12 octobre 1991,
aéroport d'Heathrow, Londres.
1
Personne ne prêta la moindre attention au pilote qui traversa la foule des correspondants de presse massés dans le salon d'honneur. De même, aucun des passagers assis près de la porte 14 ne remarqua qu'il portait un grand sac de toile au lieu de la serviette ou de l'attaché-case habituels, il gardait la tête baissée, les yeux fixés droit devant lui, et évitait soigneusement la rangée de caméras braquées sur une grande et belle femme à la peau brune et aux extraordinaires yeux noirs, qui était le centre de toute cette bruyante activité.
Le pilote s'avança dans la passerelle télescopique et s'arrêta devant deux agents de sécurité de l'aéroport. Ils étaient en civil et bloquaient l'entrée de l'avion. Il voulut passer avec un petit signe, mais une main ferme se posa sur son bras.
— Un instant, commandant.
Le pilote s'immobilisa, et une expression de légère surprise se peignit sur son visage mat. Il semblait amusé par l'incident.
Il avait des yeux marron aux reflets verts, perçants, un peu comme ceux d'un gitan. Son nez avait plus d'une fois été cassé, et une longue cicatrice courait le long de sa mâchoire inférieure. Il avait de courts cheveux gris, en partie dissimulés sous sa casquette, et ses rides suggéraient qu'il approchait de la soixantaine, il mesurait près de un mètre quatre-vingt-dix, était bien bâti malgré un léger embonpoint. Chevronné, sûr de lui, à l'aise dans son uniforme bien coupé, il ressemblait à n'importe lequel de ces milliers de commandants de bord qui assurent les vols internationaux. Il présenta ses papiers à l'agent de sécurité.
— On transporte des VIP ? demanda-t-il innocemment.
Le garde britannique, correct, impeccablement vêtu, acquiesça :
— Un groupe des Nations unies qui rentre à New York — y compris le nouveau secrétaire général.
— Hala Kamil?
— Oui.
— Ce n'est guère un travail pour une femme.
— Ça n'a pas gêné notre Premier ministre.
— Oui, mais elle n'était pas dans une telle situation.
— Kamil est maligne. Elle s'en sortira.
— À condition que les fanatiques musulmans de son propre pays ne l'éliminent pas, répliqua le pilote avec un fort accent américain.
L'Anglais lui lança un regard intrigué, mais ne fit pas d'autre commentaire pendant qu'il comparait la photo sur la pièce d'identité au visage qu'il avait devant lui, et qu'il lisait le nom à haute voix :
— Commandant Dale Lemke.
— Des problèmes ?
— Non, simplement le désir de les éviter.
Lemke écarta les bras.
— Vous voulez me fouiller ?
— Inutile. Un pilote ne détournerait pas son propre avion. Nous devons juste vérifier les identités, être sûrs que vous faites bien partie de l'équipage.
— Je n'ai pas mis cet uniforme pour me rendre à un bal costumé.
— Je peux voir votre sac ?
— Je vous en prie.
Il posa le sac et l'ouvrit. Le second agent inspecta le contenu, feuilleta les manuels de pilotage et d'opérations en vol, puis sortit un appareil avec un petit bras hydraulique.
— Vous pourriez me dire ce que c'est ?
— Une commande pour porte à refroidissement à huile. Elle s'est coincée, et les gens de la maintenance à Kennedy m'ont demandé de la ramener pour la vérifier. L'agent de sécurité palpa un objet au fond du sac.
— Tiens, tiens, et ça ? (Il leva des yeux surpris.) Depuis quand les pilotes de ligne transportent-ils des parachutes ?
Lemke éclata de rire.
— Je fais du parachutisme. Chaque fois que j'ai un peu de temps libre, je vais sauter avec des copains.
— Je ne pense pas que vous ayez l'intention de sauter de votre avion ?
— En tout cas pas quand il vole à 500 noeuds et à 35 000 pieds au-dessus de l'Atlantique.
Les deux gardes échangèrent un regard satisfait. Ils refermèrent le sac et rendirent ses papiers au pilote.
— Désolés de vous avoir retardé, commandant Lemke. Nous vous souhaitons un bon vol jusqu'à New York.
— Merci.
Lemke entra dans l'avion et se dirigea vers le cockpit. Il referma la porte derrière lui et éteignit les lumières de la cabine pour qu'on ne puisse pas voir ses mouvements par les hublots. Sans hésiter, il s'agenouilla derrière les sièges, tira une petite lampe de sa poche et souleva une trappe qui donnait accès à la soute électronique, que certains avaient baptisée par dérision le « trou d'enfer ». Son sac à la main, il descendit l'échelle qui plongeait au cœur des ténèbres où résonnaient les voix des hôtesses et des stewards qui préparaient le vol et les chocs sourds des bagages qu'on chargeait à l'arrière.
Lemke alluma sa lampe et jeta un coup d'œil à sa montre, il lui restait environ cinq minutes avant l'arrivée de l'équipage, il sortit le bras hydraulique et le brancha sur un minuscule minuteur qu'il avait dissimulé dans la doublure de sa casquette, il monta le mécanisme sur une petite trappe que les mécaniciens au sol utilisaient pour accéder aux circuits électroniques. Puis il étala le parachute.
Lorsque l'équipage pénétra dans le poste, Lemke était déjà installé à sa place, plongé dans la lecture d'un manuel. Après avoir échangé les salutations d'usage, ils entamèrent la check-list. Ni le copilote ni le mécanicien ne remarquèrent que Lemke était plus calme et renfermé que d'habitude.
Peut-être auraient-ils été plus attentifs s'ils avaient su que c'était leur dernier jour ici-bas.
Dans le salon bondé, Hala Kamil faisait face à une forêt de micros et de caméras. Avec une patience à toute épreuve, elle répondait aux questions des journalistes.
Quelques-uns l'interrogèrent sur son séjour en Europe au cours duquel elle s'était entretenue avec de nombreux chefs d'État, mais la plupart s'intéressaient aux événements qui laissaient prévoir le renversement imminent du gouvernement de son pays, l'Égypte, par les intégristes musulmans.
Elle ignorait l'ampleur réelle des troubles. Les mollahs fanatiques, conduits par Akhmad Yazid, un docteur de la loi islamique, avaient enflammé les passions religieuses parmi les millions de misérables villageois de la vallée du Nil et les habitants des taudis du Caire. Des officiers de haut rang conspiraient presque ouvertement avec les extrémistes islamiques pour éliminer le président récemment venu au pouvoir, Nadav Hassan. La situation était explosive, mais Hala qui n'avait pas de nouvelles récentes était contrainte de fournir des réponses vagues et ambiguës.
Elle paraissait assurée, énigmatique, et répondait au feu des questions sans émotion apparente. Mais, intérieurement, elle ne savait plus très bien où elle en était. Elle avait l'impression d'être loin, seule, comme si des événements incontrôlables se déroulaient autour de quelqu'un d'autre.
Avec son cou gracile, ses traits délicats, ses yeux noirs et intenses, son teint mat, elle ressemblait à la reine Néfertiti. Agée de quarante-deux ans, mince et bien faite, assez grande, elle avait de longs cheveux noirs et soyeux qui lui tombaient aux épaules. Elle avait eu quelques aventures, mais ne s'était jamais mariée. La vie de famille lui était étrangère et elle n'avait pas de temps à consacrer à un homme et des enfants. L'amour ne l'intéressait pas.
Durant son enfance au Caire où sa mère était professeur et son père cinéaste, elle avait passé tout son temps libre à sillonner les environs sur son vélo pour explorer les ruines. Après avoir obtenu un doctorat en antiquités égyptiennes, elle s'était occupée de recherches au sein du ministère de la Culture, l'un des rares postes accessibles aux femmes musulmanes.
En dépit de toutes les discriminations, et aidée par une volonté farouche, elle était devenue directeur des Antiquités, puis de l'Information. Le président Moubarak l'avait remarquée et lui avait demandé de faire partie de la délégation égyptienne à l'Assemblée générale des Nations unies. Cinq ans plus tard, Hala avait été nommée secrétaire générale adjointe lorsque Javier Ferez de Cuellar avait démissionné au milieu de son second mandat après que cinq pays arabes se furent retirés de l'Organisation pour des motifs religieux. Tous les candidats possibles ayant refusé d'assurer la charge, Hala avait été élue secrétaire générale dans le mince espoir qu'elle parviendrait à consolider les fondations vacillantes de l'ONU.
Aujourd'hui, alors que son gouvernement était sur le point d'être renversé, elle allait sans doute devenir le premier secrétaire général des Nations unies à ne plus avoir de pays.
Un homme s'approcha et lui glissa quelques mots à l'oreille. Elle hocha la tête et leva la main.
— Mon avion est prêt à décoller, annonça-t-elle. Une dernière question ?
Des bras se tendirent et plusieurs questions fusèrent. Hala désigna un homme qui se tenait près de la porte avec un magnétophone.
— Leigh Hunt, BBC, Madame Kamil. Si Akhmad Yazid instaure une république islamique à la place du gouvernement démocratique du président Hassan, retournerez-vous en Égypte ?
— Je suis musulmane et égyptienne. Si les dirigeants de mon pays, quels qu'ils soient, souhaitent mon retour, je rentrerai.
— Même si Akhmad Yazid vous a traitée de traître et d'hérétique ?
— Oui, répondit Hala sans hésitation.
— S'il est seulement à moitié aussi fanatique que l'ayatollah Khomeiny, c'est peut-être l'exécution qui vous attend. Un commentaire ?
Hala Kamil secoua la tête, sourit, et dit :
— Je dois partir, à présent. Je vous remercie.
Des gardes l'entourèrent et elle s'engagea dans la passerelle. Ses assistants ainsi qu'une importante délégation de l'UNESCO étaient déjà à bord. Quatre membres de la Banque mondiale partageaient une bouteille de champagne dans l'office en conversant à voix basse. La cabine sentait le kérosène et le bœuf Wellington.
Hala attacha sa ceinture d'un geste las et regarda par le hublot. Il y avait un léger brouillard et les lumières bleues qui délimitaient les pistes se perdaient dans la nuit. Elle enleva ses chaussures, ferma les yeux, et s'assoupit. L'hôtesse n'avait même pas eu le temps de lui proposer un cocktail.
Après avoir attendu son tour derrière un 747 de la TWA, le vol n° 106 des Nations unies se prépara à décoller. Ayant reçu l'autorisation de la tour de contrôle, Lemke roula et le Boeing 720-B s'éleva dans la nuit pluvieuse.
Dès qu'il eut atteint son altitude de croisière de 10 500 mètres et branché le pilotage automatique, Lemke détacha sa ceinture et quitta son siège.
— Un petit besoin naturel, dit-il en se dirigeant vers la porte.
Le copilote, un homme blond au visage criblé de taches de rousseur, sourit sans quitter le tableau de bord des yeux.
— Je vous attends ici, plaisanta-t-il.
Lemke eut un rire forcé, et il sortit du poste. Le personnel de bord préparait les plateaux pour le repas. L'odeur de bœuf Wellington était plus forte que jamais. Lemke appela le chef de cabine.
— Je peux vous servir quelque chose, monsieur ?
— Juste un café, répondit Lemke. Mais ne vous dérangez pas, je vais m'en occuper.
— Mais non.
Le chef de cabine lui versa une tasse.
— Encore une chose. La compagnie nous a demandé de participer à une étude météorologique financée par le gouvernement. Quand nous serons à 2 800 kilomètres de Londres, je descendrai à 1 500 mètres pendant une dizaine de minutes pour enregistrer les vitesses des vents et les températures. Ensuite nous reprendrons notre altitude normale.
— Je me demande comment la compagnie a pu accepter ça. J'aimerais qu'on crédite mon compte de la somme que ça va coûter en carburant !
— Je parie que nos chers gestionnaires ne vont pas se gêner pour envoyer la facture à Washington, répondit Lemke.
— Le moment venu, je ferai une annonce aux passagers pour qu'ils ne s'inquiètent pas.
— Vous pourrez ajouter que si jamais ils aperçoivent des lumières par les hublots, ce seront celles d'une flottille de pêche.
— Je n'y manquerai pas.
Lemke balaya la cabine du regard, et ses yeux se posèrent un instant sur la forme endormie d'Hala Kamil.
— Vous avez remarqué que les mesures de sécurité avaient été renforcées ? demanda-t-il sur le ton de la conversation.
— Un des journalistes m'a dit que Scotland Yard avait eu vent d'un complot en vue d'assassiner la secrétaire générale.
— Ils voient des terroristes partout. J'ai dû montrer mes papiers et mon sac a même été fouillé.
Le chef de cabine haussa les épaules.
— Après tout, c'est pour notre sécurité autant que pour celle des passagers.
Lemke désigna les rangées de sièges.
— En tout cas, aucun d'eux n'a l'allure d'un pirate de l'air.
— À moins qu'ils ne se soient mis au costume trois-pièces !
— Pour plus de sûreté, je laisserai la porte du cockpit fermée. Ne m'appelez par l'interphone que si c'est important.
— Bien, monsieur.
Lemke but une gorgée de café, posa sa tasse, et regagna le poste. Le copilote regardait sur le côté les lumières du nord du pays de Galles pendant que derrière lui le mécanicien était en train d'évaluer la consommation de carburant.
Lemke tourna le dos aux deux hommes et tira un petit étui de la poche intérieure de sa veste, il l'ouvrit et prépara une seringue qui contenait une dose mortelle d'un agent agissant sur les nerfs. Puis il pivota, fit semblant de trébucher, et se rattrapa au bras du mécanicien.
— Pardon, Frank, je me suis pris les pieds dans la moquette.
Frank Hartley, un bel homme aux cheveux gris, ne sentit pas l'aiguille pénétrer dans son épaule. Il leva les yeux et lança en blaguant :
— Attention, vous buvez trop, Dale.
— Mais j'arrive encore à voler droit, répliqua Lemke.
Hartley allait dire quelque chose, mais il eut tout à coup l'air déconcerté. Il secoua la tête comme pour s'éclaircir les idées. Puis ses yeux roulèrent dans leurs orbites, et il s'affaissa.
Lemke s'appuya contre le mécanicien pour que celui-ci ne bascule pas sur le côté, puis il retira la seringue et en prit une autre.
— Je crois que Frank n'est pas bien.
Jerry Oswald, le copilote, se retourna d'un bloc.
— Qu'est-ce qu'il a ?
— Vous feriez mieux de venir voir.
Oswald extirpa sa grande carcasse du siège et alla se pencher au-dessus d'Hartley. Lemke plongea l'aiguille et injecta le liquide, mais Oswald sentit la piqûre.
— Qu'est-ce que c'était ? s'écria-t-il en pivotant et en contemplant, abasourdi, la seringue que Lemke tenait à la main.
Il était beaucoup plus lourd et musclé qu'Hartley et le poison n'opéra pas tout de suite. Ses yeux s'écarquillèrent et il comprit. Il se rua sur Lemke.
— Vous n'êtes pas Dale Lemke, rugit-il. Pourquoi vous être fait passer pour lui ?
Le faux Lemke n'était pas en mesure de répondre. Les larges mains du copilote s'étaient refermées autour de sa gorge et l'étranglaient. Coincé contre la cloison, il essaya en vain de prononcer quelques mots, un mensonge acceptable. Il enfonça son genou dans le bas-ventre d'Oswald. Pour toute réaction, celui-ci poussa un grognement. Sa vision commençait à se brouiller.
Puis, lentement, le copilote se recula. L'horreur se peignit dans son regard. Il sut qu'il allait mourir. Dans un ultime effort, il balança son poing qui atteignit le faux Lemke à l'estomac. Celui-ci tomba à genoux, sonné, le souffle coupé. Oswald vacilla, puis s'effondra comme une masse. L'homme qui s'était fait passer pour Dale Lemke parvint à s'asseoir. Il reprit sa respiration et se massa le cou, puis il se redressa en titubant et tendit l'oreille. Tout paraissait calme dans la cabine principale. Personne parmi les passagers ou les membres du personnel de bord n'avait apparemment rien entendu. Les bruits avaient été couverts par la plainte monotone des réacteurs.
Lorsqu'il eut fini d'attacher le corps du copilote sur son siège, il était baigné de sueur. Hartley avait conservé sa ceinture et le faux Lemke n'eut donc pas à s'occuper de lui. Il s'installa devant le manche et releva la position de l'appareil.
Quarante-cinq minutes plus tard, l'avion déviait de la route qui devait le conduire à New York pour se diriger vers les terres gelées de l'Arctique.
2
C'était un coin perdu, une région de la terre où nul touriste ne s'était jamais aventuré. Au cours de ces derniers siècles, seule une poignée d'explorateurs et de savants avait foulé son sol. La mer au bord des rivages déchiquetés était gelée à l'exception de quelques semaines par an, et au début de l'automne, les températures naviguaient autour de — 25°. La nuit s'emparait du ciel glacé durant les longs mois d'hiver et en été, le soleil éblouissant pouvait, en moins d'une heure, être remplacé par un blizzard impénétrable.
Et pourtant, dominée par des montagnes glacées et balayée par un vent incessant, cette désolation superbe qui se trouvait au fond du fjord d'Ardencaple, sur la côte nord-est du Groenland, était habitée il y a près de deux mille ans par une bande de chasseurs. Les datations au radiocarbone pratiquées sur des vestiges remontés à la surface avaient prouvé que le site avait été occupé entre l'an 200 et l'an 400 de notre ère, une bien courte période pour les archéologues. Ces chasseurs avaient cependant laissé derrière eux vingt habitations qui avaient été magnifiquement préservées dans ce climat polaire.
Une structure préfabriquée en aluminium avait été amenée par hélicoptère et assemblée au-dessus de l'ancien village par des scientifiques de l'université du Colorado. Les installations de chauffage et les panneaux isolants livraient un combat perdu d'avance contre le froid, mais parvenaient néanmoins à tenir en respect la bise gémissante et glaciale qui fouettait les parois extérieures. Cet abri permettait à l'équipe archéologique de travailler sur le site jusqu'au début de l'hiver.
Lily Sharp, une professeure d'archéologie de l'université du Colorado, avait oublié le froid qui régnait à l'intérieur du village couvert. Agenouillée sur le sol d'une habitation autrefois utilisée par une seule famille, elle grattait avec précaution la terre gelée à l'aide d'une petite truelle. Seule, absorbée dans sa tâche, elle fouillait le passé de cette peuplade disparue.
Il s'agissait de chasseurs de mammifères marins qui se réfugiaient durant les rudes mois de l'hiver arctique dans des habitations en partie creusées dans la terre, munies de petits murs de pierre et de toits en tourbe soutenus la plupart du temps par des os de baleine. Ils se chauffaient avec des lampes à huile et passaient les longs mois d'obscurité à sculpter le bois, l'ivoire et les ramures.
Ils s'étaient installés dans cette partie du Groenland au cours des premiers siècles de notre ère, et ensuite, au sommet de leur culture, ils avaient mystérieusement disparu en laissant derrière eux ces vestiges.
Lily avait été récompensée de sa persévérance. Pendant que les trois hommes de l'équipe archéologique se détendaient après le dîner dans la baraque où ils vivaient, elle était revenue sur le site des fouilles et avait découvert un bois de caribou sur lequel étaient sculptés vingt animaux qui ressemblaient à des ours, un peigne de femme délicatement ouvragé et un pot en terre.
La truelle de Lily rencontra quelque chose. La jeune femme cogna de nouveau et écouta attentivement. Ce n'était pas le son familier de la truelle sur une pierre. Un peu étouffé, le bruit avait une indiscutable résonance métallique.
Elle se redressa et s'étira. Des mèches de cheveux auburn s'échappaient de son épais bonnet de laine et brillaient à la lumière de la lampe Coleman. Ses yeux bleu-vert reflétèrent un mélange de curiosité et de perplexité pendant qu'elle examinait ce qui dépassait de la terre noircie. C'était un peuple préhistorique qui avait vécu ici, se disait-elle. Qui ne connaissait ni le fer ni le bronze.
