CHAPITRE VI

Les escadrons d'Ondins se déplaçaient rapidement sous la surface de la mer que faisaient rougeoyer les rayons cuivrés du soleil couchant.

La présence d'air dans l'habitacle rassurait l'agent galactique, car l'autonomie de sa combinaison était assez restreinte.

Le roi, sombre et préoccupé, dirigeait son attelage avec dextérité, grâce à un ingénieux système d'arêtes qui fouaillaient à volonté les flancs des six coursiers marins.

— Nous ferons surface à distance respectueuse, avertit-il. Ces misérables possèdent des arbalètes géantes à longue portée. Parviendras-tu à t'envoler si je t'amène au ras de la surface ?

— Sans difficulté. J'aimerais avoir le temps d'observer un peu ce vaisseau auparavant, afin de juger par moi-même de sa résistance et de son armement.

— A ta guise ! Seulement méfie-toi car leurs traits peuvent t'atteindre même si tu voles assez haut. Ensuite, je reviendrai en surface pour te récupérer. Peut-être devrons-nous affronter leurs requins...

— En ont-ils dressé ?

— Je le suppose, aucun d'eux n'est jamais tombé entre nos mains ; lorsqu'ils sont trop blessés pour fuir, ils explosent.

— Etrange...

Courville fut encore plus stupéfait lorsque, son attelage rasant la surface, il aperçut le ramasseur de nodules.

La description de l’Ondin ne laissait pas supposer qu'il eût une taille pareille. En réalité, l'engin, long de cinq cents mètres, évoquait plutôt une ville flottante. Le minerai recueilli était traité à bord, car de la fumée s'élevait de deux longues cheminées.

L'ensemble, rouillé, recouvert d'algues, offrait un aspect vétusté. Des mâts cylindriques, sans voiles, assuraient sa propulsion, mais il possédait aussi un système à réaction crachant de l'eau bouillante par de larges évents.

La civilisation de ses constructeurs s'avérait bien plus avancée que celle des Ondins qui ne devaient leur salut qu'à leur refuge sous-marin.

— Existe-t-il d'autres peuples que ces Terfs en surface ? questionna Courville.

— Naguère, d'autres races vivaient sur les continents, ils ont été réduits en esclavage.

— Eh bien, je vais leur donner une leçon dont ils se souviendront...

Alex actionna alors son sustentateur dorsal et s'éleva comme une flèche au-dessus des flots.

Il avait arraché un second bouton de sa combinaison, de quoi provoquer d'importants dégâts à bord.

Les guetteurs signalèrent vite cet oiseau inconnu et deux armes montées sur tourelle se pointèrent dessus.

L'astrot s'attendait à voir deux carreaux filer vers lui, en réalité, il observa deux éclatements pareils à ceux d'obus de D.C.A. !

Les Terfs, après tout, n'étaient pas si arriérés...

Pourtant, il ne s'agissait en réalité que de banal pollen de lycopode utilisé comme explosif. Solution simple, mais efficace...

Lorsque Courville survola le navire, il fut stupéfait. A l'origine, il s'agissait assurément d'un vaisseau conçu pour travailler au large et rentrer périodiquement au port.

Il avait ensuite été transformé de manière à servir d'habitation à toute une caste de travailleurs. Si les grues des chaluts avaient été respectées, le pont maintenant hébergeait les demeures hétéroclites de tout un peuple.

Pagodes à toit pointu, cottages, paillotes se côtoyaient; toutes les toitures étaient renforcées de manière à résister aux embruns et au déferlement des vagues, l'ensemble évoquait un coin miséreux du port de Hong Kong avec ses sampans arrimés côte à côte.

Il y avait aussi des embarcations à la remorque du géant, canots ou chalands destinés à transborder sa cargaison de nodules, lorsque les soutes se trouvaient pleines.

A coup sûr, un bombardement tuerait quantité de malheureux nichés sur le géant comme des patelles sur un cétacé.

Alex examina donc les superstructures, afin de localiser un emplacement vulnérable où sa bombe mettrait le ramasseur de nodules hors d'usage, sans massacrer tous ses habitants.

Comment se propulsait ce monstrueux vaisseau, en dehors de ses mâts-voiles ? Difficile à dire, peut-être avec des chaudières alimentées au charbon.

