ANGE

DE LA MORT

CAROLINE GRAHAM

DANS LA M ME COLLECTION

Une femme en danger

par James Elliott

Adieu Eddie !

par James Elliott

L'oiseau de nuit

par Nigel McCrery

La toile d'araignée

par Nigel McCrery

L'ombre de Janus

par Laurent Scalese

Le samouraÔ qui pleure

par Laurent Scalese

Toujours la nuit

par Danuta Reah

L'assassin du parc

par Danuta Reah

L'arracheur de visages

par Michael Prescott

CAROLINE GRAHAM

ANGE

DE LA MORT

Traduit de l'anglais

par Véronique David-Marescot

Pygmalion

Gérard Watelet

Paris

Titre original : Faithful unto death

Sur simple demande adressée aux

…ditions PygmalionlGérard Watelet, 70, avenue de Breteuil, 75007 Paris vous recevrez gratuitement notre catalogue qui vous tiendra au courant de nos dernières publications.

L'édition originale est parue en Grande-Bretagne chez Headline Book Publishing à

Londres.

(c) 1996, Caroline Graham.

(c) 2001, Editions Pygmalion / Gérard Watelet, à Paris, pour l'édition en langue française.

ISBN 2-85704-716.9

A mes amis

Lili et NevÔlle Armstrong

Le dramaturge, dans cette maison, est la Mort.

Austère, circonspect, le texte qu'il écrit.

Ridge House, U.A. Fanthorpe

1

SIMONE HOLLINGSWORTH disparut le jeudi 6 juin. On peut dire que c'était une merveilleuse journée pour se volatiliser : une brise tiède courait sous un ciel si clair, si lumineux qu'il en était presque incolore. Les haies étaient couvertes de fleurs et, dans les champs, lapins et lièvres faisaient les fous, ivres de joie de vivre comme le sont tous les êtres très jeunes qui n'ont pas encore vu ce que le monde leur réserve.

Mme Molfrey, qui passait de sa démarche incertaine devant la maison voisine pour aller poster une lettre, fut la première à remarquer que quelque chose clochait dans St Chad's Lane. D'un pied, Sarah Lawson s'efforçait d'ouvrir le portail des Hollingsworth, les bras chargés d'un grand carton.

- Laissez-moi vous aider, dit Mme Molfrey.

- Je peux me débrouiller, si vous voulez bien me tenir le portail.

- «a a l'air rudement lourd, ajouta Mme Molfrey, en indiquant le carton. (Elle poussa doucement la grille en fer forgé.) que diable avez-vous là-dedans ?

- Des bocaux de conserve pour mon stand, à la fête.

Elles remontèrent le chemin, Sarah ralentissant de beaucoup son pas, par courtoisie pour Mme Molfrey, qui était très ‚gée. Trois heures sonnèrent au clocher de l'église de pierre et de silex.

- Simone m'avait invitée pour le thé mais on dirait qu'elle est sortie. J'ai trouvé le carton sur les marches du patio.

- Comme c'est bizarre ! Cela ne lui ressemble pas du tout.

- Je ne peux pas dire que je le regrette. (Sarah souleva le carton en ahanant.) Une fois qu'on est là-dedans, on en a pour une bonne heure, au moins.

- Je crois qu'elle est bien seule, la pauvre.

- A qui la faute ?

Elles firent halte devant Le Laurier, le cottage qu'occu-pait Sarah. Ici, nul besoin que Mme Molfrey lui tienne le portail, car il était sorti de ses gonds. Ce manque de soin, qui s'écartait de la norme agréée, était accepté par le village avec résignation. Sarah était tenue pour une artiste, aussi devait-on naturellement montrer quelque indulgence.

- Simone n'a pas d˚ aller bien loin, sans moyen de loco-motion. Et elle va s˚rement rentrer bientôt. A cinq heures, c'est la répétition de carillon.

- Ah, c'est la dernière lubie ? dit Sarah en riant. Il ne restait plus rien d'autre, sans doute.

- Elle a continué vos cours ?

- Non. (Sarah déposa le carton et retira une clé de sa poche.) Elle est venue pendant quelques semaines et elle s'est lassée.

Mme Molfrey posta sa lettre et reprit le chemin de sa maison, tout en se disant qu'en effet il ne restait plus grand-chose à Simone pour faire joujou.

Les Hollingsworth s'étaient installés aux Rossignols depuis un peu plus d'un an. Contrairement à la plupart des nouveaux venus, invariablement avides de comprendre, d'apprécier et d'adopter le moindre aspect de la vie du village avant même que les camions de déménagement aient tourné au coin de la rue, Alan Hollingsworth n'avait jamais manifesté le moindre intérêt envers les gens ni l'endroit. On ne l'apercevait que quand il montait dans son Audi décapotable, blanc et argent : il agitait la main pour dire au revoir à sa femme et faisait crisser le gravier de l'allée sous ses pneus. Ou bien, beaucoup plus tard - parce qu'il avait sa propre affaire et travaillait énormément -, quand il revenait et qu'il l'embrassait.

Simone était toujours sur le seuil quand la portière de la voiture claquait, comme si elle faisait le guet depuis un poste d'observation caché, déterminée à ce que le maître de maison soit accueilli à la seconde o˘ il rentrait. quand il l'embrassait, elle se haussait sur la pointe des pieds, levait une jambe d'un petit mouvement rapide, comme une actrice dans un film des années quarante.

Contrairement à son mari, Mme Hollingsworth, qui avait tout son temps, avait fait un effort pour participer aux activités locales. Il fallait bien avouer que celles-ci étaient limitées. Il y avait le Club des Femmes, le Groupe de Broderie, le Club de Boules, le Cercle du Vin Maison et, pour les gens vraiment désespérés, le Conseil Paroissial. C'était la femme du pasteur qui y présidait.

Mme Hollingsworth était allée deux ou trois fois au Club des Femmes, avait assisté jusqu'à la fin à une causerie sur les poupées de paille et à une conférence sur les découvertes botaniques de John Tradescant *. Elle avait applaudi la gagnante du meilleur tablier et savouré une tranche de g‚teau de Savoie. A plusieurs questions pondérées mais serrées sur son passé et son présent, elle avait répondu avec une sorte d'imprécision pleine de bonne volonté, qui avait eu le mérite d'être à la fois décevante et acceptable. A la troisième réunion (Etonnez Vos Amis avec un Posset *2

1. John Tradescant (1570-1638) : botaniste anglais et jardinier de Charles Ier. (NdT.)

2. Posset : boisson chaude faite d'un mélange de lait caillé et de bière ou de vin. (NdT.)

Tudor), on l'avait vue soupirer légèrement et elle n'avait pas été en mesure, à son grand regret, de rester pour le thé

et le g‚teau au citron.

Suivirent les Boules. Sur le point de défaillir d'horreur, le colonel Wymmes-Forsyth, secrétaire du club, la regardait s'avancer, avec des yeux qui lui sortaient de la tête, perchée sur ses talons de dix centimètres, étroits comme des pieds de verre à vin, qui piquaient et massacraient son précieux gazon. On la dissuada sans trop de peine (tout le monde était tellement ‚gé) de s'inscrire.

Au Cercle du Vin, aux réunions paroissiales qui se tenaient le soir, on ne la vit point. Pas plus qu'au Groupe de Broderie, bien que Cubby Dawlish e˚t glissé un petit mot délicieusement illustré, avec les horaires, dans la boîte aux lettres.

On pensait généralement que c'était la timidité, ou un sens aigu de sa dignité, qui lui avait fait dédaigner le moyen le plus simple et le plus agréable de faire connaissance avec les gens, c'est-à-dire une petite visite au Goat and Whisile.

La plupart des nouveaux immigrants y entraient aussi sec, pour s'humecter le gosier. Ils commandaient une pinte de la meilleure bière du patron et, le pied sur la barre du comptoir, ils cherchaient une entrée en matière, ou interve-naient aimablement dans une conversation pour essayer de se faire des amis.

Toujours accueillis avec chaleur, ils rentraient chez eux, confortés dans leur conviction qu'à la campagne, au moins, les gens avaient le temps de bavarder. Heureusement, ils ignoraient en général qu'un si vif intérêt n'était provoqué

que par l'ennui débilitant de voir toujours les mêmes têtes à longueur de journée. Et ils ne se rendaient même pas compte quand, à leur tour, ils devenaient eux-mêmes accablés d'ennui.

Comme on l'a déjà dit, le carillon était la dernière fantai-sie de Mme Hollingsworth. A ce jour, elle avait assisté à

cinq ou six séances sans qu'apparemment ne faiblisse son intérêt. Mais elle n'était pas toujours exacte et, quand on constata qu'elle n'était pas là à cinq heures et demie, personne ne s'en étonna ni ne s'en inquiéta.

Le pasteur, le révérend Bream, tendait vaguement l'oreille tout en rangeant une pile de guides de l'église publiés par sa femme. Leur prix modeste de cinquante pence les rendait très populaires auprès des visiteurs dont la moitié

au moins déposaient quelque chose dans la boîte, sinon la somme exacte.

Mme Molfrey entra tranquillement, en s'excusant de son retard et en comptant rapidement les personnes présentes.

- Elle n'est pas encore revenue, Simone ?

Après qu'elle eut expliqué le sens de sa question, le pasteur décida qu'on allait s'y mettre sans plus attendre.

On répétait pour un enterrement qui avait lieu le lendemain. D'habitude, on n'exigeait rien de plus qu'un glas somnolent, continu, mais cette fois, la famille endeuillée avait demandé qu'on joue Oranges and Lemons, la chanson enfantine préférée du cher disparu. Ce n'était pas un air familier à nos spécialistes de l'art campanaire, à Fawcett Green. Mais le pasteur, qui le connaissait bien, l'avait écrit sur des cartes. Ils en étaient à leur troisième essai. Prenant la place de sa collègue absente, le révérend Bream se balan-

çait en rythme. Les bras tendus, il prenait des inspirations profondes et régulières, tandis que les talons de ses bot-tillons noirs se levaient et se baissaient en mesure et que la corde rouge, blanc et bleu glissait entre ses doigts.

Près de lui, la petite Mme Molfrey s'envolait, ses anglaises flottaient et ses chaussures de tennis aux lacets défaits lui pendaient des pieds avant de redescendre dignement sur les dalles usées. Le groupe carillonna pendant une demi-heure puis, comme de coutume, se retira dans la sacristie pour les rafraîchissements.

Avis Jennings, la femme du médecin, posa la bouilloire sur une vieille résistance électrique. Le pasteur brisa le sceau d'un paquet de biscuits à l'arrowroot. Personne ne les aimait mais son épouse, Mme Bream, persistait à les offrir, ayant lu quelque part que l'arrowroot était non seulement nourrissant mais possédait, en outre, des qualités lénitives.

Le pasteur prit une gorgée de thé, beaucoup trop fort à

son go˚t, et orienta une fois de plus la conversation sur l'absence de Mme Hollingsworth.

- Je passerai chez elle quand j'aurai fermé, dit-il. Si elle n'est pas rentrée, Alan pourra sans doute nous donner une explication.

- Si j'étais vous, je ne me dérangerais pas, objecta Avis Jennings. C'est un bourreau de travail. Il ne revient jamais avant huit heures, selon Simone. Au plus tôt.

- Cela ne me dérange pas, affirma le pasteur. Je dois passer voir la vieille Mme Carter et c'est pratiquement sur mon chemin.

* *

Les Rossignols était l'une des trois maisons un peu en retrait qui bordaient St Chad's Lane, dans un périmètre ni assez grand ni assez nettement défini pour être désigné par la poste comme une impasse. A gauche de la maison des Hollingsworth, s'élevait une b‚tisse des années trente, au crépi granité, avec la porte en vitrail, aux couleurs de bonbons acidulés. Des bouts de bois inégalement teintés étaient fixés aux murs en série alternée de Y et de chevrons inversés. Selon l'opinion d'Avis Jennings, qui était femme du Nord, non seulement ce n'était pas beau mais cela ne servait à rien. Une plaque de bois ciré indiquait : " Les Mélèzes ", bien qu'on ne vît pas la moindre essence d'arbre pour étayer cette impudente prétention.

De l'autre côté des Rossignols se dressaient les deux cot-

tages jumeaux de Mme Molfrey, discrètement réunis en un seul. De trente ans plus ancien seulement que la hideuse maison faux Tudor, Arcadie dégageait un charme authentique et serein. Le jardin était exubérant, fécond, exquis.

La résidence des Hollingsworth détonnait complètement dans ce petit enclos. " Maison de campagne de haut standing ", selon le prospectus de l'agence immobilière, elle avait été construite en 1989 par un financier audacieux qui flai-rait la bonne affaire. Il avait acheté les trois taudis branlants qui se trouvaient là, les avait démolis et avait fait construire ce genre de b‚timent qui va avec les gens chic, dans des propriétés paysagées, saturées de caméras et entourées de clôtures électriques.

La voiture d'Alan était garée à quelques mètres du double garage. Le gravier avait volé partout, comme si le conducteur, arrivé à toute vitesse, avait dérapé et freiné à

mort. La grille était grande ouverte. Arrivé à la porte d'entrée, le pasteur souleva la queue d'une sirène de cuivre et frappa plusieurs coups avec fermeté.

Personne ne vint ouvrir. Le révérend Bream hésita. Il attendit en humant la fragrance des touffes de tabac blanc qui s'épanouissaient dans des jarres italiennes ventrues.

Puis il frappa à nouveau.

Le pasteur devait raconter après coup qu'il avait senti, dès ce moment-là, que quelque chose ne tournait pas rond du tout. Mais, en vérité, il en eut vite assez et il aurait tout simplement renoncé s'il n'y avait eu la voiture, si visible, à

quelques mètres de là.

Tandis que se prolongeait ce silence inattendu, la curiosité eut raison de lui. Sans songer un instant qu'une pareille conduite p˚t saisir un passant - il ignorait ce qu'était la gêne -, le pasteur s'avança jusqu'aux fenêtres du salon et, mettant ses mains en visière à cause du soleil de ce début de soirée, il jeta un coup d'úil à l'intérieur.

Opulente, la pièce. Des murs et des rideaux pêche, une moquette crème, des canapés et des fauteuils recouverts de soie bouffante. Des dorures, des faux ors, du cristal. Des fleurs en masse, des petites tables avec des lampes dont aucune n'était allumée. Pas trace de vie.

Un grincement, à quelques mètres de là, attira son attention. La porte d'une remise venait de se refermer dans le jardin des Mélèzes. Des pas discrets s'éloignèrent. Le révérend Bream devina qu'il s'agissait du maître de maison. Comme tout le monde, il connaissait les manières sournoises, dissimulées des Brockley. Le plaisir franc d'un bon ragot à

la boutique du village ou l'úil qui s'attarde par-dessus la clôture, très peu pour eux ! Alors que tous s'intéressaient passionnément aux affaires des autres, eux présentaient le front uni de l'indifférence absolue. que leur parvienne du dehors la moindre titillation, ils se couvraient mentalement les yeux, les oreilles et la bouche dans un mouvement de répulsion hypocrite.

Méchamment, le pasteur s'écria :

- Bonsoir, monsieur Brockley !

Puis, tandis que les pas s'éloignaient en toute h‚te, il revint à la sirène et se remit à frapper.

A l'intérieur, sur le seuil de la cuisine pour être précis, la proie se tenait immobile, la tête appuyée au chambranle blanc. quand son visiteur avait frappé les premiers coups, Alan Hollingsworth s'était figé sur place, les yeux fixés sur le panneau de verre cathédrale, à travers lequel on distinguait la silhouette déformée du pasteur, sans toutefois qu'elle soit reconnaissable.

Alan ferma les yeux et gémit silencieusement. Les secondes passèrent, ponctuées par le doux ronronnement de l'horloge de parquet, dans la salle à manger, et les battements douloureux de son cúur. Il se maudit de n'avoir pas rangé la voiture. Des semaines - non, des années s'écoulèrent. Le visiteur inconnu était toujours là.