Lily eut beau s'efforcer de rester calme, elle finit par abandonner toute prudence. Elle se mit à gratter et creuser furieusement le sol durci. Toutes les deux ou trois minutes, elle s'interrompait pour balayer la terre à l'aide d'un petit pinceau.
L'objet se trouva enfin dégagé. Lily se pencha pour l'étudier de plus près à la lumière de la lampe, et elle sursauta. Elle avait déterré une pièce d'or. Une vieille pièce à en juger par les bords usés. Elle était percée et un bout de lanière en cuir y était encore accroché, ce qui indiquait qu'elle avait été jadis portée comme pendentif ou amulette.
La jeune femme se recula et retint son souffle, presque effrayée à l'idée de toucher la pièce.
Cinq minutes plus tard, Lily était toujours agenouillée à la même place, en train de réfléchir, quand la porte de l'abri s'ouvrit brusquement et qu'un homme de carrure imposante entra, accompagné d'une bourrasque de neige. Ses sourcils et sa barbe étaient couverts de givre, ce qui le faisait ressembler à un monstre jailli d'un film de science-fiction, du moins jusqu'à ce qu'un sourire vînt illuminer ses traits pleins de bonté.
C'était le professeur Hiram Gronquist, le chef de cette équipe archéologique de quatre personnes.
— Désolé de t'interrompre, Lily, fit-il de sa voix à la fois douce et grave. Mais tu en fais trop. Repose-toi un peu. Viens te réchauffer et boire une bonne rasade de brandy.
— Hiram, répondit Lily en essayant de maîtriser son excitation, je voudrais te montrer quelque chose. Gronquist s'accroupit à côté d'elle.
— Qu'est-ce que tu as trouvé ?
— Regarde toi-même.
Hiram chercha ses lunettes dans la poche de sa parka et les posa au bout de son nez rougi par le froid. Il se pencha sur la pièce, à la toucher, l'étudia sous tous les angles, puis il leva un regard amusé.
— Tu te fiches de moi, ma petite Lily ? Un instant, le visage de la jeune femme se ferma, puis elle éclata de rire.
— Oh ! mon Dieu, tu penses que c'est moi qui l'ai mise là !
— Tu dois reconnaître que c'est aussi étonnant que de trouver une vierge dans un bordel.
— Amusant.
Il lui tapota amicalement le genou.
— Félicitations, c'est une découverte très importante.
— Comment crois-tu qu'elle soit arrivée là ?
— De toute évidence, cette pièce provient d'une autre source et a été déposée ici à une époque ultérieure.
— Alors, comment expliques-tu qu'elle ait été enterrée avec des objets que nous savons dater à peu près de l'an 300 ?
— Je ne l'explique pas, répondit Gronquist en haussant les épaules.
— Tu n'as même pas une hypothèse ? demanda Lily.
— À première vue, je dirais que la pièce a probablement été échangée ou perdue par un Viking.
— Les Vikings ne sont pas remontés si loin au nord.
— Bon, alors peut-être des Esquimaux d'une époque plus récente ont-ils commercé avec des Scandinaves plus au sud et utilisé ce campement pendant les expéditions de chasse.
— Allons, Hiram, tu sais fort bien qu'on n'a relevé aucune trace d'habitations après l'an 400.
Gronquist lui lança un regard sombre.
— Décidément, tu ne renonces jamais, il n'y a même pas de date sur ta pièce.
— Mike Graham s'y connaît en numismatique, il pourra peut-être l'identifier.
— L'expertise ne nous coûtera rien, admit Gronquist. Allez, viens, Mike l'examinera pendant qu'on boira notre brandy.
Lily mit ses gros gants de fourrure, ajusta le capuchon de sa parka et éteignit la Coleman. Gronquist alluma une lampe et lui tint la porte. L'air glacé lui mordit les joues, et elle frissonna.
Elle agrippa la corde qui menait aux quartiers d'habitation et avança à tâtons en se protégeant derrière la silhouette massive de Gronquist. Elle jeta un coup d'œil au-dessus de sa tête. Le ciel était clair et la voûte étoilée illuminait à l'ouest les montagnes arides et à l'est la couche de glace qui couvrait le fjord. La beauté de l'Arctique était ensorcelante, et Lily comprenait pourquoi les hommes succombaient à ses charmes.
Après avoir parcouru une trentaine de mètres dans l'obscurité, ils pénétrèrent dans le couloir de la baraque, firent encore quelques pas et ouvrirent une seconde porte qui donnait à l'intérieur. Lily, après le froid abominable du dehors, eut l'impression de se trouver dans une fournaise, il y avait une bonne odeur de café, et la jeune femme s'empressa d'ôter sa parka et ses gants pour s'en servir une tasse.
Sam Hoskins, longs cheveux blonds et grosse moustache également blonde, était penché sur une planche à dessin. Architecte new-yorkais passionné d'archéologie, il prenait chaque année deux mois de vacances pour participer à des fouilles dans tous les coins du monde. Il était en train de faire des croquis détaillés montrant à quoi le village préhistorique avait dû ressembler mille sept cents ans plus tôt, et son concours était inestimable.
Le quatrième membre de l'équipe, un homme à la peau claire et aux cheveux d'un blond roux, était allongé sur un lit de camp et lisait un livre de poche écorné. Lily ne se rappelait pas avoir vu Mike Graham, l'un des plus célèbres archéologues du pays, sans un livre à la main.
— Hé ! Mike, rugit Gronquist. Regarde ce que Lily a trouvé.
Il lui lança la pièce. Lily poussa un cri, mais Graham attrapa adroitement la pièce et l'examina.
Quelques instants plus tard, il lâcha d'un ton soupçonneux :
— Vous vous fichez de moi ?
Gronquist éclata de rire.
— C'est exactement ce que j'ai dit. Non, ce n'est pas un gag. Elle l'a déterrée sur le site 8.
Graham tira une mallette de sous son lit et en sortit une loupe avec laquelle il étudia la pièce.
— Alors, le verdict ? demanda Lily avec impatience.
— Incroyable, murmura Graham. Un miliarésion d'or. Environ 13 grammes et demi. C'est la première fois que j'en vois un. Ils sont plutôt rares et un collectionneur en donnerait sans doute six à huit mille dollars.
— Qu'est-ce qu'il y a sur le côté face ?
— Théodose le Grand, empereur romain et byzantin, représenté debout. On le voit souvent dans cette posture sur les monnaies de cette époque. En regardant de près, on distingue des captifs à ses pieds, et il tient dans ses mains un globe et un labarum.
— Un labarum ?
— Oui, un étendard qui porte les lettres grecques XP et forme une sorte de monogramme qui signifie « au nom du Christ ». L'empereur Constantin l’a adopté après sa conversion au christianisme.
— Et ces lettres sur le côté pile ? demanda Gronquist.
Graham se pencha de nouveau sur la pièce.
— Il y a trois mots. Le premier, on dirait TRIVM-FATOR. Je n'arrive pas à déchiffrer les autres. Ils sont presque effacés. On devrait pouvoir les retrouver dans un catalogue avec la traduction latine. Il faudra attendre le retour à la civilisation pour le consulter.
— On peut la dater ?
Graham leva pensivement les yeux.
— Frappée durant le règne de Théodose, c'est-à-dire, si je me souviens bien, entre 379 et 395.
Lily se tourna vers Gronquist. Celui-ci secoua la tête.
— Ce serait pure fantaisie de prétendre que les Esquimaux du IVe siècle ont eu des contacts avec l'Empire romain.
— On ne peut pas éliminer cette possibilité, même infime, persista Lily.
— Ça va faire du bruit, intervint Hoskins en examinant la pièce pour la première fois.
Gronquist but une gorgée de son brandy.
— On a déjà retrouvé des pièces anciennes dans les endroits les plus bizarres. Mais on n'a jamais pu déterminer les dates et les origines à la satisfaction des archéologues.
Ils contemplèrent la pièce sans parler, chacun perdu dans ses pensées.
Gronquist finit par briser le silence.
— La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c'est que nous sommes devant un sacré mystère.
3
Peu avant minuit, le faux Lemke se prépara à abandonner l'avion. Le ciel était clair et les côtes d'Islande se dessinaient contre le noir de la mer. La petite île était illuminée par la lueur verdâtre et féerique de l'aurore boréale.
Il ne se préoccupait pas des cadavres qui l'entouraient. Il était habitué à l'odeur du sang. Cela faisait simplement partie de son travail. Il tuait avec un côté clinique. Le nombre de morts ne représentait qu'une somme mathématique. Il était bien payé. C'était un mercenaire, et aussi un fanatique religieux qui tuait pour sa cause. Mais, fait étrange, la seule chose qui l'offensait, c'était d'être traité d'assassin ou de terroriste. C'étaient deux mots qu'il détestait. Ils avaient une connotation politique, et il méprisait la politique.
C'était un homme aux multiples identités, un perfectionniste qui condamnait les rafales aveugles tirées dans la foule ou les attentats à la voiture piégée. Ses méthodes étaient bien plus subtiles, il ne laissait jamais rien au hasard. Ses œuvres passaient souvent pour des accidents aux yeux des enquêteurs internationaux.
La mort d'Hala Kamil était plus qu'une mission. C'était un devoir. Il lui avait fallu cinq mois pour mettre son plan soigneusement au point, puis il avait dû attendre avec patience le moment opportun.
C'était un peu dommage, se disait-il. Kamil était une belle femme. Mais une menace qu'il convenait d'éliminer.
Il réduisit imperceptiblement la vitesse de l'appareil et entama une lente descente. Personne dans la cabine ne devait rien soupçonner.
Pour la vingtième fois peut-être, il vérifia son cap et étudia les chiffres qui s'inscrivaient sur l'écran de l'ordinateur qu'il avait reprogrammé pour afficher les minutes et la distance qui le séparaient de l'endroit où il devait sauter.
Un quart d'heure plus tard, l'avion de ligne passa au-dessus d'une partie inhabitée de la côte de l'Islande. Le paysage était une mosaïque de roches grises et de neige. L'homme sortit les volets et réduisit encore la vitesse du Boeing 720-B jusqu'à 352 kilomètres à l'heure. Puis il engagea le pilote automatique sur une nouvelle fréquence radio émise par une balise située sur le Hofsjökull, un glacier qui culminait à 1 737 mètres au centre de l'île. Ensuite il régla l'altitude pour que l'appareil s'écrase à 150 mètres du sommet.
Méthodiquement, il entreprit de mettre hors d'usage les circuits de communication et les indicateurs de direction. Pour ne rien négliger, il largua du carburant au cas où quelque chose ne fonctionnerait pas dans son plan.
Plus que huit minutes.
Il se dirigea vers la trappe et descendit dans le « trou d'enfer ». Il portait déjà des bottes de para munies d'épaisses semelles en caoutchouc, il tira une combinaison de saut de son sac et s'empressa de la passer, il n'avait pas eu la place de mettre un casque, et il enfila une cagoule de ski et un bonnet. Enfin, il mit des gants, des lunettes, et un altimètre autour de son poignet.
Il attacha le harnais et vérifia les sangles. Il était équipé d'un parachute dorsal dont l'élément principal était logé dans le creux de ses reins et l'élément de secours entre ses omoplates.
Il consulta sa montre. Une minute et vingt secondes. Il ouvrit la trappe sous la carlingue et un courant d'air s'engouffra dans la soute. Il entama le compte à rebours.
Zéro. Il se laissa glisser par l'étroite ouverture, les pieds d'abord, dans le sens du vol. La violence du vent le frappa avec la force d'une avalanche et lui coupa le souffle. L'avion passa au-dessus de sa tête dans un grondement assourdissant. L'espace d'un instant, il sentit la chaleur dégagée par les réacteurs, puis il tomba en chute libre.
Sur le ventre, les bras en croix, les jambes écartées avec les genoux légèrement fléchis, le faux Lemke regarda en dessous de lui. Il ne vit que les ténèbres. Pas la moindre lumière au sol.
Il supposa le pire. Ses hommes n'avaient pas réussi à atteindre le point de rendez-vous convenu. Sans indication, impossible de juger de sa direction, il risquait d'atterrir à des kilomètres de distance, ou, plus grave, au milieu des blocs de glace déchiquetés où il pouvait se blesser et ne jamais être découvert à temps.
En dix secondes, il était déjà tombé de près de 360 mètres. L'aiguille sur le cadran lumineux de l'altimètre entrait dans le rouge. Impossible d'attendre plus longtemps, il ouvrit le parachute.
Il entendit avec soulagement le bruit de la coupole qui se déployait, et il se retrouva brusquement en position verticale. Une lueur apparut soudain à environ un kilomètre sur sa droite. Puis une fusée éclairante jaillit, qui lui permit d'estimer la force et la direction du vent, il tira sur les suspentes pour se diriger vers les lumières.
Une deuxième fusée s'éleva, il distingua alors les hommes de son équipe qui avaient allumé d'autres feux pour le guider, il vira de 180 degrés et se prépara à toucher le sol. Le terrain avait été bien choisi, il se reçut sur la toundra, juste au centre du cercle. Sans un mot, il dégrafa son harnais et s'écarta de la zone éclairée, il leva les yeux vers le ciel.
L'avion, avec ses passagers qui ne se doutaient de rien, fonçait droit sur le glacier.
L'homme le suivit des yeux jusqu'à ce que le bruit des réacteurs se perde au loin et que les feux de navigation disparaissent dans la nuit.
4
Dans l'un des offices de l'appareil, une hôtesse tendit l'oreille.
— Qu'est-ce que c'est ce bruit qui vient du cockpit ? demanda-t-elle.
Gary Rubin, le chef de cabine, s'avança dans l'allée. Il perçut une sorte de grondement assourdi, un peu comme celui d'une chute d'eau dans le lointain.
Dix secondes après que le faux Lemke eut abandonné l'avion, la minuterie activa le bras hydraulique. La trappe au fond de la soute électronique se referma et le bruit cessa.
— Ça s'est arrêté, constata Gary Rubin. Je n'entends plus rien.
— Qu'est-ce que c'était, à ton avis ?
— Je ne sais pas. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. Un instant, j'ai cru que c'était un début de dépressurisation.
Un passager appela. L'hôtesse repoussa une mèche de cheveux blonds et sortit.
— Tu ferais peut-être mieux de voir ça avec le patron, lança-t-elle par-dessus son épaule.
Rubin, se souvenant que Lemke avait demandé à ne pas être dérangé sauf en cas d'urgence, hésita une seconde. Tant pis, la sécurité des passagers passait en premier, il décrocha l'interphone et pressa le bouton d'appel du poste.
— Ici le chef de cabine, monsieur. Nous avons entendu un drôle de bruit qui venait de l'avant. Il y a un problème ?
Pas de réponse.
II essaya trois fois encore, mais en vain. Il était inquiet et se demandait pourquoi le cockpit demeurait silencieux. En douze ans de carrière, c'était la première fois que cela se produisait.
Il était toujours en train de s'interroger quand l'hôtesse surgit et balbutia quelque chose. D'abord, il ne prêta pas attention à ses paroles, mais le tremblement de sa voix lui fit lever la tête.
— Qu'est-ce... qu'est-ce que tu as dit ?
— On est au-dessus de la terre !
— Quoi ?
— Juste à la verticale, dit-elle avec une pointe d'affolement. C'est un passager qui me l'a fait remarquer. Rubin secoua la tête.
— Impossible. On est en plein milieu de l'océan. Il a probablement vu des lumières de bateaux de pêche. Le patron m'a prévenu qu'on pourrait en apercevoir quand on allait descendre pour ces relevés météo.
— Va regarder, le supplia-t-elle. Le sol monte à toute vitesse. Je crois qu'on va se poser.
Le chef de cabine s'approcha du hublot situé en face de l'office. Au lieu des flots noirs de l'Atlantique, il y avait un scintillement de blanc. Une surface glacée défilait sous la carlingue. Elle était toute proche, à environ 250 mètres au-dessous d'eux, et les cristaux de glace reflétaient les feux de navigation, il se figea, abasourdi, il ne parvenait pas à en croire ses yeux.
Si c'était un atterrissage forcé, pourquoi le poste n'avait-il pas prévenu le personnel de bord ? Les signaux « Attachez vos ceintures » et « Défense de fumer » n'avaient pas été allumés.
Presque tous les passagers des Nations unies étaient réveillés et lisaient ou bavardaient. Seule Hala Kamil dormait encore profondément. Des représentants du Mexique, qui revenaient, après une conférence, au siège de la Banque mondiale, étaient installés autour d'une table à l'arrière de l'appareil. L'atmosphère était au pessimisme. Leur pays avait connu un désastre économique et aucune aide monétaire ne leur avait été accordée.
Rubin éprouva un sentiment de panique.
— Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ? murmura-t-il.
L'hôtesse avait le teint livide, les yeux écarquillés.
— On devrait entamer la procédure d'urgence, non ?
— Il ne faut pas alarmer les passagers. Pas tout de suite, en tout cas. Laisse-moi d'abord voir ça avec le patron.
Maîtrisant son angoisse, le chef de cabine se dirigea rapidement vers le cockpit en feignant un bâillement d'ennui pour prévenir toute question éventuelle. Il ferma le rideau qui séparait la cabine de la zone du cockpit et voulut ouvrir la porte. Elle était fermée de l'intérieur.
Il cogna au battant. Pas de réponse. Il contempla d'un air dérouté cet obstacle qui lui interdisait l'entrée du poste et, dans un accès de rage, il donna un coup de pied en y mettant toutes ses forces. La porte ouvrait vers l'extérieur, mais sous la violence du choc, elle se rabattit contre la cloison intérieure. Rubin fit un pas en avant et se figea.
L'incrédulité, l'ahurissement, la peur et l'épouvante se peignirent successivement sur son visage. Son regard engloba Hardey effondré devant son tableau de commande, Oswald, le regard sans vie fixé sur le plafond de la cabine. Lemke, quant à lui, semblait s'être volatilisé.
Rubin enjamba le corps du copilote pour aller se pencher sur le siège vide du commandant de bord et regarder par le pare-brise. Ses yeux s'agrandirent d'horreur.
Le sommet de l'Hofsjökull se dressait, menaçant, à moins de 15 kilomètres. Les lumières vacillantes qui brillaient au nord soulignaient la forme déchiquetée du glacier dont la surface inégale baignait dans des reflets gris et verts fantomatiques.
Poussé par le désespoir et la panique, le chef de cabine se jeta dans le siège du pilote et agrippa le manche. Il tira le volant vers lui.
Rien.
La colonne restait bloquée et pourtant, chose étrange, l'altimètre indiqua une lente mais régulière élévation de l'altitude. Il tira de nouveau, plus fort. Le volant bougea à peine. Rubin ne comprenait pas la cause de cette résistance.
Il n'était plus temps de se poser des questions. Il était trop inexpérimenté pour savoir qu'en fait il suffisait d'une pression d'un peu plus de dix kilos pour annuler le pilotage automatique.
Dans la nuit claire et glacée, la montagne semblait proche au toucher. Rubin poussa les manettes et s'arc-bouta sur le manche. Celui-ci céda enfin, et devint mou comme le volant d'une voiture folle lancée à pleine vitesse.
Lentement, très lentement, le nez du Boeing se souleva, et le ventre de l'appareil frôla le sommet du pic.
Au pied du glacier, l'homme qui, à Londres, avait assassiné Dale Lemke, le vrai pilote du vol n° 106, et pris sa place, regardait dans des jumelles à infrarouges. Au nord, les lumières ne dégageaient plus qu'une faible lueur, mais le sommet escarpé du Hofsjökull se découpait encore contre le ciel nocturne.
Le temps était comme suspendu. Pour seuls bruits, il y avait ceux que faisaient les deux hommes en train de charger les balises lumineuses et l'émetteur dans un hélicoptère.
