- Vous n'imaginez pas combien je vous en suis reconnaissant, dit Pitt comme s'il ressentait une envie très pressante.
Il sauta de l'avion et se dirigea vers le hangar, un garde sur les talons.
A l'intérieur du b‚timent de métal, il se tourna comme s'il attendait que le garde lui indique le chemin des toilettes. Mais ce n'était qu'un stratagème car il avait déjà deviné quelle était la bonne porte. Cela lui donna quelques secondes pour bien regarder l'avion garé dans le hangar.
C'était un GulfstreamV, le dernier-né des jets d'affaires, un avion imposant. Contrairement au Learjet - le chouchou le plus utilisé par les gens riches
D'o˘ viennent les rêves?
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et célèbres - dont l'intérieur était à peine assez large pour qu'on puisse se retourner, le G-V était spacieux et permettait aux voyageurs de se sentir à leur aise, même s'ils étaient de grande taille. Capable de voler à
924 kilomètres-heure à une altitude de 11 000 mètres, ayant une autonomie de 6 300 milles nautiques, l'avion était propulsé par deux moteurs à
turbopropulseurs fabriqués par BMW et Rolls-Royce.
" Dorsett ne regarde pas à la dépense quand il s'agit de ses transports, pensa Pitt. Un avion comme celui-là doit co˚ter au moins trente-trois millions de dollars. "
Parqués juste devant la porte principale du hangar, menaçants et sinistres avec leur couleur bleu-noir, il aperçut deux hélicoptères courtauds. Il reconnut des McDonnell Douglas 530 MD Defender, des appareils militaires au vol silencieux, extraordinairement stables même pendant des manouvres peu orthodoxes. Deux mitrailleuses de 7,62 mm étaient montées sous le fuselage, comme des flotteurs. Un ensemble impressionnant d'appareils de surveillance occupait la partie inférieure du cockpit. Ces appareils avaient été
spécialement modifiés pour chasser les voleurs de diamants ou tout autre intrus qui aurait osé fouler le sol de l'île.
Dès qu'il fut sorti des toilettes, le garde lui fit signe d'entrer dans le bureau. L'homme qui l'accueillit était petit, mince, vêtu du triste costume des hommes d'affaires. Doucereux, décontracté, il avait l'air tout à fait diabolique. Il quitta des yeux l'ordinateur sur lequel il travaillait et tourna vers Pitt le regard gris et totalement indéchiffrable de ses yeux enfoncés dans leurs orbites. Pitt le trouva mielleux et repoussant.
- Je m'appelle John Merchant et je suis le chef de la sécurité de cette île, dit-il avec un accent australien très prononcé. Puis-je voir vos pièces d'identité, s'il vous plaît?
Sans un mot, Pitt lui tendit sa carte de la NUMA et attendit.
- Dirk Pitt, lut Merchant en faisant rouler le nom sur sa langue. Dirk Pitt. C'est vous le type qui a découvert une énorme cache contenant un trésor inca dans le désert de Sonora, il y a quelques années ' ?
- Je faisais partie de l'équipe qui l'a trouvée, c'est tout.
- Pourquoi êtes-vous venu sur Kunghit?
- Demandez plutôt au pilote. C'est lui qui a posé l'avion sur votre précieuse propriété. Moi, je ne suis qu'un passager qu'il trimbale.
- Malcolm Stokes est inspecteur de la police montée canadienne. Il fait aussi partie du Conseil des Enquêtes criminelles. J'ai tout un dossier sur lui dans cet ordinateur. Pour le moment, c'est vous qui m'intéressez.
- Vous êtes très consciencieux, dit Pitt. Etant donné vos contacts étroits avec le gouvernement canadien, vous savez sans doute déjà que j'étudie les effets de la pollution chimique sur les populations locales de 1. Voir L'Or des Incas, Grasset, 1995.
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Onde de choc
varechs et de poissons. Voulez-vous voir les documents qui m'accréditent?
- J'en ai déjà copie.
Pitt fut tenté de croire Merchant mais connaissait suffisamment Posey pour lui faire confiance. Il décida que Merchant mentait. C'était une vieille méthode de la Gestapo de faire croire à la victime que l'accusateur savait sur lui tout ce qu'il y avait à savoir.
- Alors pourquoi prenez-vous la peine de le demander?
- Pour voir si vous êtes tenté de faire des déclarations inexactes.
- Suis-je suspecté de quelque crime odieux?
- Mon travail consiste à appréhender les trafiquants de diamants avant qu'ils ne réussissent à faire passer les pierres dans les chambres de compensation d'Europe et du Moyen-Orient. Et parce que personne ne vous a invité mais que vous êtes là, je dois chercher les raisons de votre présence.
Pitt aperçut le reflet d'un garde sur les parois d'une vitrine. L'homme était debout, presque derrière lui, sur sa droite. Il tenait à la main une arme automatique.
- Puisque vous savez qui je suis et que vous prétendez avoir des documents de bonne source expliquant ma présence sur les îles de la Reine-Charlotte, vous ne pouvez pas sérieusement me prendre pour un passeur de diamants !
Bon ! J'ai été ravi de bavarder avec vous, ajouta-t-il en se levant, mais je ne voudrais pas traîner ici trop longtemps.
- Je regrette mais vous êtes prié de rester ici temporairement, dit Merchant d'un ton soudain très professionnel.
- Vous n'avez aucunement le droit de m'y obliger.
- Etant donné que vous avez pénétré sur une propriété privée sous un faux prétexte, j'ai tous les droits pour vous arrêter.
" C'est mauvais, se dit Pitt. Si Merchant cherche un peu plus profondément et trouve le lien qui existe entre moi, les sours Dorsett et le Polar queen, alors aucun mensonge, aussi Imaginatif soit-il, ne pourra expliquer ma présence. "
- Et Stokes ? Puisque vous savez qu'il est de la police montée, pourquoi ne pas vous retourner vers lui?
- Je préfère me retourner vers ses supérieurs, dit Merchant d'un ton presque allègre, mais pas avant d'avoir enquêté de près sur cette affaire.
Pitt ne douta pas un instant qu'on ne le laisserait pas quitter vivant la propriété.
- Est-ce que Stokes est libre de partir?
- Dès qu'il aura terminé les mutiles réparations de son appareil. «a m'amuse beaucoup de regarder ses essais enfantins de surveillance.
- Il est évident qu'il fera savoir ma capture.
- C'est à prévoir, dit sèchement Merchant.
De l'extérieur arriva le bruit caractéristique d'un moteur d'avion qu'on D'o˘ viennent les rêves?
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démarre. On avait obligé Stokes à décoller sans son passager. S'il devait agir, Pitt se dit qu'il avait moins de trente secondes pour le faire. Il nota la présence d'un cendrier avec plusieurs mégots d'o˘ il conclut que Mer-chant fumait. Il leva les mains d'un geste de défaite.
- Si l'on doit me retenir contre mon gré, puis-je avoir une cigarette ?
- Je vous en prie, dit Merchant en poussant vers lui le cendrier. Je crois même que je vais en allumer une aussi.
Pitt avait cessé de fumer depuis des années mais il fit un geste lent, comme pour atteindre la poche de poitrine de sa chemise. Serrant le poing droit, il le claqua contre sa main gauche puis, rapide comme l'éclair, tirant sur un bras et poussant sur l'autre pour augmenter sa force, il écrasa son coude droit dans l'estomac du garde derrière lui. On entendit un cri de douleur étouffé tandis que l'homme se pliait en deux.
Le temps de réaction de Merchant fut admirable. Il sortit un petit automatique 9 mm du holster de sa ceinture et en ôta le cran de s˚reté d'un geste mille fois répété. Mais avant que le canon de l'arme puisse atteindre le dessus du bureau, il se trouva nez à nez avec celui du fusil automatique du garde, maintenant bien calé entre les mains de Pitt, pointé sur sa figure. Le chef de la sécurité eut l'impression de regarder à travers un tunnel sans lumière à l'autre bout.
Lentement, il posa son pistolet sur le bureau.
- Vous ne l'emporterez pas au paradis, dit-il d'une voix pincée. Pitt saisit l'automatique et le laissa tomber dans la poche de sa veste.
- Désolé de ne pas rester dîner, mais je ne tiens pas à ce que l'avion parte sans moi.
Déjà il passait la porte et traversait le hangar en courant. Il jeta le fusil au passage dans une poubelle, atteignit la porte et continua dans la foulée en traversant le cercle des gardes. Ceux-ci le regardèrent d'un air soupçonneux mais supposèrent que le patron lui avait permis de partir. Ils ne firent pas un geste pour l'arrêter tandis que Stokes remettait les gaz et que l'appareil commençait à rouler le long de la piste.
Pitt sauta sur un flotteur, ouvrit la porte malgré le vent de l'hélice et se jeta à l'intérieur de la carlingue.
Stokes le regarda avec stupeur tandis qu'il se glissait dans le siège du copilote.
- Seigneur! Mais d'o˘ venez-vous?
- Il y avait beaucoup de circulation pour arriver à l'aéroport, dit Pitt en reprenant son souffle.
- Ils m'ont obligé à décoller sans vous.
- qu'est-il arrivé à votre agent infiltré?
- Il ne s'est pas montré. Il y avait trop de gardes autour de l'avion.
- Vous n'allez pas être content mais le chef de la sécurité de Dorsett, un pauvre crétin du nom de John Merchant, a découvert que vous appartenez au CID et à la police montée.
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- «a fiche en l'air ma couverture de pilote de brousse, murmura Stokes en tirant sur la colonne de direction.
Pitt ouvrit sa fenêtre latérale, passa la tête dans l'ouverture et regarda en arrière. Les gardes ressemblaient à des fourmis excitées courant dans tous les sens. Puis il aperçut autre chose qui lui fit l'effet d'un coup de poing dans l'estomac.
- Je crois que je les ai rendus furieux.
- C'est peut-être quelque chose que vous leur avez dit? Pitt referma sa fenêtre.
- En réalité, j'ai tabassé un garde et fauché l'arme personnelle du chef de la sécurité.
- «a a d˚ suffire.
- Ils nous poursuivent avec un de ces hélicos blindés.
- Je connais, dit Stokes d'un air ennuyé. Ils font au moins quarante nouds de plus que mon autobus. Ils nous rattraperont bien avant que nous ayons rejoint Shearwater.
- Ils ne peuvent pas nous descendre devant témoins, dit Pitt. A quelle distance se trouve la plus proche communauté habitée sur l'île de Moresby ?
- C'est le village de Mason Broadmoor. Il se trouve sur la crique de Blackwater, à soixante kilomètres environ au nord d'ici. Si nous y allons d'abord, je pourrai me poser sur l'eau, au milieu des bateaux de pêche du village. L'adrénaline au niveau maximum, Pitt jeta à Stokes un regard de flammes.
- Alors, allez-y!
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Pitt et Stokes se rendirent très vite compte qu'ils étaient, depuis le début, dans une situation sans issue. Ils ne pouvaient que filer vers le sud avant de s'incliner en un virage de 180 degrés vers l'île de Moresby, au nord. L'hélicoptère McDonnell Douglas Defender, piloté par les hommes de la sécurité de Dorsett, s'éleva verticalement devant le hangar, sans manouvrer, tourna vers le nord et se lança à la poursuite de l'appareil amphibie, plus lent que lui, avant même que le pilote ait passé la première. Le compteur de vitesse du Havilland Beaver indiquait 160 nouds mais Stokes avait l'impression de piloter un planeur tandis qu'il traversait l'étroit chenal séparant deux îles. - O˘ sont-ils ? demanda-t-il sans quitter des yeux la chaîne de collines
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peu élevées, couvertes de pins et de cèdres, droit devant lui. Il volait à
cent mètres seulement au-dessus de l'eau.
- Cinq cents mètres derrière nous mais ils gagnent du terrain, répondit Pitt.
- Il n'y a qu'un appareil?
- Ils ont probablement pensé qu'ils n'auraient aucun mal à nous descendre et ont laissé l'autre à la maison.
- Si nous n'avions pas le poids de nos flotteurs et le freinage qu'ils nous imposent, nous serions sur un pied d'égalité.
- Avez-vous des armes dans cette antiquité? demanda Pitt.
- Le règlement l'interdit.
- Dommage que vous n'ayez pas caché une mitraillette dans chaque flotteur.
- Contrairement à vos officiers de police américains, qui se fichent de transporter tout un arsenal, nous n'aimons pas avoir d'armes sauf pour les missions o˘ notre vie est en danger.
Pitt lui lança un regard incrédule.
- Et comment appelez-vous ce bazar?
- Une difficulté imprévue, répondit stoÔquement Stokes.
- Alors nous ne possédons que le pistolet 9 mm que j'ai volé, contre deux mitrailleuses lourdes, dit Pitt d'un ton résigné. Vous savez, j'ai descendu un hélico rien qu'en lançant un canot de sauvetage sur ses lames, il y a deux ans '.
Ce fut au tour de Stokes de considérer avec étonnement le calme incroyable de son passager.
- Désolé. A part deux gilets de sauvetage, les cales sont vides.
- Ils se portent sur notre droite pour mieux viser. quand je vous le dirai, laissez tomber les flaps et ramenez la manette des gaz.
- Je ne pourrai jamais remonter si je cale à cette altitude.
- Voler au niveau des arbres, c'est mieux que de prendre une balle dans la tête et s'écraser en flammes.
- Je n'y avais pas pensé sous cet angle, avoua Stokes en souriant.
Pitt regarda intensément l'hélicoptère bleu-noir arriver à la parallèle de l'hydravion. Il sembla suspendu là, comme un faucon planant en surveillant un pigeon. Il était si près qu'on discernait les visages du pilote et du copilote. Tous deux souriaient.
Pitt ouvrit sa fenêtre latérale et tint l'automatique hors de leur vue, sous le ch‚ssis.
- Pas de menace par radio? s'étonna Stokes. Ils n'exigent pas que nous retournions à la mine?
- Ces types jouent serré. Ils n'oseraient pas tuer un mounty2 s'ils n'en 1. Voir L'Or des Incas, op. cit.
2. Nom affectueusement donné par les Canadiens aux policiers à cheval de leur Gendarmerie royale.
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avaient pas reçu l'ordre de quelqu'un de très haut placé à la Dorsett Consolidated.
- Je n'arrive pas à croire qu'ils pensent s'en tirer comme ça!
- En tout cas, ils vont essayer, dit Pitt avec calme, les yeux fixés sur le tireur. Tenez-vous prêt.
Il n'était pas optimiste. Leur seul avantage, qui n'était d'ailleurs pas du tout un avantage, c'était que le 530 MD Defender était plus fait pour le combat air-sol que pour se battre en l'air.
Stokes tenait le manche entre ses genoux, une main posée sur les leviers de volets et l'autre serrée sur la manette des gaz. Il se demanda pourquoi il faisait confiance à un homme qu'il connaissait depuis moins de deux heures.
La réponse était simple. Au cours de toutes ses années chez les mounties, il n'avait pas rencontré beaucoup d'hommes capables de contrôler parfaitement une situation apparemment désespérée.
- Allez-y! hurla Pitt tout en levant l'automatique et en tirant au même instant.
Stokes rabattit les volets à fond et repoussa vivement la manette des gaz.
Le vieux Beaver, privé de la puissance de son moteur et maintenu par la résistance du vent contre ses gros flotteurs, ralentit aussi soudainement que s'il était entré dans une flaque de glu. Presque au même moment, Stokes entendit le son saccadé et rapide d'une mitrailleuse et celui des balles sur une de ses ailes. Il entendit aussi le claquement sec de l'automatique de Pitt.
" Ce n'est pas un vol, pensa-t-il en faisant tout son possible pour faire virer l'avion en perte de vitesse, on dirait le trois-quarts aile d'un lycée de banlieue en face de toute la ligne de défense de l'équipe de foot de Phoe-nix Cardinal. "
Puis soudain, pour une raison incompréhensible, la fusillade cessa. Le nez de l'appareil baissait et il tira à nouveau la manette pour reprendre un peu de contrôle.
Stokes lança un rapide regard sur le côté tandis que l'avion amphibie reprenait une ligne de vol plus classique et un peu de vitesse.
L'hélicoptère avait viré de bord. Le copilote se tenait curieusement ramassé sur le côté dans son siège, derrière plusieurs impacts de balles dans la bulle de plastique du cockpit. Il fut surpris de constater que le Beaver répondait encore à ses commandes. Mais ce qui le surprit bien davantage fut l'expression qu'il lut sur le visage de Pitt : la déception.
- Merde! murmura-t-il. Loupé!
- De quoi vous plaignez-vous? Vous avez eu le copilote!
Pitt, furieux contre lui-même, le regarda comme s'il n'avait rien compris.
- Je visais le rotor! dit-il.
- En tout cas, vous avez parfaitement calculé le timing. Comment avez-vous su à quel moment exactement me donner le signal et tirer?
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- Le pilote a cessé de sourire.
Stokes renonça à comprendre. Ils n'étaient pas encore hors de danger. Le village de Broadmoor était à trois kilomètres.
- Ils viennent faire un nouvel essai! dit Pitt.
- «a ne servirait à rien de tenter la même manouvre.