Le ridicule de la situation et l'impossibilité de la prolonger indéfiniment le remplirent d'humiliation et de détresse.

Il savait que, même si l'inconnu renonçait, quelqu'un d'autre viendrait, tôt ou tard, le remplacer. C'était comme ça, dans les villages, personne ne pouvait y échapper complètement. S'ils ne voyaient aucun signe de vie venant des Rossignols, les voisins finiraient par se demander si les occupants étaient toujours in situ. Si tout allait bien. quelqu'un pourrait même appeler la police. Une sueur froide inonda le visage d'Alan et une salive amère lui remplit la bouche.

Les coups redoublèrent.

En se disant qu'il valait mieux en finir tout de suite, il se maîtrisa, tourna la tête et cria :

- J'arrive !

Le pasteur se composa une mine inquiète. Mine qu'il n'eut aucun mal à conserver quand la porte s'ouvrit enfin, car Hollingsworth n'avait vraiment pas l'air bien du tout.

Le visage blême, luisant de sueur comme s'il venait de faire de gros efforts. Les yeux fous, il fronçait les sourcils en t‚chant de se rappeler o˘ il avait vu l'homme qui lui faisait face. Ses cheveux emmêlés se dressaient sur sa tête comme s'il avait tiré dessus. Sa voix était forte, il paraissait avoir du mal à respirer et ses phrases étaient bizarrement ponctuées.

- Ah, c'est le pasteur. Vous.

Acquiesçant poliment, le révérend Bream prit le recul involontaire de Hollingsworth pour une invitation à entrer et se retrouva en un clin d'oeil sur le tapis de l'entrée. Il demanda si tout allait bien.

- Nous nous sommes un peu inquiétés de l'absence de Simone,à la répétition, expliqua-t-il. Et je passais lui dire de ne pas s'en faire, pour l'enterrement de demain.

- L'enterrement?

- A deux heures. (Le pasteur était de plus en plus inquiet.

L'homme semblait comme fou.) Est-ce que ça va, monsieur ? Vous avez l'air d'avoir subi un choc.

- Non, non. Tout...

Le reste de la phrase se perdit ou lui fit défaut. Il jeta un coup d'úil, plutôt appuyé, de l'opinion du pasteur, à la porte maintenant grande ouverte. Mais face à un paroissien apparemment en plein désarroi, le révérend Bream était avant tout conscient de son devoir.

- Puis-je ? demanda-t-il et, sans attendre la réponse, il mit les voiles vers la p‚tisserie viennoise qu'était le salon.

Il posa son large postérieur sur une pile de coussins satinés en forme de cúur, glissa et se réinstalla plus solidement. Puis il se tourna avec un sourire résolument bénin vers Hollingsworth qui l'avait suivi à contrecúur.

- Bon, Alan, dit le pasteur, si je peux vous appeler comme ça ?

Son regard bienveillant fut momentanément distrait par la vue d'un splendide plateau en argent qui portait deux carafes de cristal et plusieurs bouteilles dont une de Jack Daniels, presque pleine, et une de Bushmills, à moitié vide.

En aucune façon, avec sa pension, le pasteur n'aurait pu s'offrir l'un ou l'autre de ces somptueux breuvages. Il se redressa.

- Vous avez l'air d'avoir besoin d'un verre. Je pourrais peut-être...

- Simone. Ne vous en faites pas, je transmettrai. Le message.

- Alors, elle n'est pas là ?

- Non. Sa mère.

Hollingsworth secoua la tête et eut un geste désespéré, les paumes en l'air.

- Je suis absolument désolé. (Le pasteur perdit tout espoir de go˚ter au Jack Daniels. Le fait même de l'avoir convoité lui parut légèrement inconvenant.) J'espère que ce n'est pas grave.

- Une attaque.

Alan, qui avait répondu sans réfléchir, trouva immédiatement que c'était un trait de génie. Contrairement aux autres maladies, o˘ on va mieux ou pire, les attaques, ça peut rendre impotent, et le malade nécessite des soins plus ou moins constants. Donc, en mettant les choses au pire...

Au pire du pire...

- Oh, là, là.

Le pasteur réitéra ses condoléances et fit mine de se lever. Pour la première fois depuis qu'il avait ouvert la porte, Hollingsworth se détendit un peu. Le soulagement serait un mot trop fort pour dépeindre l'expression de son visage. Seulement un léger fléchissement dans la tension et la méfiance.

- Est-ce qu'elle habite loin d'ici ? demanda le révérend Bream.

- Au pays de Galles, dans les Midlands.

- Ce n'est pas si loin. Peut-être pourrez-vous...

- Non. Pensez un peu, les affaires.

- Bien s˚r.

Le révérend Bream hocha la tête d'un air plein de compréhension, tout en essayant de se rappeler en quoi consistaient exactement les affaires de Hollingsworth. En rapport avec les ordinateurs. Le cerveau du pasteur tournait en bouillie à cette seule idée.

Un pied sur le seuil, il lui vint soudain à l'esprit que sa femme, mise au courant de la situation, le réprimanderait pour n'avoir pas invité le pauvre à dîner. Il marmonna quelques mots au sujet d'un " repas froid ", qui serait " au besoin suffisant pour trois ".

Au grand soulagement du pasteur, Hollingsworth refusa immédiatement.

- Congélateur. Plein, dit-il et il ferma la porte avant même que son visiteur ne soit complètement dehors.

En s'éloignant, le révérend Bream se retourna pour jeter un coup d'úil en arrière. Alan Hollingsworth était appuyé au panneau de verre cathédrale. Sous les yeux du pasteur, la forme sombre, dont les contours miroitaient comme si elle se trouvait en eau profonde, se mit à glisser lentement, jusqu'à

ce qu'en quelques secondes, l'homme s'effondre sur le sol.

- Le pasteur vient de passer aux Rossignols.

Iris Brockley, les narines remplies de l'opulent parfum du produit pour vitres, écarta un rideau de tulle à volants empesé et recula d'un pas discret. En matière de surveillance, Iris aurait pu filer des tuyaux au FBI.

- Je me demande ce qu'il voulait.

- Je n'en ai pas la moindre idée.

- J'espère qu'il n'y a rien de grave, Reg.

- Cela ne nous regarde pas.

M. Brockley referma le Daily Express, en repassa les première et dernière pages du plat de la main, le replia soigneusement et le rangea dans un porte-revues en bambou, à ses pieds.

- Tu as fini avec ça ?

Au signe d'acquiescement de son mari, elle bondit sur ses pieds, s'empara du journal et disparut dans la cuisine.

Reg sortit par la porte-fenêtre, comme il le faisait chaque soir à cette même heure, quand le temps était clément. Il déambulait dans le jardin, revenait pile pour les informations de six heures et l'arrivée, tout aussi exacte (sauf le soir o˘ elle rentrait tard), de leur fille Brenda.

La soirée était délicieuse. L'air léger, doux, effleurait ses joues rebondies et sa petite moustache raide.

Il regarda la clématite du voisin qui grimpait avec exubérance sur le treillage et s'égarait chez eux. Lui-même et sa femme avaient eu, à son propos, de graves discussions mais s'étaient bien gardés de s'en ouvrir directement à l'intéressé.

C'est alors qu'à quelques mètres de lui, une poignée tourna et quelqu'un pénétra dans le patio. D'après les pas, Reg devina qu'il s'agissait d'Alan. Bien qu'il e˚t été le premier sur les lieux, Reg adopta aussitôt le rôle de l'invisible indiscret. Il demeura immobile, respirant silencieusement par la bouche, tout en espérant ne pas être obligé d'avaler sa salive.

Hollingsworth se mit à appeler Nelson, le chat, d'une voix qui parut à Reg plutôt étrange et rauque. Comme s'il était enrhumé.

Reg rentra chez lui sur la pointe des pieds pour transmettre cette bribe d'information à Iris. Elle fut aussi intriguée que lui, car il était notoire qu'Alan n'avait jamais prêté

la moindre attention à l'animal depuis le jour de son arrivée. C'était Simone qui avait eu pitié du chaton tigré abandonné, trouvé un an plus tôt. C'était elle qui le nourrissait, qui le brossait, qui roucoulait et sifflait doucement pour le faire rentrer, à la fin de la journée. Les Brockley étaient encore en train de discuter de cet état de choses inhabituel quand Brenda arriva.

Alors que la Mini Métro marron foncé glissait devant la fenêtre de la cuisine pour se garer sous le toit du garage en plastique ondulé, Iris mit son tablier à volants, sortit des toasts au fromage de chez Marks and Spencer du congéla-teur et alluma le micro-ondes.

Brenda pénétra dans la maison et monta en courant au premier étage. Sa routine ne variait jamais. Elle suspendait son manteau dans la penderie, se recoiffait et se lavait les mains. Shona, un caniche blanc relégué dans un panier d'osier entre le lave-linge et le réfrigérateur, commençait à

geindre de bonheur dès que le mécanisme se mettait en route. quand Iris entendait le bruit de la chasse d'eau, elle ébouillantait la théière et, au moment o˘ sa fille pénétrait dans la cuisine, tout était prêt.

Brenda mangeait avec beaucoup de délicatesse. Assise, maintenant, avec le petit doigt éloquemment relevé, elle sirotait son thé et répondait copieusement et en détail aux questions d'usage sur sa journée. Brenda savait à quel point sa mère - et son père aussi, depuis qu'il était à la retraite -

attendait avec impatience sa séance quotidienne d'exposition aux rayons trépidants de la haute finance.

Ayant épuisé jusqu'à la dernière goutte toutes les péripéties de sa journée au Coalport and National Building Society, Brenda tapota les coins de sa bouche avec sa ser-

viette brodée.

Iris et Reg échangèrent des regards de complicité mali-cieuse. Sans se consulter, ni l'un ni l'autre n'avait encore fait allusion à l'état de choses inhabituel, chez les voisins, car ils jugeaient tous deux qu'il fallait garder le meilleur pour la fin.

Reg se jeta à l'eau :

- Il est arrivé quelque chose à côté, ma chérie.

- A côté ?

Brenda était en train d'empiler sa tasse, sa soucoupe et son assiette. La vaisselle heurta le Formica avec fracas.

- Fais attention, dit Iris.

- qu'est-ce qui est arrivé ? (La voix de Brenda était sèche. Elle eut une petite toux rauque avant de poursuivre :) Tout avait l'air normal quand je suis rentrée.

- Mme Hollingsworth n'est pas là.

- Simone ? (Brenda balaya la pièce du regard. Des coups d'úil furtifs accompagnés de sursauts de la tête, comme un oiseau qui picore.) qui vous a dit ça ?

A la surprise des Brockley, leur fille se leva, se dirigea vers l'évier et ouvrit le robinet d'eau chaude. Brenda ne faisait jamais la vaisselle ni n'aidait même à débarrasser.

On ne l'attendait pas d'elle. Il était tacitement admis que sa contribution aux dépenses de la maison ou, comme le disait Iris, sa " pension " ne couvrait pas seulement sa nourriture mais la dispensait de toutes les t‚ches domestiques. A part le ménage de sa chambre, dans laquelle personne ne pouvait pénétrer car elle était toujours fermée à clé.

- Je vais faire ça, ma chérie.

- C'est bon.

- Mets des gants, au moins.

- Alors... (Brenda plongea les mains dans une pyramide de bulles iridescentes et se mit à entrechoquer les couverts avant de reformuler sa question.) O˘ avez-vous entendu ça?

- Personne ne nous a rien dit, en fait, confia Iris.

Interceptant le regard de son mari, elle fut incapable de dissimuler son anxiété. Brenda était devenue très p‚le, avec une tache rouge sur les pommettes et elle agitait la vaisselle avec tant d'énergie que l'eau mousseuse débordait.

- C'est seulement Papa qui a... hum...

- Déduit.

- Oui, déduit.

- Tu vois, Brenda... (Reg fronça les sourcils en direction du dos rigide et des coudes qui s'activaient furieusement.) Tu ne peux pas arrêter ça une minute ?

- J'écoute.

- Il y avait une répétition de carillon, cet après-midi, un air tout à fait inhabituel, d'ailleurs, mais Simone n'a pas pu y assister parce que j'étais dans le jardin quand ils sont sortis et elle n'est pas rentrée chez elle.

- Alors le pasteur...

- C'est bon, Iris.

- Désolée, chéri.

- Le révérend Bream est passé chez eux peu de temps après et je crois raisonnable de supposer qu'il venait aux nouvelles. Non seulement la porte a mis très longtemps à

s'ouvrir mais il n'était pas plus tôt entré qu'il ressortait déjà. Et puis...

- C'est le meilleur de l'histoire.

- Alan est sorti dans le jardin pour appeler le chat.

- Eh bien, il était bien obligé, non, si elle n'était pas là ?

(Brenda retira la bonde et avec vigueur s'essuya les mains au torchon.) Je crois que vous en faites des montagnes.

Reg et Iris se regardèrent, déçus et consternés. Plus d'une fois, ils avaient fait une montagne, pour ne pas dire toute une chaîne ennuagée, de détails loin d'être aussi riches en potentiel dramatique. Et Brenda était bien la première à se régaler de ce genre de discussion. Mais à ce moment elle jeta simplement le torchon par terre, fit claquer la langue à

l'intention du chien et quitta la pièce. Shona, folle de joie mais assez sage pour ne pas aboyer, bondit de son panier et trotta derrière elle. Il y eut un silence : les Brockley enten-dirent tinter la clochette du collier quand Brenda attacha la laisse. Puis la porte d'entrée claqua, elles étaient parties.

Reg et Iris se précipitèrent dans le salon pour regarder par la fenêtre les deux qui descendaient l'allée et retournèrent à la cuisine. Iris ramassa le torchon et le suspendit à une pince en plastique turquoise, près des gants en caoutchouc.

- qu'est-ce qu'elle a, ce soir ? dit son mari.

- Les nerfs, Reg. C'est la tension qu'il y a dans ces grandes réunions. Tu te souviens dans quel état tu rentrais ?

*

* *

Heather Gibbs venait faire un bon coup de ménage à

Arcadie, tous les vendredis.

Mme Molfrey était assise dans son fauteuil à oreilles, à

la tapisserie au petit point *1 fanée, les pieds surélevés sur un tabouret garni de perles, et l'observait avec un air de profonde satisfaction. quoique lourdaude et peu économe de ses mouvements, Heather manipulait ses précieux bibelots avec des gestes très doux et précis.

Donnant un dernier coup de plumeau à un lustre vert émeraude, elle demanda à Mme Molfrey si elle était prête pour sa p'tite tasse de thé. C'était la dernière corvée avant de partir. Elle laissait le thé et un morceau de g‚teau sur la petite table, près du fauteuil.

Mme Molfrey proposait toujours à Heather de se joindre à elle mais celle-ci n'avait accepté qu'une seule fois. Le thé

était dégo˚tant. Une drôle de couleur et une odeur encore pire.

En mettant la bouilloire à chauffer dans la cuisine, elle entendit les pétarades d'un moteur de 500 cm3 et vit, par la 1. En français dans le texte.

fenêtre, un scooter Honda qui rebondissait doucement sur l'herbe, à l'arrière de la maison.

- C'est Becky, cria-t-elle.

- Elle m'apporte mes cheveux, cria Mme Molfrey en retour. Mettez une cuillerée de plus dans la théière. Et sor-tez la boîte à g‚teau.

Becky Latimer, une jeune femme au gentil visage légèrement semé de taches de rousseur, lisse et brune comme un úuf de poule, souleva le loquet et pénétra dans la cuisine.

Elle portait une tête à perruque sous un bras et un sac en plastique personnalisé, orné d'une brosse et d'un peigne surmontés des mots : " Salon Mobile de Becky. "

- C'est prêt, madame Molfrey. (Elle sourit à la vieille dame.) Comment allons-nous, aujourd'hui ?

- Vous restez pour le thé, Becky ?

Mme Molfrey posa sur le bras de la jeune fille un amal-game d'os noueux recouverts d'une peau flasque, piquée de taches rousses.