Les yeux de Suleiman Aziz Ammar s'étaient accoutumés à l'obscurité, et il parvenait à distinguer les arêtes qui griffaient la banquise. Ammar, figé comme une statue, comptait les secondes et attendait de voir apparaître la petite boule de feu qui annoncerait le crash du vol n° 106.
Mais rien ne vint.
Il finit par abaisser les jumelles en soupirant. Le silence du glacier tomba sur lui, froid et lointain, il ôta sa perruque de cheveux gris et la lança dans la nuit. Puis il enleva ses bottes de para et en retira la semelle épaisse de 10 centimètres qui était glissée à l'intérieur. Il s'aperçut alors que son serviteur et ami, Ibn Telmuk, se tenait à côté de lui.
— L'équipement est chargé ? lui demanda Ammar.
— Oui. Ta mission a été un succès ?
— Une petite erreur de calcul. L'avion est parvenu je ne sais comment à passer au-dessus de la crête. Allah a accordé un sursis de quelques minutes à Kamil.
— Akhmad Yazid ne va pas être content.
— Kamil mourra comme prévu, affirma Ammar. Rien n'a été laissé au hasard.
— L'avion vole toujours.
— Allah lui-même ne pourra pas le maintenir indéfiniment en l'air.
— Tu as échoué, déclara soudain une nouvelle voix.
Ammar se retourna. Muhammad Ismail le considérait, les sourcils froncés. Le visage rond de l'Égyptien exprimait un curieux mélange de malveillance et d'innocence enfantine.
Ammar avait été obligé de travailler avec lui. L'obscur mollah de village lui avait été imposé par Akhmad Yazid pour qui le respect strict de la religion importait plus que la compétence et le professionnalisme.
Ammar affichait une foi exaltée, mais Yazid se méfiait de lui. L'habitude qu'avait le tueur de s'adresser aux chefs religieux comme à des égaux ne lui plaisait guère, il tenait à ce qu'Ammar accomplisse ses missions de mort sous l'œil vigilant d'Ismail.
Il avait accepté ce chien de garde sans protester, il était maître dans l'art de la tromperie et avait très vite su utiliser Ismail à ses propres fins.
Il secoua la tête avec agacement et entreprit d'expliquer la situation au mollah :
— Certains événements peuvent échapper à notre contrôle. Un courant ascendant, un mauvais fonctionnement du pilote automatique, un brusque changement de force ou de direction du vent, il y a des centaines de facteurs qui ont pu faire que l'avion a raté le glacier. Mais tout a été prévu. Le pilote automatique est verrouillé sur un cap qui conduit droit au pôle. L'avion n'a plus que quatre-vingt-dix minutes d'autonomie de vol.
— Et si quelqu'un découvre les corps dans le cockpit et qu'un passager sache piloter ?
— Les dossiers de tous les gens qui sont à bord de l'avion ont été soigneusement étudiés. Aucun n'a d'expérience en tant que pilote. Et puis, j'ai détruit la radio et les instruments de navigation. Si quelqu'un essaye de s'emparer des commandes, il sera dans le noir le plus total. Pas de boussole, pas de repères pour se diriger. Hala Kamil et ses petits copains des Nations unies vont disparaître dans les eaux glacées de l'océan Arctique.
— Ils n'ont aucune chance de s'en tirer ? demanda Ismail.
— Aucune, répondit Ammar avec assurance. Absolument aucune.
5
Dirk Pitt, installé dans un fauteuil pivotant, s'étira en bâillant, puis il se passa la main dans ses épais cheveux noirs et ondulés.
C'était un homme grand et mince, musclé, dans une forme parfaite pour quelqu'un qui ne courait pas ses 15 kilomètres par jour, ni ne considérait le culturisme comme la panacée contre les atteintes de l'âge. Il avait le teint hâlé et la peau tannée d'un homme qui vivait au grand air et préférait le soleil aux néons d'un bureau. Ses yeux vert sombre, opalins, dégageaient un curieux mélange de chaleur et de dureté, et ses lèvres paraissaient toujours figées sur un sourire amical.
Le personnage était à l'aise parmi les riches et les puissants, mais il aimait mieux la compagnie d'hommes et de femmes qui vidaient leurs verres cul sec et n'hésitaient pas à mettre la main à la pâte.
Sorti de l'Air Force Academy, il avait le rang de commandant d'active bien qu'il fût détaché depuis presque six ans auprès de la National Underwater and Marine Agency (l'Agence nationale sous-marine et maritime), la NUMA, en tant que directeur des projets spéciaux.
Avec Al Giordino, son ami d'enfance, il avait vécu en une demi-décennie plus d'aventures sur tous les océans et les mers du globe que le commun des mortels n'en vivrait en dix existences, Il avait retrouvé l'express Manhattan Limited après avoir traversé à la nage une caverne sous-marine dans l'État de New York, avait sauvé le paquebot Empress of Ireland envoyé par le fond sur le Saint-Laurent avec un millier de passagers à son bord, il avait récupéré le sous-marin nucléaire Starbuck perdu au milieu du Pacifique et suivi la trace du vaisseau fantôme Cyclope jusqu'à sa tombe dans la mer des Caraïbes. Et il avait aussi renfloué le Titanic[1].
C'était, comme disait Giordino, un homme voué à la redécouverte du passé, né quatre-vingts ans trop tard.
— Je crois que ça devrait t'intéresser, lança Giordino à l'autre bout de la salle.
Pitt se détourna d'un moniteur couleur qui affichait un panorama marin situé à une centaine de mètres sous la coque du brise-glace Polar Explorer. C'était un bâtiment récent conçu pour naviguer sur des mers gelées. Sa superstructure massive ressemblait à un immeuble de quatre étages et son étrave, avec des machines de 80 000 chevaux derrière elle, pouvait fendre une couche de glace épaisse d'un mètre et demi.
Pitt posa le pied sur la console, fléchit la jambe et poussa. C'était un mouvement rodé par des semaines de pratique et synchronisé avec le léger roulis du bateau. Il pivota de 180 degrés dans son fauteuil que ses roulettes propulsèrent à trois mètres sur le plancher légèrement incliné de la salle d'équipement électronique.
— On dirait un cratère.
Al Giordino étudiait une image fournie par le sonar. Un mètre soixante-deux, presque aussi large que haut, Giordino paraissait avoir été fabriqué à l'aide de pièces détachées provenant d'un bulldozer. Il avait les cheveux bruns et bouclés, héritage de ses ancêtres italiens, et avec un bandeau et une boucle d'oreille, il aurait très bien pu passer pour un joueur d'orgue de Barbarie. Doté d'une bonne dose d'humour à froid, solide et d'une loyauté à toute épreuve, il était l'adjoint de Pitt qu'il avait suivi dans toutes ses aventures.
Pitt vint s'arrêter pile devant lui. Il observa le sonographe pendant qu'apparaissaient le bord, puis l'intérieur d'un cratère.
— Ça descend vite, dit Giordino.
— De 140 à 180 mètres, dit Pitt en vérifiant l'écho sonore.
— Une pente à pic.
— 200 et ça descend encore.
— Drôle de formation pour un volcan, murmura Giordino. Aucun signe de lave.
Un homme grand au visage coloré et aux cheveux grisonnants qui s'échappaient d'une casquette de base-ball ramenée en arrière passa la tête par l'entrebâillement de la porte.
— Alors, les oiseaux de nuit, vous voulez boire ou manger quelque chose ?
— Je ne refuserais pas un sandwich au beurre de cacahuète et un café, répondit Pitt. 220 mètres.
— Deux ou trois beignets avec du lait, fit Giordino.
Le capitaine de la Navy Byron Knight, commandant du bâtiment hydrographique, était le seul avec les deux hommes de la NUMA à avoir accès à la salle de l'équipement électronique. Celle-ci était en effet interdite aux autres officiers et aux marins.
— Je vous fais préparer ça par la cuisine.
— Vous êtes un être humain exceptionnel, Byron, dit Pitt avec un sourire sarcastique. Ce qu'on raconte sur vous dans la marine n'est que pure calomnie.
— Vous avez déjà goûté du beurre de cacahuète à l'arsenic ? lança Knight par-dessus son épaule.
Giordino avait les yeux rivés sur l'écran.
— Près de deux kilomètres de diamètre, annonça-t-il.
— Sédiments lisses à l'intérieur, dit Pitt. Pas de cassure sur le fond.
— Ça a dû être un volcan gigantesque.
— Non, pas un volcan.
Giordino se tourna vers Pitt. Une lueur de curiosité brillait dans son regard.
— Tu as un autre nom pour un trou comme ça dans la mer ?
— Pourquoi pas un impact de météore ? Giordino parut sceptique.
— Si profond ?
— D'après les relevés, ça pourrait remonter à des milliers, voire des millions d'années, à une époque où le niveau de la mer était bien plus bas.
Giordino sursauta.
— On a un contact !
— Où ?
— À deux cents mètres à tribord, perpendiculaire à la pente du cratère. Indications plutôt vagues. L'objet est en partie caché par la formation géologique.
Pitt saisit aussitôt l'interphone et appela la passerelle.
— Nous avons un problème avec l'équipement. Continuez en gardant le cap. Si nous arrivons à réparer à temps, virez de bord et refaites un passage.
— Bien, monsieur, acquiesça l'officier de quart.
— Tu aurais fait un excellent bonimenteur, dit Giordino.
— Inutile d'alerter les Russes, fit simplement Pitt.
— Rien du côté des caméras vidéo ? Pitt jeta un coup d'œil sur les moniteurs.
— C'est hors champ. Elles le filmeront au prochain passage.
L'image sonar qui avait été enregistrée ressemblait à une tache brune qui se découpait contre les parois plus claires du cratère. Elle passa devant un lecteur et l'ordinateur entreprit de l'agrandir pour la projeter sur un écran couleur à haute résolution. La tache avait maintenant une forme précise et une machine se chargea de reproduire l'image couleur sur papier glacé.
Le capitaine Knight réapparut, légèrement essoufflé. Après des jours de recherches monotones, à aller et venir comme pour tondre une immense pelouse, à scruter sans fin les images vidéo et celles fournies par le sonar, il était d'un seul coup galvanisé et son visage respirait l'espoir.
— On m'a annoncé que vous aviez des problèmes. Un contact ?
Ni Pitt ni Giordino ne répondirent. Ils avaient le sourire de prospecteurs qui viennent de tomber sur un filon. Knight les considéra un instant, et il comprit.
— Mon Dieu ! s'écria-t-il. On l'a trouvé ! C'est bien vrai ?
— Dissimulé dans le paysage marin, dit Pitt en désignant le moniteur et en lui tendant la photo. Les contours parfaits d'un sous-marin soviétique classe Alfa.
Knight, fasciné, contemplait les deux images sonar.
— Les Russes ont exploré toute cette région. C'est incroyable qu'ils ne l'aient pas repéré.
— Il suffit d'un rien pour passer à côté, expliqua Pitt. D'une part, la glace était plus épaisse quand ils ont conduit leurs recherches. Et, d'autre part, la concentration anormale de fer sous le cratère a sans doute détraqué leur équipement magnétique.
— Nos services de renseignements vont danser de joie quand ils vont voir ça !
— Pas si les Russes sont malins, intervint Giordino.
— Tu voudrais suggérer qu'ils n'ont pas avalé notre histoire d'étude géologique des fonds marins ? demanda Pitt avec ironie.
Giordino lui lança un regard acerbe.
— Le renseignement est un drôle de métier, dit-il. L'équipage de ce bateau n'a pas la moindre idée de ce qui se passe ici, alors que les agents soviétiques à Washington ont eu vent de notre mission il y a plusieurs semaines de ça. La seule raison pour laquelle ils n'interviennent pas, c'est que notre technologie de recherches est plus avancée que la leur et qu'ils comptent sur nous pour les amener droit sur le sous-marin.
— Ça ne va pas être facile de les tromper, reconnut Knight. Deux de leurs chalutiers observent chacun de nos mouvements depuis que nous sommes partis.
— De même que leurs satellites de surveillance, ajouta Giordino.
— Autant de raisons pour lesquelles j'ai demandé qu'on continue avant de refaire un passage, dit Pitt.
— Oui, mais les Russes ne vont pas manquer de s'en apercevoir.
— Bien sûr, seulement quand on passera au-dessus du sous-marin, on ne stoppera pas et on fera le couloir suivant, comme si de rien n'était. Ensuite, je contacterai par radio nos techniciens de Washington pour me plaindre d'ennuis d'équipement et demander des instructions pour réparer. Tous les deux ou trois milles, on refera un passage pour renforcer notre mensonge.
Giordino se tourna vers le capitaine et dit :
— Ça pourrait marcher. C'est suffisamment vraisemblable. Knight réfléchit un instant.
— D'accord, on ne s'attarde pas. Pas d'autres observations de la cible. On continue comme si on n'avait rien trouvé.
— Et après avoir terminé ce secteur, dit Pitt, on peut en entamer un autre à trente milles et feindre une découverte.
— Le fin du fin, approuva Giordino.
Le brise-glace roula pendant que l'homme de barre le faisait virer de bord. Loin derrière la poupe, pareil à un chien obstiné au bout d'une longue laisse, un sous-marin automatique appelé Sherlock, équipé de deux caméras mobiles et d'une caméra fixe, continua à envoyer des images sonar. Sans doute baptisé ainsi par son inventeur en l'honneur du célèbre détective de roman, le Sherlock révélait des détails du sous-sol marin que nul n'avait encore eu l'occasion de voir.
Les minutes s'écoulèrent avec une lenteur exaspérante et, enfin, la crête du cratère apparut sur l'écran. Le Polar Explorer entraînait le Sherlock le long de la pente. Tous les regards étaient braqués sur l'image.
— Le voilà, souffla Giordino avec un imperceptible tremblement dans la voix.
Le sous-marin soviétique remplissait presque tout le côté bâbord du sonographe. Il était couché sur le flanc, l'arrière dirigé vers le centre du cratère. Il était intact, au contraire des sous-marins US Thresher et Scorpion qui avaient implosé et s'étaient brisés en centaines de morceaux lorsqu'ils avaient sombré dans les années 60. Dix mois avaient passé depuis sa disparition, et dans les eaux glacées de l'Arctique, on ne voyait pas de traces de rouille ou d'organismes marins sur sa coque.
— C'est bien un classe « Alfa », déclara Knight. Propulsion nucléaire, coque en titane, non magnétique et non corrosive en eau salée, techniques les plus récentes d'hélices silencieuses. Ce sont les bâtiments de la marine soviétique et de la marine américaine les plus rapides et qui peuvent descendre le plus profondément.
Les lignes pures du sous-marin, filmées par les caméras, apparurent sur les moniteurs dans une teinte gris-bleu fantomatique. Les trois Américains avaient du mal à croire qu'ils avaient sous les yeux le cercueil dans lequel gisaient plus de cent cinquante marins. On aurait dit un jouet d'enfant reposant au fond d'un bassin.
— Des signes de radioactivité anormale ? demanda Knight.
— Très légère augmentation, répondit Giordino. Probablement due au réacteur du sous-marin.
— Il n'a donc pas fondu, constata Pitt.
— Pas à en croire les relevés.
Knight étudia les moniteurs et résuma les dommages subis par le bâtiment :
— Petites avaries à l'avant. Panneau de plongée bâbord arraché. Déchirure sur le fond, sur environ 20 mètres.
— Et plutôt profonde à en juger par son aspect, dit Pitt. Ça a dû endommager les ballasts et la coque intérieure. Il a probablement touché le bord opposé du cratère et s'est ouvert comme une boîte de conserve. On peut facilement imaginer l'équipage en train d'essayer de le ramener à la surface pendant qu'il continuait sa route vers le centre du cratère. Mais il prenait plus d'eau qu'ils ne parvenaient à en pomper, et il s'est enfoncé pour s'échouer finalement sur la pente.
Le silence s'installa tandis que le sous-marin disparaissait lentement sous l'œil des caméras. Les trois hommes, le regard fixé sur les écrans, se représentaient la mort horrible de ces marins qui naviguaient dans les profondeurs hostiles de l'océan.
Durant près d'une minute, personne ne parla. Puis chacun chassa le cauchemar de ses pensées et se détourna des moniteurs avec un sentiment de joie. Ils avaient réussi.
Pitt et Giordino pouvaient maintenant se détendre pendant le reste du voyage. Leur rôle était terminé. Ils avaient découvert l'aiguille cachée dans la meule de foin. Pitt affichait pourtant une expression sérieuse et il contemplait le plafond d'un air absent.
Giordino connaissait ces symptômes. Une fois sa mission achevée, son ami souffrait d'une sorte de manque. Le défi avait été relevé, et son esprit sans cesse en mouvement se tournait déjà vers le prochain.
— Bon boulot, Dirk, et vous aussi, Al, les félicita Knight. Mais le plus dur est à faire. Récupérer le sous-marin au nez des Russes, ça ne va pas être facile. Toute l'opération devra se dérouler sous l'eau et ...
— Qu'est-ce que c'est ? s'écria Giordino dont le regard s'était de nouveau porté sur les moniteurs. On dirait une cruche !
— Plutôt une urne, corrigea le capitaine.
Pitt étudia l'image un long moment, le visage pensif, et un éclair brilla soudain dans ses yeux rougis par la fatigue. L'objet était planté tout droit. Deux anses flanquaient un col étroit qui s'évasait sur des flancs ventrus, lesquels se rétrécissaient à leur tour vers la base enfouie dans le sol.
— Une amphore en terre cuite, annonça-t-il.
— Je crois que vous avez raison, dit Knight. Les Grecs et les Romains s'en servaient pour transporter le vin et l'huile. On en a découvert partout au fond de la Méditerranée.
— Mais qu'est-ce qu'une amphore peut bien faire dans la mer du Groenland ? demanda Giordino sans s'adresser à personne en particulier. Regardez ! Là, à gauche, il y en a encore une.
Puis trois autres dérivèrent sous l'œil des caméras, et cinq autres encore, qui formaient une ligne brisée sud-est-nord-ouest.
Le capitaine du Polar Explorer se tourna vers Pitt :
— C'est vous le spécialiste en épaves. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Une dizaine de secondes s'écoulèrent avant que Pitt ne répondît, et ce fut d'une voix lointaine qu'il lâcha :
— Je pense qu'elles mènent à un naufrage ancien qui, selon les livres d'histoire, n'a pas pu se produire dans ces parages.
6
Rubin aurait donné son âme pour ne pas avoir à assumer cette tâche impossible, pour ôter ses mains moites de transpiration du manche, fermer les yeux, et accepter la mort, mais le sens de ses devoirs à l'égard des passagers et des membres de l'équipage le poussait à continuer.
Même dans les pires de ses cauchemars, il n'aurait pas imaginé vivre pareille situation. Le moindre faux mouvement, la moindre erreur de jugement, et plus de cinquante personnes disparaîtraient, englouties à jamais dans les profondeurs de l'océan. Ce n'est pas juste, lui répétait sans cesse une voix dans sa tête. Ce n'est pas juste.
Aucun des instruments de navigation ne fonctionnait. La radio était hors d'usage. Personne parmi les passagers n'avait jamais piloté, pas même un petit avion de tourisme. Le chef de cabine était complètement perdu. Les voyants des réservoirs de carburant indiquaient tous « Vide ». Il ne comprenait pas, c'était impossible.
Et où était le pilote ? Qu'est-ce qui avait provoqué la mort du mécanicien et du copilote ? Qui était derrière cette histoire de fou ?
Les questions tourbillonnaient dans son esprit, mais les réponses demeuraient vagues.
Son unique consolation, c'était qu'il n'était pas seul. Il y avait un autre homme avec lui dans le cockpit.