- Je suis d'accord. Le pilote doit s'y attendre. Cette fois, tirez la colonne de contrôle en arrière et faites un Immelmann.
- qu'est-ce que c'est qu'un Immelmann? Pitt le regarda de travers.
- Vous ne savez pas ? Depuis combien de temps volez-vous, nom de Dieu?
- Vingt et une heures, à quelques minutes près.
- Oh ! «a, c'est parfait ! grogna Pitt. Remontez en demi-boucle puis faites un demi-rouleau en haut. Et pour finir, partez dans la direction opposée.
- Je ne suis pas s˚r d'être capable de faire ça.
- Est-ce que les mounties n'ont pas de pilotes professionnels?
- Aucun n'était disponible pour cette mission, dit Stokes, vexé. Vous croyez pouvoir toucher une partie vitale de l'hélico, cette fois?
- Pas à moins d'une chance incroyable, répondit Pitt. Je n'ai plus que trois balles.
Le pilote du Defender n'hésita pas une seconde. Il se mit en position d'attaque directe par le haut et sur le côté de sa cible impuissante. Une attaque bien pensée, qui ne laissait pas à Stokes de grandes possibilités de manouvre.
- Maintenant ! hurla Pitt. Baissez le nez pour prendre de la vitesse et remontez pour votre boucle!
L'inexpérience de Stokes le fit hésiter. Il arrivait à peine en haut de sa boucle, se préparant au demi-tonneau, quand les balles de 7,62 commencèrent à s'écraser contre le fuselage de mince aluminium. Le pare-brise vola en éclats et les balles frappèrent le tableau de bord. Le pilote du Defender changea son angle de tir et dirigea son feu du cockpit à travers le fuselage. C'était une erreur qui permit au Beaver de rester en l'air. Son moteur aurait d˚ exploser.
Pitt tira ses trois dernières cartouches et se jeta en avant vers le plancher de l'appareil afin de présenter la plus petite cible possible, ce qui n'était en fait qu'une illusion.
Malgré tout, Stokes avait réussi l'Immehnann, un peu tard, certes, mais maintenant le Beaver avait cessé d'être dans l'axe de l'hélicoptère avant que le pilote ait pu virer sur 180 degrés. Pitt secoua la tête, incrédule, et se t‚ta pour vérifier qu'il n'était pas blessé. A part des petites coupures sur le visage, dues aux éclats de pare-brise qui avaient volé dans tous les sens, il était sain et sauf. Le Beaver volait droit, le moteur en étoile ronronnait doucement, sans à-coups. C'était la seule partie de l'avion qui n'ait pas été criblée de balles. Il regarda Stokes, inquiet.
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- Vous allez bien?
Stokes tourna doucement la tête et jeta à Pitt un regard vague.
- Je crois que ces salauds m'ont sucré ma retraite, marmonna-t-il. Il toussa et ses lèvres se teintèrent de rouge. Le sang coula le long de son menton et tomba sur sa poitrine. Puis il glissa en avant, retenu par son harnais, inconscient.
Pitt saisit le manche du copilote et fit immédiatement prendre à l'amphibie un angle serré de 180 degrés qui le remit sur le bon chemin du village de Mason Broadmoor. Ce changement de cap soudain surprit le pilote de l'hélicoptère et une pluie de balles se perdit dans l'espace, derrière la queue de l'amphibie.
Il essuya le sang qui avait coulé dans son oil et fit rapidement le point.
Presque tout l'appareil était percé de plus de cent trous mais les systèmes de contrôle avaient été épargnés.
Le gros moteur 450 Wasp tournait toujours, chacun de ses cylindres accomplissant sa t‚che sans problème. que devait-il faire maintenant?
Le premier plan qui lui vint à l'esprit fut d'essayer d'éperonner l'hélicoptère. Le vieil adage " si j'y vais, tu y vas aussi " ! Mais ce ne pouvait être que ça, un essai. Le Defender était bien plus leste dans l'air que le massif Beaver, avec ses flotteurs énormes. Il avait autant de chances de réussir qu'un cobra luttant contre une mangouste. Dans ce genre de bataille, la mangouste gagne toujours parce que le cobra est plus lent.
La mangouste ne perd que lorsqu'elle s'attaque à un serpent à sonnette.
Cette pensée folle qui traversa l'esprit de Pitt se transforma en inspiration divine dès qu'il aperçut une petite chaîne de rochers, à cinq cents mètres devant lui, légèrement sur sa droite.
Un chemin menant aux rochers serpentait au milieu d'un bosquet de hauts sapins Douglas. Il plongea entre les arbres, les extrémités de ses ailes frôlant les aiguilles des branches supérieures des sapins. Pour tout autre que lui, l'action e˚t été un geste suicidaire. La manouvre trompa le pilote de l'hélicoptère, qui arrêta sa troisième attaque et suivit l'avion amphibie, volant au-dessus et derrière, attendant d'assister à un écrasement inévitable.
Pitt resta pleins gaz pour éviter de s'arrêter et prit le manche à deux mains, les yeux fixés sur le mur de rochers qui s'approchait, droit devant.
L'air lui arrivait en force par le pare-brise cassé et il devait tourner la tête de côté pour voir clair. Heureusement, ce courant d'air balayait le sang et les larmes qui coulaient malgré lui de ses yeux grimaçants.
Il continua à voler entre les arbres. C'était peut-être une sous-évaluation mais pas un mauvais calcul. Il allait faire le bon mouvement au bon moment.
Un dixième de seconde en plus ou en moins et il irait au-devant d'une mort certaine. Les rochers se précipitaient vers l'avion comme si quelqu'un les y poussait. Pitt les voyait bien, maintenant, des D'o˘ viennent les rêves?
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blocs gris et brun avec des taches noires. Il n'eut pas besoin de regarder l'aiguille de l'altimètre, calée sur le zéro, ni celle du tachymètre, loin dans le rouge. Le vieux zinc se précipitait au-devant de sa propre destruction, à toute la vitesse dont il était capable.
- Trop bas ! cria-t-il dans le vent qui se jetait sur lui. Deux mètres trop bas!
Il eut à peine le temps de compenser avant que les rochers ne soient sur lui. Il donna une secousse précise à la colonne de contrôle, juste assez pour relever le nez de l'appareil, juste assez pour que les extrémités de l'hélice passent au-dessus des blocs rocheux, avec à peine les quelques centimètres nécessaires. Il entendit le froissement soudain du métal lorsque les flotteurs d'aluminium s'écrasèrent sur l'obstacle et se détachèrent du fuselage. Le Beaver sauta en avant et s'éleva aussi gracieusement que l'aigle qui prend son essor, libéré de la corde qui le retenait au sol. Soulagé du poids des gros flotteurs, maintenant écrasés au sol, ainsi que de la résistance au vent qu'ils présentaient, le vieil avion devenait plus manouvrable et gagna au moins trente nouds en vitesse. Il répondit instantanément aux commandes de Pitt, sans paresse, avalant l'air et luttant pour prendre de l'altitude.
" Maintenant, se dit-il avec un sourire diabolique, je vais te montrer ce que c'est qu'un Immelmann. "
II lança l'avion dans une demi-boucle puis, d'un mouvement sec, lui fit faire un demi-tonneau, le dirigeant directement vers l'hélicoptère.
- Fais ton testament, salopard ! cria-t-il d'une voix forte que noyèrent le vent et le bruit du moteur. Voici le Baron rouge en personne!
Le pilote de l'hélicoptère comprit trop tard ce que voulait faire Pitt. Il ne pouvait ni esquiver ni se cacher. La dernière chose à laquelle il se serait attendu, c'était bien un assaut de ce vieil amphibie déglingué.
Pourtant il était là, proche de la collision, à deux cents nouds au moins.
L'appareil arrivait sur lui à une vitesse qu'il n'aurait pas crue possible.
Il fit une série de manouvres violentes mais le pilote du vieil appareil anticipait tous ses mouvements et se rapprochait. Il dirigea le nez de l'hélicoptère vers son opposant, dans une tentative rageuse de faire exploser le Beaver percé de partout, de le faire disparaître avant l'écrasement imminent.
Pitt vit l'hélicoptère faire demi-tour, vit la lueur des mitrailleuses, entendit les balles cribler le gros moteur en étoile. L'huile jaillit de sous le capot, formant des jets de vapeur en touchant les tuyères d'échappement et une traînée dense de fumée bleue qui s'étira derrière l'appareil. Pitt leva une main pour protéger ses yeux de l'huile chaude qui risquait d'éclabousser son visage, à cause des torrents mordants du courant d'air.
Une image se grava dans sa mémoire une microseconde avant l'impact : l'expression de résignation qu'il lut sur le visage du pilote d'en face.
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L'hélice et le moteur de l'amphibie s'écrasèrent carrément dans l'hélicoptère, juste derrière le cockpit, en une explosion de métal et de débris qui cisaillèrent la poutre de queue. Privé de la compensation du couple, le corps du Defender fut précipité dans une violente dérive latérale. Il se mit à tournoyer follement plusieurs fois avant de parcourir comme une pierre, les cinq cents mètres qui le séparaient du sol.
Contrairement à ce que les effets spéciaux nous montrent au cinéma, il n'explosa pas immédiatement mais, quand il le fit, le brasier forma une impressionnante masse de flammes. Il fallut près de deux minutes pour que tout cela se transforme en un rideau aveuglant.
Des morceaux de l'hélice du Beaver furent propulsés dans le ciel telles les roues de lumière d'un feu d'artifice. Le capot sembla éclater en se dégageant du moteur et flotta un instant dans les arbres, comme un oiseau blessé. Le moteur s'immobilisa dès que Pitt eut tourné la clef de contact.
Il s'essuya les yeux pour en chasser l'huile. Par-dessus les cylindres nus, il ne vit que le tapis de la cime des arbres. La vitesse tomba, le moteur cala tandis que Pitt se préparait au choc du crash. Les contrôles fonctionnaient encore, de sorte qu'il essaya de faire planer l'appareil qui traversait déjà les plus hautes branches des arbres.
Il y réussit presque. Mais l'extrémité de l'aile droite heurta un cèdre de soixante mètres de haut, ce qui fit pencher l'appareil sur un angle soudain de 90 degrés. Maintenant incontrôlable, l'avion plongea dans une masse épaisse de verdure. Son aile gauche s'enroula autour d'un autre cèdre et se brisa. Les aiguilles vertes se refermèrent sur l'avion rouge, le cachant à
la vue du ciel. Le tronc d'un sapin de plus d'un mètre de diamètre se dressa soudain devant l'avion déglingué. Le moyeu de l'hélice frappa l'arbre de plein fouet et s'y enfonça. Le moteur entier sortit de ses montants, tandis que la moitié supérieure du sapin tombait sur le carénage de l'appareil dont il arracha la queue. Ce qui restait de l'épave s'enfonça dans le sol humide, au pied des arbres, et s'immobilisa.
Pendant quelques secondes le sol fut aussi silencieux qu'un cimetière. Pitt resta là, trop choqué pour bouger. Il regardait sans le voir le trou de ce qui avait été un pare-brise. Il remarqua soudain que le moteur avait disparu et se demanda vaguement o˘ il était parti. Enfin il se reprit et se pencha pour examiner Stokes.
Le mounty trembla sous l'effet d'une quinte de toux puis secoua faiblement la tête et parut reprendre un peu conscience.
Il cligna des yeux et regarda, au-dessus du tableau de bord, les branches de sapin qui pendaient dans le cockpit.
- Comment avez-vous atterri dans cette forêt? marmonna-t-il.
- Vous avez dormi pendant la partie la plus intéressante du voyage, répondit Pitt en massant plusieurs ecchymoses.
Il n'était pas nécessaire d'avoir fait huit ans de médecine pour comprendre que Stokes mourrait si on ne le conduisait pas à l'hôpital. Rapidement, il baissa la fermeture Eclair de la vieille combinaison de D'o˘ viennent les rêves?
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vol, ouvrit la chemise du policier et chercha la blessure. Il la trouva à
gauche du sternum, sous l'épaule. Il y avait si peu de sang et le trou était si petit qu'il faillit ne pas le voir. Ceci n'avait pas été fait par une balle, c'est du moins ce que Pitt pensa d'abord. Etonné, il leva les yeux sur le cadre qui avait autrefois tenu le pare-brise. Il était écrasé à
l'extrême. L'impact d'une balle avait détaché une esquille d'aluminium qui était allée se loger dans la poitrine du policier, en pénétrant dans le poumon gauche. Un centimètre plus loin et c'était dans le cour qu'elle pénétrait. Stokes toussa et cracha un flot de sang par la fenêtre ouverte.
- C'est drôle, murmura-t-il, j'ai toujours pensé que je me ferais descendre au cours d'une poursuite sur l'autoroute ou dans une allée sombre.
- Vous n'aurez pas cette chance.
- Est-ce que ça a l'air très amoché?
- Vous avez un éclat de métal dans un poumon, expliqua Pitt. Est-ce que vous souffrez?
- «a m'élance plus qu'autre chose.
Pitt se leva et alla se placer derrière Stokes.
- Ne bougez pas, je vais vous sortir de là.
En dix minutes, il réussit à ouvrir à coups de pied la porte de la carlingue et, avec précaution, sortit le poids mort qu'était Stokes et le posa doucement sur le sol meuble. Ce fut un effort considérable et Pitt eut du mal à reprendre son souffle. Il s'assit un moment près du Canadien. Le visage de Stokes eut plusieurs contractions de douleur mais il ne laissa pas échapper une plainte. Sur le point de s'évanouir, il ferma les yeux.
Pitt le gifla pour le garder éveillé.
- Ne me faites pas ce coup-là, vieux. J'ai besoin de vous pour trouver le village de Mason Broadmoor.
Stokes battit des paupières et lança à Pitt un regard étonné, comme s'il se rappelait quelque chose.
- L'hélico Dorsett, dit-il entre deux quintes de toux, qu'est-il arrivé à
ces salauds qui nous tiraient dessus?
Pitt tourna la tête vers la fumée qui montait au-dessus de la forêt et sourit.
- Ils ont fini en barbecue.
21
Pitt s'était attendu à une marche pénible dans la neige de janvier sur l'île Kunghit, mais seule une couche légère était tombée et avait du reste 192
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fondu depuis le dernier orage. Il tirait Stokes derrière lui sur un travois, un appareil utilisé par les Indiens des plaines, en Amérique, pour tracter de lourdes charges. Il ne pouvait pas abandonner Stokes et il n'était pas question de porter le policier sur son dos car cela risquait de lui déclencher une hémorragie interne. Aussi avait-il pris deux longues branches mortes qu'il avait reliées par des lanières prises dans l'épave de l'avion. Il avait ainsi fait une sorte de plate-forme entre les poteaux, avec un harnais à une extrémité, puis attaché Stokes au milieu de ce travois.
Il passa le harnais sur ses épaules et commença à tirer le blessé à travers les bois. Une heure passa, puis une autre. Le soleil se coucha, la nuit vint, et Pitt tirait toujours, attentif à garder la direction du nord dans l'obscurité, réglant sa course sur la boussole qu'il avait enlevée au tableau de bord du Beaver. Il avait déjà fait la même chose, plusieurs années auparavant, lorsqu'il avait d˚ traverser le Sahara1.
Toutes les dix minutes, il interrogeait Stokes.
- Vous êtes toujours avec moi?
- Je tiens le coup, répondit faiblement le policier.
- J'ai devant moi un ruisseau qui coule vers l'ouest.
- Vous êtes arrivé à Wolf Creek. Traversez-le et dirigez-vous vers le nord-ouest.
- A quelle distance sommes-nous du village de Broadmoor? Stokes répondit d'une voix à peine audible.
- Deux, peut-être trois kilomètres.
- Continuez à me parler. Vous m'entendez?
- Vous parlez comme ma femme.
- Vous êtes marié?
- Depuis dix ans, oui, à une sacrée bonne femme qui m'a donné cinq enfants.
Pitt réajusta les lanières du harnais qui lui coupaient la poitrine et tira Stokes de l'autre côté du ruisseau. Après un kilomètre environ de laborieuse traversée de broussailles, il atteignit un vague sentier qui allait dans la bonne direction. Il y avait de la végétation par endroits mais le cheminement était plus facile, ce que Pitt apprécia après s'être frayé une voie dans le bois, au milieu des buissons poussant entre les arbres. Deux fois, il crut s'être perdu mais, quelques mètres plus loin, il retrouva la piste. Malgré le froid extrême, l'effort le faisait transpirer.
Il n'osa pas s'arrêter pour se reposer. Si Stokes devait vivre et revoir sa femme et ses enfants, il fallait que Pitt se dépêche. Il continua sa conversation à sens unique avec le policier, essayant de toutes ses forces de l'empêcher de se laisser aller au coma. Se concentrant pour avancer, un pas après l'autre, Pitt n'eut pas conscience de quoi que ce soit d'étrange.
1. Voir Sahara, Grasset, 1994.
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Stokes murmura quelque chose que Pitt ne comprit pas. Il tourna la tête et s'arrêta.
- Vous voulez que je m'arrête? demanda-t-il.
- Vous sentez...? dit Stokes dans un souffle.