- Mais volontiers, dit Becky qui avait déjà vingt minutes de retard. Mais rapide, alors.

Tandis que Heather apportait le plateau, Becky mentionna le nom de Simone Hollingsworth, en demandant à

Mme Molfrey si elle l'avait aperçue.

- C'est que je devais lui faire une coupe et un brushing hier, à trois heures et demie, et quand je suis arrivée, elle était sortie. Elle n'a pas décommandé ni téléphoné, rien.

Cela ne lui ressemble pas du tout.

- J'ai entendu dire qu'elle est allée soigner une parente malade, dit Mme Molfrey, elle a d˚ partir en coup de vent.

C'est s˚r que le rendez-vous lui est complètement sorti de la tête.

- Oui, sans doute, concéda Becky avec un certain soulagement.

Elle essayait de monter son affaire et avait craint que Mme Hollingsworth n'ait été mécontente de son travail.

Simone était une cliente exigeante et ses cheveux fins, blond platine, n'étaient pas faciles à coiffer. Au contraire de la plupart des clients, elle voulait chaque semaine quelque chose de différent, ne serait-ce qu'une petite touche. quand Becky arrivait, il y avait souvent un Vogue ou un Tatler ouvert sur la table du salon et son jeune cúur se serrait tandis que Simone lui montrait une coiffure compliquée et lui demandait de la copier. Pourtant, jusque-là, touchons du bois, elle s'en était plutôt bien tirée.

Heather, ayant enfilé son manteau, allait dire au revoir mais s'arrêta pile.

- Hé, Becky, vous parlez de Mme H des Rossignols ?

- C'est ça.

- Elle était dans le bus du marché.

- Dans le bus ?

- Exact, madame Molfrey.

- Mais elle ne va jamais nulle part.

- Eh ben, elle est allée à Causton.

- C'était celui de deux heures trente ? demanda Becky.

- Non, midi et demi. Elle est descendue à Gateways. Et j'vais vous apprendre un drôle de truc. Elle avait pas de valise, rien du tout. Juste son sac à main.

- Vous m'en direz tant, s'exclama Becky, si elle allait voir une parente malade, elle aurait d˚ descendre à la station de la gare.

- C'est un vrai mystère, dit Heather, en prenant congé.

- C'est vrai, c'est extraordinaire, renchérit Mme Molfrey en humant avec un évident plaisir l'odeur suave du jasmin.

S'embarquer pour aller soigner un malade avec seulement un sac à main ? On prend au moins un petit guide, ou de la gelée de búuf.

- M. Hollingsworth va peut-être la rejoindre en voiture plus tard.

- Peut-être. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est pourquoi elle a pris le bus. Il met presque une heure, alors qu'avec le taxi de Charlie, on en a pour un quart d'heure.

- Ce n'est s˚rement pas pour économiser, madame.

(Becky jeta un coup d'úil à sa montre.) Désolée, je dois y aller. Je suis un peu en retard.

- Chère enfant, s'exclama Mme Molfrey. que ne le disiez-vous ?

Durant les deux jours suivants, un groupe de voisins d'Alan fit assaut de bonne volonté pour tenter de lui témoigner leur sympathie. Une tarte aux pommes, des úufs frais et un bocal de chutney à la tomate verte furent déposés sur le perron des Rossignols mais y restèrent jusqu'à ce qu'on les reprît, avec chagrin. On glissa un message dans la boîte aux lettres dans lequel on s'offrait à s'occuper du linge, offre qui fut dédaignée de même. Tout comme le petit mot proposant de faire des courses ou de tailler la haie. On prit véritablement ombrage quand on découvrit qu'un plein carton de plats tout préparés avait été commandé par téléphone et livré par Ostlers, l'épicerie du village.

Après quoi les Samaritains frustrés, reconnaissant qu'il y a décidément des gens qu'on ne peut pas aider, renoncèrent à toute approche directe. On garda cependant un oeil vigilant, et le village remarqua, non sans une certaine satis-

faction, qu'à peine vingt-quatre heures après le départ de Mme Hollingsworth, les choses commençaient à prendre vilaine tournure.

Le vendredi, les rideaux restèrent fermés jusqu'à l'heure du déjeuner. Samedi et dimanche, ils ne furent pas tirés de la journée. Déterminée à considérer un tel rel‚chement moral comme un appel au secours, l'équipe renouvela ses efforts en frappant à la porte et, en l'absence de toute réaction, répéta l'offensive à l'arrière de la maison, avec des résultats négatifs dans les deux cas.

quand le laitier vint se faire payer, il y avait trois bouteilles pleines sur les marches. Il frappa plusieurs coups en criant : " Le lait, oh ! " par la boîte aux lettres. La porte finit par s'entrouvrir, un billet de dix livres lui fut glissé dans la main et les mots : " N'en apportez plus " furent chuchotés par l'entreb‚illement, d'une haleine aigrie par le whisky.

Naturellement, cela fit sur l'heure le tour du village. Plus tard, la dépravation d'Alan Hollingsworth fut confirmée quand un flot de bouteilles cascada de sa poubelle à roulettes dans les m‚choires broyeuses de la benne à ordures municipale de Causton. Avis Jennings en compara le fracas à celui qu'on aurait fait en se débarrassant d'une serre. Le pasteur, mis à la page par son épouse, songea à tout ce Jack Daniels consommé en solitaire et se demanda s'il devait renouveler sa tentative de consolation.

*

* *

Au Goat and Whistle, les habitués commentaient l'absence de Simone. Personne ne croyait à cette histoire de

" maladie dans la famille ". Le plus virulent était, certes, le patron qui déplorait que pas une goutte de la "rivière d'oubli "

de Hollingsworth n'ait été éclusée dans son établissement.

- Foutaises, tout ça ! dit-il en tirant une Beamish pour un homme au teint cramoisi, en veste à grands carreaux.

Elle s'est cassée, pour vivre un peu sa vie. Et c'est pas moi qui lui donnerais tort.

Il y eut un murmure d'approbation.

Dans un coin de la salle, un buveur solitaire faisait durer son demi de bière brune. Il avait à peine ouvert la bouche depuis son entrée dans le bar et, maintenant, après avoir fini son verre, Gray Patterson se leva et partit sans un mot.

En fait, c'était au Goat and Whistle qu'il l'avait rencontrée. Sur le moment, il n'avait pas discerné l'improba-bilité d'une telle occurrence. Elle n'avait pas mis les pieds dans le pub plus de deux fois en cinq ans, depuis qu'elle s'était installée dans le village. Cette fois-là, la deuxième, elle était entrée pour acheter une boîte d'allumettes, car l'épicerie du village n'en avait plus.

Il savait qui elle était, bien s˚r - dans un si petit endroit, tout le monde connaissait tout le monde de vue - et vague-

ment ce qu'elle faisait. Elle enseignait à mi-temps à des adultes, n'avait presque pas d'argent, sa maison tombait en ruine. Elle faisait du modelage et des vitraux. Il était rare de passer devant le cottage Le Laurier sans entendre de la musique, des braillements puissants de chanteurs d'opéra que Fawcett Green tolérait avec résignation, car on sait que les artistes ont besoin d'une ambiance créative.

Il l'avait donc suivie quand elle était sortie du pub et l'avait rattrapée dans St Chad's Lane, pour se présenter. Il se remémorait la scène.

Arrivée devant le cottage Le Laurier, Sarah avait tiré le portail sorti de ses gonds.

- Je peux entrer une minute ?

- Pour quoi faire ?

- Oh. (Bien qu'il ait parlé impulsivement et se soit presque attendu à un refus, Gray était déjà dans l'allée.) Pour bavarder un peu.

- Non.

- J'aimerais vous connaître mieux.

- Pourquoi ?

- Parce que...

Gray ne savait plus que dire. La plupart des femmes ne posent pas cette question. Elles savent pourquoi. Et cependant, il voyait bien qu'elle n'était pas une fausse naÔve ni une sainte-nitouche.

- Vous ne faites jamais la conversation, Sarah ? (Il recula et souleva le portail dans sa position initiale.) Commenter, développer, faire des excuses, des blagues idiotes ? Echanger des recettes ?

- Pas vraiment. O˘ voulez-vous en venir ?

- J'ai horreur des questions auxquelles on ne peut pas répondre.

- Et moi, je trouve que ce sont les seules qui vaillent la peine d'être posées. (Elle sourit alors, mais pour elle-même, en l'excluant.) Alors, vous voyez, on ne pourra jamais s'entendre.

- Je peux changer. Je suis souple.

- Au revoir, Gray.

Il aima la manière qu'elle eut de prononcer son nom.

Elle roulait légèrement les R. Ni zézaiement ni défaut de prononciation; cela tenait plus du glissement rapide.

C'était irrésistible.

- Vous voudriez que je vous répare ça ? cria-t-il.

- Certainement pas. «a a pris des années pour qu'il soit dans cet état. De toute façon (elle se retourna sur le perron et le fixa d'un regard amusé), si je voulais le réparer, je pourrais très bien le faire moi-même.

Tout cela avait eu lieu trois mois plus tôt. Mais il n'avait pas renoncé. Il l'avait croisée " par hasard intentionnellement " à plusieurs reprises et échangé des mots encore plus aimables.

Mais voilà que, six semaines plus tôt, tout avait changé.

Il avait apporté, dans un cageot, quelques plants d'hel-lébores qu'apparemment elle ne possédait pas. Elle prit le cageot, lui sourit et l'invita à entrer. Il resta une demi-heure environ. Il fallait bien admettre que ses manières étaient plutôt désinvoltes. Pourtant, il avait franchi le seuil. C'était la seule chose qui comptait.

En cette occasion, et durant la plupart des rencontres qui suivirent, ils en restèrent aux futilités. Gray, qui, même quand tout allait bien, était d'un tempérament plutôt changeant, se sentit découragé. Il avait beau se dire que c'étaient les préliminaires, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il piétinait. Il essaya de la faire parler d'elle, de son travail mais sans succès. Une fois, il lui demanda bien hardiment si elle avait été mariée. Un silence tomba, dur, lourd de réticence. Elle finit par admettre qu'elle avait vécu avec quelqu'un un an ou deux mais qu'elle préférait être seule.

Elle n'allait jamais nulle part avec lui. En dépit de l'état désespéré de ses finances, Gray l'avait invitée à dîner. Et, quand elle eut décliné son offre, il avait proposé une sortie au cinéma ou au thé‚tre, avec le même résultat. Une ou deux fois, ils étaient allés boire un verre au Goat and Whistle mais, la plupart du temps, ils restaient à bavarder dans le jardin.

Ce dimanche matin, ils parlaient des Hollingsworth - qui n'en parlait pas ? Gray, assis sur un canapé défoncé, buvait une petite tasse de café amer de Java. Sarah jeta un coup d'úil à sa montre.

- Mon hypothèse, pour ce qu'elle vaut, dit Gray, c'est qu'elle s'est précipitée au couvent.

- Simone ?

- Après avoir compris combien factices sont les charmes du sybaritisme dans ce monde de perdition.

- J'aimerais bien voir ça !

- Vous avez vu leur salon ?

- Oui.

- Le décor idéal pour une poule de luxe, vous ne trouvez pas?

- Comment voulez-vous que je le sache ?

Sarah secoua sa montre et la porta à son oreille.

- Je vois Mme H, les pieds chaussés de sandales dorées sur un tabouret rose moelleux, un Malibu avec glace, et un petit parasol sur sa table en onyx en train de manger des truffes en chocolat, tout en appliquant du vernis sur ses ongles de pied et en lisant Jackie Collins.

- Elle n'était pas aussi habile que ça à mon cours.

- Une amande sucrée sur pattes.

- Et qu'est-ce que vous faisiez aux Rossignols, d'abord ?

(Sarah s'approcha, lui prit sa tasse et sa soucoupe, les empila sur les siennes et emporta le tout dans la cuisine.) Vous livriez le lait à cet imbécile ?

- Nous étions amis, lui et moi. Enfin, si on peut dire.

- Je savais que vous étiez associés. (Depuis le seuil elle lui adressa un regard étrange. Plein d'intérêt, curieux mais sans une once de sympathie.) C'était dans le...

- En première page du Causton Echo.

- C'est juste.

- J'avais confiance en lui, dit Gray en haussant les épaules. J'en ai été d'autant plus la dupe. quand l'argent entre par la porte, l'amitié se taille par la fenêtre, à ce qu'il paraît.

- Vous l'avez vraiment tabassé ?

- Oui.

- Et vous avez tout perdu ?

- Pas tout à fait. Je n'ai pas perdu la moins-value - environ cinquante pour cent aux dernières estimations. Ni mes dettes. Ni ma chienne, elle traîne toujours dans le coin.

Alors il faut voir les choses du bon côté.

- Je ne l'aurais pas pris aussi bien que vous.

- Je lui ai intenté un procès, à ce salaud. C'est comme ça que je prends les choses.

Sarah mit de la musique, Di cor mio de Alcina, et retira la mousseline humide d'une masse de terre glaise sur un socle de marbre. Une tête masculine apparut, étroite, étirée avec un long nez, des lèvres minces, aux coins tombants.

Elle était aveugle et Gray la vit comme mutilée, tout en sachant que l'úuvre n'était pas en cours de destruction mais de création.

Il ramassa sa veste et s'apprêta à prendre congé, comme il le faisait quand il sentait le moment venu. Il était décidé

à ne pas forcer sa chance. Pour le moment, il avait la très nette impression qu'à la minute o˘ il franchissait le seuil, elle avait déjà oublié son existence.

Arrivé à la porte, il s'arrêta. Penchée sur la table, Sarah appuya fortement son pouce sur l'argile, le déplaça légèrement puis retira les mains.

Soudain, gr‚ce à cette seule orbite vide, l'intelligence jaillit. Anima le visage. Et Gray se demanda comment un simple geste pouvait faire naître cela.

*

* *

A Arcadie, pendant ce temps, Cubby faisait part à

Mme Molfrey de la nouvelle qu'il venait d'apprendre à

l'épicerie Ostlers. Au dire du pasteur, Alan lui aurait confié

que Simone était partie au chevet de sa mère, victime d'une attaque.

Complètement éberluée, la vieille dame le fixa, les yeux ronds, pendant un long moment.

- C'est très troublant, Cubby.

- Et pourquoi, mon amour ?

- Simone n'a plus sa mère.

- Elle n'a plus...

Il en resta coi, tenant du bout des doigts la mesure du supplément vitaminique penchée sur le gobelet opalescent.

- Vous en renversez.

- Pardon. (Il saupoudra le reste de la mesure.) Comment le savez-vous ?

- Il y en a partout sur l'égouttoir.

- Je voulais dire, fit Cubby en soufflant la poudre dans l'évier, à propos de Mme Hollingsworth mère.

- C'est Simone elle-même qui me l'a dit. Il y a quelques semaines, j'étais dans la serre, en train de diviser des narcisses et elle est venue fl‚ner. Vous savez comme elle est, la pauvre. Toujours à chercher comment s'occuper.

Mme Molfrey parlait avec l'incompréhension de quelqu'un qui, ‚gé de quatre-vingt-trois ans, n'a pas eu assez de temps pour faire tout ce qu'il voulait dans la vie.

- Elle m'a demandé ce que j'étais en train de faire, plus pour entretenir la conversation que par réel intérêt. Je lui ai expliqué et elle m'a dit que les narcisses avaient été les fleurs préférées de sa mère. Et qu'elle - Simone, c'est-à-dire -

avait commandé une gerbe, une harpe je crois, faite entièrement d'åil-de-Faisan, pour les funérailles de sa mère.

- Voilà qui est extraordinaire.

- Oh, je ne sais pas. J'aurais cru qu'une harpe convenait tout à fait, étant donné les circonstances.

- Je voulais dire...

Mais Elfrida se dirigeait déjà vers son fauteuil favori.

Cubby la suivit, en portant la boisson vitaminée et la sienne propre, un remontant à base de liqueur de sureau, de citron pressé et de miel de trèfle.