Eduardo Ybarra, un membre de la délégation mexicaine, avait jadis servi en tant que mécanicien dans l'armée de l'air de son pays. Trente années avaient passé depuis qu'il avait exercé ses talents sur des avions à hélices, mais des bribes de savoir lui revenaient tandis qu'il était installé aux manettes dans le siège du copilote.
Ybarra avait un visage rond et mat, d'épais cheveux noirs striés de gris, et ses yeux marron étaient fixés droit devant lut. Avec son costume trois-pièces, il paraissait totalement déplacé dans le poste, d'autant qu'il n'avait même pas desserré sa cravate.
Il désigna le ciel à travers le pare-brise de l'appareil.
— À en juger par la position des étoiles, je dirais qu'on va droit vers le pôle Nord.
— On est peut-être au-dessus de l'Union soviétique, fit Rubin. Je n'ai pas la moindre idée de notre direction.
— C'est une île qu'on vient de laisser derrière nous.
— Vous croyez que c'était le Groenland ?
Le Mexicain secoua la tête.
— On a survolé la mer pendant plusieurs heures. Si c'avait été le Groenland, on serait encore au-dessus de la calotte glaciaire. Je penche plutôt pour l'Islande.
— Mon Dieu, depuis combien de temps on vole vers le nord ?
— Il n'y a aucun moyen de savoir quand le pilote s'est détourné de sa route Londres-New York.
Une nouvelle angoisse vint s'ajouter aux autres. Rubin savait qu'il lui fallait prendre une décision désespérée, la seule possible.
— Je vais virer de 90 degrés sur la gauche.
— Nous n'avons pas d'autre choix, acquiesça Ybarra avec gravité.
— Si nous nous écrasons au sol, il y aura peut-être quelques survivants. Mais il est pratiquement impossible de se poser sur l'eau au milieu des vagues en pleine nuit, même pour un pilote expérimenté. Et si par miracle on parvenait à amerrir, personne ne pourrait survivre plus de quelques minutes dans une mer gelée.
— Il est peut-être déjà trop tard. (Le délégué mexicain aux Nations unies désigna le tableau de bord. Les voyants de carburant étaient tous au rouge.) Je crains qu'il ne nous reste plus que quelques minutes.
Rubin contempla les instruments avec stupéfaction. Il n'avait pas réalisé que le Boeing volant à 200 nœuds à 1 500 mètres d'altitude consommait autant que lorsqu'il volait à 500 nœuds à 10 500 mètres.
— Bon, fit-il, on met le cap à l'ouest et on le maintient jusqu'au bout.
Le chef de cabine s'essuya la paume des mains sur son pantalon et saisit le manche, il n'avait pas repris les commandes de l'avion depuis qu'il avait réussi à éviter le sommet du glacier, il respira un grand coup et pressa le bouton qui annulait le pilote automatique, il n'était pas assez sûr de lui pour faire virer l'appareil à l'aide des ailerons ; aussi se contenta-t-il d'utiliser le gouvernail de direction pour effectuer un large virage à plat. Dès que le nez de l'appareil se fut redressé, il sentit que quelque chose n'allait pas.
— Le réacteur quatre donne des signes de faiblesse, annonça Ybarra avec un tremblement dans la voix, il est à court de carburant.
— On ne peut pas le couper, faire quelque chose ?
— Je ne connais pas la procédure, répondit le Mexicain d'un air abattu.
Mon Dieu, pensa Rubin. C'est l'aveugle qui conduit l'aveugle. L'altimètre indiquait une perte régulière d'altitude et le badin une diminution de la vitesse. Puis, d'un seul coup, le manche devint mou et se mit à vibrer entre ses mains.
— On va décrocher, s'écria Ybarra avec un accent de panique. Abaissez le nez !
Rubin poussa le manche en avant, conscient de ne faire que précipiter l'inévitable.
— Sortez les volets pour augmenter la portance, ordonna-t-il au Mexicain.
— Volets sortis, confirma Ybarra.
— Et voilà, murmura le chef de cabine. Plus rien à faire.
Une hôtesse, plantée à l'entrée du cockpit, avait suivi la manœuvre, blême, les yeux agrandis d'horreur.
— On va s'écraser ? demanda-t-elle dans un souffle. Rubin se raidit dans son siège, trop occupé pour se retourner.
— Oui, merde ! jura-t-il. Allez vous attacher !
Elle pivota et se précipita en trébuchant vers la cabine afin de préparer les passagers au pire. Tous comprirent que le sort en était jeté et, heureusement, il n'y eut ni cris ni mouvements de panique. Même les prières se firent à voix basse.
Ybarra pivota dans son siège et regarda par la porte du cockpit demeurée ouverte. Hala Kamil était en train de réconforter un homme âgé pris de tremblements incontrôlables. Le visage de la jeune femme était serein et semblait exprimer une étrange satisfaction. Elle est vraiment belle, se dit le Mexicain. Quel dommage ! Il soupira et reporta son attention sur les instruments devant lui.
L'altimètre était descendu au-dessous de 200 mètres. Ybarra prit un risque énorme et augmenta la puissance des trois réacteurs qui fonctionnaient encore. C'était une vaine tentative, le fruit du désespoir. Les réacteurs allaient consommer plus rapidement les quelques litres de carburant restants et s'arrêter plus tôt. Mais le Mexicain ne pensait plus avec logique. Il avait le sentiment qu'il devait se livrer à un dernier acte de défi, même si cela devait hâter sa propre fin.
Cinq minutes effroyables passèrent. Les flots noirs montaient pour engloutir l'avion et ses passagers.
— J'aperçois des lumières ! s'écria soudain Rubin. Droit devant !
Ybarra leva aussitôt les yeux et les fixa sur le pare-brise.
— Un bateau ! C'est un bateau !
Une fraction de seconde plus tard, l'appareil passait dans un rugissement au-dessus du Polar Explorer, si près qu'il faillit arracher son antenne radar.
7
L'équipage du brise-glace avait été alerté par radar de l'approche de l'appareil. Les hommes qui se trouvaient sur la passerelle baissèrent involontairement la tête au moment où l'avion les survolait à quelques mètres pour se diriger vers la côte du Groenland.
Le grondement emplit la salle de l'équipement électronique. Knight se précipita à la passerelle, suivi de Pitt et de Giordino. Personne ne se tourna vers le capitaine lorsqu'il entra en courant. Tous les regards étaient braqués sur l'avion qui s'éloignait.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda Knight à l'officier de quart.
— Un appareil non identifié a failli heurter le bateau, commandant.
— Un appareil militaire ?
— Non, monsieur. J'ai eu le temps d'apercevoir le dessous des ailes, il n'y avait pas d'insignes.
— Un avion-espion ?
— J'en doute. Les hublots étaient éclairés.
— Un avion de ligne, alors ? suggéra Giordino.
Knight eut l'air soudain furieux.
— Qu'est-ce qui lui a pris à ce pilote de mettre mon bâtiment en danger ? Et puis, qu'est-ce qu'il fabrique dans le coin ? On est à des milles des routes commerciales.
— Il perd de l'altitude, dit Pitt en regardant disparaître les feux de navigation. On dirait qu'il va atterrir.
— Que Dieu leur vienne en aide si jamais ils se posent sur cette mer en pleine nuit.
— Bizarre qu'ils n'aient pas allumé les feux d'atterrissage. L'officier de quart hocha la tête.
— Bizarre est bien le mot. Un pilote en difficulté aurait envoyé un signal de détresse. Or, nous n'avons absolument rien reçu.
— Vous avez essayé de le contacter ? demanda Knight.
— Dès qu'on l'a eu sur notre écran radar. Pas de réponse.
Le capitaine s'avança vers la vitre et regarda dehors. Il réfléchit quelques secondes, puis il se tourna vers l'officier de quart.
— Gardez le cap, et continuez comme prévu. Pitt le considéra un instant.
— Je comprends votre décision, mais je ne peux pas dire que je l'approuve.
— Vous êtes sur un bâtiment de la Navy, monsieur Pitt, répliqua Knight durement. Nous ne sommes pas un garde-côte. Notre mission passe en premier.
— Il y a peut-être des femmes et des enfants à bord de cet avion.
— Tout n'est pas perdu. Il vole encore. Et si le Polar Explorer est le seul à pouvoir se porter à son secours dans ces parages, pourquoi n'a-t-il pas expédié un signal de détresse, ou tenté de nous avertir en allumant ses feux d'atterrissage ? Il ne semblait pas se préparer à se poser. Vous êtes pilote, alors expliquez-moi pourquoi il n'a pas tourné autour du bateau s'il était en détresse ?
— Il essayait peut-être de gagner la terre ferme.
— Excusez-moi, commandant, intervint l'officier de quart. J'ai oublié de mentionner que les volets d'atterrissage étaient sortis.
— Ça ne prouve toujours pas l'imminence d'un crash, fit Knight avec entêtement.
— Au diable vos bonnes raisons ! s'écria Pitt. Ce n'est pas la guerre, capitaine. Il s'agit de sauver des vies humaines. Je ne voudrais pas avoir la mort de centaines de gens sur la conscience.
Knight désigna la salle des cartes vide et referma la porte derrière lui quand Pitt et Giordino furent entrés.
— Il faut penser à notre mission, persista-t-il. Si nous changeons de cap, les Russes vont se douter que nous avons retrouvé leur sous-marin et se précipiter ici.
— D'accord, admit Pitt. Mais Giordino et moi pouvons quand même intervenir.
— Je vous écoute.
— On prend l'hélicoptère de la NUMA qui se trouve sur le pont arrière, et vous nous fournissez une équipe médicale et quelques hommes. On va secourir l'avion et le Polar Explorer continue à ratisser comme prévu.
— Et les Russes ? Qu'est-ce qu'ils vont en déduire ?
— Au début, ils ne vont pas croire à une simple coïncidence. Mais si par malheur l'avion s'écrase et qu'il s'agisse d'un avion de ligne, vous aurez un motif légitime pour vous détourner de votre route et participer à une mission de sauvetage. Ensuite, on reprend nos recherches, on mystifie les Russes et on espère que ça marche.
— Et le vol de votre hélicoptère ? Ils vont suivre tous vos mouvements.
— Al et moi communiquerons en clair et ne cacherons rien de nos recherches en vue de retrouver l'avion fantôme. Ça devrait suffire à apaiser leurs soupçons.
Knight garda le silence, les yeux fixés droit devant lui, puis il soupira et se tourna vers Pitt :
— On perd du temps. Allez préparer votre hélico. Je m'occupe du personnel médical et de vous adjoindre une équipe de volontaires.
Rubin ne tenta pas de tourner autour du Polar Explorer en raison du manque d'altitude et de son peu de compétence en tant que pilote. L'avion aurait sans doute décroché et se serait abîmé dans les flots.
La simple vue du bateau avait ramené une lueur d'espoir dans le cockpit. On les avait repérés et des équipes de secours se mettraient à la recherche d'éventuels survivants. C'était une mince consolation, mais c'était toujours mieux que rien.
Les eaux noires se transformèrent soudain en blocs de glace qui, à la clarté des étoiles, tourbillonnaient follement devant le pare-brise. L'impact final allait se produire d'un instant à l'autre et Rubin pensa alors à demander à Ybarra d'allumer les feux d'atterrissage.
Le Mexicain, après avoir cherché un instant sur le tableau de bord, s'exécuta. Le faisceau de l'un des phares emprisonna un ours polaire qui disparut aussitôt sous le ventre de l'appareil. Ils se précipitaient vers une plaine gelée.
— Sainte Mère de Dieu, murmura Ybarra. Il y a des collines sur notre droite. On est au-dessus de la terre.
La chance avait enfin tourné en leur faveur. Les collines que le Mexicain venait d'apercevoir étaient en fait une chaîne de montagnes désertiques qui dominait la côte escarpée du Groenland. Rubin était parvenu par miracle à l'éviter et le Boeing se dirigeait maintenant vers le milieu du fjord d'Ardencaple. Il survola le golfe étroit bordé de hautes falaises, soutenu encore par un vent de face. Les lumières réfléchissaient un kaléidoscope de couleurs changeantes. Une niasse noire se dressa soudain devant eux. Le chef de cabine eut le réflexe de faire jouer le gouvernail de direction et la masse glissa sur la gauche de l'appareil.
— Sortez le train ! cria-t-il alors.
Ybarra obéit sans rien dire. En cas d'atterrissage forcé, c'était la pire des choses à faire, mais dans leur ignorance, ils avaient pris sans le savoir la décision qui s'imposait compte tenu de la nature du terrain. Le train s'abaissa et l'avion perdit aussitôt de la vitesse en raison de la résistance accrue qu'il offrait au vent.
Rubin agrippa le volant du manche. La glace défilait et les cristaux étincelants semblaient monter droit vers lui. Il ferma les yeux. Ybarra et lui ne pouvaient plus rien faire.
Heureusement, il ne savait pas, et ne pouvait pas savoir, que la couche de glace ne faisait qu'un mètre d'épaisseur et était donc bien trop mince pour supporter le poids d'un Boeing 720-B.
Le tableau de bord était comme devenu fou et tous les voyants étaient au rouge. Le blanc jaillit des ténèbres. Rubin eut l'impression d'avoir crevé un rideau noir et de tomber dans un vide laiteux. Il tira sur le manche et la vitesse de l'avion diminua encore au moment où le nez de l'appareil se levait une dernière fois comme s'il se livrait à une ultime tentative pour s'ancrer au ciel.
Ybarra était cloué dans son siège. Terrifié, il ne pensa pas à inverser la poussée des réacteurs, ni à couper l'alimentation électrique.
Et ce fut l'impact.
Par réflexe, les deux hommes se protégèrent le visage et fermèrent les yeux. Les pneus touchèrent le sol, dérapèrent, et creusèrent deux sillons parallèles dans la glace. Les deux réacteurs de droite accrochèrent la banquise et l'aile se tordit avant de s'arracher. Puis toutes les lumières s'éteignirent.
Le Boeing continua à glisser sur la couche de glace du fjord en laissant dans son sillage des fragments de métal qui tourbillonnaient comme des particules derrière une comète. Il alla s'écraser contre une arête qui s'était formée lorsque les blocs de glace s'étaient heurtés. Le nez de l'appareil se plia littéralement et l'avant s'affaissa. L'avion, désarticulé, agonisant, s'immobilisa enfin. Il ne se trouvait qu'à une trentaine de mètres de gros rochers pris dans les glaces.
Pendant quelques secondes, il régna un silence de mort. Puis la glace émit une série de sinistres craquements, les plaques de métal gémirent, et l'épave du Boeing, lentement, commença à s'enfoncer.
8
Les archéologues, eux aussi, entendirent le Boeing survoler le fjord.
Ils se précipitèrent hors de leur baraque juste à temps pour apercevoir à la lueur glacée des étoiles la silhouette de l'avion prise dans le halo des feux d'atterrissage. Ils distinguèrent les hublots éclairés, le train sorti. Presque aussitôt leur parvint le bruit du métal froissé et, une fraction de seconde plus tard, l'onde de choc se répercutait sur la surface gelée. Les lumières s'éteignirent, mais les protestations des tôles tordues se poursuivirent quelques courts instants. Puis un silence de mort s'abattit au milieu des ténèbres, qui semblait avoir comme absorbé les sinistres gémissements du vent.
Les archéologues demeurèrent figés sur place. Immobiles, insensibles au froid, ils essayaient de percer du regard la nuit noire.
— Mon Dieu, murmura enfin Gronquist avec effroi. Il s'est écrasé au milieu du fjord.
Lily avait la gorge nouée.
— C'est horrible ! parvint-elle à dire. Vous croyez qu'il y a des survivants ?
— S'il s'est enfoncé dans l'eau, certainement pas.
— Ce doit être le cas, sinon il aurait pris feu, dit Graham.
— Quelqu'un a eu le temps de voir de quel avion il s'agissait ? demanda Hoskins.
— Non, répondit Graham en secouant la tête. Ça s'est passé trop vite. En tout cas, c'était un gros appareil. Un multiréacteur, je crois. Peut-être un avion de reconnaissance.
— À quelle distance ça s'est produit d'après toi ? demanda Gronquist.
— Un kilomètre, un kilomètre et demi.
Lily était pâle, tendue.
— Il faut faire quelque chose, dit-elle. Gronquist jeta un regard autour de lui et frotta ses joues rougies par le froid.
— Rentrons avant de geler et tâchons de nous organiser.
Lily se retourna.
— Réunissez les couvertures, les vêtements chauds, lança-t-elle. Je m'occupe des trousses de secours.
— Mike, informe par radio la station météo de Daneborg, ordonna Gronquist. Ils pourront contacter les unités de l'Air Force basées à Thulé.
Graham acquiesça d'un geste et pénétra le premier dans la baraque.
— Il faudrait aussi emporter des outils pour dégager les éventuels survivants de l'épave, fit Hoskins.
Gronquist hocha la tête, passa sa parka et ses gants.
— Bonne idée. Voyez ce dont nous avons encore besoin et pendant ce temps-là je vais atteler le traîneau à l'une des autoneiges. On empilera tout dessus.
Cinq minutes plus tôt, ils dormaient encore, et maintenant ils se hâtaient de s'équiper contre le froid et de préparer tout ce qui était nécessaire. Oubliée l'énigmatique pièce byzantine, oubliée la chaleur du sommeil ; seuls comptaient l'avion accidenté et ses passagers.
Gronquist sortit, et la tête baissée pour se protéger de la bise coupante, il se précipita vers un petit hangar couvert de neige qui abritait les deux autoneiges de l'équipe. Les moteurs des deux véhicules étaient froids et ne démarrèrent qu'après plusieurs tentatives. Gronquist les laissa chauffer et fixa un grand traîneau à l'arrière de l'un des engins, puis il le gara devant le hangar.
Entre-temps, les autres avaient entassé équipement et matériel dans l'entrée de la baraque. À l'exception de Gronquist, ils étaient tous engoncés dans des combinaisons de duvet, il leur fallut moins de deux minutes pour charger le traîneau. Graham tendit à chacun une lourde torche, et ils furent enfin prêts à partir.
— S'ils se sont enfoncés dans l'eau, cria Hoskins pour couvrir le mugissement du vent, il n'y a plus rien à faire.
— Il a raison, répondit Graham. Dans ce cas, ils sont déjà morts par hypothermie.
Le regard de Lily se durcit sous sa cagoule de ski.
— On n'a jamais sauvé personne en étant pessimiste. Dépêchez-vous donc un peu, bande d'empotés !
Gronquist la saisit par les poignets et la souleva pour la déposer à l'arrière de l'une des autoneiges.
— Faites ce que la dame vous dit, les gars. Il y a des gens en train de mourir là-bas.
Il sauta sur le siège de devant et accéléra pendant que Hoskins et Graham fonçaient vers le véhicule resté dans le hangar, moteur au ralenti. La chenille arrière mordit dans la neige. Gronquist fit demi-tour et se lança en direction du rivage. Le traîneau lourdement chargé rebondissait derrière le véhicule.
Ils roulèrent parmi les galets de la plage recouverts de glace et s'engagèrent sur le fjord gelé. C'était une équipée dangereuse. Le faisceau de l'unique phare monté à l'avant dansait au-dessus des blocs de glace en un ballet irréel d'éclairs blancs qui zébraient les ténèbres, de sorte que Gronquist était pratiquement dans l'impossibilité de distinguer les accidents de terrain et que l'autoneige était secouée comme une coquille de noix sur une mer démontée. Le traîneau zigzaguait et oscillait dans son sillage.
Lily avait jeté ses bras autour de la taille de Gronquist et enfoui son visage contre son épaule. Elle lui criait de ralentir, mais il ne l'écoutait pas. Elle se retourna et vit la lumière de l'autre véhicule qui se rapprochait.
La seconde autoneige, qui n'était pas freinée par un traîneau, les rattrapa bientôt, puis les dépassa en soulevant un léger tourbillon de neige avant de disparaître dans la nuit. Hoskins était au volant, Graham à l'arrière.