Il étudia plus attentivement les énormes cheminées dressées sur le pont et qui vomissaient une fumée ocre. Leur diamètre dépassait deux mètres et aucun grillage ne les protégeait.

Malheureusement, de la hauteur où il se trouvait, l'agent galactique avait peu de chances de faire mouche...

Serait-il plus aisé d'attaquer la coque par-dessous ? Certainement pas, s'ils connaissaient les explosifs, ses adversaires disposaient de mines. Tout plongeur mourrait sous l'impact, cage thoracique éclatée.

Enfin, une solution lui vint à l'esprit.

Il piqua dans les flots et fut recueilli par le char du roi.

— Alors, renoncerais-tu à l'attaquer ?

— Certes non, j'ai pris sa mesure et déterminé ses points faibles, revenons au palais...

— A ta guise, pourtant j'aimerais une explication.

— Voilà : pas question d'atteindre la coque par- dessous; la seule voie d'attaque est bien aérienne, comme je le pensais. Seulement, la cible, en l'occurrence une des cheminées, est assez étroite. Il me faut donc un arc ou une arbalète, afin que j'y décoche une flèche chargée de la substance qui fera sauter leurs machines.

— Inutile de retourner au palais : mes soldats possèdent de telles armes, je vais t'en faire apporter.

Aussitôt, il souffla dans une conque. Quelques minutes plus tard, d'autres coquilles l'approchaient et l'astrot choisit à loisir son arme. Il jeta son dévolu sur une arbalète constituée principalement d'un ressort provenant d'une algue souple et d'un carreau formé d'une arête acérée.

Il n'eut guère de peine à la bander et s'entraîna un peu à la surface afin de s'accoutumer à son tir.

Le crépuscule vint aider l'apprenti bombardier; à bord, les marins s'affairaient autour de grands chaudrons où bouillaient des morceaux de poisson.

La vapeur qui s'en dégageait obscurcissait encore l'atmosphère et les loqueteux surgis de toutes les écoutilles faisaient bien sagement la queue avec leur écuelle, sans trop se préoccuper de ce qui se passait au- dessus de leur tête.

D'ailleurs, qui leur aurait cherché noise ?

Les sonars géants attendaient les Ondins trop audacieux pour leur briser les oreilles et les radars un peu usagés pouvaient quand même repérer à dix kilomètres les embarcations hostiles.

Le moment était donc à la détente : après la canicule dans les entrailles du monstre d'acier, l'air frais du soir emplissait agréablement les poumons.

Sur le pont, tout travail avait cessé : les énormes grues pendaient, immobiles. La vitesse était presque nulle : tous les passagers s'apprêtaient à jouir d'un repos bien gagné avec une bedaine remplie à satiété.

Il leur fallut déchanter...

L'agent galactique, bien entraîné maintenant, avait fixé le bouton à l'extrémité d'un carreau et tiré dans les volutes de fumée.

Quatre secondes plus tard, un volcan sembla faire irruption dans les entrailles du géant des mers.

Des gerbes de flammes s'élevaient en crépitant du cratère ouvert à la place de la première cheminée.

Ce fut pire encore lorsqu'un geyser de feu jaillit de la seconde : pour faire bonne mesure, Alex avait sacrifié un second bouton.

Personne à bord n'avait donné l'alerte.

Le commandant, persuadé qu'il s'agissait d'une malencontreuse explosion des chaudières, pensait avant tout à lutter contre l'incendie qui faisait rage dans les machines et gagnait les superstructures de bois.

A l'intérieur régnait la plus affreuse confusion : les turbines détruites ne^ fournissaient plus d'électricité. Les coursives et les escaliers baignaient dans une totale obscurité.

Deux courants s'affrontaient : les marins qui accouraient bravement à leur poste pour lutter contre l'incendie et les ouvriers qui se battaient pour gagner les ponts.

Les seconds, bien plus nombreux, eurent le dessus et firent irruption à l'air libre, pour y trouver l'enfer.

Toutes les bicoques construites avec des matériaux inflammables s'étaient embrasées. Les pompes ne recevant ni vapeur ni électricité, le seul moyen de lutte consistait en des seaux que l'on emplissait à la main.

Autant chercher à éteindre un volcan en pissant dans le cratère ! Très vite, les sauveteurs se rendirent compte de l’inanité de leurs efforts.