- Ainsi, dit Elfrida en reposant ses jambes frêles et tremblantes sur les licornes brodées, les dragons et les roses aux épines d'or, Alan Hollingsworth a menti délibérément.

- Alors, que croyez-vous qu'on devrait faire ? demanda Cubby qui connaissait la réponse et la redoutait.

- C'est clair comme de l'eau de roche.

- C'est bien ce que je craignais, soupira-t-il en reposant sa tasse. D'accord. Je vais pédaler jusqu'à Ferne Bassett et...

- Laissez tomber Ferne Bassett ! s'écria Elfrida. Ferne Bassett, c'est de la petite bière. On a presque certainement affaire à un crime sérieux. Croyez-moi, ce bonhomme a liquidé sa femme. Et devant une présomption de cette ampleur, il n'y a pas de raison de tourner autour du pot en faisant appel à la piétaille. On n'a que faire des uniformes du coin. Il nous faut les galonnés !

- Mais, Elfie...

- Au bigophone, et que ça saute, Dawlish ! Appelez-moi un fiacre...

*

* *

En entendant le taxi s'arrêter, le cúur de Brenda Brockley se mit à battre plus vite. Ignorant les regards désapprobateurs de ses parents, elle se précipita pour voir ce qui se passait puis, tout de suite après, grimpa droit à l'étage, coupant court à toute discussion ou remontrance sur son étrange conduite.

Elle ferma la porte à clé et s'approcha du joli secrétaire placé dans le grand bow-window. La chaise sur laquelle elle s'assit était jolie, elle aussi. Un haut dossier, étroit : deux lattes droites et une barre transversale en papier m‚ché

verni incrusté de nacre. Un coussin de soie ambre orné de fleurs de lis était attaché au siège par de fins rubans de velours. Devant elle, sur la tablette, était posé un vase d'úillets cramoisis.

Elle prit une minuscule clé en or dans une boîte couverte de coquillages, ouvrit le secrétaire et repoussa le cylindre.

Elle retira un grand livre en peau de chagrin, marqué

Journal, aux feuillets d'un jaune crémeux. A l'intérieur de la couverture, était scotchée une photo d'Alan Hollingsworth, qu'elle s'était procurée au printemps de l'année précédente.

Un dimanche après-midi, quand Reg et Iris étaient sortis acheter une grande quantité de désherbant à la jardinerie la plus proche, Brenda, qui s'était donné du courage avec un grand verre de xérès doux, aborda les Hollingsworth à travers la séparation. Elle expliqua qu'il lui restait une photo à

prendre, que ça n'avait plus l'air d'intéresser Shona, et demanda si elle pouvait les photographier. Ils acceptèrent, quelque peu surpris.

Brenda avait réglé son viseur avec le plus grand soin et obtenu exactement le cliché qu'elle voulait. La tête et les épaules d'Alan, pas la moindre trace de Simone.

Brenda aurait aimé mettre la photo dans un beau cadre en argent, comme ceux qu'elle avait vus chez des anti-quaires, ruisselant de feuilles d'acanthe et de guirlandes de lis. Mais elle craignait d'oublier, un jour, de l'enfermer dans son secrétaire. Et si à ce moment-là, l'un ou l'autre de ses parents passait une tête par l'entreb‚illement de la porte, pour jeter un rapide coup d'úil, pendant qu'elle mangeait en bas ou qu'elle prenait un bain...

Elle n'écrivait dans son journal que le week-end, quand elle avait assez de temps devant elle pour lui faire honneur.

Parfois, et c'était de loin ce qu'il y avait de plus palpitant, elle parlait vraiment à Alan. Une petite fenêtre de sa chambre donnait sur la cour des Rossignols et, quand c'était l'heure de son retour, elle l'ouvrait avec des doigts tremblants, se penchait et criait : " Bonsoir. "

Brenda avait médité longuement sur la fréquence de ces saluts et s'était finalement décidée, après d'atroces interrogations, à dire bonsoir une fois sur dix. Plus souvent, il ris-quait de deviner que son apparition ne devait rien au hasard.

Moins souvent, elle serait incapable de supporter l'attente.

A chaque fois qu'elle le saluait ainsi, elle l'indiquait soigneusement dans son livre de chagrin d'un astérisque dessiné avec un stylo spécial, de ceux dont on se sert à

NoÎl pour marquer les étiquettes sur les paquets. Rempli avec une encre à l'odeur forte, il séchait en argent brillant, comme la trace laissée par un escargot.

Une fois par mois, ils se parlaient pour de bon, Alan et elle. Ces rencontres bouleversantes étaient marquées au stylo doré, de la même sorte, avec un astérisque surmonté

d'un cúur dessiné au feutre rouge.

Elle devait feindre de fl‚ner, pour provoquer les conversations, ce qui impliquait se balader dans le jardin en faisant semblant de humer les roses ou de désherber ou de jouer avec le chien. quand Alan fermait la porte du garage, Brenda, au bord de la nausée, les nerfs à fleur de peau, lan-

çait un " Bonjour " d'un ton détaché.

Il répondait, bien s˚r, mais les conversations qui s'en-suivaient étaient forcément brèves. Combien de réponses pouvait-on fournir, après tout, à la remarque qu'aujour-d'hui, le temps avait été incertain/affreux/merveilleux/ changeant ? Ou que les nouvelles ne s'amélioraient guère. Elle continuait avec un : " Et comment ça va, aux Rossignols ? "

Alan lui affirmait alors que tout allait bien. Bien qu'il demand‚t rarement comment ça allait aux Mélèzes, Brenda avait une réponse toute prête.

Consciente que ses répliques devaient être tout à la fois légères, primesautières et, espérons-le, amusantes, elle se les répétait jusqu'à la dernière minute, pour parvenir au ton désinvolte, presque négligent qu'elle visait.

Elle n'avait personne à qui raconter son amour. A son travail, o˘ on prenait sa timidité pour de la sournoiserie, elle n'avait pas d'amis. Et l'idée de se confier à ses parents était tout simplement épouvantable.

Les pensées de Brenda, comme celles de tout le village, étaient passionnément occupées par la disparition de Simone. Manifestement, elle avait été enlevée de force. Ou attirée au loin, peut-être par un faux message supposé venir de son mari. Car il était évident qu'aucune femme ayant la chance d'être mariée à Alan Hollingsworth ne quitterait la maison de son plein gré.

On aurait pu penser que la nouvelle situation d'Alan, homme libre désormais, remplissait Brenda d'un fol espoir et l'enchantait mais il n'en était rien. C'était le caractère impénétrable de la vie des Hollingsworth qui cimentait les rêves de Brenda. Maintenant que le fond s'était déchiré, la tapisserie tout entière semblait sur le point de se défaire.

Elle redoutait ce que l'avenir lui réservait. Elle redoutait surtout, si Simone ne revenait pas, qu'Alan ne puisse plus supporter de vivre aux Rossignols, qui lui rappelleraient trop de souvenirs douloureux.

Brenda soupira et revint à l'inquiétant présent. Elle dévissa le capuchon de son stylo, en écaille avec une plume en or. Elle l'avait acheté spécialement, et fort cher, pour écrire ses pensées personnelles et elle ne s'en servait jamais pour autre chose.

Elle réfléchit avec circonspection à sa première phrase, car le texte était sacro-saint. Ni correction ni rature. Elle aurait considéré pareilles mutilations comme de mauvais augure.

Du mouvement dans le jardin voisin attira son attention.

Alan ! Première apparition depuis qu'il avait été si cruellement abandonné. Il tournait le dos à la maison, et portait une bêche. Sous le regard avide de Brenda, il l'enfonça dans un grand carré de terre humide, près du patio.

Brenda était restée ainsi des centaines de fois, à regarder et à languir. Elle croyait posséder une sensibilité exception-nelle pour tout ce qui concernait Alan et elle était s˚re que, s'il levait les yeux, elle pourrait se détourner à temps. Ce qu'elle avait fait jusqu'à présent.

Mais il se produisit un événement qui fit mentir cette belle assurance. D'un geste brutal, il planta la bêche dans une touffe d'hémérocalles, la retira puis s'écarta, apparemment dégo˚té. Ce faisant, il leva la tête droit vers la fenêtre de Brenda. Prise sur le fait, il ne lui restait qu'à soutenir son regard.

Leurs yeux se rencontrèrent, comme cela arrivait si souvent dans ses rêves. Mais, dans la vie réelle, ce fut tout différent. Le regard d'Alan était sombre, inamical, presque furieux, et la transperça comme une flèche. Il eut un geste violent de sa main libre et, l'espace d'un terrible moment, Brenda crut qu'il la menaçait du poing. Puis il balança la bêche qui atterrit avec fracas sur les dalles du patio et regagna la maison à grandes enjambées.

Brenda était anéantie. que devait-il penser ? que doit-on penser quand on vaque à ses affaires avec toutes les raisons de se supposer à l'abri des regards indiscrets, et qu'on découvre qu'on est espionné? Pas étonnant qu'il soit en colère. Brenda se sentit complètement retournée, comme s'ils venaient d'avoir une querelle d'amants.

Elle referma son livre, reboucha son stylo et se moucha bruyamment. Cela ne servirait à rien de pleurer. Pas plus que de s'abandonner à un morbide examen de conscience.

Les disputes, c'était fait pour se réconcilier. A elle de trouver un moyen.

*

* *

- Je me suis donné beaucoup de mal pour venir.

(Mme Molfrey secoua avec tant de vigueur ses anglaises blondes, qui lui arrivaient aux épaules, que son chapeau faillit tomber.) J'espère qu'on ne m'a pas mal renseignée sur votre grade et le commissariat.

L'inspecteur divisionnaire Barnaby essaya de maintenir le masque d'interrogation courtoise qu'il affichait invariablement quand il était confronté à une visite spontanée mais il était difficile, très difficile même, de ne pas la dévisager.

Une vieille dame excessivement fardée était assise en face de lui. Elle paraissait perdue dans une volumineuse robe de fillette aux manches bouffantes, confectionnée dans une sorte de tissu d'ameublement : un chintz glacé semé de roses choux ébouriffées. Elle portait aussi des gants de dentelle, blanche et des chaussures plutôt boueuses, à élastiques, en cuir ivoire à trous. Son visage était enduit d'une couche si épaisse de fard rose et blanc que, quand elle fronçait les sourcils ou qu'elle s'animait avec quelque vivacité, des paillettes se déta-chaient et flottaient en l'air comme des pellicules parfumées.

Ses paupières étaient de ce bleu dur et éblouissant qu'on appelait jadis électrique. Si Mary Pickford *1 était encore en vie, pensa Barnaby, voilà s˚rement à quoi elle ressemblerait.

- A la réception, ils ont essayé de me refiler à un constable. En manches de chemise. (Mme Molfrey baissa des cils si noirs et si recourbés qu'on les e˚t cru enduits de poix.) Mais j'ai insisté pour parler à quelqu'un de haut placé.

Le sergent Troy, qui passait par là, avait entendu le discours véhément de Mme Molfrey à la réception. Il avait pigé la situation, avait fourré la vieille dame dans l'ascenseur, l'avait propulsée au troisième étage et laissée sur le paillasson de Barnaby. Restait à savoir si le sergent avait agi par pure rosserie ou parce qu'il subodorait qu'une distraction serait la bienvenue.

1. Mary Pickford, de son vrai nom Gladys Mary Smith (1893-1979), actrice américaine du cinéma muet. (NdT.)

- Eh bien, madame, qu'est-ce qui vous tracasse ?

demanda Barnaby, conscient, en prononçant ces mots, qu'il avait adopté un ton protecteur, presque condescendant.

Pour rétablir l'équilibre, il ajouta, plus cérémonieusement :

- que puis-je faire pour vous ?

- C'est moi qui peux faire quelque chose pour vous, répliqua Mme Molfrey, en retirant son gant gauche. Un de mes voisins a disparu. Je pensais que vous aimeriez être au courant.

- Il s'appelle ?

- Elle s'appelle. Lui est toujours là à mon avis, c'est toute une histoire !

Barnaby, qui s'attendait à ce que le discours de Mme Molfrey soit aussi farfelu et incohérent que son apparence, fut content de s'être trompé. Même si ses phrases étaient alam-

biquées et excentriques, leur sens était parfaitement clair.

- C'est Simone Hollingsworth, commença Mme Molfrey. (Elle s'interrompit quelques instants, en fronçant les sourcils d'un air sévère en direction d'une affiche contre le vol, ce qui décolla quelques flocons de pl‚tre pastel.) Vous ne prenez pas de notes ?

- Pas pour le moment, madame. Je vous en prie, pour-suivez.

- Elle s'est évaporée jeudi dernier. Déguisée en courant d'air, comme on dit. Bien que je n'aie jamais compris l'expression : si on veut se cacher, il vaut mieux que ce ne soit pas dans l'air. Ou alors dans de l'air très épais, comme notre bonne vieille purée de pois.

- Si vous pouviez...

- Soyez un brave garçon, ne mettez pas votre grain de sel ! quand j'aurai fini, je vous ferai signe. J'agiterai mon mouchoir. Ou je crierai.

Barnaby ferma les yeux.

- J'ai eu des soupçons dès le premier soir. Je m'en souviens avec précision et je vais vous dire pourquoi. Le coucher du soleil, qui d'habitude me procure un grand délassement, était très décevant. Une couleur horriblement commune, comme du saumon en boîte. Cubby donnait de l'engrais à

mes oignons - renommés, soit dit en passant, pour leur splendeur - et moi, je binais par-ci par-là, en m'attendant à

deux ou trois mots avec Simone. Elle sort d'habitude à cette heure-là pour appeler son chat et nous échangeons quelques plaisanteries, les derniers potins du village, par-dessus la clôture et moi je commente les progrès de mes plantes, je maudis tous les prédateurs ailés ou rampants, je fulmine contre le temps, comme tous les jardiniers passionnés.

Barnaby hocha la tête. Lui aussi était un jardinier passionné et il était connu pour fulminer contre le temps, et ceci de façon si vigoureuse que sa femme en claquait les portes-fenêtres.

- Mais qui s'est montré à sa place ? Alan - c'est M. Hollingsworth - qui appelait " Nelson, Nelson ", en agitant une boîte de croquettes, alors qu'il se moque du pauvre animal comme d'une guigne. (Mme Molfrey se pencha en avant.) Et ce n'est pas tout.

Ces derniers mots vibraient d'une tension sous-jacente qui frisait le mélodrame. Barnaby connaissait l'intonation ; il l'avait souvent entendue. Elle indiquait presque toujours qu'on s'inquiétait sincèrement du sort d'un semblable parce qu'on était persuadé qu'une épouvantable et sinistre menace pesait sur lui.

- J'ai découvert trois pièces encore plus troublantes de ce mystérieux puzzle. L'après-midi de la disparition de Mme Hollingsworth, Sarah Lawson, notre artiste à demeure, si je puis dire, avait été invitée à prendre le thé. Une demi-

heure après, Salon Becky est arrivée sur sa bicyclette volante avec tous ses tralalas à coiffure , pour son rendez-vous.

Mais Simone avait pris l'omnibus de douze heures trente pour Causton, sans en avertir personne !

Mme Molfrey, qui avait souligné l'intensité dramatique de ses paroles en agitant ses doigts noueux aux ongles ver-millonnés, conclut par :

- Il n'y a pas plus surprenant de sa part.

Le procédé qui consiste à transformer un fait un peu inhabituel ou vaguement inexplicable en un événement digne du Grand Guignol était lui aussi très familier à Barnaby. Il maîtrisa son impatience.

- Et si vous trouvez tout cela déconcertant... (Ici, Mme Molfrey marqua une pause et lança à l'inspecteur divisionnaire un regard chargé d'une attente si passionnée, d'une telle complicité qu'il n'eut pas le cúur de la décevoir.