Lily sentit Gronquist se raidir alors qu'un objet métallique surgissait des ténèbres, pris dans le pinceau lumineux du phare. L'archéologue braqua à fond sur la gauche. Les carres des patins de devant mordirent dans la glace et l'autoneige dérapa, passant à moins d'un mètre d'un morceau d'aile arraché. Gronquist essaya désespérément de redresser, mais le traîneau, à cause du brusque changement de direction, fouailla comme la queue d'un serpent à sonnette devenu fou, et vint heurter le véhicule. Le noeud se défit, les patins s'enfoncèrent dans la mince couche de neige, et le traîneau bascula. Son chargement vola en l'air comme les débris d'une explosion.
Gronquist cria quelque chose, mais les mots s'étouffèrent dans sa gorge au moment où un patin vint le heurter à l'épaule et l'éjecter de l'autoneige. Il fit un véritable vol plané, et sa tête heurta la glace.
Lily eut l'impression qu'on lui arrachait les bras et qu'elle allait être éjectée à son tour. Le traîneau la manqua d'un cheveu et alla s'écraser à quelques mètres de là. L'autoneige, sans conducteur, s'arrêta en oscillant dangereusement. Elle parut rester un moment en équilibre, puis elle bascula lentement et retomba sur la jeune femme, lui emprisonnant les jambes sous sa masse.
Hoskins et Graham ignoraient tout de l'accident. Environ deux cents mètres plus loin, Graham se retourna, plus par curiosité que par intuition, pour vérifier où se trouvait l'autre véhicule. Il eut la surprise de voir le faisceau de son phare loin derrière, apparemment immobile, et pointé vers le bas.
Il tapa sur l'épaule de Hoskins et lui cria à l'oreille :
— Je crois qu'il est arrivé quelque chose aux deux autres !
L'intention de Hoskins était de chercher à localiser la trace laissée par l'avion quand il avait touché le sol avant de s'écraser, il scrutait la pénombre du regard quand Graham l'avait distrait de sa tâche.
Le bruit du moteur couvrit les paroles de son coéquipier. Il tourna la tête et hurla à son tour :
— Je ne t'entends pas !
— Fais demi-tour ! Il est arrivé quelque chose !
Hoskins fit signe qu'il avait compris et reporta son attention sur le terrain devant lui. Mais c'était trop tard, ils étaient déjà pratiquement sur l'un des sillons creusés par le train d'atterrissage. L'autoneige décolla littéralement sur la brèche de deux mètres de large ouverte dans la glace. Sous le poids des deux passagers, le véhicule piqua du nez et alla heurter la paroi opposée avec un bruit sec pareil à celui d'un pistolet. Heureusement pour eux, Hoskins et Graham furent projetés pardessus le bord de la brèche et retombèrent sur la glace où ils glissèrent en tournoyant comme des poupées sur un parquet ciré.
Trente secondes plus tard, Graham, à moitié sonné, se redressait à quatre pattes. Il secoua la tête sans bien comprendre ce qui lui était arrivé. Puis il entendit un étrange sifflement et se tourna dans cette direction.
Hoskins était assis et se tenait le ventre en se tordant de douleur. Il respirait par à-coups, les dents serrées, et se balançait d'avant en arrière.
Graham ôta sa moufle et se tâta le nez. Il ne semblait pas cassé, mais du sang coulait de ses narines. Il fit jouer ses bras et ses jambes. Il n'avait pas de fractures, ce qui, finalement, n'était pas trop surprenant compte tenu de l'épaisseur de ses vêtements. Il rampa vers Hoskins qui, à présent, gémissait de souffrance.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Graham.
— On a heurté une déchirure creusée dans la glace par l'avion, réussit à répondre Hoskins en haletant. Mon Dieu, je crois que j'ai été émasculé.
— Laisse-moi regarder.
Graham écarta les mains de son compagnon et baissa la fermeture Éclair de sa combinaison. Il tira la torche de sa poche et l'alluma, il ne parvint pas à réprimer un sourire et reprit :
— Ta femme aura besoin d'inventer un autre prétexte pour te laisser tomber. Tu ne saignes pas et je pense que ta vie sexuelle pourra continuer comme avant.
— Où... où sont... Lily et Gronquist ? demanda Hoskins entre deux gémissements.
— À environ deux cents mètres derrière, il va falloir contourner la brèche pour aller voir ce qui leur est arrivé.
Hoskins se remit péniblement sur pied et se dirigea en boitillant vers le bord du sillon. L'autoneige reposait par six mètres de fond et, par miracle, son phare fonctionnait encore et éclairait les bulles qui montaient à la surface du fjord. Graham vint le rejoindre, et les deux hommes se regardèrent.
— En tant que sauveteurs, on n'est vraiment pas doués, dit Hoskins. On ferait mieux de s'en tenir à l'archéologie.
— Chut ! s'écria soudain Graham.
Il tendit l'oreille, tourna la tête dans toutes les directions, puis il désigna avec excitation des lumières qui clignotaient au loin.
— Que je sois pendu si ce n'est pas un hélicoptère qui se dirige vers le fjord !
Lily avait l'impression de flotter entre le rêve et la réalité.
Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi il lui était de plus en plus difficile de réfléchir. Elle souleva la tête pour voir où était Gronquist. Il était étendu à quelques mètres d'elle. Elle l'appela, cria, mais il ne réagit pas plus que s'il était mort. Elle ne sentait plus ses jambes, et ce n'est que lorsqu'elle se mit à trembler qu'elle réalisa qu'elle était en état de choc.
Elle était sûre que Graham et Hoskins allaient être là d'un instant à l'autre, mais les minutes s'écoulaient et ils n'arrivaient toujours pas. Elle était épuisée et sur le point de se laisser sombrer dans un sommeil bienfaisant quand elle entendit au-dessus d'elle un étrange bruit sourd qui se rapprochait. Puis une lumière éblouissante déchira les ténèbres. Une soudaine tempête souleva la neige autour d'elle. Le bruit décrut et une vague silhouette, baignée de clarté, s'avança vers elle.
La silhouette était celle d'un homme vêtu d'une épaisse parka en fourrure, qui apprécia la situation d'un seul coup d'œil, et entreprit aussitôt de redresser l'autoneige pour dégager les jambes de la jeune femme.
Il se pencha alors au-dessus d'elle et la lumière vint éclairer ses traits. Lily vit des yeux verts magnétiques posés sur elle, à quelques centimètres de son visage. Il semblait émaner d'eux un improbable mélange de dureté, de douceur et d'inquiétude. Ils s'étrécirent un instant lorsque l'homme constata qu'il s'agissait d'une femme. Lily se demanda avec un sentiment de vertige d'où venait cet inconnu. Elle ne trouva rien d'autre à dire que :
— Oh ! je suis contente de vous voir.
— Je m'appelle Dirk Pitt, répondit une voix chaleureuse. Si vous n'êtes pas prise, vous pourriez peut-être dîner avec moi demain soir ?
9
Lily leva les yeux sur Pitt, pas très sûre d'avoir bien entendu.
— Je ne serai peut-être pas en état, murmura-t-elle.
II rejeta en arrière le capuchon de sa parka et passa les mains le long de ses jambes, puis lui palpa doucement les chevilles.
— Pas de fractures apparentes, ni de foulures, dit-il d'un ton amical. Vous avez mal ?
— J'ai trop froid pour avoir mal. Pitt ramassa une paire de couvertures en provenance du traîneau renversé et en enveloppa la jeune femme.
— Vous n'étiez pas dans l'avion, dit-il. Comment êtes-vous arrivée ici ?
— Je fais partie d'une équipe d'archéologues qui effectue des fouilles dans un ancien village esquimau. Nous avons entendu l'avion survoler le fjord et nous sommes sortis pour le voir atterrir sur la glace. Nous nous dirigions vers l'endroit de l'accident avec des couvertures et des trousses de secours quand...
Lily désigna d'un geste vague le traîneau renversé.
— Nous ?
La scène était éclairée par les phares de l'hélicoptère, et Pitt comprit ce qui s'était passé. C'est seulement à ce moment-là qu'il aperçut une forme humaine allongée à une dizaine de mètres de l'endroit où il se trouvait.
— Ne bougez pas, je reviens.
Il alla s'agenouiller à côté de Gronquist. L'archéologue respirait régulièrement, et Pitt pratiqua un examen superficiel.
Lily attendit quelques instants avant de demander avec une inquiétude non dissimulée :
— Il est mort ?
— Pas vraiment. Une vilaine contusion sur le front. Une commotion, plutôt. Peut-être une fracture, mais j'en doute. Il a l'air d'avoir la tête solide.
Graham déboucha alors de l'obscurité à pas lourds, suivi de Hoskins qui boitillait. Tous deux ressemblaient à des hommes des neiges avec leurs combinaisons arctiques saupoudrées de blanc et leurs cagoules couvertes du givre produit par leur respiration. Graham souleva sa cagoule, dévoilant son visage maculé de sang, regarda Pitt avec des yeux ronds, puis eut un faible sourire.
— Bienvenue, étranger. Vous êtes arrivé à temps, lança-t-il.
Personne dans l'hélicoptère n'avait repéré les deux autres membres de l'équipe archéologique, et Pitt commençait à se demander combien d'autres éclopés se baladaient ainsi autour du fjord.
— Il y a un blessé et une femme ici, fit-il sans autres formalités. Ils appartiennent à votre groupe ?
Le sourire de Graham s'évanouit.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Ils se sont renversés.
— Nous aussi.
— Vous avez vu l'avion ?
— Nous l'avons vu se préparer à se poser, oui, mais nous n'avons pas atteint le lieu de l'accident.
Hoskins alla se pencher au-dessus de Lily, puis il regarda autour de lui jusqu'à ce qu'il aperçoive Gronquist.
— C'est grave ? demanda-t-il.
— On le saura après avoir examiné les radios.
— Il faut faire quelque chose !
— Il y a une équipe médicale à bord de l'hélicoptère...
— Alors, qu'est-ce que vous attendez ? le coupa Hoskins. Appelez-les !
Il voulut passer devant Pitt, mais une main de fer lui emprisonna le bras. Il se retourna sans comprendre, et vit, posés sur lui, deux yeux froids qui ne cillaient pas.
— Vos amis devront patienter, déclara Pitt d'un ton ferme. Les éventuels survivants de l'avion ont la priorité. Où se trouve votre camp ?
— À un kilomètre au sud, répondit Hoskins.
— L'autoneige est encore utilisable. Vous et votre ami, remettez le traîneau derrière et ramenez les blessés. Allez doucement au cas où ils auraient des lésions internes. Vous avez une radio ?
— Oui.
— Réglez-la sur la fréquence 32 et restez à l'écoute. Si c'était un avion de ligne bourré de passagers, on aura un véritable carnage sur les bras.
— On restera à l'écoute, lui assura Graham. Pitt se pencha au-dessus de Lily et posa sa main sur la sienne.
— N'oubliez pas notre rendez-vous, fit-il.
Puis il rabattit le capuchon de sa parka sur son visage et se dirigea à grands pas vers l'hélicoptère.
Rubin sentit un poids qui l'écrasait et une force irrésistible qui l'attirait vers l'arrière. Sa ceinture et son harnais lui mordaient cruellement la taille et les épaules. Il ouvrit les yeux, et n'eut devant lui que des images floues, il essaya de bouger ses mains et ses bras, mais en vain.
Sa vision s'ajusta, et il comprit pourquoi il était ainsi immobilisé.
Une avalanche de neige et de glace s'était déversée par le pare-brise éclaté et l'emprisonnait jusqu'à la poitrine. Il fit des tentatives désespérées pour se dégager, mais après quelques minutes, il renonça. Il était comme dans une camisole de force. Il ne pourrait jamais se libérer seul.
La douleur, une fois le choc passé, pénétra jusqu'à son cerveau. Il avait les deux jambes cassées, et il avait l'impression étrange que ses pieds baignaient dans l'eau. Il se dit que c'était sans doute son propre sang.
Mais il se trompait. L'avion s'était enfoncé dans près de trois mètres d'eau glacée et la cabine était inondée jusqu'au niveau des sièges.
Puis il se souvint d'Ybarra. Il tourna la tête vers la droite et essaya de percer les ténèbres. Il ne parvint à distinguer du Mexicain qu'un bras raidi qui dépassait de l'amas de neige et de tôles.
Rubin ferma les yeux, comprenant que le petit homme qui s'était tenu à ses côtés durant cette terrible épreuve était mort, réduit en bouillie. Il comprit également qu'il ne lui restait que peu de temps à vivre avant de périr de froid.
Il se mit à pleurer.
— On devrait le voir ! cria Giordino pour couvrir le bruit du moteur et du rotor.
Pitt hocha la tête et examina au-dessous de lui la tranchée creusée dans la glace, dont les bords étaient jonchés de morceaux de métal déchiquetés. Il le voyait à présent. Une masse sombre qui se dessinait dans l'obscurité.
L'avion brisé constituait une sinistre apparition. L'une de ses ailes avait été entièrement arrachée sous le choc, et l'autre était tordue, presque repliée contre la carlingue. La queue de l'appareil était dressée en un angle impossible. L'épave avait l'air d'un cafard écrasé sur une moquette blanche.
— Le fuselage s'est enfoncé dans l'eau et les deux tiers sont immergés, constata Pitt.
— Il n'a pas pris feu, dit Giordino. C'est encore une chance, (il se protégea les yeux contre l'éclat éblouissant des phares de l'hélicoptère sur la glace.) Il me semble que c'est un Boeing 720-B. Des signes de vie ?
— Aucun, répondit Pitt. Ce n'est pas très encourageant.
— Des marques d'identification ?
— Trois bandes le long de la carlingue, bleu clair, or et violet.
— Ce ne sont pas les couleurs d'une compagnie aérienne que je connais.
— Descends et décris un cercle autour, dit Pitt. Pendant que tu cherches un endroit où te poser, je vais essayer de lire les inscriptions.
Giordino vira et s'approcha de l'épave. Les phares d'atterrissage, montés à l'avant et à l'arrière de l'appareil, éclairèrent l'avion à demi immergé. Le nom de la compagnie était inscrit en cursives au lieu des habituelles capitales, plus faciles à déchiffrer.
— Nebula, lut Pitt à haute voix. Nebula Air.
— Jamais entendu parler, dit Giordino, les yeux fixés sur le tapis de glace.
— Une compagnie de luxe pour VIP. Ne fonctionne que par affrètement.
— Mais qu'est-ce qu'il foutait si loin des routes commerciales ?
— On le saura bientôt, si toutefois il y a encore quelqu'un à bord pour nous le dire.
Pitt se tourna vers les huit hommes confortablement installés à l'intérieur de l'hélice. Ils portaient tous l'équipement arctique bleu de la Navy. Il y avait le chirurgien du bateau, trois médecins et quatre spécialistes en catastrophes maritimes. Ils bavardaient comme s'ils se trouvaient dans un autobus et entre eux, maintenus au plancher par des sangles, il y avait des trousses médicales et des paquets de couvertures. Près de la cloison se dressait un casier de civières à côté de combinaisons d'amiante et d'une caisse d'équipement de lutte contre l'incendie.
Une unité de chauffage à moteur auxiliaire était attachée en face de la porte, ses câbles reliés à un treuil, et près d'elle se trouvait une autoneige compacte.
L'homme aux cheveux gris et à la barbe et à la moustache assorties qui était assis à l'arrière du cockpit se tourna vers Pitt avec un large sourire.
— Il est temps de gagner notre salaire, non ? lança-t-il avec entrain.
Rien, semblait-il, ne pouvait entamer la bonne humeur du docteur Jack Gale.
— On va se poser tout de suite, répondit Pitt. Rien ne bouge autour de l'avion. Pas de traces d'incendie. Le cockpit est immergé et le fuselage paraît tordu mais intact. Seulement, la cabine principale est remplie de près d'un mètre d'eau, et on n'a pas emporté nos palmes.
— Je ne voudrais pas être à la place des blessés qui n'ont pas réussi à se mettre au sec. Dans l'eau gelée, ils n'ont pas pu survivre plus de huit minutes.
— Si personne n'est en mesure d'ouvrir les issues de secours, il faudra peut-être qu'on découpe la tôle.
— Les étincelles provoquées par le matériel nécessaire ont la fâcheuse habitude d'enflammer le carburant qui a fui des réservoirs, expliqua le lieutenant Cork Simon, le chef de l'équipe de spécialistes du Polar Explorer, il vaudrait mieux essayer d'entrer par la porte principale de la carlingue. Le docteur Gale aura besoin du maximum d'espace pour passer avec les civières.
— Je suis d'accord avec vous, dit Pitt. Mais il va sans doute falloir du temps pour forcer une porte pressurisée qui s'est certainement coincée sous le choc. Et il y a peut-être des gens en train de mourir de froid à l'intérieur. Notre première tâche sera de pratiquer une ouverture pour glisser le tuyau du chauffage et...
Il s'interrompit comme Giordino virait sèchement et descendait vers une zone plane située à un jet de pierre de l'épave. Tous se préparèrent en silence. Les pales du rotor soulevèrent un nuage de neige et de particules de glace qui leur boucha la vue.
À peine l'appareil avait-il touché le sol que Pitt ouvrait la porte de l'hélicoptère, sautait à terre et se précipitait vers l'épave de l'avion. Le docteur Gale organisa le déchargement du matériel médical pendant que Cork Simon et son équipe s'occupaient de l'unité de chauffage et de l'autoneige.
Pitt fit le tour de la carlingue en évitant les brèches creusées dans la glace. L'odeur du kérosène empestait l'atmosphère. Il escalada un monticule de glace qui recouvrait les hublots du cockpit et essaya de dégager un passage, mais il renonça rapidement : il lui aurait fallu au moins une heure pour y parvenir.
Il se laissa glisser jusqu'au sol et courut en dérapant vers l'aile à demi arrachée et repliée contre le fuselage. L'extrémité reposait sur la glace et, l'utilisant comme passerelle pour franchir l'étendue d'eau, Pitt s'avança à quatre pattes et tenta de regarder par les hublots. Les lumières de l'hélicoptère se reflétaient sur le plexiglas, et il mit ses mains autour de son visage pour faire écran.
Il ne distingua d'abord aucun mouvement. Il faisait noir et il régnait une immobilité de mort.
Et soudain un visage grotesque se matérialisa de l'autre côté du hublot, à quelques centimètres des yeux de Pitt.
Il sursauta. Il ne s'était pas attendu à la brusque apparition d'un visage de femme avec une coupure au-dessus d'un œil fermé qui saignait abondamment, les traits déformés par la courbure et les rayures du plastique.
Il se ressaisit et étudia un instant ce visage. Les pommettes hautes, les longs cheveux bruns et les yeux marron piqués de vert suggéraient qu'il s'agissait d'une très belle femme. Il se pencha et cria :
— Vous pouvez débloquer une issue de secours ?
Le sourcil blessé se leva, mais le regard resta sans expression.
— Vous m'entendez ?
À cet instant, les hommes de Simon firent démarrer le générateur auxiliaire ; une batterie de projecteurs s'alluma et éclaira l'avion comme en plein jour. Ils s'empressèrent de brancher l'unité de chauffage et Simon tira le tuyau.
— Par ici, sur l'aile, lui cria Pitt. Et apportez quelque chose pour découper un hublot.
Les spécialistes avaient été formés pour faire face aux catastrophes maritimes, et ils se mirent au travail, compétents et sûrs, comme s'il leur arrivait tous les jours de sauver les passagers prisonniers d'un avion accidenté.
Lorsque Pitt se retourna, le visage féminin avait disparu.
Simon et l'un de ses hommes grimpaient sur l'aile tordue, traînant derrière eux le large tuyau de chauffage. Pitt sentit une bouffée d'air chaud le frapper. L'unité était déjà opérationnelle.