Comme le brasier s'étendait et que l'air devenait irrespirable, les malheureux piquèrent une tête pour tenter de rejoindre les petites embarcations groupées autour du Léviathan à l'agonie.

Tout cela faisait bien l'affaire des Ondins.

Assurés maintenant de ne plus être assommés par les sonars, tous se ruaient à la curée.

Ils commencèrent par bloquer les hélices qui tournaient encore, en les coinçant avec de solides câbles de byssus emmêlés dans les pales.

Ceci fait, ils s'attaquèrent au gouvernail, afin de l'immobiliser en direction des récifs coralliens entourant une île proche.

Là, les survivants seraient à leur merci : incapables de fuir, ils devraient rester à bord ou dans l'atoll et les Ondins les extermineraient aisément puisque le vaisseau ne disposait plus d'armes lourdes.

Déjà, des explosions commençaient à retentir : les projectiles stockés dans les tourelles étaient atteints par les flammes.

Pour les Ondins démunis de métaux, cette épave constituerait une aubaine, permettant de fabriquer des pointes de harpons et des lances plus acérées.

En attendant, l'incendie prenait plus d'extension. Les ponts supérieurs devenus impraticables, les malheureux bloqués dans la coque s'extirpaient par les hublots qu'ils devaient souvent briser à coups de hache.

Ceux-là survivraient au moins quelques jours sur l'île, proche maintenant : tant qu'il y aurait quelque chose à manger, ensuite, ils en seraient réduits à s'entre-dévorer, à moins que les Ondins ne les achèvent auparavant...

Canots et chalands pleins à ras bord se traînaient jusqu'aux récifs. Les filtreurs de plancton eurent moins de chance : la marée humaine qui déferla sur eux surchargea tellement leurs superstructures qu'ils chavirèrent.

L'affaire était terminée. Alex atterrit sur la conque du roi des Ondins et revint en sa compagnie à la cité sous- marine.

La reine et Ondra attendaient dans la salle du trône : leur air anxieux laissait deviner l'inquiétude qui les avait étreintes pendant la bataille.

— Nous avons remporté une grande victoire ! s'exclama le souverain, grâce à Halex dont la vaillance n'a d'égale que l'adresse. Sa magie lui a permis de mettre le feu à ce géant des mers qui ravageait nos cultures sous-marines. L'épave, échouée, brûle toujours et les survivants sont à notre merci ; désormais, les Terfs y regarderont à deux fois avant d'envahir notre territoire !

— Que le Dieu des marées te bénisse ! fit la reine d'un ton pénétré. Sans toi, notre peuple, déjà diminué, aurait été réduit en esclavage.

Ondra, elle, gardait le silence, mais ses yeux aigue- marine se posèrent sur ceux de l'astrot et son sourire enchanteur était plein de promesses...

— Ce demain, nous fêterons cette mémorable victoire ! Maintenant, je pense qu'un bon sommeil, après une substantielle collation, aidera Halex à reprendre des forces.

Ce disant, le roi des Ondins prit familièrement Alex par le bras et l'entraîna dans la pièce voisine où un buffet avait été dressé.

Après ce succulent dîner composé de crustacés, de poissons et d'algues, Courville se sentit plus en forme, pourtant, il avait grande envie de dormir, aussi prit-il congé :

— Si Votre Majesté le permet, nous éluciderons demain le mystère de ce brouillard, fort important pour moi. En attendant je demande l'autorisation de gagner mes appartements.

— Quoi de plus compréhensible ? Reprenons des forces pour les tâches qui nous attendent demain. Qu'on escorte notre ami jusqu'à sa chambre.

Courville s'inclina devant la reine et sa fille, puis suivit le chambellan.

Les corridors du palais, aux murs ornés de nacre, étaient déserts à cette heure tardive.

— Où se trouve ma compagne ? s'enquit le capitaine.

— On lui a donné une chambre proche de la vôtre, Seigneur.

— Parfait ! N'a-t-elle pas laissé de message ?

— Non, Seigneur.

Arrivé dans sa chambre, Alex verrouilla sa porte, Sphéro se matérialisa et se frotta à ses jambes :

— Tu veux manger aussi, mon gros ! Tiens, régale- toi, mais ne te goinfre pas, car nos stocks diminuent.

