitures ont passé, et je n’ai même pas regardé leur numéro. Quand l’Alpine 47 arrive, je m’aperçois même que dans l’émotion du départ, j’ai tout simplement oublié de déclencher mon chronomètre.
J’ai envie de rire de moi. Est-il possible de se laisser prendre à ce point par un spectacle que l’on découvre ?
Mais, cette envie de rire qui monte en moi, je sais bien qu’elle n’a pas pour seul objet ma stupidité. Elle a sans doute d’autres raisons. Après une si extrême tension, je viens enfin de voir passer cette voiture. J’ignore le temps qu’elle a mis, mais il me semble qu’elle tourne merveilleusement. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais la détente s’opère soudain. Je n’ai pas déclenché mon chronomètre au moment où la 47 passait, alors je le fais à l’instant précis où je la vois disparaître au sommet de la courbe Dunlop.
À présent, je suis suffisamment calme pour la suivre par la pensée. Car hier, j’ai eu la chance de « tourner » avec les deux pilotes de la 47. Non pas sur une voiture engagée dans la compétition, le règlement de la course et les contrats d’assurance l’interdisent, mais à bord d’une Alfa Romeo. Certes, nous n’avons pas roulé aussi vite qu’ils le font aujourd’hui, mais bien assez pour que je puisse apprécier les qualités exceptionnelles de ces hommes. Moi qui croyais savoir conduire, en descendant de cette voiture, j’avais acquis la conviction que je ne sais rien. Absolument rien.
Ces qualités, ce ne sont pas seulement un talent, une adresse, des réflexes et une maîtrise incroyables, mais aussi une espèce de sixième sens qui leur permet de sentir la route et la voiture ; de faire réellement corps avec cette mécanique ; d’être, en un mot, des hommes-autos.
Lorsque nous tournions, j’ai observé le jeu de leurs pieds sur les pédales, cette façon qu’ils ont de freiner et d’accélérer en même temps. Et si je parle de jeu, c’est que ce mot nous vient tout naturellement à l’esprit pour désigner ce qui paraît être accompli sans aucune difficulté. Et pourtant, je sais que cette habileté est le fruit d’un long travail.
À présent, j’imagine Robert dans sa voiture. En passant devant les tribunes au maximum de sa vitesse, il s’est porté vers le milieu de la piste, pour ne pas aborder, trop serré sur la droite, cette courbe Dunlop. Là, il va se rabattre vers la corde pour cette fin de courbe qui se situe au sommet de la montée.
Dans la descente, il aborde les « S » qu’il doit négocier à près de 150 km/h. Deux cents mètres plus loin, c’est le virage du Tertre Rouge, où il rétrograde jusqu’à la deuxième.
À la sortie, c’est la route de Tours, bordée de poteaux en béton et d’arbres aux troncs peints en blanc. Ici, Robert monte ses vitesses. Il va pousser à fond la quatrième jusqu’au léger coude qui débouche sur la ligne droite des Hunaudières. Il enclenche sa cinquième, et, en quelques centaines de mètres, il aura atteint 255 km/h, le maximum de sa vitesse. Quatre kilomètres, puis une légère courbe qui, de jour, ne présente guère de difficultés. Une petite butte puis, à trois cents mètres du virage de Mulsanne, le pilote va freiner de tout son poids et rétrograder le plus vite possible de cinquième en deuxième. Ce virage, il va le prendre à 60 km/h. Si par extraordinaire il ne parvenait pas à ralentir suffisamment, la route de Tours qui continue tout droit serait pour lui la seule échappatoire. Certains réussissent à la prendre, d’autres s’enfoncent dans les tas de sable que l’on a déposés là pour diminuer le risque.
À la sortie de ce virage, tout en remontant ses vitesses, le pilote va interroger du coin de l’œil les panneaux de signalisation commandés directement depuis les stands. Une bosse, une large courbe, puis les virages d’Arnage. Le premier à droite, suivi aussitôt d’un autre, plus serré, sur la gauche, et que l’on a baptisé Indianapolis.
La voiture en sortira à plus de 120 km/h et devra ralentir pour un troisième virage négocié à 80, une courbe encore, puis Maison Blanche où elle retrouvera toute sa vitesse.
À Maison Blanche, il lui restera cinq cents mètres à couvrir pour passer de nouveau devant les tribunes.
Ma pensée a couru à peine plus vite que l’Alpine 47. Elle arrive. Elle passe, et au moment où le virage Dunlop l’absorbe de nouveau, j’arrête mon chronomètre.
4’ 22”. C’est la perfection. C’est très exactement le temps imposé à la voiture par son directeur de course.
Voilà qui achève de me détendre.
Mais à présent, je pense aux autres. À ceux qui font aussi partie de son équipage et qui sont dans les stands Alpine, là-bas, de l’autre côté de cette piste qu’il n’est plus question de traverser.
À nos pieds, les bolides rugissent sans arrêt, car il a suffi de ces deux tours, pour que déjà, les différences de cylindrées jouant leur rôle, toutes ces voitures parties en même temps prennent leur distance.
La ronde infernale s’est établie. Son vacarme a pris place dans cet espace infini de l’immense paysage vallonné et boisé que l’on découvre d’ici. Le circuit est une île de bruit dans le silence de cette campagne qui doit en frémir jusqu’à cet horizon de collines bleues où repose le bord d’un large ciel incertain.