— Il va nous falloir une hache, dit Pitt.
Simon affecta un air offensé et répliqua :
— La Marine US a depuis longtemps dépassé ces méthodes préhistoriques. (Il tira de sa poche un petit outil fonctionnant sur piles, appuya sur le bouton, et une minuscule roue abrasive se mit à tourner.) Ça pénètre dans l'aluminium et le plexiglas comme dans du beurre.
En moins de deux minutes, la couche extérieure du hublot céda. Pour la couche intérieure, plus mince, cela ne prit que trente secondes.
Pitt passa le bras par la brèche pratiquée et braqua sa lampe. Aucune trace de l'inconnue. L'eau glacée du fjord miroitait dans le faisceau lumineux et clapotait à hauteur des sièges vides.
Simon et Pitt insérèrent l'extrémité du tuyau par le hublot, puis se précipitèrent vers l'avant de l'appareil. Les hommes de la Navy avaient réussi à faire jouer le mécanisme d'ouverture de la porte principale de la cabine immergée, mais, comme prévu, elle était coincée. Ils forèrent en hâte des trous et y vissèrent des crochets auxquels ils attachèrent des câbles reliés à l'autoneige.
Le chauffeur embraya et le véhicule avança doucement, jusqu'à ce que les filins soient tendus. Puis il accéléra. Les chenilles mordirent dans la glace et, l'espace de quelques secondes, rien ne parut se produire. On n'entendait que les halètements du moteur et le crissement des chenilles qui, centimètre par centimètre, entamaient la couche gelée.
Puis un autre bruit éclata dans le froid — le gémissement surnaturel du métal qui protestait — et le bas de la porte de la cabine apparut. On s'empressa de décrocher les câbles et les hommes se regroupèrent pour finir de dégager la porte en poussant de toutes leurs forces.
L'intérieur de l'avion était plongé dans l'obscurité.
Pitt se pencha au-dessus de l'étroite bande d'eau et regarda. Sa silhouette projeta une ombre dans l'allée recouverte d'eau et il ne distingua d'abord que les parois luisantes de l'office.
Tout était étrangement calme et on ne voyait aucun cadavre.
Pitt hésita et jeta un coup d'œil derrière lui. Gale et son équipe médicale étaient prêts à intervenir. Les hommes de Simon déroulaient un câble pour éclairer l'intérieur de l'appareil.
— J'y vais, dit-il enfin.
Il sauta par l'ouverture et se retrouva dans de l'eau qui lui arrivait jusqu'aux genoux. Il eut l'impression que des millions d'aiguilles lui piquaient soudain les jambes. Il fit en pataugeant le tour de la cloison et s'engagea dans l'allée qui séparait les rangées de sièges. Il régnait un silence irréel, brisé seulement par le clapotement de ses pas.
Puis il se figea, paralysé d'horreur.
Il avait devant lui une mer de visages livides. Pas un mouvement, pas un son. Ils étaient tous là, attachés dans leurs fauteuils, et levaient sur lui les yeux fixes et aveugles des morts.
10
Un frisson qui n'était pas uniquement provoqué par le froid parcourut Pitt. La lumière de l'extérieur filtrait par les hublots et projetait des ombres fantomatiques sur les parois de la carlingue.
Il se pencha au-dessus d'un homme aux cheveux blonds partagés par une raie au milieu qui était assis dans un siège côté allée. Son visage ne montrait nulle trace de souffrance, ses yeux étaient mi-clos, comme s'ils s'apprêtaient à se fermer de sommeil, ses lèvres étaient à peine entrouvertes et sa mâchoire inférieure ne pendait que très légèrement.
Pitt braqua sa lampe, et lui prit le pouls, il ne sentit rien — le cœur s'était arrêté.
— Alors ? demanda le docteur Gale qui était passé devant lui pour examiner un autre passager.
— Il est mort, répondit Pitt.
— Celui-là aussi.
— Mais de quoi sont-ils morts ?
— Je ne peux pas encore le dire avec certitude. Pas de blessures apparentes. Le décès remonte à peu de temps. Pas de signes de souffrance ou de lutte. À voir la couleur de la peau, je ne pense pas qu'ils aient péri asphyxiés. On en saura davantage après un examen plus approfondi.
Il se tut pendant que Simon finissait d'installer des projecteurs au-dessus de la porte, à l'abri de l'eau. L'officier fit un signe à ses hommes restés dehors, et une violente lumière inonda la cabine.
Pitt jeta un regard autour de lui. Le seul dommage apparent était une légère déformation du plafond. Tous les sièges étaient en position verticale et les ceintures attachées.
— Difficile d'admettre qu'ils soient demeurés ainsi à moitié immergés dans l'eau glacée et qu'ils soient morts d'hypothermie sans réagir.
Il examina une femme d'un certain âge. Son visage ne portait aucune trace de souffrance. Elle paraissait s'être simplement endormie et tenait un chapelet entre ses doigts.
— Il est clair qu'ils étaient déjà tous morts quand l'avion a touché la glace, dit Gale.
— Vous avez sans doute raison, fit Pitt en continuant à scruter la cabine comme s'il cherchait quelqu'un.
— Décès probablement dus à des émanations toxiques.
— Vous sentez quelque chose ?
— Non.
— Moi non plus.
— Votre hypothèse, alors ?
— Le poison.
Gale dévisagea Pitt un long moment.
— Une véritable tuerie, c'est ça ? dit-il enfin.
— Il semblerait bien.
— Dommage qu'on n'ait pas de témoins.
— On en a un.
Le médecin sursauta et son regard balaya la cabine.
— Vous avez repéré un survivant ? Où ?
— Avant qu'on pénètre dans l'avion, une femme m'a dévisagé par un hublot, expliqua Pitt. Je ne la vois plus.
Gale n'eut pas le temps de répondre. Simon s'était avancé dans l'allée en pataugeant et s'était arrêté net, les yeux agrandis d'horreur.
— C'est terrible ! s'écria-t-il. On dirait des figures de cire dans un musée. Ils sont morts ? Tous ?
— Il y a au moins un survivant, dit Pitt. Soit dans le cockpit, soit caché dans les toilettes à l'arrière.
— Dans ce cas, il aura sans doute besoin de mes services, déclara Gale. Pitt acquiesça :
— Oui. En attendant, je pense que vous pourriez continuer à examiner tous ces gens au cas où il y aurait encore une étincelle de vie chez l'un d'eux. Simon peut aller voir dans le cockpit, moi, je me charge de l'arrière.
— Et tous ces cadavres ? demanda Simon. On ne devrait pas prévenir le commandant Knight et commencer à les évacuer ?
— Laissez-les où ils sont, répondit calmement Pitt. Et ne vous servez pas de la radio. Nous ferons notre rapport au commandant Knight en personne. Que vos hommes restent dehors. Interdisez l'accès de l'avion. Et c'est également valable pour vos hommes, doc. Ne touchez à rien à moins que ce ne soit indispensable. Il est arrivé quelque chose qui nous dépasse. La nouvelle de l'accident s'est déjà répandue. D'ici quelques heures, cet endroit va grouiller d'enquêteurs de l'aviation civile et de représentants des médias. Il est préférable de taire ce que nous savons jusqu'à la venue des autorités compétentes.
Simon réfléchit quelques instants, puis déclara :
— Très bien, je comprends.
Dans l'eau qui lui arrivait à mi-cuisses, il fallut à Pitt près de deux minutes pour atteindre les toilettes à l'arrière de l'appareil. Il ne sentait plus ses pieds et il n'avait pas besoin du docteur Gale pour savoir que s'il ne les réchauffait pas dans le quart d'heure qui suivait, il risquait de graves gelures.
L'avion, heureusement, n'était pas plein, mais Pitt n'en dénombra pas moins cinquante-trois cadavres. Il s'arrêta pour examiner une hôtesse installée sur un siège. Elle avait la tête penchée en avant et ses cheveux blonds lui dissimulaient le visage. Il lui prit le pouls. Rien.
Il arriva devant les toilettes. Trois d'entre elles affichaient « LIBRE ». II jeta un coup d'œil à l'intérieur. Elles étaient vides. La quatrième indiquait « OCCUPÉ » et était verrouillée. Il y avait donc quelqu'un qui avait mis le loquet.
Il frappa.
— Vous m'entendez ? Les secours sont là. Essayez d'ouvrir.
Il plaqua son oreille contre le panneau et crut discerner des sanglots étouffés suivis de murmures, comme si deux personnes parlaient à voix basse.
— Reculez-vous ! cria-t-il alors. Je vais enfoncer la porte.
Il donna un coup de pied à hauteur du verrou, pas trop fort afin de ne pas risquer de rabattre la porte contre les occupants. Le battant s'entrouvrit de quelques centimètres, et Pitt n'eut plus qu'à pousser avec l'épaule. Le loquet céda.
Deux femmes étaient blotties à l'intérieur. Elles étaient debout sur le siège des toilettes, entourées d'eau, et elles tremblaient, accrochées l'une à l'autre. En fait, celle qui s'accrochait, c'était une hôtesse en uniforme qui avait l'air d'une biche aux abois. Elle se tenait sur sa jambe droite, la gauche étant inutilisable. Un genou démis, diagnostiqua Pitt.
L'autre femme se redressa et regarda Pitt avec une expression de défi. L'homme de la NUMA l'identifia aussitôt : c'était l'inconnue qui était apparue au hublot. Tout un côté de son visage était toujours maculé de sang, mais elle avait les deux yeux ouverts, dans lesquels brillait une lueur de haine.
Pitt était pour le moins surpris devant tant d'hostilité.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda-t-elle d'une voix rauque où perçait un léger accent.
Question stupide, pensa tout d'abord Pitt, mais qu'il mit, ainsi que son attitude, sur le compte de la panique. Il gratifia la jeune femme de son plus beau sourire de boy-scout.
— Je m'appelle Dirk Pitt. Je fais partie d'une équipe de secours venue d'un bâtiment de la Marine américaine, le Polar Explorer.
— Vous pouvez le prouver ?
— Désolé, j'ai laissé mon permis de conduire à la maison.
La situation frisait le ridicule, il décida d'adopter une tactique différente, il s'adossa au montant de la porte, croisa les bras, et reprit doucement :
— Je vous en prie, gardez votre calme. Je ne vous veux aucun mal, je suis ici pour vous aider.
L'hôtesse parut un instant se détendre. Son regard s'adoucit et les coins de ses lèvres s'étirèrent sur une ébauche de sourire. Puis la peur l'envahit de nouveau et elle se mit à sangloter.
— Ils sont tous morts, assassinés !
— Oui, je sais, murmura Pitt. (il tendit la main.) Laissez-moi vous conduire au chaud. Le médecin du bateau va s'occuper de vos blessures.
Le visage de Pitt était dans l'ombre, et l'autre femme, la plus forte des deux, ne pouvait pas voir son expression.
— Vous êtes peut-être l'un des terroristes responsables de ce carnage, dit-elle d'une voix qui île tremblait pas. Pourquoi nous ferions-vous confiance ?
— Parce que, sinon, vous allez mourir de froid.
Pitt était fatigué de jouer, il fit un pas en avant et, avec précaution, souleva l'hôtesse dans ses bras pour la porter vers l'allée. Elle ne résista pas, mais il la sentit se raidir d'appréhension.
— Détendez-vous, fit-il. Pensez que vous êtes Scarlett O'Hara et que je suis Rhett Butler qui vous tient dans ses bras.
— Je n'ai pas l'impression d'être Scarlett O'Hara. Je dois être horrible.
— Pas à mes yeux, répliqua Pitt en souriant. Vous dînez avec moi un de ces soirs ?
— Mon mari peut venir ?
— Seulement s'il règle l'addition.
Elle se laissa enfin aller. Elle glissa ses bras autour du cou de Pitt et enfouit son visage contre son épaule, il se retourna vers l'autre femme, il était maintenant dans la lumière des projecteurs, et la chaleur de son sourire et de son regard apparut.
— Tenez bon, dit-il. Je reviens tout de suite.
Hala Kamil comprit alors qu'elle ne risquait plus rien. Les barrières cédèrent et donnèrent libre cours au flot de ses émotions. Elle fondit en larmes.
Rubin savait qu'il n'en avait plus pour longtemps. Le froid et la douleur avaient disparu. Les voix, la lumière, tout cela n'avait pas de sens, il se sentait étrangement détaché. La scène semblait se dérouler dans un autre lieu, appartenir à un lointain passé.
Une brusque clarté envahit le cockpit et il se demanda si c'était la lumière que les gens qui étaient revenus du royaume des morts prétendaient avoir vue.
Une voix désincarnée, toute proche, dit alors :
— Doucement, doucement.
Rubin ne distingua qu'une vague silhouette penchée au-dessus de lui.
— Vous êtes Dieu ? demanda-t-il.
Simon demeura un instant interdit, puis il eut un sourire plein de compassion.
— Non, juste un simple mortel qui passait dans le coin.
— Je ne suis pas mort ?
— Désolé, mais compte tenu de votre âge, il vous faudra attendre encore au moins une cinquantaine d'années.
— Je ne peux plus bouger. J'ai les jambes coincées. Je crois qu'elles sont cassées. Je vous en prie... dégagez-moi.
— C'est pour ça que je suis là, répondit gaiement Simon. (Il réussit à enlever plusieurs blocs de glace qui comprimaient la poitrine du chef de cabine et à lui libérer les bras.) Voilà, maintenant vous pouvez vous gratter le nez en attendant que je revienne avec une pelle et des outils.
Il retourna dans la carlingue. Pitt était en train de remettre l'hôtesse aux assistants du docteur Gale, qui l'allongèrent avec précaution sur une civière.
— Hé ! doc, fit Simon, il y en a un autre dans le cockpit.
— J'arrive.
— Vous ne serez pas de trop, reprit Simon à l'intention de Pitt.
Celui-ci hocha la tête.
— Donnez-moi juste une minute, le temps d'aller en récupérer une autre à l'arrière.
Hala Kamil s'était mise à genoux sur le siège et avait réussi à se nettoyer le visage et à s'arranger un peu dans la glace. Lorsque Pitt revint, elle eut un faible sourire, espérant avoir l'air plus présentable.
Il la contempla un moment puis, feignant la stupéfaction, il demanda :
— Excusez-moi, beauté ravageuse, mais vous n'auriez pas vu une vieille souillon dans le coin ?
Hala ne put retenir un sanglot, et d'une voix noyée de larmes, elle balbutia :
— Vous êtes très gentil, monsieur Pitt. Merci.
— Je fais de mon mieux. Dieu sait que je fais de mon mieux, répliqua-t-il avec humour.
Il avait pris des couvertures, dont il enveloppa la jeune femme. Il glissa un bras sous ses genoux, l'autre autour de sa taille, et la souleva sans l'ombre d'un effort, il s'avança dans l'allée. Ses jambes engourdies le trahirent un instant et il fit quelques pas en vacillant avant de reprendre son équilibre.
— Ça ne va pas ? demanda la jeune femme.
— Si. Un bon coup de Jack Daniel's et il n'y paraîtra plus.
— Dès que je serai de retour chez moi, je vous en ferai parvenir une caisse entière.
— C'est où, chez vous ?
— Pour le moment, New York.
— La prochaine fois que j'y viens, on dîne ensemble, d'accord ?
— Ce sera un honneur pour moi, monsieur Pitt.
— Non, pour moi, miss Kamil.
Hala haussa les sourcils.
— Vous m'avez reconnue ?
— Je dois admettre que c'est seulement après vous avoir vue dans l'éclat de votre splendeur.
— Pardonnez-moi de vous causer tous ces ennuis. Vous devez avoir les jambes et les pieds gelés.
— C'est un prix bien mince à payer pour avoir tenu dans ses bras le secrétaire général des Nations unies.
Extraordinaire, pensa Pitt. Vraiment extraordinaire. C'était un jour à marquer d'une pierre blanche. Avoir obtenu un rendez-vous avec les trois seules et uniques femmes, et chacune plus belle l'une que l'autre, dans un rayon de 3 000 kilomètres de désolation glacée, et cela en l'espace d'une demi-heure, c'était indiscutablement une forme de record, il en était encore plus fier que de la découverte du sous-marin soviétique.
Quinze minutes plus tard, après que l'hôtesse, Rubin et Hala eurent été confortablement installés à l'intérieur de l'hélicoptère, Pitt se tenait devant le cockpit du Boeing. Il fit un signe à Giordino qui répondit en levant le pouce. Le rotor se mit à tourner et l'appareil décolla dans un tourbillon de neige, puis il vira de 180 degrés pour se diriger vers le Polar Explorer. Lorsqu'il ne fut plus qu'un point à l'horizon, Pitt rejoignit l'unité de chauffage.
Il ôta ses bottes alourdies d'eau et ses chaussettes trempées, puis tendit ses pieds à l'air chaud, il accueillit avec joie la souffrance aiguë qui marquait le rétablissement de la circulation. Il eut vaguement conscience de l'approche de Simon.
Celui-ci s'arrêta devant lui et contempla les tôles tordues de la carlingue. Il avait maintenant l'impression de se trouver face à un charnier.
— C'étaient donc des délégués des Nations unies ? murmura-t-il.
— Il y avait plusieurs membres de l'Assemblée générale, répondit Pitt. Les autres étaient des directeurs et des employés appartenant à différents services de l'ONU.
— Qui pouvait avoir intérêt à les assassiner ?
Pitt essora ses chaussettes et les plaça sur le tuyau de chauffage.
— Je n'en ai pas la moindre idée.
— Des terroristes du Moyen-Orient ? insista Simon.
— Ce serait bien la première fois qu'ils utiliseraient le poison.
— En tout cas, c'est sûrement l'un des trois survivants qui a fait le coup.
Pitt secoua la tête.
— Si c'est bien du poison, il a sans doute été introduit dans les plateaux avant qu'ils soient chargés à bord de l'avion.
— Le chef de cabine, ou une hôtesse, aurait pu le faire dans l'office.
— Trop difficile d'empoisonner plus de cinquante repas en même temps sans se faire remarquer.
— Et les boissons ? suggéra Simon.
— Décidément, vous êtes têtu !
— On ne risque rien à faire des hypothèses, non ?
Pitt tâta ses chaussettes. Elles étaient encore mouillées.
— Bon. Oui, c'est possible. Je pense au thé et au café. Simon semblait ravi de voir l'une de ses théories acceptée.
— Et maintenant, monsieur le fin limier, lequel parmi les trois survivants fait le meilleur suspect ?
— Aucun.
— Vous voulez dire que le coupable a absorbé le poison en toute connaissance de cause ? Qu'il s'est suicidé ?
— Non, je veux dire que c'était le quatrième survivant.
— Je n'en ai compté que trois.
— Après le crash, oui. Mais avant, ils étaient quatre.
— Vous ne voulez pas parler du petit Mexicain dans le siège du copilote ?
— Si.
Simon parut sceptique.
— Et quel brillant raisonnement vous a amené à cette conclusion ?
— Elémentaire, mon cher Simon, répondit Pitt avec un petit sourire. Le tueur, dans la meilleure tradition du roman policier, est toujours le dernier qu'on soupçonne.
11
— Qui a distribué ce jeu pourri ?
Julius Schiller, sous-secrétaire aux Affaires politiques, étudia ses cartes avec une petite moue. Un cigare éteint à la bouche, il posa sur les joueurs assis autour de la table un regard vif et intelligent.
La partie de poker avait réuni cinq hommes. Comme aucun des autres ne fumait, Schiller se retenait, par souci diplomatique, d'allumer son cigare. Des bûches de cèdre crépitaient dans l'antique poêle et combattaient la fraîcheur de ce début d'automne. Le bois dégageait une odeur agréable qui se mêlait à celle du teck dont était lambrissé le salon du yacht de Schiller. Le magnifique voilier de 35 mètres était ancré sur le Potomac près de South Island, juste en face d'Alexandria en Virginie.