Il jeta son havresac au pied du lit, ôta ses bottes et se coucha tout habillé tant il se sentait las. Décidément, ces voyages temporels ne lui réussissaient pas.

L'astrot dormit ainsi d'un sommeil de plomb, veillé par le kronon.

Un peu avant l'aube, celui-ci lui chatouilla l'oreille de son museau.

L'agent galactique se dressa d'un bond et saisit le paral glissé sous son oreiller : quelqu'un ouvrait la serrure de sa porte. Qui donc possédait sa clef ? Un ami ou un ennemi ?

Il se laissa glisser par terre et se dissimula derrière un fauteuil. La lueur tamisée du couloir éclairait une silhouette mince, drapée dans une longue tunique, mais il ne put l'identifier.

Ce corps féminin, était-ce Naïra qui venait le surprendre ?

La visiteuse s'approcha du lit, tâta les draps, et sembla étonnée de n'y trouver personne...

Alex choisit cet instant pour braquer sa torche et l'allumer : à sa grande surprise, elle éclairait l'adorable visage d'Ondra, dont la longue chevelure masquait les formes parfaites.

— Princesse... Vous ici !

— Ne vous étonnez point : mon père et mes compatriotes ont une lourde dette envers vous.

— Ma foi, je n'ai mis personne en demeure de me donner une contrepartie.

— Certes et nous en sommes reconnaissants. Sachez pourtant que notre race ne survit que par miracle, elle est sous le coup d'incessantes attaques des Terfs qui désirent étendre leur empire à toute cette planète. Cette fois, nous les avons repoussés, grâce à vos armes magiques. Si vous ne demeurez point parmi nous, ils finiront par nous anéantir.

— Mais quel rapport avec votre venue ? s'enquit insidieusement Alex.

— Vos regards m'ont laissé entendre que je ne vous suis pas indifférente...

— Certes, votre beauté dépasse celle de toutes les femmes du cosmos !

—... mon père vous estime et il a l'intention de vous conférer demain le titre de duc.

— C'est un grand honneur pour moi !

— Seulement, cela ne constitue pas une attache à l'égard de notre communauté. Aussi ai-je pensé que des liens plus doux vous inciteraient peut-être à demeurer parmi nous, si toutefois vous attachez quelque prix à ma personne... Un mariage serait possible... à moins...

Quelle tentation ! Une créature de rêve se jetait dans ses bras... Bien sûr, il y avait Naïra, mais que représentait la sauvageonne auprès de cette princesse merveilleuse au port de déesse, fruit d'une civilisation raffinée ?

— Ma foi non, je ne suis pas marié et c'est me faire là un honneur dont je suis indigne ! assura-t-il, tout en étant persuadé du contraire, et en songeant que c'était là une contrée étonnante, où les princesses venaient proposer leur cœur à leur chevalier servant !

— Ne pense point que j'agis là dans un esprit de sacrifice, afin de sauver mon peuple. Tu es loin de m'être indifférent, bel étranger, mais peut-être ai-je présumé de mes charmes ?

— Nullement ! Votre beauté, à nulle autre pareille, m'a subjugué dès notre première entrevue.

— Alors, qu'attends-tu pour me prendre dans tes bras ?

— Ce que... mais rien, divine princesse !

Elle laisse tomber sa tunique diaphane, découvrant son corps d'albâtre, et croisa ses mains pudiquement sur son mont de Vénus.

Alex posa sa torche sur le sol, souleva Ondra dans ses bras, puis l'allongea doucement sur sa couche.

Il s'étendit à ses côtés et ses lèvres prirent les siennes...

Leurs anatomies s'avérèrent tout à fait compatibles : c'était encore l'un des émerveillements de l'agent galactique que de constater la troublante similitude des organes reproducteurs à travers la Galaxie...

Il pénétra doucement son corps souple et tiède, se demandant en un éclair combien il avait pu abandonner de bâtards de Courville sur de lointaines planètes.

Puis elle laissa échapper de petits cris de plaisir ; la palmure de ses doigts fins le surprit quand il chercha à entrelacer leurs mains. Et puis la fougue, la sensualité d'Ondra lui fit oublier tout le reste : elle demeurerait dans sa mémoire parmi ses plus merveilleux souvenirs.

