QUESTION PRÉALABLE : LA MONDIALISATION
Je suis allé un peu vite. J’ai dit qu’il n’y avait qu’une voie logique et cohérente à suivre et que cette voie imposait une majorité nouvelle. C’était insuffisant. Car le pays va se voir proposer un autre choix, par la droite la plus à droite, comme par la gauche la plus à gauche. Ce choix, c’est celui de la démondialisation, comme ils disent maintenant tous, sans tout à fait donner au mot le même sens.
En septembre 2006, Emmanuel Todd, que j’ai toujours trouvé pertinent dans ses intuitions, est venu me voir. Je n’avais pas encore formellement annoncé ma candidature à l’élection présidentielle, et j’étais, plusieurs mois avant cette élection, abandonné dans les sondages. Cet homme convaincu et convaincant me dit : « Vous pouvez être élu président de la République. » C’était une déclaration sympathique. Mais il fallait dire comment : « Il suffit que vous vous prononciez pour le protectionnisme. Bien sûr, l’idée du protectionnisme national est dépassée. Il suffira pour lui rendre sa force de proposer le protectionnisme européen. »
Je pense encore aujourd’hui qu’Emmanuel Todd m’avait offert ce jour-là une vraie stratégie. Électorale. Peut-être même une stratégie qui pouvait marcher. Électoralement. Je veux dire jusqu’au jour de l’élection. Pas plus loin, évidemment. Et c’est pourquoi je ne l’ai pas suivi.
Non par idéologie. Je me méfie de toutes les idéologies. Elles sont accrochées à leur système et cela les empêche de voir le monde. Elles déforment la réalité au gré de leurs obsessions pour que colle à tout prix le monde à leur dogme. Je ne suis pas antiprotectionniste par idéologie, pas plus que je ne suis libéral par idéologie ou dirigiste. Mais je suis réaliste. Je n’ai pas suivi cette voie au nom d’une certitude : c’est que cette promesse aurait été sans le moindre doute démentie par la réalité. Elle se serait fracassée sur le mur du réel.
Le protectionnisme est une tentation impossible
C’est un leurre de faire croire à un pays comme le nôtre que, pour s’en sortir, il suffit de fermer les portes, de se renfermer dans le château fort et que le monde qui nous entoure cessera alors de nous embêter. Dans l’histoire du monde, ce mensonge-là a fait beaucoup de mal. Tous les pays fermés ont craqué. L’illusion a pu régner quelques années, dans l’Allemagne des années 30, qui ferma ses frontières, multiplia par dix ses dépenses militaires, fondit des canons, construisit des chars d’assaut, des avions et des automitrailleuses, prit l’Europe en otage pour financer ses folies et s’écroula sur elle-même dans le plus grand désastre et la plus grande abomination de tous les temps.
Ça n’a jamais marché. Sinon, l’Union soviétique serait aujourd’hui la plus grande puissance du monde. Sinon, la Corée du Nord serait plus forte que la Corée du Sud, alors qu’y règne la pénurie. Les autorités françaises, poussées par l’impatience de millions de paysans, firent ce choix pour la politique agricole dans l’entre-deux-guerres. Le résultat fut que chez nous, dans la puissance agricole la plus réputée d’Europe, la production n’arrivait même plus à couvrir les besoins alimentaires du pays. Les pays deviennent forts quand ils acceptent de s’ouvrir et s’affaiblissent quand ils se ferment.
Ce choix est d’autant plus indéfendable dans un pays où un salarié sur quatre, d’une manière ou d’une autre, travaille pour l’exportation.
Dans mon pays pyrénéen, la plus grande usine, celle dont nous sommes tous fiers, Turbomeca, groupe Safran, fabrique un sur deux des moteurs d’hélicoptères qui volent dans le monde. Il y a plusieurs milliers d’emplois qualifiés, haut de gamme, dans cette cathédrale industrielle. Neuf sur dix de ces moteurs sont pour l’exportation, aux États-Unis, en Inde, en Chine. Et je pourrais m’avancer devant eux pour défendre l’idée de fermer les frontières ? Le plus grand centre de recherche de Total dans le monde est à Pau. Et je vais raconter à mes concitoyens que le monde va s’éloigner et que ça ira mieux ?