- Je sens quoi?
- La fumée.
D'un seul coup, Pitt réalisa. Il inspira profondément. L'odeur de bois venait de quelque part devant lui. Il était fatigué, désespérément fatigué
mais il se pencha, réajusta le harnais et repartit en titubant. Bientôt il entendit le bruit d'un petit moteur et d'une scie à chaîne entamant du bois. L'odeur se fit plus forte et il aperçut la fumée s'élevant au-dessus des arbres, dans la fraîche lumière de l'aurore. Son cour battait sous l'effort mais il n'allait pas abandonner si près du but.
Le soleil se leva mais resta caché derrière des nuages gris et sombres. Une petite pluie fine tombait lorsqu'il entra dans une clairière touchant à la mer et donnant sur un petit port. Il se trouva devant un groupe de maisons en rondins avec des toits de tôle ondulée. De la fumée sortait de certaines cheminées. De hauts totems cylindriques s'élevaient en diverses parties du village, représentant des silhouettes humaines ou animales taillées dans le bois. Une flottille de bateaux de pêche se balançait doucement près d'un dock flottant, les équipages travaillant sur les moteurs ou réparant les filets de pêche. Plusieurs enfants, rassemblés sous une remise, se pressaient autour d'un homme sculptant un gros tronc d'arbre avec une scie à chaîne. Deux femmes bavardaient en étendant du linge. L'une d'elles aperçut Pitt, le montra du doigt et cria pour prévenir les autres.
Epuisé de fatigue, Pitt se laissa tomber sur les genoux tandis qu'une douzaine de personnes se précipitaient vers lui. Un homme aux longs cheveux raides entourant un visage rond s'agenouilla près de lui et lui entoura les épaules de son bras.
- Tout va bien, maintenant, dit-il d'une voix grave. Emmenez-le à la maison commune, ordonna-t-il en s'adressant à trois hommes près de lui. Pitt le regarda.
- Vous ne seriez pas Mason Broadmoor, par chance? Les yeux sombres de l'Indien le dévisagèrent avec curiosité.
- Oui, c'est moi, pourquoi?
- Seigneur! dit Pitt en laissant son corps fatigué tomber sur le sol accueillant, qu'est-ce que je suis content de vous voir!
Le petit rire nerveux d'une fillette éveilla Pitt de son léger somme.
Fatigué comme il l'était, il n'avait dormi que quatre heures. Il ouvrit les yeux, regarda un instant la gamine, lui adressa un grand sourire et loucha.
Elle sortit de la pièce en courant et en appelant sa mère.
Il se trouvait dans une pièce confortable, o˘ un petit radiateur dispen-194
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sait une agréable chaleur. Le lit sur lequel il était allongé était recouvert de peaux d'ours et de loups. Il sourit en repensant à Broadmoor, au milieu de son village isolé o˘ chacun vivait chichement, à l'ancienne, appelant sur son téléphone par satellite une ambulance aérienne pour emmener Stokes à l'hôpital, sur le continent.
Pitt lui avait emprunté son téléphone pour appeler le bureau du policier à
Shearwater. Dès qu'il eut prononcé le nom de Stokes, on lui avait passé un certain inspecteur Pendleton. Celui-ci lui avait demandé de raconter en détail les événements du matin précédent. Pitt avait achevé son rapport en donnant à Pendleton les indications nécessaires pour retrouver le lieu o˘
l'avion s'était écrasé, afin qu'il puisse retirer les appareils photo cachés dans les flotteurs, pour autant qu'ils aient résisté
aux chocs.
Un hydravion arriva avant que Pitt ait fini le bol de soupe de poissons que l'épouse de Broadmoor l'obligea à avaler. Deux infirmiers et un médecin examinèrent Stokes et assurèrent que le policier avait toutes les chances de s'en tirer. Ce n'est que lorsque l'hydravion eut redécollé vers l'hôpital le plus proche que Pitt avait accepté avec reconnaissance de dormir un moment sur le lit des Broadmoor.
Mme Broadmoor entra dans la pièce. A la fois gracieuse et équilibrée, ronde sans excès, Irma Broadmoor avait des yeux plus sombres que le café et une bouche rieuse.
- Comment vous sentez-vous, monsieur Pitt? Je pensais que vous ne vous réveilleriez pas avant au moins trois heures.
Pitt vérifia que sa mise était décente avant de repousser les couvertures et de poser ses pieds nus par terre.
- Je suis désolé de vous avoir privés de votre lit, votre mari et vous.
Elle eut un sourire plein de gaieté.
- Il est juste un peu plus de midi. Vous dormez seulement depuis huit heures ce matin.
- Je vous suis très reconnaissant de votre hospitalité.
- Vous devez avoir faim. Le bol de soupe de ce matin ne peut suffire à un homme de votre taille. qu'aimeriez-vous manger?
- Une boîte de haricots m'ira parfaitement.
- Les Indiens assis autour d'un feu de camp et mangeant des haricots en boîte dans les forêts du Nord, c'est un mythe. Je vais vous faire griller quelques tranches de saumon. J'espère que vous aimez le saumon?
- Bien s˚r!
- Pendant que vous attendez, allez bavarder avec Mason. Il travaille dehors.
Pitt enfila ses chaussettes et ses pataugas, se passa une main dans les cheveux et se sentit prêt à affronter le monde. Il trouva Broadmoor dans l'atelier ouvert, ciselant une b˚che de cinq bons mètres de long, en cèdre rouge, posée horizontalement sur quatre lourds chevalets. L'Indien atta-quait le bois avec une mailloche de bois rond et un ciseau concave appelé
une méplate. L'ouvrage n'était pas assez avancé pour que Pitt puisse se représenter l'ouvre achevée. Les têtes des animaux n'étaient encore qu'esquissées. Broadmoor leva la tête à l'approche de Pitt.
- Vous êtes-vous bien reposé?
- J'ignorais que la peau d'ours était si douce. Broadmoor sourit.
- Ne le répétez pas ou il n'y en aura plus un seul dans un an.
- Ed Posey m'a dit que vous sculptiez des totems. Je n'en avais encore jamais vus en cours de fabrication.
- Dans ma famille, on sculpte depuis des générations. Les totems se sont répandus parce que les premiers Indiens du Nord-Ouest n'avaient pas de langage écrit. On a pu conserver les sagas familiales et les légendes en sculptant des symboles, généralement des animaux, sur des cèdres rouges.
- Ont-ils une signification religieuse? demanda Pitt. Broadmoor fit signe que non.
- On ne les a jamais priés comme des idoles, mais plutôt révérés comme des esprits tutélaires.
- quels sont les symboles de celui-ci?
- C'est un totem funéraire, vous pourriez appeler ça une colonne commémorative. Je le fais en l'honneur de mon oncle, qui est mort la semaine dernière. quand j'aurai achevé ces sculptures, elles représenteront son emblème personnel, un aigle et un ours, ainsi qu'une silhouette haida traditionnelle du défunt. Alors on le plantera en terre, au cours d'une fête, au coin de la maison de sa veuve.
- En tant que maître sculpteur respecté, vous devez avoir des commandes pour les mois à venir. Broadmoor haussa les épaules avec modestie.
- J'en ai presque pour deux ans.
- Savez-vous pourquoi je suis ici? demanda Pitt.
La brusquerie de sa question arrêta le maillet de Broadmoor à mi-course. Il posa ses instruments et fit signe à Pitt de le suivre au bord du quai. Là, il s'arrêta près d'un petit hangar à bateaux qui s'achevait dans l'eau. Il en ouvrit la porte et entra. Deux petites embarcations flottaient dans un bassin en forme de " V ".
- Vous êtes dans les jet-skis? demanda Pitt. Broadmoor sourit.
- Je crois que maintenant on dit scooters des mers.
Pitt admira les deux WetJets Duo 300 fins et élancés, de Mastercraft Boats.
Ces rapides petits bateaux pouvant accueillir deux personnes étaient peints en rouge vif avec des symboles d'animaux haidas.
- On dirait presque qu'ils volent.
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- Sur l'eau, c'est ce qu'ils font. J'ai modifié leurs moteurs pour leur faire gagner quinze chevaux. Ils peuvent atteindre près de cinquante nouds.
Broadmoor changea soudain de sujet.
- Ed Posey a dit que vous vouliez faire le tour de l'île Kunghit avec un équipement de mesure acoustique. J'ai pensé que ces engins seraient parfaits pour mener à bien votre projet.
- En effet, ce serait idéal. Malheureusement mon hydrophone a pris un coup fatal quand Stokes et moi nous sommes crashés. Le seul moyen qui me reste, c'est de fouiller la mine moi-même.
- qu'espérez-vous y découvrir?
- La méthode qu'utilisé Dorsett pour extraire les diamants. Broadmoor ramassa un caillou et le lança au loin dans l'eau d'un beau vert sombre.
- La société possède une flottille qui patrouille tout autour de l'île, dit-il enfin. Ils sont armés et ça ne serait pas la première fois qu'ils attaqueraient les pêcheurs qui s'aventurent trop près de leurs côtes.
- On dirait que le gouvernement canadien ne m'a pas dit tout ce que je devais savoir, dit Pitt en maudissant silencieusement Posey.
- Je suppose qu'ils se sont dit que, puisque vous étiez officiellement leur employé pour faire des recherches sur place, vous ne seriez pas embêté par les gardes de la mine.
- Votre frère... Stokes m'a raconté qu'ils l'avaient abordé et qu'ils avaient br˚lé sa barque. L'Indien montra le totem en cours de réalisation, derrière eux.
- Vous a-t-il dit qu'ils avaient aussi tué mon oncle? Pitt secoua lentement la tête.
- Non. Je suis désolé.
- J'ai trouvé son corps qui flottait à huit kilomètres en mer. Il s'était accroché à deux bidons de carburant. L'eau était froide et il en est mort.
De son bateau de pêche, nous n'avons retrouvé qu'une partie de la cabine.
- Vous croyez que les gardes de Dorsett l'ont assassiné?
- Je sais qu'ils l'ont fait, dit Broadmoor avec un éclair de colère dans les yeux.
- Mais la justice? qui la représente?
- L'inspecteur Stokes ne représente qu'une brigade symbolique d'enquêteurs.
Lorsque Arthur Dorsett a envoyé ses géologues fouiller toutes les îles jusqu'à ce qu'ils trouvent la source principale des diamants sur Kunghit, il a utilisé son influence et sa fortune pour acheter littéralement l'île au gouvernement. Peu lui importait que, pour les Haidas, cette île soit une terre sacrée de leur tribu. Maintenant, mon peuple n'a plus le droit de mettre le pied sur l'île sans permission ni de pêcher à moins de quatre kilomètres de sa côte. Nous pouvons nous faire arrêter par les mounties qui, pourtant, sont payés pour nous protéger.
- Je comprends pourquoi le chef de la sécurité a si peu de considération pour la loi.
- Merchant? John l'Elégant, comme on l'appelle, dit Broadmoor avec de la haine dans le regard. Vous avez eu de la chance de vous échapper.
Autrement, vous auriez tout simplement disparu. Bien des gens ont essayé de trouver des diamants dans l'île et autour. Mais personne n'a réussi parce que tous ont disparu.
- Est-ce qu'un peu de la richesse que génèrent les diamants a atteint les Haidas?
- Jusqu'à présent, on s'est fait rouler. Si la richesse provenant des diamants devait nous atteindre, c'est devenu une possibilité plus politique que légale. Nous avons négocié des années durant pour avoir le droit de plaider, mais les avocats de Dorsett ont réussi à rendre nos demandes irrecevables.
- Je n'arrive pas à croire que le gouvernement canadien autorise Arthur Dorsett à lui dicter sa conduite.
- L'économie du pays est en jeu et les politiciens ferment les yeux devant les pots-de-vin et la corruption, tout en profitant de tout ce qui peut mettre un peu d'argent dans les caisses.
Il se tut un instant et regarda Pitt dans les yeux, comme pour tenter de lire sa pensée.
- Et vous, o˘ est votre intérêt, monsieur Pitt ? Est-ce que vous voulez faire fermer la mine?
- En effet, à condition de pouvoir prouver que leur excavation est la cause de ce fléau acoustique qui tue en masse des humains et la moitié de la faune aquatique.
- Je vous conduirai dans la propriété, dit enfin Broadmoor après un silence. Pitt réfléchit rapidement.
- Vous avez une femme et des enfants. Il est inutile de mettre nos deux vies en danger. Menez-moi sur l'île et je trouverai un moyen de passer le tumulus sans être vu.
- Impossible. Leur système de sécurité est tout ce qu'il y a de plus performant. Un écureuil ne passerait pas et ce n'est pas une image si l'on compte tous les petits cadavres qui jonchent le tumulus, avec ceux des centaines d'autres animaux qui vivaient sur cette île avant que les extractions des Dorsett ne mettent à sac ce qui était autrefois un superbe environnement. Et puis il y a les bergers allemands, qui sentent les intrus à cent mètres.
- Il y a toujours le tunnel.
- Vous n'y passerez jamais tout seul.
- Je peux toujours essayer. Il n'est pas nécessaire que votre femme devienne une veuve de plus.
- Vous ne comprenez pas ! insista patiemment Broadmoor dont les 198
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yeux br˚laient de désir de vengeance. La mine paie ma communauté pour que leurs cuisines regorgent de poisson frais. Une fois par semaine, mes voisins et moi allons à Kunghit pour livrer nos prises. Aux docks, nous chargeons les poissons sur des charrettes et les transportons par le tunnel jusqu'à l'office du chef cuisinier. Il nous sert un repas, nous paie en liquide - bien entendu moins cher que ce que vaut notre pêche - et nous repartons. Vous avez les cheveux noirs. Vous pouvez passer pour un Haida si vous portez un costume de pêcheur et que vous baissez la tête. Les gardes s'intéressent davantage aux voleurs de diamants qui essaient de sortir du camp qu'aux pêcheurs qui y entrent. Etant donné que nous ne faisons que livrer et que nous ne remportons rien, nous ne sommes pas suspects.
- Mais n'y a-t-il pas de travail bien rémunéré pour les gens de votre tribu, à la mine? Broadmoor haussa les épaules.
- Oublier la pêche et la chasse, c'est oublier l'indépendance. Les bénéfices que nous faisons en remplissant leurs réfrigérateurs vont à une nouvelle école pour nos enfants.
- Il y a un léger problème. John Merchant l'Elégant. Nous nous sommes rencontrés et je crois que nous éprouvons une antipathie réciproque. Il m'a vu de près.
L'Indien fit un geste désinvolte.
- Il n'y a guère de danger pour que Merchant vous reconnaisse. Il n'a jamais sali ses belles chaussures italiennes du côté du tunnel et des cuisines. Par ce temps, il se montre rarement hors de son bureau.
- Je ne pourrai pas recueillir beaucoup de renseignements auprès des aides-cuisiniers, dit Pitt. Connaissez-vous des mineurs auxquels vous pouvez faire confiance qui me décriraient les procédés d'exploitation?
- Tous les employés de la mine sont des Chinois amenés là illégalement par des syndicats criminels. Aucun ne parle anglais. Votre meilleure chance, c'est un vieil ingénieur des mines qui déteste la Dorsett Consolidated de tout son cour.
- Pouvez-vous le contacter?
- Je ne connais même pas son nom. Il dirige le puits du cimetière et prend généralement un repas à l'heure o˘ nous livrons notre poisson. Nous avons déjà bavardé autour d'une tasse de café. Il n'apprécie pas du tout les conditions de travail. Lors de notre dernière conversation, il a raconté
que l'an dernier, plus de vingt travailleurs chinois étaient morts dans les mines.
- Si je peux rester avec lui dix minutes, il pourra sans doute nous aider à
résoudre ce mystère acoustique.
- Je ne peux pas vous garantir qu'il sera là quand nous livrerons le poisson, dit Broadmoor.
- Il faudra donc que je croise les doigts, dit Pitt d'un ton pensif. quand devez-vous faire la prochaine livraison?
- Les derniers bateaux de pêche du village devraient rentrer dans quelques heures. Il faudra mettre le poisson dans la glace et dans des caisses, plus tard dans la soirée, puis être prêts à partir pour l'île Kunghit aux premières lueurs de l'aube.
Pitt se demanda s'il était physiquement et moralement prêt à jouer sa vie encore une fois. Puis il pensa aux centaines de cadavres qu'il avait vus sur le navire de croisière. Alors il n'eut plus le moindre doute sur ce qu'il devait faire.
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Six petits bateaux de pêche peints de couleurs vives entrèrent dans Port Rosé, les ponts chargés de caisses en bois remplies de poissons rangés dans la glace. Les moteurs diesel faisaient un bruit de train miniature. Un fin brouillard s'étendait sur l'eau à laquelle il donnait une couleur gris-vert. Le soleil n'était encore qu'une demi-boule à l'est et le vent n'avait pas plus de cinq nouds. Les vagues n'avaient pas d'écume et les seules taches blanches étaient créées par l'hélice et la proue des bateaux qui creusaient leur chemin en une houle modérée.
Broadmoor s'approcha de Pitt, assis à l'arrière d'o˘ il observait les mouettes qui plongeaient et volaient derrière le sillage du bateau dans l'espoir de quelque chose à manger.