L'aube ne se levait pas sur ce palais enfoui dans les profondeurs sous-marines, mais un ingénieux système de plancton phosphorescent illuminait des tubulures lorsque l'astre du jour éclairait l'océan de ses premiers rayons.

Ainsi, Alex fut-il éveillé par cette lumière.

Sur le moment, il ne réalisa pas bien où il se trouvait, tâta les draps à côté de lui et trouva une place vide encore marquée de l'empreinte du corps gracieux.

Ce n'était donc pas un rêve...

La princesse avait voulu s'assurer de son amour avant de convoler avec lui et, mille comètes, elle avait réalisé des prouesses !

Un bruit léger à sa porte lui fit penser qu'il avait une faim de loup, sans doute une femme de chambre qui lui apportait son petit déjeuner.

— Entrez ! cria-t-il.

Hélas, ce fut la silhouette de la sauvageonne qui se dessina dans l'encadrement de la porte.

Naïra pénétra dans la chambre et persifla :

— Je ne te dérange pas ? Tu as passé une nuit agréable ?

Excellente ! Et toi ?

— J'ai assurément pris moins d'ébats que cette roulure dans ton lit.

— Nous y voilà... songea l'astrot, qui poursuivit à haute voix :

— Ecoute ma jolie, je ne suis pas marié avec toi et ne t'ai jamais fait de promesses. Nous avons été heureux ensemble, un point c'est tout. J'ai une mission à accomplir et ne puis, par conséquent me lier avec qui que ce soit.

— Ce n'est pas ce que tu lui racontais...

— Oh, que c'est vilain d'écouter aux portes !

— Peut-être, seulement tu es pire qu'un lycanthr, tu m'as fait quitter mon pays pour m'amener je ne sais où et maintenant, tu me laisses...

— Ce transfert, crois-le, a été tout à fait indépendant de ma volonté, je possède certains pouvoirs, mais suis forcé de m'incliner devant des puissances supérieures. Et puis, réfléchis un peu : nous étions prisonniers des Ondins, grâce à mon aide, ils nous traitent maintenant avec une grande considération, que demander de mieux ? Je n'ai pas l'intention de rester ici toute ma vie !

— Alors, tu ne vas pas épouser cette traînée qui s'est jetée dans ton lit !

— Je n'en sais rien ! Les coutumes de ce pays m'y forceront peut-être, maintenant qu'elle s'est donnée à moi. Mais je te le répète, je n'ai pas de comptes à te rendre. Demain, j'aurai peut-être disparu et il faudra te faire une raison.

— Tu m'abandonnerais ainsi ?

— Comprends-moi : cet univers n'est pas le mien. Un jour je le quitterai et ne pourrai t'emmener, ni toi, ni aucune autre.

— C'est bon ! Je sais ce qui me reste à faire...

Courville détestait les scènes de ce genre, il la laissa donc filer en claquant la porte, s'habilla et sonna car il avait grand faim. Un majordome lui transmit alors l'invitation du roi à le rejoindre à sa table.

Le souverain et sa famille étaient attablés devant un grand choix de poissons crus, d'algues et de coquillages.

— Assieds-toi à mon côté ! invita le roi.

Ondra était là, et lui adressa un radieux sourire.

Les laquais commencèrent le service tandis qu'Alex s'exclamait :

— Comment vous remercierai-je de vos bontés ? Je suis traité comme un prince.

— Et tu le seras peut-être bientôt, mon ami... Toute la nuit, ce maudit vaisseau a brûlé. Mes troupes ont pourchassé les naufragés, faisant de nombreux prisonniers. Nous avons aussi récupéré des armes explosives sur les navires qui avaient chaviré, en les échouant sur l’île. Grâce à toi notre victoire est complète et j'ai l'intention de t'en récompenser publiquement cette après-midi devant toute la cour.

— Que Votre Majesté en soit remerciée assura le commandant. Pourtant je crains que ce ne soit prématuré.

— Et pourquoi donc ?

— Ce brouillard est plus inquiétant qu'il ne paraît : il dissimule des entités maléfiques que je suis venu combattre.

— Si tu le fais, je t'aiderai dans toute la mesure de mes moyens...

La princesse, elle, paraissait fort chagrine, à tel point que sa mère lui saisit la main et la caressa doucement.