Le mirage du protectionnisme « européen »
Il n’y aura pas de protectionnisme français. Ce serait choisir la pire des impasses, et au bout du compte avoir à affronter la pire des misères.
Encore moins y aura-t-il protectionnisme européen. Ceux qui utilisent cette expression devenue à la mode à gauche comme à droite le font pour faire chic. Ils sentent bien que le protectionnisme national n’est pas défendable et plus de saison. Y ajouter l’adjectif « européen », c’est éluder l’accusation de connivence avec le Front national. Cela donne au tout un air moderne, bien maquillé, bien coiffé qui relooke à plaisir le vieux mensonge.
Pourtant, pour une fois, c’est le Front national, dans son erreur, qui est logique. Le protectionnisme national sera, je l’espère, rejeté. Mais au moins avons-nous le pouvoir de le décider librement, entre Français. Le protectionnisme européen ne peut tout simplement pas exister en 2012. L’Allemagne qui retire de son commerce extérieur quelque 150 ou 200 milliards d’euros d’excédents annuels va-t-elle compromettre ses exportations pour les beaux yeux d’une France qui signerait un aveu d’impuissance ? Qui imagine que l’Italie va le faire ? Qui prétend que la Grande-Bretagne, dont l’identité nationale est dans son commerce avec le monde, pourrait nous suivre sur ce terrain ? C’est une immense duperie intellectuelle que de proposer un programme qui requiert l’assentiment de nos voisins, tout en sachant avec certitude que ces voisins n’y souscriront jamais. Jamais au grand jamais.
La mondialisation loyale
Tout autre est le combat nécessaire de la mondialisation loyale.
Parmi les différences qui rendent la compétition difficile entre nous, Européens, et le reste du monde, en particulier l’Asie, il en est que nous n’effacerons pas. Et même qu’il serait immoral d’effacer. Par exemple, nous n’effacerons pas, et même il serait immoral d’effacer, artificiellement, la différence de prix du travail. Pour s’en sortir, un pays en développement n’a que cette ressource, sa force de travail. Comme il est moins fort technologiquement, le coût du travail y est forcément moins élevé. C’est comme cela, et c’est juste. D’ailleurs, cela ne durera pas : l’aspiration au progrès social aura son prix, y compris en Chine et en Inde, chez eux demain, comme elle a eu son prix chez nous hier.
En revanche, si l’Europe impose à ses producteurs des normes environnementales drastiques, il n’est pas juste et pas loyal qu’elle soit indifférente au respect des mêmes normes chez ses fournisseurs. Parce que c’est bien la même planète, c’est bien la même espèce humaine, la même famille humaine qui est en cause. Les mêmes dégâts écologiques et de santé quelle que soit l’origine du produit. Le choix de normes environnementales exigeantes est justifié. Mais il doit s’appliquer, même progressivement, non pas seulement aux producteurs européens mais à tous les produits en vente sur le territoire européen. D’où qu’ils viennent. Que ce soit en matière agricole, d’abord, ou en matière industrielle. Par exemple, il n’est pas juste et pas acceptable que des produits phytosanitaires interdits aux producteurs européens se retrouvent sur des fruits et des légumes venant d’Amérique du Sud par exemple, mis en vente dans nos rayons. Les pénalités et les poursuites, les amendes qui s’appliqueraient chez nous aux producteurs pris en faute, doivent identiquement frapper les importateurs responsables de l’introduction de ces produits.
Il est bien plus encore inacceptable que la concurrence soit artificiellement faussée par des décisions politiques qui avantagent les uns au détriment des autres.