- Il est temps de jouer votre personnage, monsieur Pitt.
Pitt n'avait pas réussi à persuader Broadmoor de l'appeler Dirk. Il hocha la tête et se concentra sur le nez qu'il faisait semblant de sculpter sur un masque que les Haidas lui avaient prêté. Il portait un pantalon de ciré
jaune avec des bretelles par-dessus un gros pull-over de laine tricoté par Mme Broadmoor. Son bonnet était enfoncé jusqu'à ses épais sourcils noirs.
Comme les Indiens n'ont jamais les joues assombries de barbe à cinq heures du matin, il s'était rasé de très près.
Il ne leva pas les yeux et continua à passer la lame de son couteau sur le masque en regardant du coin de l'oil le long quai - un vrai quai, capable d'accueillir de gros navires avec des poteaux d'ancrage - qui parut s'agrandir encore à mesure que les bateaux approchaient du port. Une grue immense glissait sur ses rails sur un des côtés du quai, pour décharger de lourds équipements et autres chargements de navires transocéaniques.
Un gros catamaran aux lignes étonnamment douces, à la super-200
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structure très arrondie, était ancré près du quai. Pitt n'avait jamais vu de yachts de ce type. Ses deux coques en fibre de verre à haute performance semblaient avoir été conçues pour la vitesse et le confort. A première vue, il devait fendre l'eau à plus de quatre-vingts nouds. D'après la description que Giordino lui avait faite de ce fameux bateau semblable à un engin spatial, ce devait être là le b‚timent qu'on avait aperçu s'éloignant du cargo Mentawai. Pitt chercha son nom et son port d'appartenance, généralement inscrits sur la traverse mais aucune marque ne défigurait la beauté de la coque bleu saphir du yacht.
La plupart des propriétaires sont fiers du nom dont ils baptisent leur bateau, se dit Pitt, ainsi que du port d'enregistrement. Mais il avait une petite idée de la raison pour laquelle Arthur Dorsett ne tenait pas à la publicité pour son navire.
Son intérêt éveillé, il regarda avec attention les hublots aux rideaux tirés. Le pont ouvert était désert. Aucun marin, aucun passager dans l'air vif de ce jour tout neuf. Il allait détourner son regard pour étudier un groupe de gardes en uniforme debout sur le quai quand une porte s'ouvrit : une femme s'avança sur le pont.
Elle était stupéfiante, grande comme une Amazone, extrêmement belle. Elle secoua la tête pour rejeter en arrière une masse de cheveux blond roux, longs et indisciplinés. Elle portait un court déshabillé et semblait à
peine sortie du lit. Ses seins paraissaient rebondis et curieusement disproportionnés. Ils étaient entièrement couverts par le vêtement qui ne laissait même pas deviner leur naissance. Pitt perçut une sorte de férocité
qui émanait de cette femme, aussi indomptable qu'une tigresse surveillant son domaine. Elle regarda la petite flotte de pêcheurs et son regard s'arrêta sur Pitt, qu'elle surprit à la contempler sans se cacher.
Le Pitt de tous les jours, celui que rien n'arrêtait, aurait soutenu son regard, enlevé son bonnet et salué. Mais il devait jouer le rôle d'un Indien, aussi se fit-il aussi neutre que possible, se contentant d'un petit salut très respectueux. Elle détourna les yeux et l'oublia comme s'il n'était qu'un arbre dans une forêt tandis qu'un serviteur en uniforme lui apportait une tasse de café sur un plateau d'argent. Frissonnant dans la fraîcheur de l'aube, elle rentra dans le salon du yacht.
- Elle est impressionnante, n'est-ce pas ? dit Broadmoor, amusé par l'admiration qu'il lut sur le visage de Pitt.
- Je dois admettre qu'elle ne ressemble à aucune des femmes que j'ai rencontrées à ce jour.
- Boudicca Dorsett, l'une des trois filles d'Arthur. Elle apparaît ainsi sans prévenir, plusieurs fois par an, sur ce yacht fabuleux.
Ainsi c'était la troisième fille. Perlmutter l'avait décrite comme cruelle et aussi froide que le cour d'un glacier. Maintenant qu'il l'avait vue, il avait du mal à croire que Maeve soit sortie des mêmes flancs que Deirdre et Boudicca.
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- Sans doute pour exiger plus de production de ses esclaves et pour compter les bénéfices.
- Ni l'un ni l'autre, dit Broadmoor. Boudicca dirige l'organisation de la société de surveillance. On m'a dit qu'elle allait d'une mine à l'autre, inspectant les systèmes et traquant les moindres faiblesses de ses employés.
- John Merchant l'Elégant sera particulièrement vigilant pendant qu'elle sera là à chercher des failles dans son système de sécurité, remarqua Pitt.
Il va sans doute pousser ses gardes à une surveillance spéciale pour impressionner la patronne.
- Nous allons devoir être encore plus prudents, admit Broadmoor. Il montra de la tête les gardes sur le quai, qui attendaient d'inspecter les bateaux de pêche.
- Regardez ça. Il y en a six. D'habitude, on n'en envoie pas plus de deux.
Celui qui porte un médaillon est le responsable du quai. Il s'appelle Crutcher. C'est un rat!
Pitt observa attentivement les gardes pour voir s'il en reconnaissait certains qui auraient pu l'apercevoir dans l'avion amphibie, quand il était entré dans l'île avec Stokes. La marée était basse et il dut écarquiller les yeux. Il craignit surtout d'être reconnu par celui qu'il avait assommé
dans le bureau de John Merchant. Heureusement, aucun des visages ne lui parut familier.
Ils portaient leurs armes à l'épaule, le canon dirigé vers les pêcheurs indiens. C'était pour les intimider, comme Pitt s'en rendit très vite compte. Ils n'auraient pas tiré juste sous le nez des marins du gros cargo mouillé près de là. Crutcher était un homme jeune et arrogant, de vingt-six ou vingt-sept ans, au visage froid. Il s'avança au bord du quai tandis que le barreur de Broadmoor rangeait le bateau de pêche près des bittes d'amarrage. Broadmoor lança un filin qui tomba sur les bottes de combat du garde.
- Salut, l'ami. que diriez-vous de nous amarrer? Le garde au visage de glace renvoya la corde sur le bateau d'un coup de pied.
- Amarrez-vous vous-mêmes, dit-il d'un ton sec.
" Un transfuge de quelque équipe de Forces spéciales, ce type-là " pensa Pitt en attrapant le filin. Il grimpa une échelle jusqu'au quai et bouscula légèrement mais volontairement Crutcher en attachant la corde autour d'un petit bollard.
Crutcher lança la jambe et frappa Pitt puis l'attrapa par les bretelles et le secoua violemment.
- Espèce de sale macaque puant, fais attention à tes manières, tu veux?
Broadmoor se raidit. C'était un piège. Les Haidas étaient des gens calmes, peu enclins à la colère. Il se dit que Pitt allait riposter et mettre un coup de poing sur le nez du garde méprisant.
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Mais Pitt ne mordit pas à l'hameçon. Il se détendit, frotta le bleu qu'il avait s˚rement aux fesses et regarda Crutcher, les yeux vides. Il retira son bonnet en signe de respect, révélant la masse de cheveux noirs dont il avait, à force de graisse, aplati les boucles. Il haussa les épaules en signe de déférence insouciante.
- J'ai pas fait attention. J'suis désolé.
- Je ne t'ai jamais vu, toi, dit Crutcher d'un ton glacial.
- J'suis venu plus de vingt fois, dit tranquillement Pitt et j'vous ai déjà
vu souvent. Vot'nom, c'est Crutcher. Pas le dernier voyage mais celui d'avant, vous m'avez mis un coup de poing parce que j'allais pas assez vite. Le garde observa Pitt un moment puis ricana, d'un rire comme un cri de chacal.
- Remets-toi sur mon chemin et je te botterai les fesses assez fort pour te renvoyer de l'autre côté du chenal!
Pitt lui adressa un regard amical et résigné et sauta sur le pont du bateau de pêche. Le reste de la flottille prenait place o˘ il y avait un espace entre les autres fournisseurs. quand il n'y en avait pas, les bateaux s'attachaient les uns aux autres, l'équipage du plus éloigné passant sa cargaison à celui qui était le plus proche du quai. Pitt rejoignit les pêcheurs et commença à passer des caisses de saumon à l'un des marins de Broadmoor qui les empilait sur des chariots attachés à un petit tracteur à
huit roues motrices. Les caisses étaient lourdes et le dos et les biceps de Pitt ne tardèrent pas à lui faire mal. Il serra les dents, sachant que les gardes le soupçonneraient s'il ne pouvait transporter les caisses avec l'aisance des Haidas.
Deux heures plus tard, les chariots étaient chargés. quatre gardes et les équipages des bateaux de pêche montèrent dessus, à côté des caisses et on se dirigea vers la cantine de la mine. On les arrêta à l'entrée du tunnel puis ils pénétrèrent dans un petit b‚timent o˘ on les pria de se déshabiller jusqu'aux sous-vêtements. On fouilla leurs affaires et eux-mêmes furent soumis aux rayons X. Tous passèrent sans problème, sauf un Haida qui avait oublié un gros couteau de pêche dans sa botte. Pitt trouva étrange qu'au lieu de confisquer simplement le couteau, on le rendit au pêcheur qui fut renvoyé sur le bateau. Les autres purent se rhabiller et remontèrent sur les chariots pour parcourir le reste du trajet jusqu'à la zone minière.
- Je pensais qu'on chercherait si vous aviez des diamants cachés au retour plutôt qu'à l'entrée, s'étonna Pitt.
- C'est pareil en sortant, expliqua Broadmoor. On a droit à la même fouille en quittant la mine. On nous passe aux rayons X pour bien nous faire comprendre que ça ne paie pas de passer une poignée de diamants en les avalant.
Le tunnel en béton qui traversait les scories de la mine mesurait envi-D'o˘ viennent les rêves?
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ron cinq mètres de haut et dix de large, ce qui laissait assez de place aux gros camions transportant des hommes et des machines depuis le quai de déchargement et retour. Il s'étendait sur près de cinq cents mètres et l'intérieur était illuminé par de longues rampes de néon. Des tunnels auxiliaires partaient à mi-chemin, moitié moins grands que l'artère principale.
- O˘ mènent ces tunnels? demanda Pitt à Broadmoor.
- C'est une partie du système de sécurité. Ils font le tour de toute l'enceinte et sont bourrés de matériel de détection.
- Les gardes, les armes, le système de surveillance sophistiqué! «a paraît un peu exagéré juste pour éviter le vol de quelques diamants.
- Ce n'est que la moitié du problème. Ils ne veulent pas que leur main-d'ouvre illégale s'échappe sur le continent. «a fait partie des accords avec les fonctionnaires canadiens corrompus.
Ils arrivaient à l'autre extrémité du tunnel, au milieu de l'activité de ruche de la mine. Le conducteur du tracteur rangea le train de chariots sur une route pavée entourant la grande cheminée ouverte qui était le cour du volcan. Il s'arrêta près d'un quai de chargement qui courait le long d'un b
‚timent de béton préfabriqué.
Un homme, en costume blanc de cuisinier sous une veste doublée de fourrure, ouvrit la porte d'un entrepôt o˘ l'on stockait les poissons. Il fit un geste de bienvenue à Broadmoor.
- Content de te voir, Mason. Tu arrives bien. Il ne nous reste que deux caisses de morue.
- On apporte assez de poissons pour engraisser tes mineurs, répondit Broadmoor. A voix basse, il expliqua à Pitt :
- Dave Andersen, le chef cuisinier de la mine. Un type bien mais qui boit trop de bière.
- La porte de la chambre froide est ouverte, annonça Anderson. Fais attention en rangeant les caisses. J'ai trouvé du saumon au milieu des carrelets, la dernière fois. «a fiche mes menus en l'air.
- Je t'ai apporté une g‚terie. Cinquante kilos de steak d'orignal.
- T'es sympa, Mason. C'est à cause de toi que je n'achète pas de poisson surgelé sur le continent, dit le cuisinier avec un grand sourire. quand tu auras rangé tes caisses, viens dans l'office. Mes aides auront préparé un petit déjeuner pour tes gars. Je te ferai un chèque dès que j'aurai fait l'inventaire de ce que tu apportes.
Les caisses de poisson furent empilées dans les congélateurs de la chambre froide et les pêcheurs haidas, suivis de Pitt, pénétrèrent avec plaisir dans la chaleur de l'office. Ils passèrent le long d'un comptoir o˘ on leur servit des oufs, des saucisses et des galettes. Pendant qu'ils se versaient du café, Pitt regarda autour de lui les hommes assis aux autres tables. Les quatre gardes bavardaient près de la porte, dans le nuage de 204
Onde de choc
fumée de leurs cigarettes. Environ cent mineurs chinois de l'équipe du matin remplissaient presque toute la pièce. Dix hommes, qui parurent à Pitt être des ingénieurs ou des directeurs, étaient assis dans une salle à
manger privée, plus petite.
- Lequel est votre employé mécontent ? demanda Pitt à Broadmoor. Celui-ci montra la porte menant aux cuisines.
- Il vous attend près des conteneurs à ordures. Pitt regarda l'Indien d'un air surpris.
- Comment avez-vous pu arranger ce rendez-vous? Broadmoor eut un grand sourire.
- Les Indiens ont des moyens de communication qui ne doivent rien aux fibres optiques.
Pitt ne lui posa pas d'autre question. Ce n'était pas le moment. Tout en surveillant les gardes, il s'avança d'un air tranquille vers la cuisine.
Aucun des employés ne leva les yeux de son travail quand il passa entre les fours et les éviers, poussa la porte arrière et descendit les quelques marches. Les grandes poubelles métalliques dégageaient une odeur de légumes pourris dans l'air frais du matin.
Il resta immobile, ne sachant trop à quoi s'attendre.
Une grande silhouette se détacha derrière une poubelle et s'approcha de lui. Il portait une combinaison de parachutiste. Le bas des jambes était taché de boue bleu‚tre. Sous son casque de mineur, son visage était couvert de ce que Pitt prit pour un masque avec un filtre de respiration. Il tenait un paquet sous le bras.
- J'ai cru comprendre que vous vous intéressiez à la façon dont fonctionnent les extractions, dit-il avec calme.
- Oui. Je m'appelle...
- Les noms importent peu. Nous n'avons pas beaucoup de temps si vous devez repartir avec les pêcheurs.
Il sortit du paquet une combinaison, un respirateur et un casque et les tendit à Pitt.
- Mettez ça et suivez-moi.
Pitt ne fit aucun commentaire et s'habilla. Il ne craignait pas de piège.
Les gardes auraient pu le prendre dix fois depuis qu'il avait mis le pied sur le quai. Il remonta la fermeture Eclair, serra la courroie du casque sous son menton, ajusta le respirateur sur son visage et suivit l'homme qui, il l'espérait, pourrait lui montrer la source responsable des morts violentes sur l'océan.
D'o˘ viennent les rêves?
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23
Pitt suivit l'énigmatique mineur, traversa la route et entra dans un immeuble préfabriqué o˘ plusieurs ascenseurs descendaient les hommes au fond, très loin en bas, et les en remontaient. Les deux plus grands transportaient les travailleurs chinois. Le plus petit, au bout de la rangée, était réservé aux personnages importants de la société. La machinerie de ces ascenseurs représentait ce qu'Otis avait inventé de plus moderne. La cabine bougeait doucement, sans bruit et sans donner la désagréable sensation de chute.
- A quelle profondeur allons-nous? demanda Pitt, la voix étouffée par le masque.
- Cinq cents mètres, répondit le mineur.
- Pourquoi les respirateurs?
- quand le volcan dans lequel nous sommes s'est réveillé, il n'y a pas si longtemps que ça, l'île Kunghit a été recouverte de pierre ponce. La vibration qui résulte du procédé d'extraction fait voler la poussière de pierre ponce qui est infernale pour les poumons.
- Est-ce la seule raison? insista Pitt un peu sournoisement.
- Non, admit honnêtement l'ingénieur. Je ne tiens pas à ce que vous voyiez mon visage. Ainsi, si les gardes ont des soupçons, je pourrai passer le test du détecteur de mensonge que le chef de la sécurité utilise aussi souvent qu'un généraliste fait passer des analyses d'urine.
- John Merchant l'Elégant? dit Pitt en souriant.
- Vous connaissez John?
- Nous nous sommes rencontrés.
L'homme haussa les épaules et accepta la réponse sans la commenter.
quand ils approchèrent du fond, les oreilles de Pitt perçurent une sorte de bourdonnement étrange. Avant qu'il puisse demander de quoi il s'agissait, l'ascenseur s'arrêta et les portes s'ouvrirent. L'homme le conduisit le long d'un puits de mine qui ouvrait sur une plate-forme d'observation, perchée cinquante mètres au-dessus de la vaste chambre d'extraction.