— Il me faudra seulement un de vos chars, afin que je puisse m'en approcher et l'examiner discrètement.

— Est-ce vraiment si urgent ?

— Un grand danger nous menace : je dois à tout prix le juguler.

— Alors, une escorte t'accompagnera et j'en prendrai en personne le commandement.

— Soyez-en remercié, pourtant n'intervenez que si je le demande expressément, car ces adversaires ne s'affrontent point avec des armes ordinaires. Seule la magie peut en venir à bout.

— Je te comprends et ferai selon ton désir. Permets- moi seulement de te demander d'être prudent, car tu es cher à notre cœur.

Des lames embuaient les grands yeux de la princesse...

— Soyez assuré que je ne prendrai aucun risque inutile.

— Quand veux-tu partir ?

— Immédiatement.

— Je donne les ordres nécessaires...

Quelques instants plus tard, Alex revêtu de sa combinaison retrouvait le souverain, équipé de pied en cap, dans les écuries du palais.

Un attelage attendait, il y prit place et salua le roi qui rejoignit sa conque. Tous deux passèrent à l'extérieur de la cité où les attendait leur escorte.

Ils naviguèrent d'abord en surface et Courville aperçut l'épave du leviathan qui fumait toujours.

Des Ondins menaient une garde attentive tout autour.

Le cortège prit la direction indiquée par un éclaireur et, lorsque la torsade diffuse fut en vue, Alex fit signe à ses compagnons de s'arrêter.

Il approcha sa conque de celle du Roi :

— Que Votre Majesté veuille bien me laisser maintenant. Il serait trop périlleux de me suivre...

— Je ferai selon ton désir, bien qu'il m'en coûte de t'abandonner. Nous prierons pour que le Dieu de l'Océan et des tempêtes te soit favorable.

Courville fit un signe de remerciement, referma le toit de son esquif et fit plonger son attelage.

— Maintenant, tu peux te montrer, nous sommes entre nous, murmura-t-il. Sphéro réapparut alors et commença à faire sa toilette comme un chat.

— Ah ! Tu as bien de la veine de ne pas avoir de soucis, grommela son maître. Moi, je suis en plein merdier. J'aimerais laisser tomber tout le monde et me la couler douce ici comme prince de ce royaume... Seulement, je me le reprocherais toute ma vie ! Si nous ne parvenons pas à récupérer ce chrono-disrupteur, l'Empire va se trouver dans une situation délicate et les Albions ne manqueront pas d'en profiter. Bilan : des millions de morts alors, je ne puis me permettre de songer à mes menus plaisirs, même si j'en ai parfois gros sur la patate !

De temps à autre, la conque rasait la surface afin que son conducteur fasse le point ; celui-ci poursuivait son monologue :

— Ce coup-ci, il faudrait que je trouve une astuce : si je me fais encore repérer, ils vont foutre le camp et m'entraîner je ne sais où... La dernière fois, ils ne m'ont aperçu que juste en-dessous des propulseurs. Or leur astro-cargo s'est certainement posé sur l'île. Jusqu'à la côte, je resterai inaperçu, ensuite... si seulement j'avais pensé à demander des cartes. Mais après tout, il y en a peut-être dans ces casiers.

Effectivement, les Ondins avaient prévu des documents portant les indications des fonds marins, des reliefs insulaires, ainsi que des grottes sous-marines.

— Voyons un peu... Voilà mon objectif, y aurait-il un moyen de pénétrer directement à l'intérieur sans faire surface ?

Il fit alors part à Sphéro de ses réflexions :

— Par un sacré coup de bol, l'île est en réalité un ancien volcan, une véritable éponge de lave. Tu te rends compte, si je pouvais détruire le bouchon qui obture la cheminée, tout sauterait, y compris leur sacré astronef !

Sphéro renifla dubitativement.

— D'accord ! C'est utopique. J'ignore si les quelques bombes d'antim dont je dispose suffiraient à fracturer le roc...

Son attelage se faisait rétif : les bêtes n'appréciaient pas la proximité du brouillard. Par bonheur, Alex découvrit une grotte sous-marine qui paraissait se prolonger vers l'intérieur de l'île.

Une carte en portait mention : la mer avait relié entre elles deux bulles de gaz géantes contenues dans la lave. Apparemment, il y avait moyen d'atteindre le cratère où l'astro-cargo s'était posé.