Une expression de curiosité tempérée anima brièvement ses traits taillés à la serpe.) Attendez un peu le mot juste . (Elle se pencha en avant, en broyant sans pitié, dans son excitation, le grand sac de raphia posé sur ses genoux.) Interrogé

par le pasteur, qui était naturellement inquiet de manquer d'un campanologue pour l'enterrement, Alan Hollingsworth a dit que sa femme était partie rendre visite à sa mère. Ah !

Ignorant si l'exclamation énergique exprimait l'incrédulité ou le cri signalant qu'il était libre de mettre son grain de sel, Barnaby s'éclaircit la voix et, constatant qu'on n'avait pas l'intention de le réprimander, il demanda :

- Et c'est quelque chose d'extraordinaire, madame ?

- Vous pouvez le dire. Elle est morte depuis sept ans.

- Alors, il est évident que c'était une excuse inventée sur le moment, dit l'inspecteur. Les gens ne disent pas toujours la vérité sur leurs affaires personnelles. Ils ne sont pas obligés.

- Moi, si, répliqua Mme Molfrey, avec la simplicité d'un enfant.

Il n'y avait rien à répondre à cela et Barnaby eut la sagesse de s'abstenir.

- Vous ne trouvez pas, poursuivit Mme Molfrey, que tout cela a l'air plutôt... (Elle chercha l'adjectif qui résume-rait de la façon la plus adéquate les sombres, les terribles complexités de l'affaire en cause.) Sicilien ?

Barnaby trouva que cela avait l'air aussi sicilien qu'un b‚ton de sucre d'orge de Blackpool2.

- Vous vous attendez à avoir des nouvelles de Mme Hollingsworth si elle s'est absentée pour quelque temps ?

- Probablement pas. Elle était plus une connaissance qu'une amie. Mais cela ne veut pas dire qu'on ne s'inquiète pas.

- Bien s˚r. Et en avez-vous discuté avec quelqu'un ?

- Seulement avec Cubby, mon inamorato. (L'inspecteur, par un suprême effort de volonté, parvint à garder un visage impassible.) Il trouve que cela ne nous regarde pas mais il faut vous dire qu'il se fait un peu vieux et qu'il ne supporte pas le chambardement. Les fruits en conserve, les fagots, la brode-rie d'application, il n'est plus bon qu'à ça. Un m‚le typique.

C'est une mauvaise toux que vous avez là, inspecteur.

- Non, non. (Barnaby s'essuya les yeux.) Je vais très bien.

Il se leva alors et Mme Molfrey l'imita, en prenant appui sur les accoudoirs en acier de sa chaise, et en jetant un regard aigu autour d'elle.

- Merci d'être venue, madame...

- Je n'ai pas de formulaire à remplir ?

- Si vous pouvez seulement laisser l'adresse des Hollingsworth au sergent, à la réception.

- Pourtant, ils font ça dans le Billl.

- Je peux vous assurer, madame, qu'on va examiner l'affaire.

Il donnerait un coup de fil au policier du secteur. Il lui demanderait de se renseigner discrètement. Elle avait l'air raisonnablement compos mentis mais elle pouvait avoir mal compris. C'était bien la dernière chose dont ils avaient besoin, au commissariat : plaintes en diffamation !

Barnaby contourna son bureau pour aller ouvrir la porte.

Mme Molfrey lui tendit la main. L'inspecteur divisionnaire prit la minuscule patte décharnée dans sa paume. La vieille dame était très petite, le bord ondulé de sa capeline était au niveau de la pointe de sa cravate. Ses lèvres barbouillées de framboise s'ouvrirent dans un sourire d'une grande douceur tandis qu'elle levait les yeux voilés de ces cils grotesques.

- Je suis s˚re que nous allons faire du bon travail ensemble, dit-elle.

quand elle fut partie, il resta un moment à secouer la tête, d'un air amusé et incrédule, puis rebrancha son téléphone, qui se mit à sonner et la vie de tous les jours l'engloutit.

2

LE secteur du constable Perret, o˘ il était en poste depuis sept ans, couvrait trois villages : Ferne Bassett, Martyr Longstaff et Fawcett Green. Des trois, c'était le dernier qu'il préférait, et de loin.

Ferne Bassett était surchargé de cottages de week-end, de maisons de vacances et de gens qui allaient travailler à

Londres tous les jours. La plupart du temps, il y régnait une tranquillité de tombeau. Cette tranquillité n'était peut-être que superficielle mais, du moment que la pourriture sou-terraine n'apparaissait pas au grand jour, et qu'il n'y avait pas de délits, Perrot considérait que cela ne le regardait pas. A Martyr Longstaff, une vieille querelle opposait un marchand de ferraille qui, contrairement à tous les règlements de la municipalité, travaillait chez lui et un voisin furieusement déterminé à lui mettre des b‚tons dans les roues.

Mais Fawcett Green - ah ! Fawcett Green ! Le constable Perrot soupirait d'aise quand il le contemplait. Assoupi dans la chaleur du soleil, l'endroit semblait remarquablement préservé. Une grande partie des terrains appartenaient à un ch‚teau, racheté par un conglomérat d'Extrême-Orient. Ils avaient planté beaucoup d'arbres, beaux et plutôt exotiques.

créé un grand lac et laissé le reste en l'état. Et, à deux ou trois exceptions près, les fermiers du coin avaient vaillamment résisté aux carnets de chèques brandis par Bovis et Wimpey 1. Durant ces quinze dernières années, l'endroit avait à peine changé.

Le constable Perrot avait garé sa Honda à l'entrée du village, bien que sa destination f˚t encore à une bonne dizaine de minutes de marche. Les habitants, avec raison, attendaient de " leur " bobby qu'il fl‚ne, s'arrête pour bavarder un peu, écoute les plaintes et, plus généralement, qu'il soit à leur disposition. En conséquence, il mit près d'une demi-heure pour atteindre Les Rossignols. Les directives étaient simples mais manquaient de précision. Il pouvait aller aussi loin, dans son interrogatoire d'Alan Hollingsworth, que l'occasion lui paraîtrait l'exiger. L'opinion personnelle du constable était qu'un voisin fouineur, désúuvré, s'était laissé un peu emporter par son imagination. Il n'avait pas été informé de l'identité de ce dernier et ne désirait pas le connaître à moins que cela devînt absolument nécessaire.

Perrot avait délibérément choisi ce dimanche en milieu de matinée pour faire sa visite. L'homme aurait, à cette heure, fini son petit déjeuner et ne serait pas encore sorti pour déjeuner.

L'arrivée du constable ne passa pas inaperçue. La vieille Mme Molfrey, qui coupait des branches d'oranger en fleurs dans son jardin, lui sourit et agita son sécateur. Dans la maison voisine, un caniche blanc, les pattes antérieures sur le rebord de la fenêtre, aboya à son approche et fut rapidement tiré hors de vue.

Les abords du perron et du garage auraient eu bien besoin d'être désherbés. Des chardons pointaient la tête dans une bordure de pensées dégarnies et d'aubriète enchevêtrée. Et les tabacs sur le perron vous avaient un petit air sec.

Ne trouvant pas de sonnette, le constable Perrot frappa sèchement avec la queue de la sirène. Remarquant que 1. Bovis et Wimpey : grande entreprise britannique de construction, correspondant à peu près aux maisons Phoenix, en France. (NdT.) les rideaux étaient fermés, il attendit quelques minutes au cas o˘ Hollingsworth dormirait encore puis recommença à

frapper.

Perrot avait chaud, même dans son uniforme d'été de coton bleu : il roula ses manches de chemise et s'épongea le front avec un mouchoir. Puis il s'accroupit pour se mettre au niveau de la boîte aux lettres, souleva le rabat et jeta un coup d'úil à l'intérieur.

Il apercevait l'escalier et le sol de l'entrée jonché de lettres et d'un journal gratuit. Au fond, il y avait une porte fermée que Perrot supposa être celle de la cuisine. Une deuxième porte était entrouverte. En se tordant le cou, le policier put distinguer un bout de moquette, un coin de table, le bras d'un fauteuil et une paire de mules en cuir, d˚ment habitées.

Il appliqua la bouche contre la fente et cria :

- Monsieur Hollingsworth? (Puis se sentant un peu ridicule :) Je vous... hum... je vous vois, monsieur. Si vous pouviez venir jusqu'à la porte, s'il vous plaît. Constable Perrot, police de la Vallée de la Tamise.

Perrot se redressa et attendit. Une plainte aiguÎ toute proche le fit se retourner. Près du portail se tenait un gamin d'à peu près huit ans. Il était penché sur un vélo à

haut guidon et tenait un chien au bout d'une ficelle. Le policier sourit et leva la main. Le chien b‚illa à nouveau et le garçon ne baissa pas les yeux.

Perrot agita de nouveau la sirène, encore plus embarrassé, et se demanda s'il devait prendre la responsabilité

d'entrer de force. Avec nervosité, il récapitula les circonstances dans lesquelles une telle procédure pouvait se justifier. Poursuite d'un criminel, prévention d'une atteinte à

l'ordre public ou assistance à personne en danger. Individu inconscient ou ayant besoin d'assistance médicale. Il lui sembla que le dernier cas pouvait s'appliquer.

Il fit une dernière tentative pour s'adresser aux pieds, qu'il supposait appartenir au propriétaire des lieux. Cette fois, vivement conscient de se voir attribuer une note sur dix pour la qualité de son divertissement, il resta bien droit et parla très fort au panneau de verre opaque.

- Je vais forcer la porte, monsieur. Si vous êtes capable de...

Il y eut un bruit sourd à l'intérieur puis une ombre se profila derrière le verre. La chaîne de sécurité fut agitée frénétiquement, à grand renfort de jurons et de malédictions.

Deux verrous ; une serrure encastrée. La porte s'ouvrit à la volée. quelqu'un sur le seuil se mit à crier : " Bon Dieu ! "

au nez du policier ahuri puis il le tira à l'intérieur et claqua la porte.

L'air était suffocant, oppressant, aigre, lourd. Perrot se sentit immédiatement étouffer et légèrement nauséeux. Il fourra son casque sous son bras et évita de respirer trop profondément. L'homme criait :

- qu'est-ce que vous foutez ici ?

- Monsieur Hollingsworth ?

L'homme répéta " Bon Dieu ! " puis se tourna en chance-lant. L'espace d'un moment, le constable crut qu'il allait s'effondrer sur le seuil du salon. Il tangua vers un fauteuil.

D'après sa position, Perrot supposa que c'était celui dans lequel il était assis quand ses mules étaient visibles à travers la fente de la boîte aux lettres. Le coussin était profondément enfoncé comme si un grand animal s'y était blotti pendant pas mal de temps. Hollingsworth parvint à atteindre le fauteuil, tourna une ou deux fois autour, vaguement, comme incertain de la façon de l'aborder puis s'y laissa tomber.

Perrot jeta autour de lui un regard hésitant. Une lumière chiche filtrait à travers les rideaux de velours mais une lampe, en forme d'ananas doré, avec un abat-jour en lin crème, était allumée. Une odeur désagréable émanait d'un vase de roses fanées, aux feuilles brunes, crispées, odeur qui se mêlait à celle d'alcool, de tabac, d'ail et de quelque chose que le policier reconnut, sans pouvoir le nommer : du glu-tamate. Des couverts sales et plusieurs barquettes d'aluminium jonchaient une splendide table marquetée, sans nappe.

quelques barquettes contenaient encore des os et des restes de nourriture. Avec beaucoup de mouches autour.

Comprenant qu'il devrait probablement attendre un bout de temps qu'on l'invite à s'asseoir, le constable tira une chaise et prit place à une distance salubre de la table. Il déposa son casque par terre et rajusta sa radio qui s'enfon-

çait dans sa petite bedaine. Puis, avec un hochement de tête poli en direction des barquettes d'aluminium, il dit :

- Des repas tout préparés, à ce que je vois, monsieur.

Alan Hollingsworth ne répondit pas. Il regardait l'horloge, un soleil géant aux rayons de cristal, à cadran et chiffres dorés. L'homme n'avait pas l'air bien du tout. Ses cheveux emmêlés pendaient en écheveaux graisseux autour du visage.

Il avait une barbe de plusieurs jours et, d'après l'aspect - et l'odeur -, il ne s'était pas lavé non plus. Des auréoles sombres, comme des lunes pleines, imprégnaient sa chemise sous les aisselles. Les bords de ses paupières et les coins de sa bouche étaient incrustés de chassie blanch‚tre.

Perrot, qui aurait donné six mois de sa retraite pour qu'on ouvre les fenêtres, eut la témérité de le suggérer. Sur ce, Hollingsworth se remit à crier, la teneur de ses cris étant, pour l'essentiel, que Perrot lui dise ce qu'il avait à

dire et qu'il s'en aille.

- Très bien, monsieur, dit le constable, en chassant une mouche particulièrement ballonnée. Nous avons eu connaissance d'une ou deux... hum... (Il allait dire " rumeurs " mais se ravisa, trouvant le mot un peu trop cancanier.) ... questions alarmées à propos de votre femme. Comme je suis s˚r que vous le constatez, cette visite n'implique nullement une accusation ni des soupçons de notre part quant au bien-être de la dame en question. Mais c'est une procédure normale...

C'est alors que Hollingsworth enfouit la tête dans ses mains. Ses épaules se mirent soudain à tressaillir puis à tres-

sauter violemment. Des sons bizarres, hystériques sortaient de sa gorge. De gros sanglots. Ou de gros éclats de rire. Puis il rejeta la tête en arrière avec une brusquerie à se casser le cou. Perrot vit le visage strié de larmes, mais il ne savait toujours pas si l'homme était en train de rire ou de pleurer.

- Vous voulez quelque chose, monsieur ? Une tasse de thé, peut-être ?

- Non.

Les manchettes crasseuses de sa chemise pendaient et recouvraient le dos de ses mains. Il s'essuya le visage et se moucha avec.

- Vous n'avez pas l'air bien, monsieur.

- Je suis bourré, espèce d'abruti !

Paradoxalement, cette insulte, loin de f‚cher le constable Perrot, fit naître en lui une tranquille assurance. Pour lui, l'occupant de cette splendide propriété, qui se conduisait comme n'importe quel voyou de HLM, avait réarrangé

l'équilibre à la fois social et psychologique de l'entrevue à

son profit. Le policier déboutonna le rabat de sa poche de chemise et en sortit un carnet et un Bic.

Hollingsworth s'empara de la bouteille la plus proche, se versa une rasade dans un verre sale et l'avala cul sec.

L'odeur de sa sueur devint plus prononcée et plus acre. Pour la première fois, le constable Perrot songea que Hollingsworth n'était pas seulement désespéré mais peut-être effrayé.

- Je me trompe en pensant que Mme Hollingsworth est en visite chez sa mère ?

Pas de réponse. Le constable répéta la question, sans plus de résultat. Il attendit quelques instants puis reprit :

- Si vous refusez de m'aider ici, monsieur, je crains de devoir vous demander de vous présenter...

- Je ne sors pas d'ici ! (Hollingsworth bondit et se recroquevilla dans le fauteuil comme pour prévenir toute tentative de l'en arracher.) Je ne peux pas quitter la maison !

- Je vous en prie, calmez-vous, monsieur. Ce n'est que de la routine. Il n'y a pas de quoi s'énerver.

Même Perrot, dénué d'imagination au point d'en être flegmatique, savait qu'il y avait de quoi, au contraire. La procédure pouvait être de routine mais la situation, il le sentait, se révélait plus qu'anormale. Il ouvrit son calepin, fit cliquer son Bic et eut un sourire encourageant.

- J'ai raison de penser que votre femme est en visite chez sa mère ?

- Oui.

- Je peux avoir l'adresse, s'il vous plaît ?

- Pour quoi faire ?

- Pour vérifier qu'elle se trouve bien là-bas, monsieur.

- Ce n'est pas la peine, je vous assure.

Perrot attendit, le stylo en l'air, statue de la patience.

quand il devint évident que les débats ne se poursuivraient pas tant qu'il n'aurait pas fourni de réponse satisfaisante, Hollingsworth se pencha soudain vers le policier qui dut se retenir pour ne pas reculer.