L'équipement, au fond du puits, n'avait rien à voir avec celui qu'on s'attend à trouver dans une mine. Pas de wagonnets remplis de minerai et tirés sur des rails par un petit moteur, pas de foreuses ni d'explosifs, pas de ces énormes machines à brasser la terre. La technologie déployée là
était probablement hors de prix, soigneusement étudiée, patiemment organisée. Ici, l'ordinateur s'occupait de tout, aidé dans 206
Onde de choc
un très petit domaine par la main-d'ouvre humaine. La seule mécanisation visible était un énorme pont suspendu avec des c‚bles et des godets qui soulevaient la matière bleu‚tre contenant les diamants jusqu'à la surface, puis les conduisait aux b‚timents o˘ les pierres étaient extraites.
L'ingénieur tourna la tête et le regarda à travers son masque.
- Mason ne m'a pas dit qui vous étiez ni qui vous représentiez. Et je ne veux pas le savoir. Il m'a seulement dit que vous essayiez de trouver la source du son qui voyage sous l'eau et qui tue.
- C'est exact. Des milliers d'espèces aquatiques et des centaines d'humains ont déjà été tués mystérieusement, en mer et le long des côtes.
- Vous pensez que le son vient d'ici?
- J'ai de bonnes raisons de penser que la mine de l'île Kunghit n'est que l'une de quatre sources. L'ingénieur eut un hochement de tête entendu.
- Komandoskie, dans la mer de Bering, l'île de P‚ques et l'île du Gladiateur, dans la mer de Tasmanie, devraient être les trois autres.
- Vous aviez deviné?
- Je le sais. Toutes utilisent la même technique d'extraction par ultrasons puisés que nous utilisons ici. (Il montra le puits.) Autrefois, nous creusions des puits pour suivre la concentration des diamants. Un peu comme dans les mines d'or on suit une veine. Mais quand les chercheurs et les ingénieurs de Dorsett ont perfectionné une nouvelle méthode d'extraction, qui multiplie la production par quatre en divisant par trois le temps nécessaire, on a rapidement abandonné les vieilles méthodes.
Pitt se pencha sur la balustrade et regarda le travail accompli au fond du puits. De gros véhicules robotisés semblaient percuter le minerai bleu en y creusant de longs canaux. Ensuite se produisit une vibration sinistre que Pitt sentit monter le long de ses jambes puis dans tout son corps. Etonné, il regarda l'ingénieur.
- La roche diamantifère et l'argile sont pulvérisés par des ultrasons générés par une très haute énergie. L'homme montra une grande structure de béton sans fenêtres visibles.
- Vous voyez cette construction, sur le côté sud du puits? Pitt fit signe qu'il la voyait.
- C'est un générateur nucléaire. Il lui faut une énorme quantité de puissance pour produire assez d'énergie pour pénétrer, à dix ou vingt impulsions par seconde, la roche diamantifère et la séparer du minerai bleu.
- C'est le cour du problème.
- C'est-à-dire? demanda l'ingénieur.
- Le son généré par votre équipement irradie dans la mer. quand il converge avec les énergies puisées par les autres mines de Dorsett éparpillées autour du Pacifique, son intensité augmente jusqu'à atteindre un niveau capable de désintégrer toute vie animale sur une grande surface.
D'o˘ viennent les rêves?
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- C'est un concept intéressant mais il y manque une donnée.
- Vous ne trouvez pas cela plausible? L'ingénieur secoua la tête.
- A elle seule, l'énergie sonore produite tout au fond ne tuerait pas une sardine à trois kilomètres d'ici. L'équipement de forage par ultrasons utilise des pulsations sonores d'une fréquence acoustique variant de 60 000
à 80 000 hertz ou cycles par seconde. Ces fréquences sont absorbées par les sels marins avant d'avoir eu le temps d'aller bien loin.
Pitt considérait l'ingénieur, essayant de deviner d'o˘ il venait mais, en dehors de ses yeux et de quelques mèches de cheveux gris sortant de son casque, il put seulement noter que l'homme avait à peu près la même taille que lui et environ dix kilos de plus.
- qu'est-ce qui me dit que vous n'essayez pas de me raconter des salades ?
Pitt ne put apercevoir le très léger sourire derrière le masque mais il le devina.
- Venez avec moi, dit l'homme. Je vais vous montrer la réponse à votre problème.
Ils remontèrent dans l'ascenseur, mais avant d'appuyer sur un autre bouton, il tendit à Pitt un casque doublé de mousse antibruit.
- Enlevez le casque de mine et mettez ceci. Et assurez-vous qu'il est bien ajusté ou vous allez ressentir un beau vertige. Il contient un émetteur et un récepteur qui nous permettront de parler sans crier.
- O˘ allons-nous? demanda Pitt.
- Dans un tunnel d'exploration creusé sous le puits principal pour relever les plus gros dépôts de pierres.
Les portes s'ouvrirent et ils pénétrèrent dans un tunnel minier creusé dans la roche volcanique, étayé de grosses poutres de bois. Pitt leva involontairement les mains et les pressa contre ses oreilles. Bien que le son f˚t étouffé, il ressentit une étrange vibration dans ses tympans.
- Vous m'entendez bien? demanda l'ingénieur.
- Je vous entends, répondit Pitt par le minuscule micro. Mais dans un ronronnement.
- Vous allez vous y habituer.
- qu'est-ce que c'est?
- Suivez-moi jusqu'à cent mètres d'ici et je vous montrerai la pièce qui manque à votre raisonnement.
Pitt suivit l'ingénieur jusqu'à un couloir latéral qui ne paraissait pas étayé. La roche volcanique constituant ses parois arrondies était lisse comme si on l'avait polie avec une énorme ponceuse.
- C'est un puits de lave Thurston, dit Pitt. J'en ai vu un sur la grande île de HawaÔ.
- Certaines laves, comme les laves basaltiques en composition, forment de minces couches appelées pahoehoe, qui coulent latéralement, en 208
Onde de choc
surfaces lisses, expliqua l'ingénieur. quand la lave se refroidit plus près de la surface, le flux plus profond, plus chaud, continue à couler jusqu'à
ce qu'il atteigne l'air libre, laissant derrière lui des chambres que nous appelons des tubes. Ce sont ces poches d'air qui sont conduites à résonner par l'ultrason puisé des opérations minières que vous avez vues au-dessus.
- que se passerait-il si j'enlevais le casque? L'ingénieur haussa les épaules.
- Allez-y, mais je pense que vous n'apprécierez pas beaucoup le résultat.
Pitt souleva le casque de mousse acoustique. Après une demi-minute, il se sentit désorienté et dut se tenir au mur du puits pour ne pas perdre l'équilibre. Juste après, il ressentit une nausée monter en lui comme un champignon. L'ingénieur s'approcha de lui et replaça le casque sur les oreilles de Pitt. Puis il lui passa un bras autour de la taille pour l'aider à se tenir debout.
- Satisfait? demanda-t-il.
Pitt respira profondément tandis que vertige et nausée diminuaient rapidement.
- Il fallait que je sache à quoi ça ressemble. Maintenant, j'ai une vague idée de ce que tous ces pauvres gens ont souffert avant de mourir.
L'ingénieur le ramena jusqu'à l'ascenseur.
- Ce n'est pas une épreuve agréable. Plus on creuse profond, plus ça empire. La seule fois o˘ je suis entré ici sans me protéger les oreilles, j'ai eu mal à la tête pendant une semaine.
Pendant que l'ascenseur s'élevait vers le haut du puits de lave, Pitt récupéra complètement, sauf que ses oreilles ne cessèrent de bourdonner. Il connaissait maintenant la source de la tragédie. Il savait comment elle fonctionnait pour détruire. Il savait comment l'arrêter - et il en fut soulagé.
- Je comprends, maintenant. Les poches d'air dans la lave font résonner et retournent les pulsations sonores de très haute intensité vers les rochers, en bas, puis dans la mer, produisant une incroyable explosion d'énergie.
- Vous avez votre réponse, maintenant.
L'ingénieur enleva son casque et passa la main dans ses cheveux gris clairsemés.
- La résonance, ajoutée à l'intensité du son, crée une énorme énergie, plus que suffisante pour tuer, ajouta-t-il.
- Pourquoi avez-vous risqué votre place et peut-être même votre vie pour me montrer cela?
Les yeux de l'homme lancèrent des éclairs et il enfonça rageusement ses mains dans les poches de sa combinaison.
- Je n'aime pas travailler pour des gens à qui je ne peux pas faire D'o˘ viennent les rêves?
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confiance. Des hommes comme Arthur Dorsett sèment le trouble et la tragédie
- si jamais vous le rencontrez, vous verrez comme il pue la mort.
D'ailleurs toute cette opération pue, comme toutes celles qu'il dirige. Ces pauvres travailleurs chinois, il les fait bosser jusqu'à ce qu'ils tombent.
Ils sont bien nourris mais jamais payés et on les traite comme des esclaves, dans le puits, dix-huit heures par jour. Il y a eu vingt morts par accident au cours des douze derniers mois parce qu'ils sont trop fatigués pour réagir et éviter de se mettre sur le chemin des machines.
Pourquoi ce besoin d'extraire des diamants vingt-quatre heures par jour alors qu'il y a dans le monde une surproduction de cette maudite pierre? De Beers dirige peut-être un monopole répugnant mais on doit lui rendre cette justice : ils produisent peu pour que les prix restent au plus haut. Non, Dorsett a une vilaine idée derrière la tête pour mettre le marché en danger. Je donnerais bien une année de salaire pour savoir ce qui se passe dans ce cerveau diabolique. quelqu'un comme vous, qui comprend l'horreur que nous causons ici, pourra peut-être faire quelque chose pour arrêter Dorsett avant qu'il ne tue encore d'autres innocents.
- Et qu'est-ce qui vous empêche de donner l'alarme ? demanda Pitt.
- C'est plus facile à dire qu'à faire. Tous les ingénieurs et chercheurs qui dirigent l'extraction ont d˚ signer des contrats cuirassés. Pas de résultat, pas de paie. Les avocats de Dorsett nous noieraient dans un écran de fumée si épaisse que, même au laser, nous ne pourrions le faire disparaître si nous leur faisions un procès. C'est comme ça, si les mounties entendaient parler du carnage des ouvriers chinois, Dorsett clamerait son innocence et s'assurerait que nous passions tous en jugement pour conspiration contre la société. On nous a prévenus que nous devrons quitter l'île dans quatre semaines. Nos ordres sont de fermer la mine la semaine précédente. C'est à ce moment-là seulement que nous toucherons le solde de notre salaire et que nous serons renvoyés chez nous.
- Pourquoi ne pas prendre un bateau et partir maintenant?
- Nous sommes plusieurs à y avoir pensé jusqu'à ce que le chef de production décide de le faire. D'après les lettres que nous avons reçues de sa femme, il n'est jamais arrivé chez lui et personne ne l'a revu depuis.
- Dorsett mène le bateau d'une poigne de fer!
- Aussi ferme que n'importe quel trafiquant de drogue en Amérique centrale.
- Pourquoi fermer la mine alors qu'elle produit encore?
- Je n'en ai pas la moindre idée. Dorsett a fixé les dates. Il est évident qu'il a un plan mais il ne le partagera pas avec ses employés.
- Comment Dorsett sait-il qu'aucun de vous ne parlera, une fois que vous serez sur le continent?
- Ce n'est un secret pour personne que si l'un d'entre nous parle, nous irons tous en prison.
- Et les travailleurs chinois?
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L'homme regarda Pitt par-dessus le respirateur qui lui cachait le bas du visage. Ses yeux étaient sans expression.
- quelque chose me dit qu'ils seront abandonnés dans la mine.
- Enterrés?
- Connaissant Dorsett, il serait capable d'en donner l'ordre à ses chiens de garde sans même un battement de paupière.
- L'avez-vous déjà rencontré? demanda Pitt.
- Une fois. Et c'est une fois de trop. Sa fille, l'Emasculatrice, est aussi mauvaise que lui.
- Boudicca, dit Pitt avec un petit sourire. C'est elle que vous appelez l'Emasculatrice ?
- Forte comme un bouf, cette fille, dit l'ingénieur. Je l'ai vue soulever de terre un homme de bonne taille, et ça, d'une seule main.
Avant que Pitt puisse poser une autre question, l'ascenseur atteignit le niveau de surface et s'arrêta dans l'immeuble principal. L'ingénieur en sortit, regarda une camionnette Ford qui passait. Pitt le suivit jusqu'au coin de la cantine, derrière les conteneurs d'ordures.
Il fit un signe à Pitt, montrant la combinaison.
- Cet équipement appartient à un géologue qui a attrapé la grippe et est en arrêt de travail. Il va falloir que je le rende avant qu'il ne s'aperçoive de sa disparition et se pose des questions.
- Super ! dit Pitt. J'ai probablement attrapé sa grippe par son respirateur.
- Vos amis indiens sont repartis à leurs bateaux. Il montra le quai o˘
s'empilait la nourriture déchargée. Le tracteur et les chariots étaient partis.
- La camionnette qui vient de passer devant l'ascenseur est une navette pour le personnel. Elle devrait revenir dans une ou deux minutes. Faites signe au conducteur et dites-lui de vous faire passer le tunnel.
Pitt regarda le vieil ingénieur d'un air dubitatif.
- Vous ne croyez pas qu'il me demandera pourquoi je ne suis pas parti avec les autres Haidas?
L'homme prit dans sa poche un carnet et un crayon et gribouilla quelques mots. Puis il détacha la feuille de papier, la plia et la remit à Pitt.
- Donnez-lui ceci. «a vous garantira un passage sans histoire. Maintenant, il faut que je retourne travailler avant que les beaux mecs musclés de John l'Elégant ne commencent à se demander o˘ je suis.
Pitt lui serra la main.
- Je vous remercie de votre aide. Vous avez pris un risque terrible en révélant les secrets de la Dorsett Consolidated à un parfait étranger.
- Si je peux empêcher la mort d'innocents, les risques que je prends ont un sens.
- Bonne chance, dit Pitt.
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- Bonne chance à vous aussi.
L'ingénieur commença à s'éloigner, pensa à quelque chose et revint sur ses pas.
- Juste une petite chose, par pure curiosité. J'ai vu l'hélico de Dorsett décoller et poursuivre un amphibie, l'autre jour. L'hélico n'est jamais revenu.
- Je sais, dit Pitt. Il a cogné une colline et explosé.
- Vous le saviez?
- J'étais dans l'amphibie. L'ingénieur lui jeta un regard étrange.
- Et Malcolm Stokes?
Pitt comprit soudain que cet homme était la taupe dont Stokes lui avait parlé.
- Il a une petite pointe de métal dans le poumon. Mais il va bien et aura tout le temps de profiter de sa retraite.
- J'en suis heureux. Malcolm est un brave type. Et il a une famille superbe.
- Une femme et cinq enfants, dit Pitt. Il me l'a dit après que nous nous sommes crashés.
- Alors vous ne vous en êtes sortis que pour revenir vous mettre dans la gueule du loup?
- Ce n'est pas très malin de ma part, n'est-ce pas? L'ingénieur sourit.
- Non, en effet.
Puis il reprit son chemin vers le b‚timent aux ascenseurs o˘ il disparut.
Cinq minutes après, la camionnette revint et Pitt lui fit signe de s'arrêter. Le chauffeur, en uniforme de garde de sécurité, le regarda d'un air soupçonneux.
- D'o˘ sortez-vous?
Pitt lui tendit le papier plié et haussa les épaules sans répondre. Le chauffeur lut la note, la froissa, la jeta par terre et hocha la tête.
- D'accord, montez. Je vous conduirai jusqu'au poste de fouille, de l'autre côté du tunnel.
Tandis que l'homme fermait sa portière et passait une vitesse, Pitt s'assit derrière lui et se pencha d'un air naturel pour ramasser la note froissée.
Il lut :
" Ce pêcheur haida était aux cabinets quand ses copains l'ont oublié en partant. Merci de le ramener au dock avant que les pêcheurs repartent.
C. Cussler, Chef d'Equipe. "
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Le chauffeur arrêta la camionnette devant le b‚timent de la sécurité o˘
Pitt fut exploré de la tête aux pieds par les rayons X pour la seconde fois ce matin-là. Le médecin chargé de vérifier le contenu de son estomac hocha la tête après avoir terminé la liste des points recherchés.
- Pas de diamants sur vous, mon grand, dit-il en étouffant un b‚illement.
- On n'en a pas besoin, grogna Pitt d'un ton indifférent. Les pierres, ça ne se mange pas. Ce sont des malédictions d'homme blanc. Les Indiens ne s'entre-tuent pas pour des diamants.
- Tu es en retard, non ? Les hommes de ta tribu sont passés là il y a vingt minutes.
- Je me suis endormi, dit Pitt en se rhabillant rapidement.
Il sortit en vitesse et courut jusqu'au quai. A cinquante mètres du bout du quai il s'arrêta, plein d'appréhension. Les bateaux de pêche des Hai-das étaient déjà à cinq bons kilomètres de là, dans le chenal. Il était seul et ne savait o˘ aller.
Un gros cargo achevait de décharger son fret, juste en face du yacht des Dorsett. Il tenta de se cacher derrière les conteneurs que le cargo faisait descendre par un treuil sur des patins de bois. Peut-être pourrait-il profiter de l'activité générale pour se rapprocher de la passerelle d'embarquement et monter discrètement à bord du navire. Il avait déjà une main sur la rampe et un pied sur la passerelle mais ne put aller plus loin.