Le chef adjoint de la mission soviétique, Alexeï Korolenko, un homme calme et solidement bâti, arborait en permanence une expression joviale qui faisait sa réputation au sein de la société de Washington.
— Dommage que la partie n'ait pas lieu à Moscou, dit-il en plaisantant. Je connais un endroit de Sibérie où on pourrait expédier le donneur.
— J'appuie cette motion, dit Schiller. (Il se tourna vers celui qui avait distribué les cartes.) La prochaine fois, Dale, battez-les un peu mieux.
— Si votre jeu est si mauvais, pourquoi vous ne vous couchez pas ? grommela Dale Nichols, l'assistant spécial du Président.
Le sénateur George Pitt, qui présidait la commission des affaires étrangères du Sénat, se leva pour ôter sa veste. Il la suspendit au dossier de sa chaise et se tourna vers Youri Viousky.
— Je ne vois pas de quoi ils se plaignent. Vous et moi n'avons pas encore raflé un seul pot.
Le conseiller spécial aux Affaires américaines de l'ambassade soviétique acquiesça :
— Je n'ai pas eu une seule fois un beau jeu depuis que nous avons commencé ces parties il y a cinq ans.
Ces pokers du jeudi soir se tenaient en effet sur le yacht de Schiller depuis 1986, et allaient bien au-delà de simples parties de cartes entre connaissances, il s'agissait d'une première brèche dans le mur qui séparait les deux super-grands. Seuls, à l'abri des médias, ils pouvaient échanger des points de vue de façon informelle sans se soucier de la bureaucratie et du protocole diplomatique. Des idées et des informations avaient ainsi circulé, qui avaient souvent eu une incidence directe sur les relations américano-soviétiques.
— J'ouvre de 50 cents, annonça Schiller.
— Un dollar, enchérit Korolenko.
— Et ils se demandent pourquoi on ne leur fait jamais confiance, grogna Nichols.
Le sénateur s'adressa alors à Korolenko :
— Qu'est-ce que vous pensez des soulèvements en Égypte, Alexeï ?
— Je ne donne pas plus de trente jours au président Hassan avant que son gouvernement soit renversé par Akhmad Yazid.
— Vous n'envisagez pas un conflit prolongé ?
— Non, pas si les militaires se rangent aux côtés de Yazid.
— Vous suivez, sénateur ? demanda Nichols.
— Oui.
— Youri?
Viousky ajouta trois pièces de 50 cents.
— Depuis qu'Hassan est arrivé au pouvoir après la démission de Moubarak, il a réussi à instaurer une certaine stabilité du régime, dit Schiller. Je crois qu'il surmontera cette crise.
— Vous aviez dit la même chose pour le shah d'Iran, lui rappela Korolenko.
— Je ne nie pas que nous nous étions trompés, dit Schiller en consultant son jeu. Deux cartes.
Korolenko en demanda une et reprit :
— C'est comme si vous jetiez vos dollars par les fenêtres. Le peuple égyptien est au bord de la famine. La situation dans les taudis du Caire et les villages est telle qu'elle ne peut qu'engendrer le fanatisme religieux. Vous avez aussi peu de chances de stopper Yazid que vous en aviez de stopper Khomeiny.
— Et quelle est la position du Kremlin ? demanda le sénateur Pitt.
— Attendre, répondit Korolenko, impassible. Attendre que l'orage se calme.
Schiller regarda ses cartes.
— Quelle que soit l'issue, il n'y aura pas de gagnants.
— C'est vrai. Vous êtes peut-être le grand Satan aux yeux des intégristes musulmans, mais les communistes athées ne sont guère mieux considérés. Je n'ai pas besoin de vous dire que le plus grand perdant est Israël. Après la paix signée entre l'Iran et l'Irak, le chemin est ouvert vers un front arabe uni contre l'État juif, et cette fois les Israéliens pourraient très bien connaître la défaite.
Le sénateur afficha un air de doute.
— Les Israéliens possèdent la meilleure machine de guerre de tout le Proche-Orient. Ils sont toujours sortis vainqueurs des conflits contre les Arabes, et ce sera encore le cas.
— Pas s'ils ont affaire à une « marée humaine » composée de près de deux millions d'Arabes, répliqua Viousky. Les forces d'Assad attaqueront au sud et les Égyptiens de Yazid par le Sinaï comme en 67 et en 73. Seulement, cette fois, l'armée iranienne ne se gênera pas pour envahir l'Arabie Saoudite et la Jordanie et franchira le Jourdain en ouvrant un front à l'ouest. Les Israéliens seront balayés.
— Et après, l'Occident sera secoué par une grave crise économique, ajouta Korolenko. Les gouvernements arabes qui contrôlent 50 p. 100 des réserves de pétrole de la planète ne se priveront pas d'augmenter leurs prix de façon astronomique, comme ils l'ont déjà fait.
— À vous, dit Nichols à Schiller.
— Deux dollars.
— Deux plus deux, annonça Korolenko.
Viousky jeta ses cartes sur la table.
— Sans moi, fit-il.
Le sénateur étudia un instant son jeu.
— Quatre dollars, et quatre de mieux.
— Les requins se rapprochent, fit Nichols avec un sourire tendu. Je me couche.
— Ne nous abusons pas, reprit le sénateur. Ce n'est un secret pour personne que les Israéliens possèdent un petit arsenal nucléaire et qu'ils n'hésiteront pas à s'en servir s'ils se trouvent dans une situation désespérée.
Schiller poussa un profond soupir.
— Je n'ose même pas penser aux conséquences.
Il leva les yeux quand le capitaine de son yacht frappa à la porte et entra d'un pas hésitant.
— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur Schiller, mais il y a un appel important pour vous.
Schiller poussa ses cartes vers Nichols.
— Inutile d'aller au massacre avec un jeu pareil. Veuillez m'excuser.
L'une des règles de ces rencontres hebdomadaires était qu'aucun coup de téléphone ne devait être accepté à moins qu'il ne s'agisse d'une urgence absolue concernant tous ceux qui étaient installés autour de la table. La partie se poursuivit, mais les quatre hommes, leur curiosité éveillée, jouèrent machinalement.
— À vous, Alexeï, dit le sénateur.
— Plus quatre dollars.
— Je vois.
Korolenko haussa les épaules avec résignation et étala son jeu. Il n'avait qu'une paire de quatre.
Le sénateur eut un sourire ironique en montrant à son tour ses cartes. Il gagnait avec une paire de six.
— Oh ! mon Dieu, gémit Nichols. Je me suis couché avec une paire de rois !
— Vous en serez quitte pour vous passer de déjeuner, Alexeï, fit Viousky en riant.
— Ainsi, on bluffait tous les deux, dit Korolenko. Maintenant je sais pourquoi je n'achèterai jamais une voiture d'occasion à un homme politique américain.
Le sénateur s'adossa dans son fauteuil et se passa la main dans ses épais cheveux argentés.
— En fait, je me suis payé mes études de droit en vendant des voitures. C'est la meilleure formation que peut avoir un candidat au Sénat.
Schiller revint s'asseoir.
— Désolé de cette interruption, mais on m'informe à l'instant qu'un avion affrété par les Nations unies s'est écrasé sur la côte septentrionale du Groenland. Plus de cinquante morts dénombrés. Apparemment aucun survivant.
— Des représentants soviétiques à bord ? s'inquiéta Viousky.
— La liste des passagers ne nous a pas encore été communiquée.
— Un attentat terroriste ?
— Il est encore trop tôt pour le savoir, mais les premiers rapports laissent entendre qu'il ne s'agit pas d'un accident.
— C'était quel vol ? demanda Nichols.
— Londres-New York.
— Le nord du Groenland ? Ils se sont considérablement écartés de leur route.
— Ça sent le détournement, déclara Viousky.
— Des unités de secours sont sur place, expliqua Schiller. Nous devrions en savoir plus dans l'heure qui suit.
Le visage du sénateur Pitt s'assombrit.
— Je crains qu'Hala Kamil n'ait été à bord de cet avion. Elle était attendue au siège des Nations unies de retour d'Europe pour la session de l'Assemblée générale qui doit se tenir la semaine prochaine.
— J'ai peur que George n'ait raison, dit Yiousky. Deux de nos délégués faisaient partie de son groupe.
— C'est fou, fit Schiller en secouant la tête. Complètement fou. Qui pourrait avoir intérêt à faire disparaître plus de cinquante membres des Nations unies ?
Personne ne répondit. Il y eut un long silence. Korolenko regardait fixement devant lui et, d'une voix calme, il déclara enfin :
— Akhmad Yazid.
Le sénateur le dévisagea.
— Ainsi, vous étiez au courant !
— Ce n'est qu'une hypothèse.
— Vous croyez donc que Yazid a ordonné l'assassinat de Kamil?
— Je peux simplement dire que nos services de renseignements ont appris qu'une faction islamique au Caire préparait un attentat.
— Et vous êtes restés les bras croisés en laissant périr cinquante innocents !
— Une erreur d'appréciation, admit Korolenko. Nous ne savions ni où ni quand l'opération devait avoir lieu. Nous supposions que la vie de Kamil ne serait en danger que si elle rentrait en Égypte — pas du fait de Yazid lui-même, mais plutôt de ses partisans fanatisés. Yazid n'a jamais été associé à un quelconque acte terroriste. Son profil est le même chez vous que chez nous : un individu brillant qui se prend pour un Gandhi musulman.
— Autant pour le KGB et la CIA, fit Viousky avec une certaine candeur.
— Encore un cas classique d'experts en renseignement abusés par une campagne de relations publiques bien menée, soupira le sénateur. L'homme est plus psychopathe que nous ne l'avions imaginé.
Schiller approuva :
— Yazid est sans aucun doute l'instigateur de cet acte horrible. Ses partisans ne l'auraient jamais commis sans sa bénédiction.
— Il avait le motif, dit Nichols. Kamil possédait énormément de charisme et de charme. Sa popularité auprès des Égyptiens dépassait de beaucoup celle du président Hassan. C'était le dernier rempart. Si elle est morte, l'Égypte n'est plus qu'à quelques heures d'un gouvernement dirigé par les mollahs extrémistes.
— Et quand Hassan sera tombé, quelle sera la position de la Maison-Blanche ? demanda Korolenko.
Schiller et Nichols échangèrent un regard entendu.
— Eh bien, la même que celle du Kremlin, répondit le premier. Attendre que l'orage se calme.
L'espace d'un instant, le sourire plaqué sur le visage du Soviétique s'évanouit.
— Et si, ou plutôt quand les nations arabes alliées vont attaquer l'État hébreu ?
— Nous soutiendrons Israël quoi qu'il arrive, comme nous l'avons toujours fait.
— Mais enverrez-vous les troupes américaines ?
— Probablement pas.
— Les dirigeants arabes se montreraient peut-être moins prudents s'ils savaient ça.
— Peut-être. Mais souvenez-vous d'une chose, Alexeï, cette fois nous n'userons pas de notre influence pour empêcher les Israéliens de s'emparer du Caire, de Beyrouth et de Damas.
— Vous voulez dire que votre président ne s'opposera pas à ce qu'ils aient recours à l'arme nucléaire ?
— Quelque chose comme ça, répondit Schiller avec une indifférence étudiée, (Il se tourna vers Nichols.) À qui de donner ?
— Je crois que c'est à moi, fit le sénateur Pitt en essayant de demeurer naturel. La mise à 50 cents, d'accord ?
Il n'était pas au courant de ce changement de la politique américaine au Moyen-Orient.
Les Russes n'avaient pas du tout l'intention d'abandonner le sujet.
— Je trouve cette position très inquiétante, dit Viousky.
— Les choses évoluent, reconnut Nichols. Les dernières études situent les réserves américaines de pétrole à 80 milliards de barils. Avec des prix qui frisent les 50 dollars le baril, nos compagnies pétrolières peuvent maintenant se permettre de lancer un programme de recherches sur une vaste échelle. Et, bien entendu, nous pouvons toujours compter sur les réserves mexicaines et sud-américaines. Bref, nous n'avons plus besoin du pétrole du Proche-Orient et on retire nos billes. Et si le gouvernement soviétique a envie d'hériter de cette poudrière, nous lui en faisons cadeau de grand cœur.
Korolenko n'en croyait pas ses oreilles. Sa méfiance instinctive le rendait soupçonneux. Mais, d'un autre côté, il connaissait trop bien les Américains pour penser qu'ils lui mentiraient ou tenteraient de le désinformer sur un problème aussi grave.
Le sénateur Pitt était sceptique. C'était un drôle de schéma que le Président portait ainsi à la connaissance des représentants soviétiques. Il y avait de très fortes probabilités pour que le pétrole ne coule jamais au-delà du rio Grande si les États-Unis en avaient besoin. Le Mexique, en effet, était au bord de la révolution.
L'Égypte était sous l'emprise de fanatiques comme Yazid, venus de l'âge des ténèbres. Quant au Mexique, il avait son irresponsable en la personne de Topiltzin, un mélange de Juarez et de Zapata qui prêchait le retour à un État religieux fondé sur la culture aztèque. De même que Yazid, Topiltzin était soutenu par les millions de pauvres de son pays et il était, lui aussi, à deux doigts de renverser le gouvernement en place.
Mais d'où sortaient tous ces cinglés, se demandait le sénateur Pitt. Qui engendrait ces démons ? Il dut faire un violent effort pour empêcher ses mains de trembler, et il distribua les cartes.
12
Des statues colossales se dressaient dans un silence inquiétant et contemplaient de leurs yeux vides le paysage désolé qui baignait dans le clair de lune, comme si elles attendaient une présence qui leur insufflerait la vie.
Mille ans auparavant, elles soutenaient le toit d'un temple qui surmontait la pyramide à cinq degrés de Quetzalcoatl dans la cité toltèque de Tula. Le temple avait aujourd'hui disparu, mais la pyramide restait, et avait été reconstruite par des archéologues. Les ruines s'étendaient sur le faîte d'une colline et, durant l'époque de sa splendeur, Tula comptait quelque 60 000 habitants.
Cet endroit sinistre recevait bien peu de visiteurs.
La pleine lune projetait des ombres sinistres au milieu desquelles s'avançait un homme seul qui montait les marches raides de la pyramide conduisant aux statues de pierre érigées au sommet. Il était en costume et cravate et tenait à la main un attaché-case en cuir.
À chacune des cinq terrasses, il s'arrêta un moment, et étudia les fresques macabres qui décoraient les murs. Il y avait des visages dans des gueules béantes de serpents et des aigles qui déchiraient des cœurs humains de leur bec. Il continua son ascension et dépassa un autel orné de sculptures représentant des têtes de mort, symbole repris dans les siècles qui suivirent par les pirates des Caraïbes.
Lorsqu'il atteignit enfin le sommet de la pyramide, il était en nage. Il regarda autour de lui. Il n'était pas seul. Deux silhouettes s'avancèrent et le fouillèrent sans ménagements. L'un des deux hommes désigna son attaché-case. Il l'ouvrit, et ils examinèrent l'intérieur. N'ayant rien trouvé de suspect, les deux inconnus se retirèrent dans l'ombre.
Rivas se détendit et appuya sur un petit bouton dissimulé dans la poignée de la mallette. Un magnétophone miniature caché à l'intérieur du couvercle se mit en marche.
Une minute s'écoula, et un homme émergea de derrière les grandes statues de pierre. Il était vêtu d'une longue robe blanche, et ses cheveux étaient coiffés en queue de cheval. La lune éclairait des bracelets d'or incrustés de turquoises qui lui encerclaient les bras.
Il était petit, et son visage lisse et ovale attestait la présence de sang indien dans ses veines. Il étudia de ses yeux noirs l'homme grand au teint clair qui se tenait devant lui, l'air étrangement déplacé dans son costume. Il croisa les bras et prononça des mots étranges dans une langue musicale :
— Je suis Topiltzin.
— Je m'appelle Guy Rivas, envoyé spécial du président des États-Unis.
Rivas s'était attendu à quelqu'un de plus vieux. Il était certes difficile de donner un âge au nouveau messie mexicain, mais il ne paraissait guère avoir plus de trente ans.
Topiltzin montra un muret.
— Nous pouvons peut-être nous asseoir pour parler ?
— Je vous remercie. Vous avez choisi un lieu tout à fait insolite.
— Oui, j'ai pensé que Tula convenait parfaitement à notre rencontre. (Le ton de Topiltzin se fit soudain méprisant.) Votre président ne voulait pas que nous nous entretenions publiquement. Il craignait d'embarrasser et de fâcher ses amis de Mexico.
Rivas ne se laissa pas prendre au piège et changea de sujet.
— Le Président m'a chargé de vous exprimer sa gratitude pour avoir accepté de me recevoir.
— Je pensais qu'il enverrait quelqu'un de plus haut placé.
— Vous aviez posé comme condition de n'avoir affaire qu'à une seule personne. Nous en avons déduit que vous ne souhaitiez pas la présence d'un interprète. Vous ne vouliez par ailleurs parler ni espagnol ni anglais, et il se trouve que je suis le seul parmi les membres du corps diplomatique à pratiquer le nahuatl, la langue des Aztèques.
— Vous la pratiquez très bien.
— Mes parents sont originaires d'Escampo. Ils m'ont appris très tôt le nahuatl.
— Je connais Escampo ; un village habité par des gens fiers qui ont à peine de quoi survivre.
— Vous dites que vous allez mettre fin à la pauvreté qui règne au Mexique. Le Président s'intéresse beaucoup à votre programme.
— C'est pour cette raison qu'il vous a envoyé ? demanda Topiltzin.
— Oui. il souhaite établir le dialogue.
Un sourire sardonique se dessina sur les traits de Topiltzin.
— Un homme avisé. Avec la crise économique que traverse mon pays, votre président sait très bien que mon mouvement va balayer le Partido revolucionario institucional au pouvoir et il craint un bouleversement des relations américano-mexicaines. Il préfère donc jouer sur les deux tableaux.
— Je ne connais pas les pensées du Président.
— Il apprendra bientôt que l'immense majorité du peuple mexicain en a assez de servir de paillasson aux riches et aux puissants, en a assez de la fraude et de la corruption, en a assez de vivre dans les taudis. Le peuple mexicain ne souffrira plus !
— Après que vous aurez bâti une utopie sur les cendres des Aztèques ?
— Votre propre pays aussi ferait bien de revenir aux idéaux de vos pères fondateurs.
— Les Aztèques étaient les plus grands bouchers du continent américain. Établir un gouvernement moderne sur la base d'anciennes croyances barbares, c'est le comble de la... (Rivas s'interrompit. Il avait failli dire « de la stupidité ».)... de la naïveté.
Le visage ovale de Topiltzin se durcit et ses mains se tordirent nerveusement.
— Vous semblez oublier que ce sont des conquistadores, des Espagnols, qui ont massacré nos ancêtres communs.
— Les Espagnols pourraient en dire autant des Maures, ce qui ne suffirait guère à justifier le retour à l'Inquisition.
— Qu'est-ce que votre président désire de moi ?
— Simplement la paix et la prospérité du Mexique, répondit Rivas. Et l'assurance que vous n'instaurerez pas un régime communiste.
— Je ne suis pas marxiste. Je déteste les communistes autant qu'il les déteste. Il n'y a pas de guérilleros parmi mes partisans.
— Il sera heureux de l'apprendre.
— La nouvelle nation aztèque connaîtra la grandeur une fois que les riches et les corrompus, ainsi que les dirigeants actuels du gouvernement et de l'armée, auront été sacrifiés.
Rivas n'était pas sûr d'avoir bien compris.
— Mais c'est de l'exécution de milliers de personnes que vous parlez !
— Non, monsieur Rivas, je parle de victimes sacrifiées à nos dieux vénérés, Quetzalcoatl, Huitzilopochtli, Tezcatlipoca.
Rivas le considéra d'un air interdit.
— Sacrifiées ? Topiltzin ne répondit pas.