- Ecoutez, est-ce que tout ceci est confidentiel ?

- Certainement, monsieur. Même si je décide de faire un rapport, dit-il en espérant que Hollingsworth ne devine-rait pas que c'était inévitable, cela restera l'affaire de la police. A moins bien s˚r que des circonstances ultérieures n'imposent une autre action.

- Ma femme n'a pas de mère. En fait, le pasteur est venu poser des questions. Il était plutôt tenace, vous savez comment sont ces bonnes ‚mes.

Le constable, qui avait une vieille expérience des bonnes

‚mes, hocha aimablement la tête.

- J'ai dit la première chose qui me venait à l'idée, pour me débarrasser de lui. Mais la vérité, c'est que... (Sa voix se brisa et Perrot eut l'impression qu'il luttait pour ne pas pleurer.) ... elle m'a quitté.

- Je suis désolé, monsieur.

Et il était sincère. Colin Perrot, extrêmement satisfait de sa situation conjugale, qui était une bonne affaire (une femme aimable, jolie, une fille adolescente épatante et deux fils pleins d'entrain), sentit brièvement, par procuration, un peu de l'angoisse qui dévorait le pathétique personnage qui lui faisait face. Pas étonnant qu'il jure, qu'il boive et qu'il s'agite comme un dément. Sans en avoir conscience, le policier fit courir ses doigts sur le b‚ti de la chaise et pressa le bois.

- Et avant que vous me demandiez, je n'ai aucune adresse.

- Cela fait combien de temps que Mme Hollingsworth est partie ?

- Je ne sais plus. (Il remarqua l'incrédulité de Perrot et ajouta :) Les jours et les nuits se suivent et se confondent.

Trois, peut-être quatre jours.

- Vous ne pourriez pas être un peu plus précis, monsieur ?

- Bon Dieu, c'est quelque chose que j'essaie d'oublier, mon vieux ! N'appuyez pas sur le champignon !

- Elle ne vous a pas contacté ?

- Non.

- Alors vous n'avez aucune idée de l'endroit o˘ elle se trouve ?

- Non, pourquoi je le saurais ?

- A-t-elle laissé un message ?

- Sur mon répondeur. Et avant que vous le demandiez, je l'ai effacé.

Très commode, pensa Perrot. Il fut lui-même surpris de ce glissement vers le cynisme et se demanda ce qui l'avait provoqué. Peut-être l'idée que, si Hollingsworth avait été

aussi désespérément amoureux de sa femme, il aurait s˚rement voulu conserver le son de sa voix.

- Elle était dans quel état d'esprit quand vous l'avez vue pour la dernière fois ?

- Comme d'habitude.

- Avez-vous une idée des raisons qui l'ont poussée à partir ?

Hollingsworth secoua la tête. Ou plutôt la fit rouler de droite à gauche dans ses mains.

- Y a-t-il un autre homme ? Une liaison ?

- Je trouve ça difficile à croire, et pas seulement par vanité. O˘ se seraient-ils rencontrés ? Elle n'allait jamais nulle part sans moi et les chances d'avoir une histoire secrète dans un endroit comme celui-ci sont presque nulles.

- Vous avez raison sur ce point, monsieur. (Cela ne semblait pas gentil d'ajouter, comme il aurait pu le faire sans mentir, qu'il en aurait été le premier informé.) que disait le message sur le répondeur ?

- Simplement qu'elle s'en allait et qu'elle ne reviendrait pas.

- Elle est partie en voiture ?

- Non, elle ne conduit pas.

- Vous pensez qu'elle peut être chez une amie ?

- J'en doute. Elle les a toutes laissé tomber quand on s'est mariés.

- Des amis communs ?

- On ne fréquente personne. Je travaille beaucoup, l'argent est terriblement important pour Simone. Je ne veux pas dire qu'elle est égoÔste ou avide. Non. Mais elle a eu une vie dure avant de me rencontrer. Une vie très dure.

Enfant et jeune femme. Je pensais des fois que, quelle que soit la somme d'argent sur le compte en banque, elle ne se sentirait jamais vraiment en sécurité.

Pendant ce discours, le plus long qu'il ait prononcé, Hollingsworth semblait avoir commencé à desso˚ler. Il se concentrait avec une relative précision sur son interlocuteur et retrouvait manifestement ses esprits. Perrot ignorait si cela déboucherait sur des renseignements plus intelligibles ou sur une prudence accrue. Et, de nouveau soupçonneux, il se demanda pourquoi Hollingsworth aurait besoin de surveiller ses paroles.

- Vous avez fait allusion à la banque, monsieur. Votre femme était à la même ?

- Non.

- O˘ avait-elle son compte, je vous prie ?

Il y eut une brève pause avant que Hollingsworth ne l‚che sa réponse qui sentait un peu son improvisation.

- Lloyds.

Perrot eut la conviction que l'homme avait dit le premier nom qui lui était passé par la tête. Pourtant, cela paraissait stupide de mentir sur quelque chose d'aussi anodin, outre que c'était si facilement vérifiable. Pourquoi ne pas dire tout simplement la vérité ?

- Vous en êtes s˚r, monsieur ?

Hollingsworth regardait de nouveau l'horloge, ses yeux glissaient, fuyaient par-dessus l'épaule du constable. Puis, prenant conscience un peu tard qu'on lui avait parlé :

- quoi?

Le policier laissa tomber. Mais il nota sur son carnet que Hollingsworth se montrait délibérément évasif. Les rapports du constable étaient des modèles du genre, quoiqu'un tantinet verbeux. Plus d'une fois, au commissariat, on avait commenté les mini-feuilletons de Perrot qui en disaient plus long sur le sujet en question qu'il était raisonnablement souhaitable.

- Donc, monsieur, je suppose...

- Ecoutez, vos suppositions ne m'intéressent pas. J'ai répondu à vos questions de mon mieux et je n'ai rien à ajouter.

Il se leva d'un mouvement leste et se tint sur ses pieds avec une relative aisance.

Perrot se demanda s'il était aussi so˚l qu'il en avait l'air ou si son manque apparent de sobriété n'était qu'un simple stratagème, un prétexte derrière lequel il s'abritait pour mal comprendre les questions qu'on lui posait. Mais même si c'était d'une manière un peu hébétée, il avait répondu à

toutes sauf à la dernière.

Perrot commençait à perdre pied. Naturellement, en tant que policier, il avait l'esprit un peu soupçonneux mais il n'avait pas l'habitude d'être mêlé à des affaires d'une telle complexité psychologique. Il conclut qu'il n'irait pas plus loin avec Hollingsworth, dans son état actuel, et décida qu'il en avait fini. Il rangea son carnet, reprit son casque et se leva à son tour pour se diriger vers la porte.

- Merci de vous être montré si coopératif, monsieur.

- Oui, oui.

L'homme était manifestement impatient de se débarrasser de lui. Dans l'entrée, le constable Perrot, sur le point de coiffer son casque, fit une halte et, sur un ton qui aurait paru ridiculement thé‚tral même à l'amateur le moins doué, demanda :

- Oh ! là, là ! Hum, me serait-il possible d'utiliser vos toilettes, monsieur ?

- Eh bien, je vous... C'est un peu en désordre.

- Pas de problème. (Perrot avait déjà un pied sur la première marche.) C'est par là ?

- Il y en a dans l'entrée.

- Merci beaucoup.

Et il grimpa. La salle de bains donnait dans la chambre principale. Le constable souleva le couvercle des toilettes avec bruit puis inspecta la coiffeuse, l'armoire à pharmacie, les pots et flacons sur le rebord de la baignoire, tout en se félicitant de cette inspiration subite. Il toussa bruyamment pour montrer qu'il était toujours là et tourna le robinet d'eau chaude. Alors, en bas, le téléphone se mit à sonner et on décrocha immédiatement.

Perrot profita de sa chance. Rapide et silencieux, il pénétra dans la chambre. Il ouvrit et referma les tiroirs, inspecta une grande penderie encastrée, blanche à dorures. Puis il revint dans la salle de bains, tira la chasse d'eau et ferma le robinet.

Il s'arrêta au milieu de l'escalier et tenta d'intercepter la conversation téléphonique. Malheureusement, le bruit de la tuyauterie rendait la chose difficile. Mais, bien que Hollingsworth s'exprim‚t à voix basse, à un moment son ton devint féroce, presque sifflant.

- quel problème ? Bon Dieu, Blakeley. Non, ça n'ira pas.

J'ai besoin de tout, je vous l'ai dit...

Suivirent quelques bruits sourds de désespoir puis le récep-teur fut reposé avec une précision d'une douceur inattendue.

Perrot estima que ce geste s'expliquait par la présence d'un tiers dans la maison ; peut-être même l'homme pourrait-il prétendre qu'il n'y avait jamais eu d'appel. Il força sur le bruit, en descendant les dernières marches.

- C'est très gentil à vous, monsieur. (Il s'exprimait sur un ton vif, comme soulagé.) Je m'en vais maintenant.

Hollingsworth regardait dans le vide. L'expression de son visage était terrible, la peau tirée sur les pommettes comme sur un tambour, les yeux exorbités. Ses lèvres s'étiraient en cette sauvage grimace de douleur qui, sur les photos des victimes d'une tragédie, semble si cruellement mimer la joie radieuse.

Le constable Perrot hésita sur le seuil.

- Est-ce que je peux faire quelque chose ? demanda-t-il et il fut soulagé de ne pas obtenir de réponse.

Tout en sachant qu'il aurait d˚ insister car Hollingsworth était réellement dans un sale état, Perrot se donna une bonne excuse (le type avait plus besoin d'un toubib que d'un flic) et s'en alla.

Comme d'habitude, il n'omit rien dans son rapport. Une pléthore de faits. Des descriptions quasi proustiennes. Son opinion sur la bonne foi de son interlocuteur. Les heures d'arrivée et de départ à la minute près. Le résultat, Perrot en était s˚r, conduirait à un interrogatoire ultérieur plus rigoureux d'Alan Hollingsworth.

Malheureusement il s'écoula encore quarante-huit heures avant que les autorités compétentes prennent connaissance du rapport, et le propriétaire des Rossignols n'était plus alors en état de répondre à la moindre question.

Le lendemain matin à onze heures, Sarah Lawson vint chercher ses úufs. Avis Jennings, la femme du médecin, avait un cousin qui possédait une petite exploitation o˘ il élevait des poulets et des canards en plein air.

Sarah avait accepté le café, ce qui était rare, bien qu'Avis propos‚t toujours, car elle trouvait que Sarah était de loin la personne la plus intéressante du village et elle avait envie de la connaître davantage. Mais le plus souvent, Sarah se contentait de régler ses úufs, avec l'appoint. Comme si échanger quelques mots, même brefs, en attendant qu'on lui rende la monnaie l'ennuyait ou lui faisait perdre son temps.

Mais, aujourd'hui, Avis supposa qu'elle avait été intriguée par son entrée en matière : " Vous ne devinerez jamais qui je viens de voir ! " Sarah se balançait doucement près de la cuisinière Aga, froide comme la pierre, dans la cuisine des Jennings. Elle était comme toujours vêtue de bleu, un gilet brodé de fils de soie multicolores et une longue jupe indigo délavé. Et un collier de bleuets assemblés comme une guirlande enfantine de p‚querettes.

- Ce n'est pas difficile de deviner quelle est votre couleur préférée, dit Avis. (Elle hésita à citer un des rares vers qu'elle avait gardés en mémoire depuis l'école. C'était certainement à propos. Elle s'éclaircit la voix :) " Mais jamais homme n'avait regardé/avec ces yeux pleins de passion ... "

- Ah non ! (Sarah interrompit son balancement et ses pieds heurtèrent les dalles.) Je déteste ce poème.

- Je suis... désolée.

Au lieu d'être satisfaite d'avoir enfin réussi à égratigner la surface lisse des émotions de Sarah, Avis se sentit maladroite et rustre. Elle allait changer de sujet quand Sarah poursuivit :

- Il y a un tableau de Van Gogh. Une cour de prison, des murs immenses. Presque circulaires, comme une tour.

1. Vers extrait de La Ballade de la Geôle de Reading d'Oscar Wilde (1854-1900). La suite est : " Ce petit pan de bleu que nomment ciel/

les détenus de la prison. " (NdT.)

Les hommes marchent d'un pas lourd, tête baissée. Tout est gris, lugubre. Mais, tout en haut du tableau, si petit qu'on peut ne pas le remarquer, il y a un papillon.

- Je le connais, je crois, mentit Avis. Il n'est pas à la National Gallery ?

- Je deviendrais folle si je ne pouvais plus voir le ciel.

- Eh bien, je ne crois pas que vous ayez à vous inquiéter pour ça. (Un rire guilleret qui sonna un peu faux.) Il ne va pas disparaître d'un coup. Enfin, il n'y a rien qui puisse disparaître dans le ciel, bien s˚r, bafouilla-t-elle. C'est seulement du vide. Mais... très... hum... beau.

- Oui. On comprend pourquoi les gens qui croient au paradis pensent qu'il se trouve là-haut.

Avis, contente d'être occupée, s'affairait à préparer le café.

- C'est un peu bruyant, malheureusement, cria-t-elle pour couvrir le bruit strident de la machine.

Elle se dit qu'elle aurait d˚ parler avant de brancher le moulin mais la situation, une tempête dans un verre d'eau en fait, l'avait énervée. Non que Sarah ait l'air de la criti-

quer. On ne l'avait jamais entendue proférer le moindre mot désobligeant, la plus petite allusion, sur qui que ce soit. Non par indifférence, bien au contraire. Sarah semblait plus intéressée par la personne avec laquelle elle se trouvait et son environnement que la plupart des gens qu'Avis connaissait. Le degré et la qualité de son attention, une fois qu'elle avait daigné l'accorder, étaient remarquables. Pourtant, cette attention, qui n'était pas entièrement dénuée de chaleur, restait profondément impersonnelle.

Le mari d'Avis, qui ne péchait pas par excès d'imagination, avait dit une fois qu'être en compagnie de Sarah, c'était comme se trouver devant un miroir, elle vous observait avec une telle précision, une telle clarté. Avis pensait pour sa part que c'était plutôt comme si on vous regardait dans l'objectif d'une caméra.

Avis sortit ses plus belles tasses. Sarah s'était installée à

la vieille table de bois, sous la fenêtre et transvasait les úufs de leur carton gris dans un bol marbré de bleu et blanc.

Elle garda un moment un úuf brun moucheté dans sa paume. Il y avait encore une petite plume accrochée à la coquille et les taches brun sombre étaient rêches à sa peau.

- Ils sont beaux, n'est-ce pas ? (Elle déposa avec précaution l'úuf en équilibre sur les autres.) J'adore les regarder.

qu'on les mette au frigo, ça me dépasse.

- Absolument, approuva Avis, en se jurant que, désormais, elle ne le ferait plus.

- Et en plus, ils sont si froids que la coquille se craquelle quand on les met à cuire.

- C'est vrai ? (Avis servit le café. Ce n'était qu'un simple café de supermarché mais il avait un lustre ravissant, hui-leux, et son arôme était divin.) Vous voulez quelque chose avec ? Un biscuit, du g‚teau ?

Sarah dit : " Non, merci " et sourit à demi. Elle ne s'em-pressa pas d'expliquer ni de commenter son refus, comme la plupart des gens l'auraient fait. Pas plus qu'elle ne demanda, ce qui était plus étonnant, ce que son hôtesse avait vu de tellement intéressant avant son arrivée. Avis trouva cela très impressionnant. Elle admira énormément la maîtrise de Sarah, ainsi que la sienne propre, à un moindre degré, car elle mourait d'envie de prendre un morceau de baba au rhum. Pendant un instant, elle se demanda si ce n'était pas par manque d'intérêt que Sarah ne témoignait d'aucune curiosité. Mais non, s˚rement pas. Elle voulait probablement montrer qu'elle était au-dessus de l'indiscrétion ordinaire. Compréhensible.