- On ne bouge plus, pêcheur, dit une voix glaciale derrière lui. Alors, on a raté son bateau?
Pitt se retourna lentement et se raidit tandis que son cour se mettait à
battre deux fois plus vite. Le sadique Crutcher, penché sur une caisse contenant une grosse pompe, tirait tranquillement sur un cigare. Près de lui, un garde dirigeait vers Pitt le canon d'un fusil d'assaut M-l et l'agitait de haut en bas. C'était le garde que Pitt avait frappé dans le bureau de Merchant. Le cour de Pitt augmenta encore la vitesse de ses battements car John Merchant l'Elégant lui-même apparaissait derrière le garde et le regardait avec la froide autorité de celui qui tient la vie des gens dans le creux de sa main.
- Tiens ! tiens ! Monsieur Pitt ! Vous êtes un entêté !
- Je savais bien que c'était celui qui m'a frappé ! Je l'ai reconnu dès que je l'ai vu au bord de la navette, dit le garde avec un sourire de loup.
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II s'approcha et enfonça le canon de son arme dans l'estomac de Pitt.
- «a, c'est pour le coup que j'ai pris par surprise!
Pitt se plia de douleur quand le tube d'acier frappa profondément son flanc. Le coup fut douloureux mais ne pénétra pas totalement dans sa chair.
Il leva les yeux sur le garde hilare et parla à travers ses dents serrées.
- Voilà une erreur de la nature ou je me trompe beaucoup. Le garde leva son arme pour frapper à nouveau mais Merchant l'arrêta.
- «a suffit, Elmo. Tu pourras jouer avec lui après qu'il nous aura expliqué
pourquoi il persiste à entrer sur cette île sans permission. Il regarda Pitt d'un air faussement désolé.
- Il faut excuser Elmo. Il a une tendance instinctive à frapper les gens à
qui il ne fait pas confiance.
Pitt essayait désespérément de trouver un moyen de s'échapper. Mais à part sauter dans l'eau glacée et mourir d'hypothermie ou - et c'était probablement ce qui allait se passer - se faire tirer dessus par Eimo et aller nourrir les poissons, il ne vit aucune solution.
- Vous devez avoir une imagination fertile si vous me considérez comme une menace, dit-il à Merchant pour essayer de gagner du temps.
Merchant prit une cigarette dans un étui en or et l'alluma avec un briquet également en or.
- Depuis notre dernière rencontre, monsieur Pitt, j'ai fait sur vous une enquête plus fouillée. Dire que vous êtes une menace pour ceux auxquels vous vous opposez, c'est une litote. Vous n'avez pas pénétré sur la propriété de M. Dorsett pour étudier les poissons et les varechs. Vous êtes ici pour une toute autre et bien plus inquiétante raison. J'espère que vous nous expliquerez votre présence avec tous les détails, sans résistance thé
‚trale prolongée.
- quel dommage de vous décevoir, dit Pitt entre deux respirations profondes. Je crains de ne pas avoir le temps de subir vos sordides interrogatoires.
Merchant ne se laissait pas facilement tromper. Mais il savait que Pitt n'était pas un misérable petit trafiquant de diamants. Il perçut un petit signal d'alarme quelque part dans sa tête quand il réalisa la totale absence de peur dans les yeux de l'Américain. Il en éprouva de la curiosité
en même temps qu'un certain malaise.
- J'admets volontiers que vous me décevez. J'attendais autre chose qu'un petit bluff facile. Pitt leva les yeux et regarda le ciel.
- Un escadron de chasseurs venus du porte-avions Nimitz avec des missiles air-sol devrait siffler au-dessus de nos têtes d'une minute à l'autre.
- Un fonctionnaire d'une obscure agence gouvernementale aurait-il le pouvoir d'ordonner une attaque du sol canadien ? Je ne vous crois pas.
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- Vous avez raison en ce qui me concerne, dit Pitt, mais mon patron, l'amiral James Sandecker, a les moyens d'ordonner une attaque aérienne.
Pendant une seconde, le temps d'un bref clin d'oil, Pitt pensa que Merchant allait avaler ça. Le visage du chef de la sécurité s'assombrit, hésita.
Mais il sourit bientôt, fit un pas en avant et gifla méchamment la bouche de Pitt de sa main gantée. Pitt chancela en reculant et sentit le go˚t du sang sur ses lèvres.
- Je prendrai le pari, dit sèchement Merchant. Il effaça une minuscule tache de sang sur le cuir de son gant avec une expression de dégo˚t ennuyé.
- Ne me racontez plus d'histoires. Et ne me parlez plus à moins que je ne vous pose une question.
Il se tourna vers Crutcher et Elmo.
- Escortez-le jusqu'à mon bureau. Nous continuerons cette intéressante conversation là-bas.
Crutcher poussa du plat de la main le visage de Pitt et l'envoya chanceler de l'autre côté du quai.
- Je pense que nous irons à pied et non en voiture, monsieur. Notre petit curieux a sans doute besoin d'un peu d'exercice. La marche le brisera un peu.
- Arrêtez-vous, là-bas ! l'interrompit une voix sèche venant du pont du yacht.
Boudicca Dorsett, penchée sur le bastingage, regardait la scène qui se jouait sur le quai. Elle portait un cardigan de laine sur un pull à col roulé et une courte jupe plissée. Ses jambes, moulées dans des bas blancs, étaient chaussées de hautes bottes de cheval en agneau. Elle secoua ses longs cheveux sur ses épaules et montra la passerelle permettant d'atteindre le pont promenade de son yacht depuis le quai.
- Amenez votre intrus par ici.
Merchant et Crutcher échangèrent un regard indulgent avant de pousser Pitt à bord du yacht. Elmo lui lança méchamment un coup dans les reins avec le fusil d'assaut, l'obligeant à passer une porte de teck et à entrer dans le salon.
Boudicca était assise sur le bord d'un bureau de bois flotté recouvert de marbre d'Italie. Sa jupe, tirée sous ses jambes, remontait à mi-cuisses.
C'était une femme robuste, presque masculine dans ses mouvements et pourtant terriblement sensuelle, avec une aura de richesse et de raffinement manifestes. Elle avait l'habitude d'intimider les hommes, aussi fronça-t-elle les sourcils en voyant Pitt la dévisager d'un regard clinique.
" Une performance très réussie ", observa-t-il. A la plupart des hommes, elle devait inspirer de l'effroi et une certaine humilité. Mais il refusa de jouer selon les règles de cette femme. Il ignora ses charmes évidents et s'obligea à regarder autour de lui le décor et les meubles luxueux du salon du yacht.
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- C'est mignon, ici, dit-il d'une voix impassible.
- Tais-toi devant Mlle Dorsett, aboya Elmo en levant la crosse de son arme pour frapper.
Pitt pivota sur ses talons, écarta l'arme d'une main et enfonça son autre poing dans le ventre du garde, juste au-dessus de l'aine. Celui-ci grogna de douleur et de rage et se plia en deux, l‚chant le fusil, les mains jointes sur l'endroit du coup.
Pitt ramassa le fusil sur l'épais tapis avant que quiconque ait réagi et le tendit à Merchant, totalement sidéré.
- Je suis fatigué d'être du côté o˘ ce crétin sadique distribue ses coups.
Merci de veiller à ce qu'il se contrôle. Puis il se tourna vers Boudicca.
- Je sais bien qu'il est tôt mais j'accepterais volontiers un verre.
Auriez-vous un peu de tequila, à bord de cette villa flottante?
Boudicca demeura calme et distante, observant Pitt avec une curiosité
nouvelle. Puis elle se tourna vers Merchant.
- D'o˘ venait-il? demanda-t-elle sèchement. qui est cet homme?
- Il est entré sans se faire remarquer en prétendant faire partie de l'équipe des pêcheurs locaux. En réalité, c'est un agent américain.
- Pourquoi fouille-t-il partout dans la mine?
- J'allais l'emmener dans mon bureau pour obtenir les réponses à ces questions quand vous nous avez demandé de monter à bord, répondit Merchant.
Elle se leva de toute sa haute taille, plus grande que tous les hommes présents dans le salon. Sa voix se fit incroyablement profonde et sensuelle et c'est d'un regard détaché qu'elle observa Pitt de la tête aux pieds.
- Votre nom, je vous prie, et la raison de votre présence ici?
- Il s'appelle... commença Merchant.
- Je veux qu'il me réponde lui-même, coupa-t-elle.
- Ainsi, vous êtes Boudicca Dorsett, dit Pitt en ignorant sa question et en lui rendant son regard. Maintenant, je peux dire que je connais les trois.
Elle le dévisagea un instant.
- Les trois?
- Les trois adorables filles d'Arthur Dorsett, répondit Pitt.
Ses yeux reflétèrent la colère de le voir se moquer d'elle. Elle fit deux pas dans sa direction, attrapa Pitt par les bras et serra en se penchant vers lui, l'écrasant contre le mur du salon. Il n'y avait aucune expression dans les yeux noirs de la géante qui regardait Pitt sans ciller, presque nez à nez. Elle ne dit rien, se contentant de le serrer plus fort et de le tirer vers le haut jusqu'à ce que ses pieds touchent à peine le tapis.
Pitt résista en tendant tout son corps et en bandant ses biceps qui lui paraissaient pris dans des étaux de plus en plus serrés. Il ne pouvait 216
Onde de choc
croire qu'un homme, et à plus forte raison une femme, puisse faire preuve d'une pareille force. Il serra les dents et les lèvres pour combattre la douleur croissante. Le sang entravé engourdissait et blanchissait ses mains. Finalement, Boudicca rel‚cha son étreinte et recula.
- Bon, maintenant, avant que je ne fasse la même chose à votre gorge, dites-moi qui vous êtes et pourquoi vous venez fourrer votre nez dans les excavations minières de ma famille.
Pitt se tut un moment en attendant que la douleur décroisse et qu'il retrouve la sensation d'avoir des mains et des bras. Il était stupéfait par la force surhumaine de cette femme. Finalement, il parla.
- Est-ce ainsi que vous traitez l'homme qui a sauvé vos sours d'une mort certaine? Ses yeux s'arrondirent d'étonnement et elle se raidit à son tour.
- De quoi parlez-vous? Comment connaissez-vous mes sours?
- Je m'appelle Dirk Pitt, dit-il sans h‚te. Mes amis et moi avons sauvé
Maeve qui risquait de mourir gelée et Deirdre qui, elle, a manqué de se noyer dans l'Antarctique.
- Vous ? (Les mots semblaient se bousculer sur ses lèvres.) Vous êtes le type de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine?
- Lui-même.
Pitt se dirigea vers un bar luxueux recouvert de cuivre et prit une serviette en papier pour éponger le sang qui coulait de sa lèvre coupée.
Merchant et Crutcher semblaient aussi stupéfaits que s'ils avaient misé
toutes leurs économies sur un cheval qui serait parti avec.
Le chef des gardes regarda Boudicca, les yeux vides.
- Il doit mentir!
- Voulez-vous que je vous les décrive en détail? poursuivit Pitt avec désinvolture. Maeve est grande, blonde, avec d'incomparables yeux bleus.
Tout à fait le genre à camper sur la plage.
Il s'arrêta pour montrer le portrait d'une jeune femme blonde, portant une robe d'une autre époque et un diamant gros comme un ouf de caille sur un pendentif.
- Voilà qui lui ressemble tout à fait.
- Pas le moins du monde, ricana Boudicca. Il se trouve que ce tableau représente mon arrière-arrière-arrière-grand-mère.
- Pourtant c'est tout à fait elle, répéta Pitt avec une indifférence feinte, incapable de détourner les yeux de cette incroyable ressemblance avec Maeve. Deirdre, quant à elle, a des yeux noisette, des cheveux roux et marche comme un mannequin.
Après un long silence, Boudicca l‚cha :
- Il doit être celui qu'il prétend être.
- Cela n'explique pas sa présence ici, insista Merchant.
- Je vous l'ai dit lors de notre dernière rencontre, dit Pitt. Je suis ici pour étudier les effets des produits chimiques et de la pollution que la mine rejette dans la mer.
D'o˘ viennent les rêves?
217
Merchant eut un méchant petit sourire.
- Une histoire très intéressante mais loin de la vérité.
Pitt ne pouvait se détendre une seconde. Il y avait autour de lui des gens dangereux, rusés et prêts à tout. Il avait t‚té le terrain, étudiant leur réaction à sa façon de faire mais il savait bien que Boudicca ne mettrait pas plus de deux minutes à découvrir son jeu. Elle avait assez de pièces en main pour remplir au moins le tour du puzzle. Il décida qu'il contrôlerait mieux la situation en disant la vérité.
- D'accord, puisque vous voulez l'évangile, je vais vous donner l'évangile, dit-il. Je suis ici parce que les ultrasons que vous utilisez pour extraire vos diamants causent une intense résonance qui se propage à de très grandes distances dans l'eau. quand les conditions sont optimales, ces ondes de choc convergent avec celles provenant de vos autres mines autour du Pacifique et tuent tous les organismes vivants alentour. Mais bien s˚r, je ne vous dis rien là que vous ne sachiez déjà.
Il avait pris Boudicca par surprise. Elle le regarda comme s'il arrivait d'un vaisseau spatial.
- Vous êtes très doué pour créer l'ambiance, dit-elle d'une voix hésitante.
Vous auriez d˚ faire du cinéma.
- J'y ai pensé. Mais je n'ai pas le talent de James Woods ou de Mel Gibson.
Il aperçut une bouteille de tequila Herradura Silver derrière le bar, sur une étagère de verre posée sur un fond de miroir doré. Il s'en servit un verre. Il trouva aussi du citron vert et une salière. Laissant Boudicca et les autres le regarder, il versa un peu de sel sur la peau tendue entre son pouce et son index puis il but la tequila, lécha le sel et suça le citron vert.
- Voilà, maintenant, je suis prêt à affronter le reste de la journée. Comme je vous le disais, vous en savez s˚rement plus sur les horreurs de la peste acoustique, comme on l'appelle partout, que je n'en sais moi-même, mademoiselle Dorsett. C'est ce tueur-là qui a presque tué vos sours. Aussi serait-ce de ma part une inutile perte de temps que d'essayer de vous mettre au courant.
- Je n'ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez! Elle se tourna vers Merchant et Crutcher.
- Cet homme est dangereux. Il représente une menace pour la Dorsett Consolidated Mining. Sortez-le de mon bureau et faites tout ce que vous jugerez nécessaire pour qu'il ne nous ennuie plus jamais.
Pitt lança une dernière fois les dés.
- Garret Converse, l'acteur, et sa jonque chinoise, le Ts'eu-hi. David Copperfield serait jaloux de la façon dont vous avez fait disparaître Converse, tout son équipage et son bateau.
Ils affichèrent la réaction attendue. Plus de force ni d'arrogance.
Boudicca, soudain, semblait perdue. Alors Pitt lança l'argument décisif.
218
Onde de choc
- Vous n'avez sans doute pas oublié non plus le Mentawai. «a, c'était vraiment un travail b‚clé. Vous avez mal calculé vos explosifs et vous avez fait sauter une équipe de sauveteurs du Rio Grande, qui était à bord parce que le cargo leur paraissait abandonné. Malheureusement pour vous, on a vu votre yacht quitter les lieux et on a pu, plus tard, l'identifier.
- quelle histoire ahurissante !
Il y avait du mépris dans la voix de Boudicca mais un mépris que démentait l'expression inquiète de son visage.
- Vous avez certes un beau talent d'orateur. Avez-vous terminé, monsieur Pitt, ou bien y a-t-il une conclusion?
- Une conclusion ? soupira Pitt. Elle n'est pas encore écrite. Mais je crois pouvoir assurer que très prochainement, la Dorsett Consolidated Mining ne sera plus qu'un souvenir.
Il était allé trop loin. Boudicca commença à perdre son contrôle. Sa colère éclata et elle s'approcha tout près de Pitt, le visage tendu et glacial.
- On n'arrête pas mon père ! Aucune autorité légale, aucun gouvernement même, ne pourrait l'arrêter. En tout cas pas pendant les vingt-sept jours à
venir. A ce moment-là, il aura fermé les mines de son propre chef.
- Pourquoi ne pas le faire tout de suite et sauver ainsi Dieu sait combien de vies?
- Pas une minute avant que nous ne soyons prêts.
- Prêts à quoi?
- Dommage que vous ne puissiez le demander à Maeve!
- Pourquoi à Maeve?
- Deirdre m'a dit qu'elle était devenue très amicale envers l'homme qui lui avait sauvé la vie.
- Elle est en Australie, dit Pitt. Boudicca fit non de la tête et sourit.
- Maeve est à Washington. Elle travaille comme agent de notre père et lui rapporte toutes les informations que la NUMA peut rassembler sur les ondes mortelles. Rien de tel qu'un parent de confiance dans le camp ennemi pour éviter les ennuis.
- Je l'avais mal jugée, dit Pitt d'un ton brusque. Elle m'a fait croire que son travail consistait à protéger la vie marine.