Rivas, alors, sut.
— Non ! s'écria-t-il. Vous n'êtes pas sérieux !
— Notre pays retrouvera le nom de sa capitale aztèque, Tenochtitlan, reprit Topiltzin, impassible. Nous formerons un État religieux. Le nahuatl sera la langue officielle. Le calme sera assuré par des mesures sévères. Les industries étrangères deviendront propriété du gouvernement. Seules les personnes nées dans ce pays pourront y vivre. Toutes les autres seront expulsées.
Rivas, livide, écoutait sans rien dire.
Topiltzin poursuivit :
— Nous n'importerons plus aucun produit des États-Unis, et vous ne serez plus autorisés à acheter notre pétrole. Nos dettes à l'égard des banques mondiales seront déclarées nulles et tous les capitaux étrangers seront confisqués. Je réclame également la restitution de nos territoires de Californie, du Texas, du Nouveau-Mexique et d'Arizona. Et pour appuyer cette revendication, j'ai l'intention de faire franchir la frontière à des millions de membres de mon peuple.
Les menaces de Topiltzin étaient effrayantes. Rivas, épouvanté, ne parvenait même pas à en imaginer les terribles conséquences.
— C'est de la folie, balbutia-t-il. Le Président n'accédera jamais à de pareilles exigences.
— Il ne me croira pas ?
— Aucun homme sensé ne vous croira.
Rivas, troublé comme il l'était, avait été trop loin.
Topiltzin se remit lentement debout, et la tête baissée, les yeux rivés au sol, il déclara d'une voix sans timbre :
— Dans ce cas, je vais lui faire parvenir un message qu'il ne manquera pas de comprendre. Il tendit les bras vers le ciel noir. Comme sur un signal, quatre Indiens apparurent. Ils ne portaient en tout et pour tout qu'une cape blanche attachée autour du cou. Ils maîtrisèrent rapidement Rivas qui n'avait même pas eu le temps de réagir, le portèrent vers l'autel orné de têtes de mort et l'allongèrent sur le dos en lui tenant les bras et les jambes.
L'envoyé du Président fut d'abord trop abasourdi pour protester, trop incrédule pour deviner les intentions de Topiltzin. Lorsqu'il comprit enfin, il hurla, frappé d'horreur :
— Oh ! mon Dieu ! Non ! Non !
Topiltzin ignora froidement les cris de l'Américain terrifié, la peur qui se lisait dans son regard, et il s'approcha de l'autel, il hocha la tête, et l'un des Indiens déchira la chemise de Rivas pour lui dénuder la poitrine.
— Non, pas ça ! Pas ça ! supplia celui-ci.
Un couteau d'obsidienne apparut comme par miracle dans la main levée de Topiltzin. La lune éclaira la lame aiguisée, noire et luisante.
Rivas hurla...
Et la lame s'abaissa.
Les statues assistèrent à ce meurtre sanglant dans une indifférence de pierre. Elles avaient déjà été témoins, mille ans plus tôt, d'innombrables cruautés. Leurs yeux usés par le temps n'exprimèrent pas la moindre pitié lorsqu'on extirpa de la poitrine du supplicié son cœur qui battait encore.
13
Malgré les gens et l'activité qui l'entouraient, Pitt était captivé par le silence de cet univers glacé, il régnait un calme et une immobilité qui semblaient absorber les voix et les bruits des machines.
La lumière du jour apparut enfin, filtrée par un épais brouillard gris qui interdisait la présence d'ombres. Vers le milieu de la matinée, le soleil déchira la brume et le ciel prit une couleur blanche teintée d'orange. Dans cet éclairage immatériel, les pics rocheux qui surplombaient le fjord avaient l'air de pierres tombales au milieu d'un cimetière couvert de neige.
Sur le lieu de l'accident, on avait l'impression d'une invasion militaire. Une flotte d'hélicoptères de l'US Air-Force était arrivée en premier, et avait déposé un détachement de membres des Forces spéciales lourdement armés qui avaient aussitôt établi un cordon autour de l'avion. Une heure plus tard, les enquêteurs de l'aviation fédérale atterrissaient et commençaient leur travail, ils avaient été suivis par une équipe de pathologistes qui avaient chargé les cadavres à bord des hélicoptères pour les emmener à la morgue de la base de Thulé.
La Marine était représentée par le capitaine Knight et l'apparition inattendue du Polar Explorer. Tous s'interrompirent dans leur tâche macabre et tournèrent leurs regards vers la mer lorsqu'une série de coups de sirène se répercuta parmi les montagnes escarpées. Le bateau entra lentement dans le fjord. Son immense étrave ouvrit sans effort un passage au milieu des blocs de glace et le bâtiment vint s'immobiliser à moins de cinquante mètres du lieu de la catastrophe. Knight fit stopper les machines, descendit sur la glace par une échelle, et proposa aux enquêteurs et aux responsables de la sécurité d'utiliser son navire comme poste de commandement — une offre qui fut acceptée sans hésitation.
Pitt était très impressionné par les mesures de sécurité qui avaient été prises. Le black-out mis sur l'information n'avait pas encore été levé : à l'aéroport Kennedy, on avait simplement annoncé que l'avion des Nations unies avait du retard. Ce n'était plus qu'une question d'heures avant qu'un petit malin ne découvre la vérité.
— Je crois que mes yeux ont gelé dans leurs orbites, déclara Giordino d'un air sombre.
Il était installé dans le siège du copilote à bord de l'hélicoptère de la NUMA et essayait de boire son café avant que celui-ci ne gèle.
Pitt lui lança un regard sceptique.
— Vraiment ? Tu n'as pas quitté ton cockpit bien chauffé de la nuit.
— J'ai attrapé des engelures rien qu'en regardant les glaçons dans un verre de scotch. (Giordino leva la main, les doigts écartés.) Tu vois, je suis si raide de froid que je n'arrive pas à fermer le poing.
Pitt jeta un coup d'œil sur le côté et aperçut le capitaine Knight qui se dirigeait vers eux. Il alla lui ouvrir et Giordino poussa un gémissement quand une bouffée d'air glacial pénétra à l'intérieur de l'appareil.
Knight monta à bord et tira de la poche de sa parka une flasque gainée de cuir.
— Un petit cadeau en provenance de l'infirmerie. Du cognac. Aucune idée de la marque, mais j'ai pensé que vous sauriez en faire bon usage.
— J'ai l'impression que vous venez d'envoyer Giordino au paradis, fit Pitt en riant.
— Compte tenu des circonstances, je préférerais l'enfer, grommela l'intéressé, (il but une gorgée, puis il leva de nouveau la main et plia les doigts.) Tiens, je crois que je suis guéri.
— Autant nous installer, déclara Knight. J'ai reçu l'ordre de rester sur place pour les prochaines vingt-quatre heures.
— Comment vont les rescapés ? l'interrogea Pitt.
— Miss Kamil se repose. À propos, elle a demandé à vous voir. Quelque chose au sujet d'un dîner à New York.
— Un dîner ? fit Pitt innocemment.
— Oui, mais c'est drôle, parce que juste avant que le docteur Gale ne lui répare son genou démis, l'hôtesse a également parlé d'un rendez-vous avec vous pour dîner.
Pitt affichait un air de parfaite candeur.
— Je suppose qu'elles doivent être particulièrement affamées.
Giordino leva les yeux au ciel et s'empara de nouveau de la flasque.
— J'ai déjà entendu cette chanson !
— Et le steward ?
— Pas brillant, répondit Knight. Mais Doc pense qu'il s'en tirera. Il s'appelle Rubin. Pendant qu'il était sous anesthésie, il a bredouillé une histoire de fou, racontant que le pilote avait tué le copilote et le mécanicien, puis avait disparu en plein vol.
— Ce n'est peut-être pas aussi fou qu'il y paraît, dit Pitt. On n'a toujours pas retrouvé le corps du pilote.
— Ce n'est pas de mon domaine, fit le capitaine en haussant les épaules. J'ai déjà bien assez de problèmes comme ça.
— Et où en sommes-nous avec le sous-marin russe ? demanda Giordino.
— On garde le secret jusqu'à ce qu'on puisse en informer de vive voix les huiles du Pentagone, il serait stupide de tout gâcher à cause d'une fuite dans nos systèmes de communication. En tout cas, cet accident d'avion est une chance pour nous. Ça nous fournit un prétexte pour regagner Portsmouth dès que les survivants pourront être transportés par avion jusqu'aux États-Unis. Souhaitons seulement que cette diversion inespérée abusera les spécialistes soviétiques du renseignement et qu'ils nous laisseront un peu tranquilles.
— N'y comptez pas trop, fit Giordino dont le visage commençait à luire. Si les Russes soupçonnent qu'on a mis dans le mille, et ils sont assez paranos pour imaginer qu'on a provoqué cet accident d'avion simplement pour créer une diversion, ils vont se précipiter avec des bateaux de renflouement, toute une flotte de navires de guerre et une escadrille d'avions, et quand ils auront repéré le sous-marin, ils le remonteront et le remorqueront jusqu'à leur base de Severomorsk sur la presqu'île de Kola.
— Ou alors ils le feront voler en éclats.
— Vous croyez qu'ils le détruiraient ?
— Les Soviétiques n'ont pas de moyens de renflouement très sophistiqués. Leur principal objectif est que personne d'autre ne puisse mettre la main dessus.
Giordino passa le cognac à Pitt en disant :
— Ce n'est vraiment pas le lieu rêvé pour parler de la guerre froide. Pourquoi ne pas regagner le bateau où il règne une si douce chaleur ?
— Effectivement, répondit Knight. Vous avez déjà fait plus que votre part.
Pitt s'étira et remonta la fermeture Éclair de sa parka.
— Je crois que je vais faire une petite balade.
— Vous ne venez pas avec nous ?
— Je vous rejoindrai dans un petit moment. Je voudrais d'abord aller voir comment se portent les archéologues.
— C'est inutile que vous y alliez. Doc a envoyé un de ses hommes, et il a déjà fait son rapport. À part quelques bleus et quelques légères foulures, ils n'ont rien.
— Il sera peut-être intéressant de voir ce qu'ils ont trouvé, insista Pitt.
Giordino savait deviner les pensées de son ami.
— Ils ont peut-être déniché de vieilles amphores grecques dans le coin.
— On ne perd rien à demander.
Knight lui lança un regard sévère.
— Faites bien attention à ce que vous direz.
— J'ai cette histoire d'étude géologique toute prête.
— Et pour les passagers et l'équipage de l'avion ?
— Ils sont restés prisonniers à l'intérieur de la carlingue et sont morts d'hypothermie dans l'eau glacée.
— Bien, approuva Knight. Evitez surtout de suggérer des choses qu'ils n'ont pas besoin de savoir.
Pitt ouvrit la porte de l'appareil.
— Ne m'attendez pas, fit-il en disparaissant dans le froid.
— Quel entêté, grommela Knight. Je ne savais pas que Pitt s'intéressait à l'Antiquité.
Giordino regarda par le pare-brise Pitt qui s'éloignait sur le fjord gelé, et il soupira.
— Lui non plus, dit-il.
La couche de glace était solide et unie, et Pitt avançait à bonne allure sur le fjord, il leva les yeux vers les nuages menaçants qui arrivaient du nord-ouest. En quelques minutes, le soleil le plus éclatant pouvait faire place à un terrible blizzard qui effaçait toutes les traces. Pitt, qui n'avait même pas une boussole avec lui, n'avait aucune envie de se perdre au milieu des neiges, et il accéléra le pas.
Deux oiseaux blancs filèrent dans le ciel. C'étaient des gerfauts, une espèce de rapaces particulièrement rustique qui vit dans les régions arctiques.
Pitt atteignit le rivage et se dirigea vers la fumée qui, au loin, montait de la baraque des archéologues, il n'était plus qu'à une dizaine de minutes du campement quand la tempête se déchaîna. L'instant d'avant, la visibilité était de près de vingt kilomètres, et maintenant elle était réduite à moins de cinq mètres.
Il se mit à courir, espérant envers et contre tout qu'il parvenait à conserver un semblant de ligne droite. Le vent qui soulevait des tourmentes de neige se fit plus violent encore, au point que Pitt avait du mal à tenir debout. Il avançait en aveugle, la tête baissée, et s'efforçait de compter ses pas. Il n'ignorait pas qu'au bout d'un certain temps, inéluctablement, il se retrouverait à tourner en rond, et qu'il pouvait également fort bien rater la baraque de quelques mètres et continuer jusqu'à tomber d'épuisement.
Lorsqu'il pensa être parvenu à proximité du campement des archéologues, Pitt s'arrêta. Puis il fit trente pas, et s'arrêta de nouveau, il tourna à droite et fit trois ou quatre mètres sur le côté, jusqu'à ce qu'il aperçoive ses propres empreintes qui s'enfonçaient dans la direction opposée. Puis il repartit parallèlement à ses premières traces, selon la même méthode que celle qu'il utilisait pour les recherches sous-marines, il effectua une soixantaine de pas avant de voir disparaître ses anciennes empreintes sous la neige.
Il parcourut ainsi cinq couloirs, puis il reprit à droite, et recommença jusqu'à être sûr d'avoir recoupé la ligne centrale maintenant effacée. Puis il renouvela l'opération de l'autre côté. Au troisième passage, il buta contre une congère et heurta une paroi métallique.
Il la longea, tourna deux coins, et rencontra une corde qui conduisait à une porte. Avec un profond soupir de soulagement, Pitt poussa le battant, heureux d'être sain et sauf après le grave danger auquel il avait échappé, il entra et se figea aussitôt.
Ce n'étaient pas les quartiers d'habitation, mais plutôt une sorte de vaste bâtiment préfabriqué qui abritait une série d'excavations, il ne faisait guère plus de zéro à l'intérieur, mais Pitt se trouvait au moins à l'abri des bourrasques de vent.
Pour seule lumière, il y avait celle dispensée par une lampe Coleman qui sifflait. Pitt crut d'abord qu'il était seul, mais il vit soudain une tête et des épaules apparaître devant lui, comme si elles émergeaient du sol. La silhouette était agenouillée, le dos tourné, et paraissait occupée à trier des graviers dans une tranchée. Pitt sortit de l'ombre et se pencha.
— Vous êtes prête ? lança-t-il.
Lily se retourna brusquement, plus intriguée que surprise. Elle avait la lumière dans les yeux et ne distinguait qu'une forme vague.
— Prête pour quoi ?
— Pour m'accompagner en ville.
Cette voix lui rappelait quelque chose. Elle leva sa lampe et se remit lentement debout. Elle dévisagea Pitt, de nouveau fascinée par ses étranges yeux verts. Et lui, il put admirer ses cheveux auburn qui brillaient à la lumière vive de la Coleman.
— Monsieur Pitt... n'est-ce pas ?
Elle ôta son gant et tendit la main. Pitt fit de même, et ils échangèrent une solide poignée de main.
— Je préfère que les jolies femmes m'appellent Dirk.
Elle parut embarrassée comme une collégienne, et elle se sentit rougir.
— Lily... Sharp, bafouilla-t-elle. Mes amis et moi espérions pouvoir vous remercier pour hier soir. J'avais pris cette invitation à dîner pour une plaisanterie. Je ne pensais pas vous revoir.
— Comme vous pouvez vous en rendre compte... (Il se tut et écouta les gémissements du vent.)... le blizzard lui-même ne m'a pas empêché de venir.
— Vous êtes fou !
— Non, simplement stupide d'avoir cru que je pourrais courir plus vite que la tempête.
Ils éclatèrent tous deux de rire et la tension se relâcha. Lily se hissa hors de l'excavation. Pitt lui prit le bras pour l'aider et la jeune femme tressaillit.
— Vous ne devriez pas être debout.
Lily eut un sourire malicieux.
— Juste les muscles un peu raides et quelques bleus que je ne peux pas vous montrer, mais je survivrai.
Pitt leva la lampe et regarda les trous et les pierres étrangement disposés.
— Qu'est-ce que c'était avant ? demanda-t-il.
— Un ancien village esquimau. Habité de l'an 100 à l'an 500 après Jésus-Christ.
— Il porte un nom ?
— Nous l'appelons le village de Gronquist en l'honneur du professeur Hiram Gronquist qui l'a découvert il y a cinq ans.
— L'un des hommes dont j'ai fait la connaissance la nuit dernière ?
— Oui, le grand costaud qui était évanoui.
— Comment va-t-il ?
— Il a une belle bosse arc-en-ciel sur le front, mais jure qu'il ne souffre ni de maux de tête ni d'étourdissements. Quand je l'ai quitté, il était en train de faire rôtir une dinde.
— Une dinde ? s'étonna Pitt. Vous devez avoir un excellent système d'approvisionnement.
— Un avion Minerve à décollage vertical prêté à l'université par un ancien étudiant devenu riche vient de Thulé tous les quinze jours.
— Je croyais que les fouilles aussi loin au nord n'avaient lieu qu'en été, quand le sol n'était plus gelé.
— D'une façon générale, c'est le cas. Mais grâce à cet abri préfabriqué et chauffé qui recouvre la partie principale du village, on peut travailler d'avril à octobre.
— Vous n'avez rien trouvé d'extraordinaire, quelque chose qui n'a pas sa place ici ?
Lily lui décocha un regard intrigué.
— Pourquoi cette question ?
— Simple curiosité.
— Nous avons déterré des centaines d'objets intéressants qui appartiennent aux techniques et modes de vie des Esquimaux préhistoriques. Ils sont dans la baraque si vous avez envie de les examiner.
— Quelles seraient mes chances de le faire devant un morceau de dinde ?
— Plutôt bonnes. Le professeur Gronquist est un excellent cuisinier.
— J'avais l'intention de vous inviter à dîner à bord du brise-glace, mais les conditions météorologiques ont bouleversé mes plans.
— Nous sommes toujours heureux d'avoir une nouvelle tête à table.
— Vous avez bien découvert quelque chose de bizarre, non ? lança brusquement Pitt.
Le regard de Lily se fit soupçonneux.
— Comment le savez-vous ?
— Grec ou romain ?
— Empire romain, byzantin en fait.
— Quoi et de quelle époque ? poursuivit Pitt d'un ton abrupt.
— Une pièce d'or, fin du IVe siècle.
Pitt sembla alors se détendre. Il inspira profondément pendant que la jeune femme l'étudiait avec une expression troublée, et une irritation grandissante.
— Expliquez-vous ! exigea-t-elle.
— Et si je vous disais que le fond de la mer est tapissé d'amphores jusqu'au fjord ?
— Des amphores ? répéta Lily, incrédule.
— Oui. Nos caméras sous-marines les ont filmées.
— Ainsi, ils sont venus, murmura la jeune femme d'une voix lointaine. Ils ont vraiment traversé l'Atlantique. Les Romains ont posé le pied au Groenland avant les Vikings.
— Il semblerait, oui. (Pitt glissa son bras autour de la taille de Lily et se dirigea vers la porte.) Et maintenant, dites-moi si nous sommes coincés ici pendant toute la durée de la tempête ou bien si cette corde dehors mène à votre baraque ?
— Elle relie les deux bâtiments. (La jeune femme s'interrompit et regarda fixement l'excavation où elle avait découvert la pièce d'or.) Pythéas, le navigateur grec, a effectué un voyage épique en 350 avant Jésus-Christ. La légende dit qu'il a vogué loin au nord sur l'océan Atlantique et qu'il a fini par atteindre l'Islande, il est étrange qu'il n'y ait ni récits ni légendes qui parlent d'un voyage que les Romains auraient fait jusqu'ici sept cent cinquante ans plus tard.
— Pythéas a eu de la chance, il est rentré pour raconter son histoire.
— Vous croyez que les Romains ont péri lors du voyage de retour ?
— Non, je crois qu'ils sont toujours ici, répondit Pitt avec un sourire. Et vous, charmante dame, vous allez les trouver.