Alors, comme pour infirmer ce raisonnement, Sarah dit d'un ton d'indulgence amusée :

- Eh bien, allez-y. Dites-moi.

- Une voiture est arrivée aux Rossignols, il y a une demi-heure. Une Mercedes noire.

- Simone est rentrée ?

- Non. C'était un homme avec un attaché-case. Alan l'a fait entrer. Il n'est resté que quelques minutes mais, quand il est parti, il n'avait plus son attaché-case !

Sarah éclata de rire.

- Je ne me risquerais pas à cacher quoi que ce soit, dans un endroit pareil !

- Je passais par là, par le plus grand des hasards. (Avis rougit, d'un air de défi.) J'allais chercher l'ordonnance de la vieille Mme Perkins, pour son arthrite. Cela lui évite de venir au cabinet médical.

- Vous avez relevé le numéro de la voiture ?

- Très bien, très bien. (Vexée de se sentir ridicule. Avis ne s'inquiéta plus de paraître gourmande : elle prit la boîte à g‚teau et se coupa un gros morceau de baba.) Mais vous ne pouvez nier que tout ça est très mystérieux. Par exemple, Alan n'a pas quitté la maison depuis la disparition de Simone. Il aurait d˚ partir à sa recherche, non ?

- Peut-être qu'il ne sait pas par o˘ commencer.

- Et son travail ?

- Et son travail ? répéta Sarah, insistant sur le dernier mot de sa voix tranquille.

- Tout le monde dit qu'il est en train de craquer.

- Comment sait-on qu'il n'est pas sorti de chez lui ?

- Ohhh ! (Avis s'emporta. Elle avala son g‚teau et l‚cha la fourchette qui heurta l'assiette avec un bruit sec.) Pourquoi êtes-vous toujours aussi... rationnelle ?

- Parce que l'irrationalité m'inquiète.

Les deux femmes se regardèrent. Avis déglutit de nouveau, cette fois d'excitation nerveuse. Jusque-là, Sarah n'avait jamais fait la moindre révélation personnelle, même la plus innocente. Et maintenant, deux coup sur coup. Avis considéra cela comme une invite à l'amitié et son esprit se projeta dans l'avenir. Elles se raconteraient mutuellement leur vie et discuteraient de tout, de choses à la fois triviales et profondes. Sarah parlerait de son travail et Avis apprendrait des choses sur l'art, la musique, la littérature. Elle vit son horizon s'élargir, son univers simple se transformer en quelque chose de complexe et d'extraordinaire. Son esprit allait s'épanouir comme une fleur.

Sarah, qui avait bu son café, se levait avec les mêmes gestes lents, calmes qu'à son arrivée. Elle prit son joli bol marbré rempli d'úufs et se dirigea vers la porte.

- Je vous vois la semaine prochaine ? s'écria Avis, déjà

impatiente.

- J'en doute. Ils vont me durer un petit moment.

- Cette vieille toquée d'à côté est allée voir la police.

- Comment le sais-tu ?

- Teddy Grimshaw l'a vue. Il en parlait dans la queue pour les pensions.

Reg n'avait pas fait la queue. Les pensions des Brockley étaient directement versées sur leur compte en banque.

Mais la poste faisait aussi office de marchand de journaux et il avait d˚ s'y rendre pour régler sa note mensuelle de The Daily, Sunday Express, Radio Times et le Lady, pour Iris.

Green Fingers 1, le journal de jardinage qu'ils avaient acheté

pendant des années, avait été récemment rayé de la liste, après qu'une espèce de pigiste à la manque (une femme) s'était permis d'insinuer qu'un entretien excessif du jardin était non seulement nocif pour les plantes mais dénotait chez le jardinier une personnalité sérieusement névrotique.

- qu'est-ce qu'il fabriquait, M. Grimshaw, au commissariat ?

- Il faisait une réclamation pour la balise désaffectée.

- Celle contre le mur, derrière la cabine téléphonique ?

- Ne me dis pas qu'il y en a une nouvelle ?

- Pas étonnant que le prix des maisons s'effondre !

Les Brockley prenaient le thé sur le patio. Reg se leva de sa chaise en plastique vert et descendit les marches. Il contempla sa pelouse, rasée de près en lignes droites comme des barreaux de prison et ses lèvres pincées se pincèrent davantage en un petit sourire de satisfaction.

Il descendit l'allée, en roulant des yeux à la recherche de la moindre plantule indésirable ou d'une espèce téméraire, qui aurait oublié de garder ses distances. Il détecta une chrysope accrochée à un floribunda d'un orange violent, arracha la feuille, écrasa l'insecte en infraction et jeta à la poubelle le cadavre dans son linceul de feuilles.

Les Brockley n'avaient pas de tas de compost, ils n'arri-1. Green Fingers : Les Doigts Verts.

vaient pas d'ailleurs à comprendre qu'on en e˚t. Pour eux, à quoi bon avoir un jardin si on ne le maîtrisait pas, si on ne l'empêchait pas de bourgeonner à tort et à travers ?

- Encore un petit biscuit, chéri ?

Ne recevant pas de réponse, elle prit une rangée d'allumettes au hareng et se dirigea vers son mari, ses petits pieds épais évitant prudemment les espaces entre les dalles irrégulières. Pas la peine de tenter le sort.

Reg s'était frayé un chemin jusqu'à un céanothe et regardait la bordure de vivaces indisciplinées des Hollingsworth.

Dans le silence de ce début de soirée, des grenouilles sautaient dans une mare minuscule. Ce qu'il vit le troubla profondément. Tandis qu'il se tortillait pour reprendre sa position initiale, Iris claqua de la langue.

- Tu as fait un accroc à ton gilet.

- Iris...

- Ton plus beau shetland !

Ce vêtement était la seule concession que Reg avait faite à la retraite. En dessous, il portait une chemise au col et aux poignets empesés, une cravate unie bien serrée et un pantalon sombre aux plis si coupants qu'on aurait pu ouvrir une huître avec.

- Il est en train de creuser, Iris.

- Creuser ?

- Un trou.

- Mais il ne touche jamais au jardin. Il déteste jardiner.

- Et pourtant...

- Et la terre est dure comme de la pierre.

- Il a arrosé avant.

Iris se tordit le cou, à son tour, derrière le céanothe pour voir l'excavation et ils s'en retournèrent discrètement à la maison juste à temps pour les informations de six heures, sur lesquelles, pour la première fois depuis des temps immé-moriaux, Reg eut le plus grand mal à se concentrer.

Iris fut distraite au point de laisser Shona sortir de son panier et rester au beau milieu de la pièce sans se faire rembarrer. De gratitude, elle remua la queue.

- Il doit être en train d'enterrer quelque chose, suggéra Reg.

Sa femme, qui rinçait la vaisselle à l'eau claire pour la deuxième fois, prit une longue inspiration, que l'excitation rendait sifflante.

- Tu ne crois pas que...

- quoi?

- Nelson?

Le chat n'avait toujours pas réapparu et l'on n'entendait plus Alan l'appeler. Iris ajouta, avec un tressaillement dans la voix :

- Le trou, il est grand comment ?

- Impossible à dire, à première vue. Il faudrait que je regarde par la fenêtre de Brenda.

- Il faudrait tenter le coup.

Iris posa son torchon et s'assit en face de son mari. La découverte du trou pouvait bien présager d'un bouleversement imminent et les Brockley étaient déchirés entre la perspective plaisante d'un scandale passionnant et l'inquiétude quant au chaos qui pouvait en résulter, chaos qui pouvait fausser l'équilibre stable de leur univers et introduire pour de bon ces fameuses " trépidations ".

- Je ne peux m'empêcher de penser à cette terrible affaire de Gloucester, l'année dernière.

- Ohhh ! s'écria Iris.

Ses mains, deux petites boules de p‚te rose, voletèrent et se rejoignirent en une grosse boule de p‚te rose. Ses traits rutilèrent sous une vague déferlante d'émotion. L'inquiétude, le plaisir, l'excitation, la crainte.

- Mais ça fait cinq jours qu'elle a disparu. S˚rement...

Iris hésita, incapable de prononcer le mot " enterrer ".

" Se débarrasser " semblait trop dégradant, Simone n'était pas une chose. " Dissimuler " suggérait l'inefficacité de la part d'Alan. " Cacher ", c'était trop léger et réduisait toute cette terrible affaire à un macabre jeu de salon. Iris décida de passer et conclut l‚chement : "... à l'heure qu'il est. "

C'est alors que Brenda rentra du bureau. Après ses ablutions, elle vint s'asseoir, avec une bonne tasse de thé, qu'elle laissa refroidir, picora un oignon dans le p‚té en cro˚te et Reg s'éclipsa.

La porte de la chambre de sa fille était entreb‚illée. Il la poussa suffisamment pour se glisser dans la pièce : heureusement, les gonds ne grinçaient pas. Il marcha sur la pointe des pieds jusqu'à la fenêtre qui ouvrait sur le jardin de derrière. De là, il voyait le trou assez distinctement. D'après son estimation, il mesurait environ un mètre vingt de large sur soixante centimètres de profondeur. Pas assez grand pour y loger un corps, même plié en deux. D'un autre côté, Hollingsworth n'avait pas fini de creuser, à l'évidence, car la bêche était restée fichée dans le sol.

Reg, qui nettoyait toujours ses outils avec du papier journal avant de les suspendre à leur crochet d˚ment étiqueté, laissa échapper un " tss " de désapprobation. Bien qu'il e˚t été scandalisé si on le lui avait dit, Reg réprouvait s˚rement davantage cette preuve de laisser-aller que s'il était tombé

pour de bon sur Alan en train d'ensevelir sa femme.

Alors l'homme en personne apparut. Tout à coup, là, sur la terrasse. Reg fit un bond en arrière. Au bout d'un moment, il entendit le bruit de la bêche qui grattait, qui coupait quelque chose et de grands coups répétés, comme si on tassait la terre. Il risqua un coup d'úil derrière le rideau et constata que le trou avait été comblé.

Reg se précipita en laissant la porte entreb‚illée comme il l'avait trouvée.

quand il se rassit, Iris leva ses sourcils soulignés au crayon en désignant les plats qui attendaient sur la table.

- Elle n'a presque rien mangé.

Elle versa les restes du dîner de Brenda dans une écuelle marquée CHIEN.

- Bon, Iris. J'ai surveillé le...

- Je lui ai dit qu'il avait bêché, alors qu'il ne le faisait jamais avant. Elle a dit, de ce ton froid qu'elle prend depuis quelque temps : " On peut changer, mère, du moins j'espère. " Et moi, j'ai pensé : il n'y a pas que lui qui change.

- Tu m'écoutes ?

- Bien s˚r que je t'écoute ! Ce n'est pas parce que je parle que je ne t'écoute pas.

- Je dirais que le trou est assez grand pour contenir un carton de dossiers de taille moyenne.

- C'est bien.

- quoi qu'il en soit, la situation se présente un peu différemment maintenant...

Brenda était assise sur le canapé du salon. Apparemment médusée par Wbtchdog, elle était en réalité tout entière plongée dans son propre malheur. Elle entendait confusément les discours monotones de ses parents, comme le murmure des vagues sur une plage lointaine. Saisie de nausée à la pensée d'Alan Hollingsworth, elle avait les yeux rivés sur l'écran sans rien enregistrer de la saga quotidienne des escrocs et de leurs inventives arnaques.

Depuis ce moment atroce o˘ leurs regards s'étaient croisés, à la fenêtre de sa chambre, il n'avait pas un instant quitté ses pensées. Son travail s'en était ressenti. On lui avait demandé, le matin même, de prendre une caisse, privilège rare et peu convoité, et elle était si absorbée dans un dédale de remords, d'arguments et de contre-arguments qu'elle n'avait même pas remarqué les regards pleins de compassion - ou de dégo˚t - que provoquait toujours son apparence. " Si seulement... " constituait l'essentiel de son raisonnement angoissé. Si seulement elle n'avait pas regardé juste à ce moment-là. Si seulement il n'avait pas levé les yeux. Mais à

présent, deux jours à peine après l'événement, ces réflexions fébriles avaient transformé l'incident en tragédie de Sophocle.

Supporter l'insupportable l'avait exténuée. Elle n'avait pas dormi et, bien que fatiguée au point de ne pouvoir se concentrer, elle savait qu'elle ne dormirait que par inter-mittences, ou même pas du tout, cette nuit-là.

Consciente, jusqu'à un certain point, d'être ridicule, Brenda s'était efforcée de considérer l'incident d'un point de vue objectif, pour se convaincre de sa banalité essentielle. Mais ses efforts n'avaient fait apparemment qu'empirer les choses. Comme un nageur qui lutte contre un fort courant, elle s'enfonçait de plus en plus. Elle comprit que, désormais, et jusqu'à ce qu'une explication entre eux ait eu lieu, son noir tourment se prolongerait. Elle se vit tomber malade pour de bon.

Brenda se leva brusquement avant que la peur n'ait atrophié ses membres, se précipita dans l'entrée, attrapa ses clés au passage et enfila son manteau. Le : " O˘ vas-tu ? " de sa mère fut happé par le claquement de la porte.

Brenda descendit l'allée en courant, atteignit la grande grille noir et or des Rossignols et l'ouvrit d'un geste brusque. Elle y arriverait si elle continuait à ne pas penser. Ses entrées en matière - Vous ne pouvez savoir à quel point je suis désolée. que devez-vous penser ? Je ne pourrais supporter de... - flottaient dans sa tête, crevaient comme des bulles, pour être immédiatement remplacées par d'autres.

Ces répliques thé‚trales, qui la soutenaient, l'amenèrent devant la porte d'entrée. Désespérée, sur le point de fondre en larmes, elle frappa avec force.

La porte s'ouvrit immédiatement. Alan Hollingsworth sortit et s'avança d'un pas décidé. L'espace d'un terrible instant, Brenda crut qu'il allait la pousser vers les marches.

Ou même l'assommer. Mais il claqua la porte derrière lui et se dirigea vers le garage.

Aussi incroyable que cela par˚t, Brenda fut persuadée qu'il ne l'avait pas vue. Ses yeux semblaient fixés au loin, sur quelque objet indéfini. Il était presque en transe. Son visage était livide, d'une p‚leur gris‚tre, avec de petites coupures aux joues et au menton. Avec du coton maculé de sang accroché encore à une ou deux. Ses gestes étaient mécaniques et étrangement appliqués.

Brenda, horrifiée, vit la voiture reculer. Il n'allait quand même pas conduire dans cet état de zombie ! Il allait avoir un accident, tuer quelqu'un. Ou bien, mille fois pire, se tuer lui-même !

Elle courut sur le gravier en criant :

- Attendez !

Mais la voiture tournait déjà au coin de l'allée. Brenda agita les bras, croisant et décroisant les poignets comme si elle indiquait une trajectoire de vol.

Maintenant, il disparaissait. Elle le vit incliner l'épaule tandis qu'il changeait de vitesse. Elle se rua vers Les Mélèzes, en se bénissant d'avoir pris ses clés, et s'engouffra dans la Métro. Le moteur démarra du premier coup. Brenda, vaguement consciente des visages ahuris de ses parents derrière la vitre de la cuisine, érafla une aile au pilier du portail. Puis elle déboucha dans l'allée et s'éloigna.

Au croisement, là o˘ St Chad's Lane coupait la rue principale, Brenda s'arrêta et regarda avec inquiétude des deux côtés. A la sortie de Fawcett Green à main droite, on réparait la route et des feux avaient été installés. Rouges. Deux voitures attendaient mais aucune des deux n'était celle d'Alan.

Devinant qu'il n'avait pas eu le temps de passer avant, priant d'avoir raison, Brenda tourna à gauche, le pied au plancher. D'habitude, elle conduisait timidement, prudemment, mais elle grimpa jusqu'à quatre-vingt-dix à l'heure en traversant le village et jusqu'à plus de cent sur la route.

Au bout de quelques minutes, elle repéra l'Audi.