Le scandale monétaire dont la Chine, seule parmi tous les pays émergents, a décidé l’instauration est un problème pour tous les travailleurs européens et américains. Une des règles de base du commerce libre, c’est que l’appréciation des monnaies doit être libre, elle aussi. La valeur des monnaies s’adapte à la réelle puissance des économies, ainsi la monnaie veut dire quelque chose et les prix ne sont pas faussés. Or, depuis des années, la Chine a pour ainsi dire bloqué le cours de sa monnaie par rapport au dollar. De sorte que si le dollar baisse, le yuan chinois ou renminbi, baisse avec lui. Selon nombre d’experts, ce cours forcé est en réalité de 40 ou 50 % inférieur à la valeur réelle de la monnaie chinoise. Il n’y a pas de concurrence si la concurrence n’est pas loyale. C’est par impuissance politique que nous, Européens, ne disons rien. C’est par dépendance financière que les Américains acceptent cette distorsion de concurrence. Les Chinois détiennent en effet sur leurs comptes quelque 2 000 milliards de bons du Trésor américain qu’ils ont achetés, et qui ont servi à financer la dette américaine. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette. Les Européens risquent-ils de se trouver bientôt dans la même situation de dépendance ? Tout l’indique. Déjà nos emprunts sont souscrits par des banques chinoises. Déjà les pays de la zone euro en situation de déséquilibre budgétaire, comme la Grèce ou l’Espagne, voient les représentants chinois leur promettre prêts et investissements, par exemple dans leurs ports. On sait ce que c’est, en Grèce, qu’un cheval de Troie.
Tant qu’il est encore temps, l’Europe devrait agir. Elle devrait au moins parler d’une voix forte dans le cadre de l’OMC, où s’éternisent des discussions secondaires, alors que tout le monde est muet sur l’essentiel, sur la déstabilisation dont souffrent nos producteurs exposés à une artificielle concurrence.
Protéger non pas les riches mais les pauvres
La mondialisation est notre présent et sera notre futur. Elle connaîtra des évolutions. Je suis de ceux qui pensent, par exemple, qu’il faut effectivement protéger l’agriculture du tiers-monde de la concurrence, impossible à affronter, des irrésistibles puissances agricoles que constituent désormais certains pays émergents : d’immenses surfaces de terre disponibles à des prix dérisoires, tous les moyens capitalistiques pour le machinisme agricole le plus impressionnant, avec le coût du travail le plus bas. Comment imaginer même survivre face à eux lorsqu’on cultive encore la terre avec une houe ? Si l’on veut conserver des paysans à la terre, et favoriser une certaine indépendance alimentaire, il faut protéger les producteurs défavorisés. Cela a été fait pour l’Europe après la Seconde Guerre mondiale : préférence communautaire pour la protection et plan Marshall pour des investissements massifs. L’Afrique, entre autres, en a besoin aujourd’hui.
Cela, c’est ce qu’on doit aux pauvres. Mais un grand pays développé comme le nôtre ne se refermera pas. Le ferait-il qu’il y laisserait la peau.
Nos difficultés ne sont pas la faute des autres
Il n’existe donc qu’un chemin, refuser les impasses, et entrer dans la seule stratégie qui vaille : le renforcement de nos forces et la correction de nos faiblesses.
Nos difficultés ne sont pas la faute des autres. Nos difficultés sont les nôtres, elles viennent de nous, de décisions qui n’ont pas été prises ou d’habitudes qui n’ont pas été remises en question. C’est chez nous que se trouve la réponse. Nos faiblesses n’ont perduré que parce que nous avons négligé, ou pas eu la lucidité d’en identifier les causes et de les corriger à temps.
En tout état de cause, ce leurre de la démondialisation trace une ligne de fracture à l’intérieur de chaque camp. La fracture passe à l’intérieur même des deux partis qui forment le pivot de leur coalition respective : probablement le quart ou le tiers du PS et le quart ou le tiers de l’UMP ont indulgence ou complaisance pour cette idée. Formuler ce diagnostic, c’est conclure que les partisans de cette idée pèsent, chacun dans leur camp, d’un poids décisif. Lorsque se posera la question des efforts à réunir pour rendre à la France sa vigueur de création et de production, leur contestation, associée à celle des extrêmes, suffira à empêcher toute option politique courageuse.
Affronter la question de la production en France ne peut se faire qu’avec la certitude qu’il faut être meilleurs, ou du moins aussi bons que nos voisins. Et que nous avons tous les moyens de le devenir.