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Reste que les textes qui composent Journal d’un vieux dégueulasse n’ont pas été écrits pour une revue d’agitation littéraire, presque toujours confidentielle, ni pour un éditeur de littérature générale qui en aurait passé commande. Mais pour un hebdomadaire qui, bien qu’underground (à remarquer, par parenthèse, que l’underground, dans les pays anglo-saxons, désigne également la résistance), atteignait de confortables tirages, signe qu’il avait su s’attacher un public nombreux et joyeusement hétérogène.

Juste avant la Deuxième Guerre mondiale, afin d’apaiser les angoisses de sa mère, « la bonne Allemande », qui s’effrayait d’avoir donné naissance à ce garçon sans avenir, Bukowski suivit des cours de journalisme à Los Angeles ; Outre qu’il jugea ses camarades fort médiocres et qu’il déplut à l’ensemble de ses professeurs, le fils indigne oublia bien vite ce qu’il avait appris sur les bancs de l’université. D’ailleurs – on le sait assez par ses livres – jamais il n’exerça ce métier.

À un punk parisien, bardé d’épingles de nourrice et de références hâtives, qui lui demandait comment on devenait écrivain, Bukowski répondit, à la manière d’un Hemingway, qu’il suffisait d’avoir de l’oreille. Pour ajouter dans la minute suivante : « N’écris que ce que tu as vérifié dans ta chair, et pour ça, son of a bitch, il n’existe pas de professeurs ! » Question : en existerait-il pour le journalisme ?

N’importe, fin 1967, John Bryan invita Bukowski à devenir chroniqueur dans Open City. Heureuse époque où les directeurs de journaux, seraient-ils marginaux, faisaient appel à des poètes non reconnus par les « contrôleurs du point-virgule » (Brautigan dixit). Bukowski renâcla à la besogne – la presse, il ne l’ouvrait que pour les résultats sportifs et les pronostics hippiques. Puis il y prit goût, non seulement parce qu’aucun interdit ne pesait sur sa prose mais aussi, et surtout, parce que le nombre de ses partisans s’en trouva, au fil des semaines, multiplié par mille, sinon davantage.

On peut même dater de cette collaboration à Open City la fin de sa période noire. De toutes ces longues années de « boulots merdiques », qui constitueront néanmoins le vivier de ses romans et nouvelles. Ses carnets de croquis débordant de ces petits faits vrais après lesquels tout un chacun court, il va pouvoir désormais s’efforcer de se maintenir en vie.

Dans Open City, il règle ses comptes avec la terre entière. Avec ses parents comme avec les puissants, avec les paris truqués comme avec les truqueurs de la révolution. Et aussi avec les littérateurs.

Ainsi, au rebours des habituels faiseurs de chromos sur Henry Miller, Bukowski adopte une distance ironique lorsqu’il raconte sa visite au glorieux croisé du sexe. On songe à Barrès s’invitant chez Renan, ou à Cravan forçant la porte de Gide. S’il en camoufle, par un reste de sympathie, l’identité en l’appelant L., Bukowski n’hésite pas en revanche à s’en prendre ouvertement à Genet, Ginsberg, et Burroughs, alors contre-valeurs emblématiques et intouchables du mouvement étudiant.

Un seul trouve grâce à ses yeux : Neal Cassady. Sans doute parce que c’était un prolétaire et un déchireur, tout comme lui, de fausses certitudes (à quand d’ailleurs une réédition, dans sa version intégrale, de The First Third, abusivement traduit par Fils de clochard ?).

Reste que c’est un ami, un complice de Ginsberg comme de Burroughs, et, de surcroît, leur éditeur, qui s’emploiera, tout de suite après Open City, à asseoir la popularité naissante de Bukowski. Poète et beatnik, Lawrence Ferlinghetti publie dès 1972 ses Contes de la folie ordinaire et, l’année d’après, ce Journal d’un vieux dégueulasse, anthologie de ses chroniques dans Open City. Heureuse époque où le goût ne se laissait pas réduire à la défense d’un clan !

Gérard Guégan