20

Pégasio, le mulet qui valait de l’or, avait certainement l’habitude de lourdes charges, mais pas d’être monté. Il se révéla l’animal le plus lent et le plus fantasque de la création. Il n’obéissait qu’épisodiquement à son cavalier, se lançant dans des trots fougueux pour ensuite piler sec et se mettre à brouter le long de la route. À ce train, Léonard aurait le temps de mourir dix fois avant que Quentin ne le rejoigne. Autre difficulté : aucun nouveau dessin d’hermine n’était apparu. Pourtant, dans chaque village traversé, sous l’œil étonné des passants, Quentin s’arrêtait auprès des bornes, décryptait les graffitis sur les murs. Il était même attentif aux tissus pendant parfois des arbres le long de la route. Cette observation permanente lui faisait voir des signes là où il n’y en avait pas. Il perdait un temps fou à s’interroger sur des dessins malhabiles d’enfants ou des représentations obscènes dues à l’imagination enfiévrée de quelque adolescent. Il doutait de plus en plus de retrouver Léonard. On lui avait signalé deux fois le passage du vieil homme. Mais depuis plusieurs jours personne ne semblait l’avoir vu. La vallée s’élargissait, le nombre de villages augmentait, tout comme les chemins y menant. Si les ravisseurs avaient bifurqué, Quentin n’en saurait rien. On lui avait dit qu’il s’approchait de Bologne. Une fois passé cette ville, il y aurait tant de routes qu’il ne saurait laquelle prendre. Si seulement la vieille avait dit vrai ! S’il était doté de ce fameux don de voir l’avenir, il ne serait pas là, couvert de poussière, dépenaillé, la mâchoire toujours douloureuse. Fatigué par sa chevauchée chaotique, agacé de devoir sans cesse donner de la baguette pour que Pégasio consente à avancer, il se désolait de devoir abandonner la partie. La circulation sur la route devenait plus dense, de lourds charrois de blocs de marbre prenaient toute la place. Pégasio manifestait des mouvements d’humeur et soudain, saisi d’une exaltation peu habituelle, entreprit de dépasser au galop un chariot. Une autre voiture, roulant à vide, venait en face à grande allure. Quentin et sa monture allaient être écrasés entre les deux véhicules. Il essaya d’arrêter le mulet qui, les oreilles rabattues, accéléra l’allure. Le conducteur du charroi de marbre hurla, tira de toutes ses forces sur les rênes. L’autre fit de même. Dans un élan sauvage, Pégasio frôla l’artimon de la charrette. Quentin eut la présence d’esprit de relever la jambe, sinon elle eût été broyée. Déséquilibré, il se raccrocha à sa selle. Pégasio pila. Quentin vida les étriers et se retrouva à terre sous une pluie de cailloux que déversait la charrette. Sonné, il tenta de se relever. La blancheur des pierres, leur luminescence le frappa. Où avait-il déjà ressenti cette sensation de lumière aveuglante ? Des images de falaises de roche blanche, de grêle de cailloux lui revinrent en mémoire. La nuit des nécromants ! Où, dans une de ses visions, le soleil s’était mué en nuit éternelle.


Le conducteur du charroi se tenait devant lui, l’apostrophant vivement. Quel était cet imbécile qui ne savait pas tenir son mulet ? Il avait failli passer sous ses roues. À quoi jouait-il ? Quentin se releva avec difficulté, présenta ses excuses et s’enquit de la destination du conducteur. Surpris de voir l’accidenté ne pas l’agonir d’injures, il lui dit qu’il était employé aux carrières de San Ambrogio, à une lieue de là. Quentin le remercia chaleureusement. De plus en plus étonné, l’homme reprit ses rênes et poursuivit sa route. Quentin alla cueillir sur le bas-côté un magnifique chardon qu’il offrit à Pégasio en lui disant :

— Sacrée tête de mule, je ne te remercierai jamais assez.

Le mulet apprécia la friandise et n’accepta de repartir qu’après l’avoir soigneusement mastiqué.

Quentin ne doutait plus. Il devait se rendre au plus vite aux carrières. Léonard lui avait parlé d’une de ses inventions, permettant de scier aisément les blocs de marbre. Le jeune homme n’y avait pas plus prêté attention qu’à ses descriptions de roulement à billes, de machine à tordre les cordes ou à fileter les vis. Tout cela lui passait au-dessus de la tête. Il ne portait aucun intérêt à la mécanique et ne comprenait strictement rien aux explications de Léonard. Mais une profonde inquiétude le tenaillait. Le fou qui en voulait à Léonard avait-il le projet de lui faire subir une mort affreuse en le découpant à l’aide de cette machine ? Il s’imagina retrouvant les membres épars du vieil homme, sa tête, ses yeux attaqués par les corbeaux et les corneilles…