- Toute son indignation a disparu quand elle a appris que mon père tenait ses jumeaux en assurance.
- Vous voulez dire en otage?
Le brouillard se dissipait. Pitt commençait à comprendre que les machinations d'Arthur Dorsett allaient beaucoup plus loin que la seule cupidité. L'homme était un assassin assoiffé de sang, un oiseau de proie capable d'utiliser sa propre famille comme des pions.
D'o˘ viennent les rêves?
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Boudicca ne répondit même pas à la remarque de Pitt et fit signe à John Merchant.
- Il est à vous. Faites-en ce que vous voudrez.
- Avant de l'enterrer près des autres, dit Crutcher avec un plaisir anticipé, nous allons le persuader de nous raconter tout ce qu'il a peut-
être omis volontairement de nous raconter.
- Ainsi on va me torturer puis m'exécuter, dit Pitt avec calme en se servant un autre verre de tequila.
Son esprit passait en revue, à toute vitesse, une douzaine de plans d'évasion inutiles.
- Vous vous êtes condamné vous-même en venant ici, affirma Boudicca. Si, comme vous le dites, les dirigeants de la NUMA soupçonnent nos excavations d'être responsables de la propagation des ondes mortelles dans l'océan, ils n'avaient pas besoin de vous envoyer épier clandestinement la propriété des Dorsett. La vérité, c'est que vous avez appris les réponses au cours des quelques heures passées et que, maintenant, il vous faudrait les faire parvenir à vos supérieurs à Washington. Je vous félicite, monsieur Pitt.
Passer entre les mailles de nos gardes et entrer dans la mine, c'est un coup de maître. Vous n'avez pas pu faire cela tout seul. M. Merchant saura trouver les explications quand il vous aura persuadé de partager vos secrets avec lui.
" Elle m'a eu ", pensa Pitt, vaincu.
- Soyez gentille, donnez à Maeve et à Deirdre mon meilleur souvenir.
- Connaissant mes sours, je pense qu'elles vous ont déjà oublié.
- Deirdre peut-être, mais pas Maeve. Maintenant que je vous connais toutes les trois, je comprends qu'elle est la plus vertueuse.
Pitt fut surpris par le regard de haine qui fit luire les prunelles de Boudicca.
- Maeve est bannie. Elle n'a jamais été proche de la famille. Pitt sourit avec naturel, espièglerie et provocation.
- Il est facile de comprendre pourquoi.
Boudicca se leva, paraissant encore plus grande à cause des talons de ses bottes. Elle regarda Pitt fixement, rendue enragée par le rire qu'elle décelait dans ses yeux verts d'opale.
- quand nous fermerons la mine, Maeve et ses b‚tards seront partis depuis longtemps!
Sur quoi elle se tourna rageusement et cria à Merchant :
- Faites sortir cette ordure de mon bateau. Je ne veux plus jamais le voir!
- Vous ne le verrez plus, mademoiselle Dorsett, dit Merchant en faisant signe à Crutcher de pousser Pitt hors du salon. Je vous promets que vous l'avez vu pour la dernière fois.
Les deux hommes encadrant Pitt, Elmo fermant la marche, ils descendirent la passerelle et traversèrent le quai jusqu'à une camionnette. Pen-220
Onde de choc
dant qu'ils longeaient un conteneur d'équipement que l'on venait de débarquer du cargo, le long tuyau d'échappement du moteur diesel actionnant les grues l‚cha un gémissement sourd. Ce n'est que lorsque Crutcher s'effondra soudain sur le sol du quai que Pitt se retourna dans un mouvement de défense, juste à temps pour voir les yeux de Merchant rouler dans leurs orbites avant qu'il ne tombe à son tour comme un sac de sable. A quelques pas derrière lui, Elmo était étendu, apparemment mort.
Toute l'opération n'avait pas duré dix secondes, depuis le coup à la nuque d'Elmo jusqu'à celui qui avait frappé le cr‚ne de John Merchant. Mason Broadmoor attrapa le bras de Pitt de sa main gauche, la droite serrant toujours une massive clé en acier.
- Vite ! Sautez ! Confus, Pitt hésita.
- Sauter o˘?
- Dans l'eau, andouille!
Pitt n'eut pas besoin d'une autre injonction. En cinq pas rapides, tous deux sautèrent dans l'eau, à quelques mètres de l'avant du cargo.
L'eau glacée raidit tous les nerfs de Pitt avant que son adrénaline ne compense et qu'il se mette à nager à côté de l'Indien.
- Et maintenant ? dit-il en haletant, soufflant de la vapeur au-dessus de l'eau glacée et secouant la tête pour chasser l'eau de son visage et de ses cheveux.
- Les scooters, répondit Broadmoor après s'être ébroué. Nous les avons discrètement sortis des bateaux de pêche et cachés sous la jetée.
- Ils étaient sur le bateau? Je ne les ai pas vus.
- Un compartiment caché que j'ai installé moi-même, dit l'Indien en souriant. On ne sait jamais quand on peut avoir besoin de quitter la ville avant l'arrivée du shérif.
Il sortit l'un des Duo 300 WetTets qui flottaient près d'un pilier de béton et s'y installa.
- Vous savez conduire ça?
- Comme si j'étais né dessus, affirma Pitt en enfourchant la selle.
- Si nous nous débrouillons pour que le cargo soit toujours entre le quai et nous, nous serons à l'abri de leur ligne de tir au moins sur cinq cents mètres.
Ils actionnèrent le démarreur. Les moteurs modifiés s'animèrent avec un rugissement. Broadmoor en tête, ils jaillirent d'en dessous du quai comme des boulets de canon. Ils virèrent en un angle très serré et contournèrent la proue du cargo dont la coque leur servit de bouclier. Les moteurs accélérèrent sans hésiter. Pitt ne regarda pas en arrière. Penché sur le guidon, il pressa à fond la manette des gaz, s'attendant à chaque seconde à
voir une grêle de balles frapper l'eau autour de lui. Mais leur fuite se fit sans problème. Ils étaient déjà hors de portée quand le reste de l'équipe des gardes de Merchant fut alerté.
D'o˘ viennent les rêves?
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Pour la seconde fois en deux jours, Pitt s'échappait de la mine des Dorsett vers l'île Moresby. Autour des fuyards, l'eau bouillonnait en une masse confuse de bleu et de vert. Les couleurs vives des dessins haidas brillaient gaiement dans le soleil. Tous les sens aiguisés par le danger, les réactions de Pitt s'accélérèrent.
Vu du ciel, le chenal entre les îles ressemblait à une large rivière, sans plus. Mais vue de la surface de la mer, la sécurité engageante des arbres et des collines rocailleuses de Moresby apparaissait comme un abri, très loin à l'horizon.
Pitt fut étonné de la stabilité de la coque en " V " du WetJet et du couple de son moteur modifié qui poussait le scooter avec un grondement sourd et féroce dans les rouleaux, presque sans heurt. Rapide, agile, le dispositif d'entraînement à intensité variable permettait une poussée incroyable.
C'était vraiment une machine musclée. Sans pouvoir en être s˚r, Pitt estima qu'il avançait à soixante nouds environ. Il avait l'impression de conduire une grosse moto sur l'eau.
Il passa par-dessus le sillage de Broadmoor, se débrouilla pour venir à sa hauteur et lui cria :
- On sera frais s'ils viennent à notre poursuite!
- Ne vous inquiétez pas, cria à son tour Broadmoor. Nous allons plus vite que leurs patrouilleurs.
Pitt tourna le tête et regarda par-dessus son épaule l'île qui s'éloignait rapidement. Il jura entre ses dents en apercevant l'hélicoptère Defender restant s'élever au-dessus de la colline entourant la mine. En moins d'une minute, il traversa le chenal, commençant la poursuite et suivant leurs sillages.
- On ne peut pas battre un hélicoptère, dit Pitt.
Contrastant avec l'expression inquiète de Pitt, l'Indien, les yeux brillants, semblait aussi enthousiaste qu'un gamin se préparant à sa première réunion sportive. Ses traits bronzés étaient rouges d'excitation.
Debout sur ses repose-pieds, il jeta un coup d'oil à l'appareil des poursuivants.
- Ces salauds n'ont pas une chance, cria-t-il en souriant. Suivez mon sillage.
Ils rattrapèrent rapidement la flottille de pêche qui rentrait mais Broadmoor vira sèchement vers l'île Moresby, passant au large des barques.
La côte n'était qu'à quelques centaines de mètres et l'hélicoptère à un kilomètre environ. Pitt vit les vagues monter et descendre en un mouvement constant pour aller se jeter contre les rochers, au pied des hautes falaises déchiquetées. Il se demanda si Broadmoor avait envie de mourir en dirigeant le scooter vers les brisants tourbillonnants. Pourtant il cessa de surveiller l'hélicoptère qui gagnait du terrain et mit toute sa foi dans le sculpteur de totems. Il colla le nez de sa machine dans le sillage en queue de coq de l'Indien et le suivit dans le chaudron des vagues qui battaient la forteresse de rochers tout proches du littoral.
222
Onde de choc
Pitt eut l'impression qu'ils fonçaient directement vers les falaises battues par les vagues. Il serra le guidon, appuya très fort sur les repose-pieds et se raidit pour ne pas tomber. Le grondement des brisants claquait comme des coups de tonnerre et il ne distinguait qu'un gigantesque rideau d'écume. L'image du Polar queen dérivant, impuissant, vers l'île rocheuse de l'Antarctique lui traversa l'esprit. Mais cette fois, il chevauchait un grain de sable dans la mer et non plus un transatlantique.
Il continua sa course en dépit du fait que Broadmoor avait sans doute perdu l'esprit.
L'Indien contourna un énorme rocher. Pitt suivit, prenant en même temps son virage, se penchant en arrière pour équilibrer la petite quille. Puis il tint bon tandis que la coque mordait l'eau en creusant un virage dans le sillon de Broadmoor. Ils passèrent en trombe la crête d'un énorme rouleau et plongèrent dans un creux avant d'escalader le rouleau suivant.
L'hélicoptère était presque sur eux mais le pilote suivait, fasciné, la course suicidaire des deux hommes sur leurs motos des mers. Etonné, il en omit de viser et de faire feu de ses deux mitrailleuses 7.62. Conscient du danger qu'il courait lui-même, il fit remonter son appareil presque à la verticale et passa les palissades. Il vira rapidement pour ne pas perdre sa proie de vue mais les scooters, pendant dix secondes critiques, furent hors de son champ de vision. quand il eut fait demi-tour au-dessus des flots, ils avaient disparu.
L'instinct avertit Pitt que, quelques centaines de mètres plus loin, il allait s'écraser contre le mur incontournable qui se dressait hors de l'eau. Ce serait la fin de l'aventure. L'alternative, c'était de virer et de tenter sa chance dans la pluie de balles que l'hélicoptère allait l
‚cher. Mais il continua sa course sans broncher. Toute sa vie défila dans sa tête.
Puis il la vit.
Une toute petite crevasse, tout en bas de la falaise, s'ouvrait comme le chas d'une aiguille. Deux mètres de large, pas plus. Broadmoor fonça dans l'étroite ouverture et disparut.
Pitt le suivit résolument, jurant quand les extrémités de son guidon crissèrent en frottant les parois du passage. Il se trouva soudain dans une grotte profonde dont le plafond avait la forme d'un " V " inversé. Devant lui, Broadmoor ralentit et s'arrêta près d'un embarcadère rocheux o˘ il sauta en descendant de sa machine. Il ôta son manteau et commença à le bourrer de varech séché que la mer avait déposé dans la grotte.
Pitt comprit immédiatement la sagesse du plan de l'Indien. Il arrêta à son tour le scooter et fit ce que faisait Broadmoor.
quand les manteaux furent remplis de varech, on aurait dit des corps sans tête. Alors les deux hommes les jetèrent à l'eau, à l'entrée de la grotte.
Ils regardèrent un moment ces mannequins improvisés flotter d'avant en arrière avant d'être entraînés par le reflux dans le tourbillon extérieur.
D'o˘ viennent les rêves?
223
- Vous croyez qu'ils vont s'y laisser prendre?
- C'est garanti, affirma Broadmoor. Le mur de la falaise est incliné ce qui fait qu'il est impossible de voir l'entrée de la grotte de là-haut.
Il mit la main en cornet autour de son oreille et écouta le bruit de l'hélicoptère, dehors.
- Je leur donne dix minutes avant qu'ils retournent à la mine raconter à
John Merchant l'Elégant, si jamais il a repris connaissance, que nous nous sommes écrasés contre les rochers.
Broadmoor avait vu juste. Le bruit de l'hélicoptère qui résonnait dans la grotte diminua peu à peu et disparut. Il vérifia les réservoirs des WetJets et hocha la tête d'un air satisfait.
- Si nous allons moitié moins vite, nous devrions avoir assez d'essence pour atteindre mon village.
- Je propose de nous reposer un peu jusqu'au coucher du soleil, dit Pitt.
Inutile de nous montrer si jamais le pilote de Phélico a des doutes.
Pouvons-nous rejoindre le village dans l'obscurité?
- Même les yeux bandés, avec une camisole de force, assura Broadmoor. Nous partirons à minuit et nous serons couchés à 3 heures.
Pendant les minutes qui suivirent, épuisés par l'énervement de la course à
travers le chenal et le frôlement presque tangible de la mort, ils restèrent assis en silence, écoutant le ronflement du ressac à l'extérieur.
Finalement, Broadmoor alla fouiller un petit compartiment sur le WeUet et en tira une gourde d'un litre recouverte de toile. Il en sortit le bouchon et tendit la gourde à Pitt.
- C'est du vin d'arbouse. Je l'ai fait moi-même. Pitt en avala une lampée et fit une grimace.
- Vous voulez dire de l'alcool d'arbouse, n'est-ce pas?
- J'admets que ça donne un coup de fouet. Il sourit quand Pitt lui rendit la gourde.
- Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez à la mine?
- Oui. Votre ingénieur m'a conduit à la source du problème.
- J'en suis heureux. Alors, ça aura servi à quelque chose.
- Mais vous avez payé le prix fort. Vous ne pourrez plus vendre de poisson à la compagnie minière.
- De toute façon, j'avais honte de m'abaisser à accepter l'argent de Dorsett, dit Broadmoor d'un air dégo˚té.
- Si cela peut vous consoler, apprenez que Boudicca Dorsett prétend que son papa fermera la mine dans un mois.
- Si c'est vrai, mon peuple sera heureux de l'apprendre, dit l'Indien en lui tendant à nouveau la gourde. «a s'arrose!
- J'ai envers vous une dette que je ne pourrai jamais rembourser. Vous avez pris un grand risque en m'aidant à m'échapper.
- «a valait le coup, rien que pour le plaisir d'assommer Merchant et Crutcher, assura Broadmoor en riant. Je ne me suis jamais senti aussi bien.
C'est moi qui vous remercie de m'en avoir donné l'occasion.
224
Onde de choc
Pitt se pencha et serra la main de l'Indien.
- Je regretterai votre heureux caractère.
- Vous rentrez chez vous?
- Je retourne à Washington avec les renseignements que j'ai glanés.
- Vous n'êtes pas mal, pour un continental, l'ami Pitt. Si jamais vous avez besoin d'un second foyer, vous serez toujours le bienvenu dans mon village.
- On ne sait jamais, dit Pitt chaleureusement. Je pourrais bien vous prendre au mot un de ces jours.
Ils quittèrent la grotte bien après le coucher du soleil, pour être s˚rs de ne pas rencontrer une patrouille de gardes de Dorsett. Broadmoor fit tourner la chaîne d'une petite lampe-stylo autour de son cou pour la faire pendre entre ses épaules.
Remonté par l'alcool d'arbouse, Pitt suivit le point lumineux autour des rochers, étonné de la facilité avec laquelle l'Indien se dirigeait dans l'obscurité.
L'image de Maeve, obligée d'espionner pour le compte de son père et de subir le chantage qu'il lui imposait en détenant ses enfants, le faisait bouillir de colère. Il ressentait aussi un pincement au cour, un sentiment qu'il n'avait pas éprouvé depuis des années. Son émotion se réveillait au souvenir d'une autre femme. Alors seulement il comprit que l'on pouvait éprouver le même amour pour deux femmes différentes, à des époques différentes. L'une était vivante, l'autre morte.
Déchiré par des émotions contradictoires d'amour et de haine, par sa détermination à arrêter Arthur Dorsett quoi qu'il en co˚te et quelles qu'en soient les conséquences, il serra les poignées du scooter des mers jusqu'à
ce que ses articulations blanchissent. Sous la lumière d'un croissant de lune, il fonça dans la cataracte que levait le sillage de Broadmoor.
25
Pendant la plus grande partie de l'après-midi, le vent souffla sans discontinuer du nord-est. Un vent vif mais pas assez puissant pour provoquer plus qu'une petite crête d'écume sur les vagues qui ne dépassaient pas un mètre de haut. Avec lui était arrivée une pluie battante qui réduisait la visibilité à moins de cinq kilomètres et frappait la mer comme des millions d'épines. Pour la plupart des marins, c'était un temps misérable. Mais pour un marin anglais comme le capitaine lan Briscoe, qui avait passé toute sa jeunesse sur des ponts de navires, dans l'humidité
perpétuelle de la mer du Nord, c'était le pain quotidien.