Courville guida sa conque le plus loin qu'il le put et s'arrêta enfin dans une salle en rotonde dont la partie supérieure se trouvait emplie d'air.

Lorsque son attelage fut attaché à un rocher, son équipement vérifié et Sphéro dans sa combinaison, Alex sauta sur la plage de sable gris.

A la lueur de sa torche, il découvrit plusieurs tunnels, se fiant à sa carte, il allait s'engager dans celui du milieu lorsqu'un bouillonnement à la surface de l'eau attira son attention.

Se dissimulant dans une anfractuosité, l'astrot éteignit sa torche. Un attelage tirant une conque fit surface.

L'intérieur se trouvait éclairé par les tubes de liquide phosphorescent, aussi Alex devina-t-il la silhouette d'une femme.

Qui l'avait suivi au mépris du danger ? Ondra ou Naïra ? Il ne tarda pas à être fixé, car il reconnut la jolie Grud lorsqu'elle prit pied sur la grève.

— Que viens-tu faire ici ? gronda-t-il.

— Oh ! Tu m'as fait peur ! s'exclama Naïra qui avait déjà dégainé une courte épée.

— Je ne t'ai pas demandé de m'accompagner, tu es courageuse mais aussi vulnérable qu'un bébé quand il s'agit de magie, comme c'est le cas...

— Oh, tu ne m'apprends rien ! J'ai seulement pensé que, la dernière fois que nous avions vu cette brume, elle nous avait transportés ici. Apparemment, cette fois, elle te transportera ailleurs. Je n'ai pas voulu que tu partes sans moi. Alors, j'ai assommé l'un des gardes dans les écuries et t'ai suivi...

— Charmant ! Et que diront les Ondins ?

— Rien, puisque nous ne reviendrons jamais...

— En es-tu si sûre ? Enfin, tu es là, il faut bien que je te garde, seulement promets-moi de m'obéir scrupuleusement.

— Par le Dieu du tonnerre, je te le jure !

A cet instant, un nouveau clapotis se fit entendre.

— Galaxie ! On ne peut pas être tranquille, jura l'astrot tout en entraînant sa compagne à l'abri.

Un troisième attelage faisait surface.

Ondra en sortit, revêtue d'une armure miroitante.

Elle vit les autres conques et tira son épée, regardant autour d'elle d'un air hésitant, puis elle suivit les empreintes de pas sur le sable.

— Je suis ici ! annonça Courville en sortait de son abri.

— Ah ! Quel soulagement, répondit-elle en se jetant dans ses bras. La folle qui est arrivée avec toi s'est emparée d'une conque et s'est lancée sur tes traces. J'ai craint qu'elle ne te tende un traquenard pour te tuer ; cette chienne semblait tellement jalouse !

Naïra surgit à ce moment : elle n'avait heureusement rien compris, mais l'attitude de sa rivale semblait éloquente.

— Décidément, tu préfères cette traînée... grinça-t-elle. Ah ! J'étais bien stupide, comment ne pas avoir compris que tu lui avais donné rendez-vous ?

— Fiche-moi la paix ! gronda Alex. Maintenant, écoute-moi bien : la partie que je vais jouer est trop dangereuse pour me laisser distraire par des idiotes jalouses l'une de l'autre. Alors, vous allez me foutre la paix toutes les deux, et surveiller les attelages, je peux avoir besoin de filer en vitesse.

Il répéta la même injonction à l'Ondine, ajoutant qu'il ne tolérerait aucune dispute.

Elles lui promirent de rester bien sages à l'attendre.

L'astrot poussa un soupir de soulagement : que de temps perdu avec ces femelles jalouses, prêtes à s'entre-déchirer !

Il s'engagea dans le couloir du centre et avança jusqu'à son premier coude.

Là, une silhouette dégingandée surgit d'un renfoncement.

— Ah ! Comme vous avez raison, mon cher ! Les missions de renseignement sont une affaire d'homme, tenez, je me suis souvent demandé pourquoi cette Véro vous accompagnait... Et cette fois, vous voici encombré de deux tigresses !

— Albrought...

— En personne ! Et ne cherchez donc pas à dégainer ce paral : Si j'avais voulu vous tuer, je l'aurais fait sans problème, puisque je vous ai complètement surpris.