Pégasio avait repris son allure préférée, le pas, et réagissait avec son inertie habituelle aux coups de baguette de son cavalier. Quentin suivit les indications du charretier. La route grimpait à flanc de montagne à travers une forêt de châtaigniers. Des jeunes femmes, portant sur la tête des paniers remplis de brisures de marbre, se relayaient pour réparer les ornières causées par les charrois. Les arbres se firent plus rares et, au détour d’une courbe, Quentin découvrit un paysage d’un autre monde. Un vaste cirque entouré de falaises d’une blancheur étincelante, avec, dans le lointain, des sommets aux formes déchiquetées. Un grondement sourd fit faire un écart à Pégasio. Dans la vallée, Quentin vit un gigantesque bloc de marbre dévaler la pente sur des pavés de bois, suivi quelques minutes plus tard par un autre. Perturbé, Pégasio partit au petit trot. En débouchant au cœur de la carrière, Quentin se crut arrivé dans un champ de neige où les congères n’étaient autres que des blocs de marbre attendant d’être transportés. Des centaines de carriers s’activaient, massettes à la main, dans les béances ouvertes en escalier dans la roche. En haut de la paroi, accrochés à une corde, les pieds en équilibre sur une petite planche posée sur des pitons, des ouvriers posaient des coins de fer dans des fissures. D’autres munis de scies de plus de deux toises1 s’escrimaient sur des blocs de plusieurs centaines de livres. Le lieu résonnait des hennissements des chevaux, des cris d’effort des ouvriers, des ordres des contremaîtres. La luminosité était si forte qu’il dut se protéger les yeux d’une main. Tenant Pégasio par la bride, Quentin s’approcha de deux hommes au visage et aux vêtements recouverts d’une épaisse pellicule blanche, leur donnant l’air de fantômes.

— Hep là ! Ne restez pas dans le passage, vous allez vous faire écraser, lui cria le premier fantôme.

Quentin expliqua qu’il cherchait un vieil homme accompagné de six cavaliers.

— Bougez-vous de là, je vous dis. Pas vu votre bonhomme.

— Vous êtes sûr que personne n’est venu ?

— Du monde, il en passe sans arrêt. On a bien assez à faire à compter les chariots sortants.

Tout aussi fantomatique, son acolyte se gratta le menton et déclara :

— Il veut peut-être parler de Léonard…

— Mais Léonard n’est pas vieux ! Il ne le sera jamais, c’est un génie ! riposta le premier fantôme.

— Vous l’avez vu ? demanda Quentin avec impatience.

— Évidemment qu’on l’a vu. Il venait souvent chercher les plus belles pierres. Comme l’autre fou, Michel-Ange. Lui, c’est un furieux. Huit mois qu’il est resté ici à renifler le moindre caillou et à nous dire que ce n’était jamais assez blanc et pur. Au moins, Léonard, c’est un seigneur. Il ne crie jamais. D’ailleurs, hier, il n’a pas dit un mot. Ce sont ses aides qui ont parlé.

— Hier ? s’étrangla Quentin. Où sont-ils ?

— Ils doivent être repartis. Ils étaient pressés mais, avec tout le fourniment qu’ils transportaient, vous allez les rattraper. Quoique votre mulet n’a pas l’air bien vaillant, lança le premier fantôme en glissant un regard critique sur Pégasio.

Quentin sentit son cœur se glacer. La machine à découper ! Ils devaient avoir avec eux l’abominable objet de torture. Le deuxième fantôme ajouta :

— On aurait pourtant bien aimé que Léonard soit plus loquace sur sa prochaine œuvre. Un tombeau, ont dit ses compagnons. Mais ça ne peut pas être celui du pape, c’est Michel-Ange qui a la commande2.

Deux chariots se présentant, ils partirent au pas de course en vérifier le chargement, suivis par Quentin. Quand ils eurent fini de noter le nombre et les dimensions des blocs de marbre, il revint à la charge :

— Vous êtes sûrs qu’ils ne sont plus là ?

— Encore vous ! Si vous voulez en avoir le cœur net, allez à la vieille carrière, sur l’autre colline, c’est là qu’ils voulaient aller. Il y a un chemin qui y mène, là-bas à gauche, après les buissons de genévrier.

Quentin remercia les carriers et enfourcha Pégasio. Il était certain d’aller vers une macabre découverte. Les ravisseurs de Léonard avaient dû s’enfuir de nuit, laissant son corps à la merci des charognards. Au moins Quentin pourrait-il l’enterrer décemment. Il était abasourdi par la renommée du vieil homme. Que des carriers connaissent ses œuvres au fin fond de montagnes inhospitalières avait de quoi étonner. François n’avait peut-être pas tort de le considérer comme le plus grand génie de tous les temps. Ne resterait de cette gloire qu’un tombeau de marbre, où bientôt des os blanchis se confondraient avec la pierre.

1 1 toise = 1,80 mètre.

2 Commandé en 1505 par Jules II (mort en 1513), Michel-Ange y travaillera de manière épisodique pendant près de quarante ans.