D'o˘ viennent les rêves?
225
Au contraire des jeunes officiers qui évitaient les coups de vent et les rafales d'écume en restant bien au sec, Briscoe demeurait sur le pont de son navire comme pour recharger le sang de ses veines, le regard fixé sur l'horizon comme à la recherche d'un vaisseau fantôme dont les radars ne remarqueraient pas la présence.
Il nota que le mercure restait stable et la température quelques degrés au-dessus de zéro. Il se sentait bien dans son ciré, sauf lorsque quelques gouttes d'eau, se frayant un chemin dans sa barbe rousse bien coupée, roulaient dans son cou.
Après une halte de deux semaines à Vancouver o˘ il avait participé à des exercices navals avec la marine canadienne, le navire de Briscoe, le contre-torpilleur type 42 Bridlington, de la marine de Sa Gracieuse Majesté, rentrait en Angleterre via Hong Kong, étape imposée pour tous les navires anglais traversant le Pacifique. Bien que le bail de quatre-vingt-dix-neuf ans à la couronne britannique e˚t expiré et que l'endroit f˚t redevenu chinois en 1997, c'était une sorte de défi que de montrer de temps à autre la croix de Saint-Georges et de rappeler, aux nouveaux propriétaires, qui avait fondé la Mecque financière de l'Asie.
Les portes de sa timonerie s'ouvrirent et l'officier en second, le lieutenant Samuel Angus, passa la tête.
- Si vous vouliez bien cesser un moment de défier les éléments, monsieur, pourriez-vous venir voir une minute?
- Pourquoi ne sortez-vous pas vous-même, mon garçon ? cria Briscoe pour se faire entendre malgré le vent. C'est le problème avec vous, les jeunes.
Vous ne savez pas apprécier le sale temps.
- Je vous en prie, commandant, plaida Angus. Le radar nous indique un avion qui approche. Briscoe traversa le pont et entra dans la timonerie.
- Je ne vois rien d'inhabituel à ça ! C'est même une question de routine.
Des dizaines d'avions survolent le navire tous les jours.
- Un hélicoptère, monsieur? A plus de deux mille cinq cents kilomètres des Etats-Unis et alors qu'il n'y a pas un seul navire entre ici et HawaÔ?
- Ce pauvre crétin a d˚ se perdre, grommela Briscoe. Appelez le pilote et demandez-lui s'il a besoin qu'on lui indique sa position.
- J'ai pris la liberté de le contacter, monsieur, dit Angus. Mais il ne parle que le russe.
- qui avons-nous à bord qui puisse le comprendre?
- Le chirurgien, le lieutenant Rudolph. Il parle russe couramment.
- Faites-le monter.
Trois minutes plus tard, un homme trapu aux cheveux blonds s'approchait de Briscoe qui, assis dans son haut fauteuil, cherchait à percer le rideau de pluie.
- Vous m'avez appelé, commandant?
226
Onde de choc
Briscoe hocha la tête.
- Il y a un hélicoptère russe qui paraît perdu dans l'orage. Allez à la radio et voyez pourquoi il tourne en rond alors qu'il n'y a pas de bateau dans le coin.
Le lieutenant Angus brancha un casque radio sur la console de communication et le tendit au nouveau venu.
- Je suis sur leur fréquence. Vous n'avez plus qu'à parler.
Rudolph mit les écouteurs sur ses oreilles et parla dans le petit micro.
Briscoe et Angus attendirent patiemment pendant sa conversation qui paraissait à sens unique. Il se tourna enfin vers le capitaine.
- Le type est terriblement nerveux, presque incohérent. Tout ce que j'ai pu en tirer, c'est qu'il vient d'une flotte de baleiniers russes.
- Alors il ne fait que son travail? Rudolph secoua la tête.
- Il n'arrête pas de répéter " ils sont tous morts ". Il veut savoir si nous avons la possibilité de le faire atterrir sur le Bridlington. Si c'est le cas, il demande la permission de se poser.
- Impossible, grogna Briscoe. Informez-le que la Royal Navy n'autorise aucun appareil étranger à se poser sur les navires de Sa Majesté.
Rudolph répéta le message tandis que l'on commençait à entendre les moteurs de l'hélicoptère et qu'il se matérialisait soudain à travers le rideau de pluie, à cinq cents mètres sur b‚bord, pas plus de vingt mètres au-dessus de l'eau.
- Il est au bord de la crise de nerfs. Il jure qu'à moins que vous ne lui tiriez dessus, il va se poser à bord.
- M... ! (Le juron explosa sur les lèvres de Briscoe.) J'ai bien besoin qu'un terroriste vienne faire sauter le b‚timent!
- Il n'y a guère de terroristes dans ce coin de l'océan, fit remarquer Angus.
- Oui, oui, je sais, la guerre froide est terminée depuis dix ans, je le sais bien!
- Si vous voulez mon avis, dit Rudolph, le pilote semble terrorisé. Je n'ai senti aucune menace dans sa voix.
Briscoe réfléchit puis abaissa un interrupteur sur le téléphone de bord.
- Radar, vous m'entendez?
- Oui, monsieur, répondit une voix.
- Y a-t-il des navires sur votre écran?
- Un gros et quatre petits, se dirigeant sur deux sept deux degrés, distance quatre-vingt-quinze kilomètres. Briscoe coupa le contact et pressa un autre interrupteur.
- Communications?
- Monsieur?
- Voyez si vous pouvez contacter la flottille de baleiniers russes à
quatre-vingt-quinze kilomètres à l'ouest. Si vous avez besoin d'un interprète, le médecin du bord pourra vous aider.
D'o˘ viennent les rêves?
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- Les trente mots russes que je connais devraient suffire, répondit avec entrain l'officier de communication. Briscoe regarda Rudolph.
- Très bien, dites-lui qu'il peut se poser sur notre aire d'atterrissage.
Rudolph passa l'autorisation et tous regardèrent l'appareil manouvrer sur sa gauche et commencer une approche sur l'arrière du navire.
Pour les yeux habitués de Briscoe, le pilote manouvrait n'importe comment, oubliant de compenser la force du vent.
- Cet imbécile pilote comme s'il avait la maladie de Parkinson, aboya Briscoe. (Il se tourna vers Angus.) Réduisez la vitesse et préparez une réception armée pour notre visiteur. Et si jamais il se permet de rayer mon navire, descendez-le!
Angus sourit d'un air entendu et fit un clin d'oil à Rudolph dans le dos du capitaine, tout en relayant l'ordre au timonier de réduire la vitesse. Ni lui ni Rudolph ne faisaient preuve d'insubordination. Tous les marins du bord admiraient Briscoe, ce vieux loup de mer qui les protégeait et veillait sans cesse à ce que tout se passe bien à bord. Ils savaient que, dans la Royal Navy, peu de navires étaient commandés par des hommes préférant le service à bord aux promotions dans les ministères.
Le visiteur pilotait une version plus petite de l'hélicoptère de la marine russe Hélix Ka-32, utilisé pour le transport léger et la reconnaissance aérienne. Celui-là, qui servait aux bateaux de pêche à localiser les baleines, semblait avoir grand besoin d'une bonne révision. Les carters des moteurs fuyaient et de l'huile ruisselait sur le fuselage dont la peinture écaillée n'était plus qu'un souvenir.
Les marins anglais attendaient, sous la protection de cloisons de métal tandis que l'hélicoptère arrivait à moins de trois mètres du pont qui tanguait. Le pilote réduisit vivement la vitesse de son moteur et son appareil se posa lourdement, parut rebondir comme un ivrogne puis retomba sur ses roues avant de s'immobiliser enfin. Le pilote coupa ses moteurs et les lames du rotor ralentirent puis s'arrêtèrent. L'homme fit coulisser la porte et regarda le dôme de l'énorme radar du Bridlington avant de tourner son regard vers les cinq marins qui l'attendaient, les mains crispées sur des armes automatiques. Il sauta à terre et les dévisagea d'un air surpris.
Ils le saisirent sans ménagement et le poussèrent vers une écoutille, l'escortèrent trois ponts plus haut dans un large escalier puis le long d'un couloir menant au carré des officiers.
Le capitaine de corvette Roger Avondale s'était joint au comité de réception et se tenait un peu à l'écart, avec le lieutenant Angus. Rudolph, le médecin, était près de Briscoe pour lui servir d'interprète. Il dévisagea le pilote russe et lut de la terreur et de l'épuisement dans ses pupilles dilatées.
Briscoe fit signe à Rudolph.
- Demandez-lui ce qui a pu lui faire croire qu'il pouvait se poser sur un navire étranger quand il en a envie !
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Onde de choc
- Vous pourriez aussi lui demander pourquoi il vole tout seul, ajouta Avondale. En général, on est deux pour repérer les baleines.
Rudolph et le pilote échangèrent un dialogue qui dura bien trois longues minutes. Finalement, le médecin expliqua :
- Il s'appelle Féodor Gorimykin. Il est pilote confirmé pour le repérage des baleines dans une flotte de baleiniers du port de NikolaÔevsk. Il dit que lui, son copilote et un observateur étaient sortis pour chercher les bateaux des pêcheurs pirates...
- Pêcheurs pirates? interrompit Angus.
- Des bateaux très rapides, d'environ soixante-cinq mètres de long, qui tirent les baleines au harpon explosif, expliqua Briscoe. On gonfle d'air le corps de la bête pour qu'il flotte et on lui met une balise radio qui envoie des signaux. Et puis on la laisse pour aller en tuer d'autres.
Ensuite, on revient remorquer les prises jusqu'au navire-usine.
- J'ai bu un verre avec le capitaine d'un navire-usine, il y a quelques années, à Odessa, dit Avondale. Il m'avait invité à bord. C'était un énorme bateau de près de deux cents mètres de long, totalement autonome, avec un équipement dernier cri, des laboratoires et même un hôpital très au point.
Ils peuvent remorquer une baleine bleue de cent tonnes le long d'une rampe et la dépouiller comme vous pelez une banane. Ensuite ils la fourrent dans un tambour rotatif. L'huile extraite sort d'un côté et tout le reste est traité et emballé sous forme de filets de poisson ou d'engrais. Et tout ça en moins d'une demi-heure.
- Après les avoir traquées jusqu'à ce qu'elles aient presque disparu, on se demande comment on en trouve encore à chasser, murmura Angus.
- Ecoutons ce que ce type a à dire, coupa Briscoe avec impatience.
- N'ayant pas réussi à localiser de troupeau, continua Rudolph, il est retourné à bord de son navire-usine, l'Alexandre Gorchakov. Après l'atterrissage, il jure qu'ils ont trouvé morts tout l'équipage du bateau ainsi que celui des bateaux pirates, non loin du leur.
- qu'est-il arrivé au copilote et à l'observateur? insista Briscoe.
- Il dit qu'il a paniqué et qu'il a décollé sans eux.
- O˘ avait-il l'intention d'aller?
Rudolph questionna le Russe et attendit la fin de sa réponse.
- Aussi loin de ces morts en masse que son hélico voudrait bien l'emmener.
- Demandez-lui ce qui a tué ses collègues. Après un échange, Rudolph haussa les épaules.
- Il ne sait pas. Tout ce qu'il sait, c'est qu'ils avaient sur le visage une expression de souffrance et que tous avaient apparemment vomi.
- Le moins qu'on puisse en dire, c'est que c'est une histoire fantastique !
observa Avondale.
- S'il n'avait pas l'air d'avoir vu un cimetière plein de fantômes, je penserais que ce type est un mythomane.
D'o˘ viennent les rêves?
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Avondale regarda le capitaine.
- On le croit sur parole, monsieur?
Briscoe réfléchit un instant et fit oui de la tête.
- Reprenez une dizaine de nouds puis appelez le commandement de la flotte du Pacifique. Informez-le de la situation et dites-leur que nous nous déroutons pour enquêter.
Avant qu'on ait obéi à ses ordres, une voix familière résonna sur le pont par le haut-parleur.
- Allô! Le pont? Ici le radar.
- Allez-y, radar, dit Briscoe.
- Commandant, ces navires que vous nous avez demandé de trouver...
- Oui, et alors?
- Eh bien, monsieur, ils n'avancent pas mais ils commencent à disparaître de l'écran.
- Est-ce que votre équipement fonctionne bien?
- Oui, monsieur, parfaitement.
Le visage de Briscoe refléta la surprise.
- Expliquez-nous ce que vous entendez par " disparaître ".
- Exactement ça, monsieur, répondit l'officier radar. Il me semble que ces navires sont en train de couler.
Le Bridlington arriva près de la dernière position connue de la flottille de pêche russe et ne trouva aucun bateau à la surface. Briscoe ordonna de lancer des recherches et, après quelques passages, on découvrit une grande tache d'huile entourée d'une quantité d'épaves, dont certaines groupées ça et là. Le pilote de l'hélicoptère se précipita vers le bastingage, montra quelque chose dans l'eau et se mit à crier d'angoisse.
- qu'est-ce qu'il raconte? cria Avondale à Rudolph depuis le pont latéral.
- Il dit que son navire a disparu, que tous ses amis, son copilote et l'observateur ont disparu.
- Mais qu'est-ce qu'il montre? demanda Briscoe. Rudolph se pencha et cria.
- Un gilet de sauvetage marqué Alexandre Gorchakov.
- Je vois un corps qui flotte, annonça Angus en regardant à la jumelle. «a fait quatre corps. Mais pas pour longtemps, sans doute. J'aperçois des ailerons de requins qui tournent autour d'eux.
- Envoyez deux ou trois obus sur ces sales bêtes ! ordonna Briscoe. Je veux les corps entiers pour qu'on puisse les examiner. Envoyez des canots récupérer ce qu'ils pourront. Il y a s˚rement quelqu'un, quelque part, qui va avoir besoin de toutes les preuves que nous pourrons rapporter.
Les deux canons Bofors de 40 mm ouvrirent le feu sur les requins. Avondale se tourna vers Angus.
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Onde de choc
- Si vous voulez mon avis, il se passe de drôles de choses. qu'en pensez-vous ? Angus adressa un p‚le sourire à l'officier.
- On dirait qu'après avoir été massacrées pendant deux siècles, les baleines ont enfin été vengées.
26
Pour la première fois depuis près de deux mois, Pitt était assis à son bureau, les yeux dans le vague, jouant avec le couteau de plongée Sea Hawk qui lui servait de coupe-papier. Il ne disait rien, attendant une réponse de l'amiral Sandecker, assis en face de lui.
Il était arrivé à Washington le matin même très tôt et, bien qu'on f˚t dimanche, s'était rendu directement au quartier général de la NUMA dont les bureaux étaient déserts. Il avait passé six heures à rédiger un rapport détaillé de ce qu'il avait découvert sur l'île Kunghit et de ses suggestions personnelles pour régler le problème de l'onde de choc. La rédaction de ce rapport lui semblait une détente après les rigueurs épuisantes des derniers jours. Maintenant, il se résignait à laisser à
d'autres personnes, plus qualifiées, le soin de résoudre le problème et trouver les solutions appropriées.
Il fit pivoter son fauteuil et regarda par la fenêtre le Potomac qui coulait au pied de l'immeuble. Il revoyait Maeve sur le pont du Ice Hunter, le visage ravagé de peur et de désespoir. Il était furieux contre lui-même de l'avoir abandonnée. Il était s˚r que Deirdre lui avait déjà dévoilé, sur le Ice Hunter, que leur père avait kidnappé ses enfants. Maeve s'était tournée vers le seul homme auquel elle pouvait se fier et lui n'avait pas su comprendre sa détresse. De cela, il n'avait pas parlé dans son rapport.
Sandecker ferma le dossier contenant le rapport et le posa sur le bureau de Pitt.
- Joli jeu de jambes, beau match, un vrai miracle que vous n'ayez pas été
tué.
- Pas mal de gens très bien m'ont apporté une aide précieuse, répondit Pitt.
- Vous avez fait tout ce que vous pouviez faire dans cette affaire.
Maintenant, Giordino et vous allez prendre dix jours de vacances. C'est un ordre ! Rentrez chez vous vous occuper de vos voitures de collection.
- Je ne discuterai pas vos ordres, dit Pitt en massant les bleus de ses bras.
D'o˘ viennent les rêves?
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- Si j'en juge par le fait que vous vous en êtes tiré de justesse, on dirait que Dorsett et ses filles jouent serré.
- Toutes sauf Maeve, assura Pitt. Elle est la paria de la famille.
- Je suppose que vous êtes au courant du fait qu'elle travaille dans notre service de biologie avec Roy Van Fleet.
- Sur les effets des ultrasons sur la vie marine, oui, je sais. Sandecker regarda attentivement le visage de Pitt, examinant chaque ride de ses traits fatigués et pourtant toujours jeunes.
- Peut-on lui faire confiance? Elle pourrait donner à son père des renseignements sur nos résultats. Les yeux verts de Pitt ne discernèrent aucun signe de sous-entendu.
- Maeve n'a rien de commun avec ses sours. Sentant sa réticence à parler de la jeune femme, Sandecker changea de sujet.