Elle roulait assez lentement. Brenda ralentit un peu pour pouvoir la suivre en laissant un véhicule, une camionnette électrique, entre elle et l'Audi. quand la camionnette bifur-qua, Brenda ne s'en inquiéta pas, en déduisant que, si Alan ne l'avait pas remarquée alors qu'elle était sous son nez sur le perron des Rossignols, il était peu probable qu'il la repère dans les circonstances présentes.

Il traversa Causton et Uxbridge avant de prendre la route en direction de Drayton Ouest. Ils passèrent devant le manoir qui abritait l'école Montessori, à demi dissimulé

derrière de grands arbres, et le ch‚teau beaucoup moins ancestral de Holiday Inn. A un moment, un grand camion blanc et bleu, des Transports Frigorifiques Européens, la doubla en vrombissant. quand il se rabattit, Brenda perdit Alan de vue et dut agripper le volant pour arrêter le tremblement soudain de ses mains. Incapable de doubler le camion, elle dut se résigner à le suivre et à prier que l'Audi ne passe pas brusquement dans la voie du milieu, car elle savait qu'elle n'aurait ni la dextérité ni le cran de la suivre.

Puis surgit un carrefour cauchemardesque : quatre voies, des panneaux qui indiquaient Heathrow, Londres-Centre et Slough. Elle aperçut Alan dans la seconde voie. Grinçant des dents, les traits tordus par l'effort et l'angoisse, elle doubla l'énorme camion, en remarquant machinalement deux grands cercles bleus entrelacés sur son ch‚ssis d'un kilomètre de long. Plusieurs coups de Klaxon l'avertirent qu'elle avait commis une infraction.

Alan suivait le panneau de Heathrow. De nouveau bien placée derrière lui, Brenda se détendit un peu. Elle commençait à se sentir heureuse, ou du moins agréablement excitée, et prit conscience que, pour la première fois de sa vie, elle vivait une aventure. Elle se redressa sur son siège, releva le menton d'un air de défi et s'essaya même brièvement à conduire d'une seule main. Un immense Concorde fila comme une flèche blanche, sur sa droite, et elle se retrouva dans le tunnel qui menait à l'aéroport.

Un bruit assourdissant, des hurlements de sirène alors que deux voitures de police fonçaient, suivies de près par une ambulance. Un car Sheraton lui bouchait la vue et, une fois sortie du tunnel, Brenda découvrit qu'Alan se dirigeait vers le parc de stationnement. Confuse, hésitante, craignant désespérément de le perdre de vue, elle klaxonna et donna un brusque coup de volant pour se retrouver en face d'un taxi noir. Le chauffeur klaxonna furieusement en retour et continua à manifester sa colère en déversant un flot de mots pittoresques.

Alan tendit le bras pour prendre le ticket de parking.

Brenda fit de même, en se demandant comment elle ferait pour payer, puisqu'elle n'avait pas pris son sac. Heureusement qu'elle avait fait le plein d'essence, en revenant du bureau.

Alan se dirigeait vers le niveau supérieur. Brenda suivit. Il descendit de voiture, une petite valise à la main, et s'éloigna vers les ascenseurs.

Elle s'extirpa de sa voiture par la portière du passager.

Ayant laissé une douzaine de véhicules entre elle et l'Audi, elle avança accroupie, prête à se cacher si d'aventure sa proie revenait sur ses pas. En appuyant sur le bouton de l'ascenseur, Alan jeta un coup d'úil autour de lui, Brenda s'immobilisa, sans avoir conscience d'être la risée d'un couple à l'intérieur d'une Saab voisine.

Dès que les portes de l'ascenseur se furent refermées, elle s'élança et appuya sur la flèche, bouillant d'impatience. Elle n'était jamais allée dans un aéroport mais son imagination galopante se représentait déjà un hall grouillant de monde o˘ Alan serait avalé sans laisser de trace, à la seconde o˘ il y mettrait le pied.

L'ascenseur arriva et, parvenue au rez-de-chaussée, Brenda comprit que ses pires craintes s'étaient réalisées.

Des larmes de frustration emplirent ses yeux tandis qu'elle esquivait des voitures et des minibus, traversait deux voies pour gagner la porte à tambour automatique qui donnait sur le terminal.

A l'intérieur, elle sut immédiatement qu'elle était vaincue. Plantée entre les comptoirs de Aer Lingus et British Midland, elle parcourut du regard l'immense hall o˘ des milliers de gens, semblait-il, faisaient la queue, poussaient des chariots, grognaient, transpiraient, traînaient des valises, houspillaient les enfants ou étaient simplement affalés, en train de s'empiffrer.

Maintenant que la discrétion n'était plus sa préoccupation, Brenda s'avança avec témérité, malgré sa détresse, fixant des yeux les écrans multicolores au-dessus de sa tête et la zone illuminée des boutiques. Austin Reed, Tie Rack, The Body Shop, c'était comme dans la Grand-Rue d'Uxbridge.

Si seulement elle avait su ce qui avait amené Alan à

Heathrow, elle aurait eu une orientation pour commencer ses recherches. Il portait un sac mais si petit, genre attaché-case, qu'on ne pouvait le qualifier de bagage. Ce qui lui avait fait supposer qu'il ne partait pas. Mais si elle se trompait ? Alors la situation était sans issue car, sans connaître sa destination, elle n'avait aucun moyen de découvrir dans quel endroit il attendait.

Mais il était peut-être venu chercher quelqu'un ; Brenda s'immobilisa alors, la main sur son cúur battant, les joues glacées, comprenant enfin la folie de son comportement.

Pas étonnant qu'il se soit précipité dehors, qu'il se soit engouffré dans sa voiture, qu'il ait filé comme le vent.

Simone était de retour !

Oh mon Dieu ! Et si elle tombait sur eux ? Main dans la main, riant, s'embrassant, enlacés. Rattrapant le temps perdu. A dire vrai, ils ne devineraient pas la raison de sa présence ici, mais Brenda savait qu'elle ne pourrait le supporter. Elle se h‚ta vers l'entrée principale. Elle passa devant un fast-food, des boutiques, sans même regarder o˘

elle allait, désirant seulement trouver un endroit o˘ se cacher.

C'est ainsi qu'elle faillit le manquer.

Alan faisait la queue avec d'autres gens, sur des marches menant à un niveau inférieur. Brenda recula aussitôt de quelques pas, jeta un coup d'oeil à l'enseigne ambre et noir, brillamment éclairée, au-dessus de sa tête. La consigne.

L'escalier formait un coude ; aussi, quand Alan fut descendu d'une marche, elle put rejoindre la queue sans risquer d'être vue. Il y avait sept personnes entre eux.

quand elle pénétra dans la zone des bagages, elle se rapprocha du mur du fond, comme si elle attendait quelqu'un.

De là, elle pouvait observer Alan qui devait passer par la machine à rayons X. La première chose qu'elle remarqua, c'est qu'il avait l'air encore plus malade, si c'était possible, que tout à l'heure.

Il regardait fixement une femme coiffée d'un sombrero voyant. On lui avait demandé d'ouvrir ses bagages, qui étaient minutieusement fouillés. Ignorant que le personnel procédait ainsi tous les dix passagers, Brenda s'émerveilla de la perspicacité des employés, car la femme avait l'air d'une simple touriste. Elle avait même pensé à amener deux petits enfants.

Alan déposa son attaché-case sur le tapis roulant ; un contour sombre enfermant une masse gris‚tre et confuse glissa sur l'écran. Brenda, remarquant un exemplaire du Evening Standard qui dépassait d'une poubelle, s'en saisit.

Alan tendit la valise, prit le ticket jaune qu'on lui remit et se retourna. Elle se cacha derrière le journal jusqu'à ce que les chaussures avachies et poussiéreuses eussent disparu dans l'escalier.

Elle suivit aussitôt, bien décidée à ne plus le perdre de vue. Mais il n'alla pas loin. A quelques mètres, au-dessus de la foule, on apercevait un pub et plusieurs restaurants.

Elle vit Alan grimper les marches puis, rassurée de le savoir à sa portée au moins pendant quelques minutes, elle se détendit pour la première fois depuis qu'elle avait quitté la maison.

Elle pensa tout à coup à ses parents et à leur inquiétude devant son départ si brusque. Elle avait quelques pièces de monnaie dans sa poche de manteau et il y avait tout près une rangée de téléphones. Brenda mit dix pence dans la fente, appela chez elle et eut à peine le temps de bredouiller une histoire inventée avant que la ligne soit coupée.

Puis, prudemment, elle se dirigea vers l'escalier. Elle se tenait près d'une console de jeu, manipulée furieusement par un jeune homme à la peau sombre, vêtu d'un T-shirt trop large. Il n'arrêtait pas de crier : " Oui ! Oui ! " et de donner des coups de poing sur la machine. Il buvait sans arrêt à une bouteille d'eau et tirait sur son T-shirt, l'agitait pour s'éventer, car il transpirait dans le feu de son combat par procuration.

Brenda monta lentement. Elle ne craignait pas trop de croiser Alan, en se disant que probablement il était installé à un bar, avec une assiette de quelque chose ou, en tout cas, une boisson. Elle jeta un regard hésitant par-dessus la rambarde.

C'était une grande plate-forme. Il y avait une devanture de pub, le Garfunkd's café, un H‚agen-Dazs, et un libre-service " fÔsh-and-chips ", sans cloisons de séparation.

Brenda parcourut des yeux la salle du glacier. Des tables noires, chaises assorties, d'autres, en malachite mouchetée, à un pied, entourées de tabourets en plastique beige.

Beaucoup de palmiers en pot. Alan réglait une tasse de café

au comptoir.

Dissimulée derrière un grand écriteau engageant les clients qui désiraient être servis à leur table à faire la queue, elle le vit qui s'asseyait près d'une immense photo, en noir et blanc, d'un couple lascif, l'air radieux et glouton. Même de là o˘ elle était, Brenda les apercevait distinctement qui se léchaient les lèvres, à moins qu'ils ne soient en train de se dévorer la langue. Elle s'avança jusqu'à l'entrée du libre-service et fit semblant de lire toutes les bonnes choses proposées au menu. quand elle jeta un coup d'úil par-dessus son épaule, quelques secondes plus tard, Alan avait disparu.

Comme une folle, ne se souciant plus maintenant d'être repérée, Brenda s'élança à sa poursuite dans l'escalier. Au bas des marches, quelqu'un lui barra le chemin.

- Excusez-moi. (C'était le garçon des machines de guerre.) Vous avez de la monnaie, chérie ?

- quoi ? (Désorientée, elle le dévisagea avec ahurissement.) Non, non, je n'ai pas de monnaie.

Elle le repoussa et regarda autour d'elle d'un air égaré.

Puis remonta les marches pour avoir une meilleure vue du hall. Mais c'était inutile. Une masse mouvante de gens impossibles à identifier.

- qu'est-ce que je vais faire ? Mais qu'est-ce que je vais faire ?

Brenda n'avait pas conscience d'avoir parlé tout haut. Le garçon des machines de guerre se mit à rire mais elle ne l'entendit pas.

Alan était-il rentré chez lui ? Devait-elle courir au parking et essayer de le surprendre là-bas ?

Mais s'il avait enregistré son bagage, il aurait s˚rement besoin de le retirer. Auquel cas il devait encore être dans le hall. A moins... à moins que...

Le visage blême, crispé, de Brenda se tordit en une grimace, tandis qu'elle t‚chait de prendre une décision.

Dans son dos, quelqu'un se tenait maintenant sous les amants gloutons et baveux, en noir et blanc. quelqu'un dont le regard s'aiguisa en la reconnaissant. Non sans inquiétude.

3

SAUVAGEMENT arraché à son habitat naturel, le constable Perrot était assis, mal à l'aise, dans le bureau de la réception, au commissariat de Causton. Il rumi-

nait dans sa tête tout ce qu'il avait entendu dire de l'inspecteur divisionnaire Tom Barnaby, et il n'était pas ravi.

Juste, disait-on, mais pas commode. Il soutenait bien son équipe mais ne lui passait pas la moindre distraction.

N'hésitant jamais à se mettre en avant, à s'attribuer tout le mérite - ce qui est assez courant -, il était aussi connu pour ne jamais refiler ses responsabilités aux autres. Il pouvait être l'amabilité incarnée mais appelez-le un jour de congé

et... ici, l'informateur de Perrot avait eu un large sourire, en se passant très graphiquement un doigt sur la gorge.

Bien s˚r, se disait Perrot, tout en s'agitant sur une dure chaise en bois, tout ça, c'est des " on-dit ". Sans compter qu'on était toujours tenté d'exagérer les tendances machistes.

qu'on était plutôt porté à admirer les durs, à les révérer même.

Dans sa tête, Perrot repassa le rapport écrit sur Alan Hollingsworth, en essayant de se rappeler jusqu'au moindre détail. Il lui avait semblé aussi bref et scrupuleux que la précision l'exigeait et sans bla-bla, comme on l'avait requis, à ce qu'il avait cru comprendre. Il se demandait maintenant s'il n'avait pas dépassé les bornes en concluant qu'il serait judicieux d'approfondir l'enquête. S'il avait su que tout ça atterrirait sur le bureau d'une huile de la PJ...

Le constable sortit un mouchoir d'un blanc immaculé, essuya les gouttes de sueur qui perlaient à son front, puis le rempocha. A ce moment, un très joli sergent aux cheveux blonds passa une tête dans l'encadrement de la porte. Un regard, et elle lui adressa le genre de sourire qu'on voit aux secrétaires des dentistes, quand elles ont affaire à des patients particulièrement nerveux.

- Constable Perrot ?

Il la suivit dans un long couloir, en passant devant des portes vert-de-gris, portant des cartes imprimées encadrées de métal, descendit un escalier de pierre, sans tapis, parcourut un deuxième couloir sans fin, qui faisait deux coudes successifs. Il pensa qu'il n'en sortirait jamais vivant.

- On vous reconduira.

- Oh, merci.

Il commençait à se dire qu'ils avaient fait au moins deux fois le tour du b‚timent quand ils tournèrent dans un corri-dor beaucoup plus court, avec une porte en verre au bout.

Le sergent Brierley frappa. Et elle lui sourit encore.

- «a va aller, vous verrez, c'est un vrai minou.

Ce qui ne consola guère le constable Perrot. Selon lui, il y avait minou et minou. Les tigres, c'étaient des minous.

Les lions aussi.

De l'intérieur parvint un son rauque. qui tenait plus de l'aboiement que du rugissement mais pas très aimable quand même. Le sergent Brierley ouvrit la porte.

- Le constable Perrot, monsieur.

L'homme imposant, derrière son bureau, était en train de feuilleter le rapport, Perrot le reconnut, il faisait voler les pages - il semblait maintenant y en avoir une quantité fara-mineuse - en fronçant les sourcils.

Dans un coin de la pièce, perché sur l'appui de la fenêtre, il y avait un type mince, assez jeune. P‚le, visage de fouine. Roux. Une bouche méchante.

L'air ambiant était une vraie soupe. Un grand ventilateur tournait nonchalamment. Perrot ne fut pas invité à s'asseoir. Finalement, l'inspecteur l‚cha sans le regarder :

- Vous n'avez jamais pensé à écrire un roman, constable ?

- Monsieur?

- Avec votre úil pour le petit détail et votre sens du suspense, vous feriez une fortune.

Ne sachant s'il s'agissait d'une insulte, d'un compliment ou d'une plaisanterie, Perrot garda le silence. Il regardait droit devant lui, les yeux légèrement baissés, évitant le plus jeune officier qui, il en était s˚r, accueillerait tout ce qu'il pourrait dire ou faire avec une froide antipathie.

Près d'un tas de casiers remplis de papiers, sur le bureau du grand type, Perrot remarqua, dans un cadre d'argent, la photo d'une femme séduisante aux cheveux bouclés, qui tenait sur ses genoux une petite fille d'une beauté assez frappante. Elle était comme sur les publicités. Légèrement réconforté par ce signe de normalité domestique, il la garda dans son champ de vision jusqu'à ce que l'un ou l'autre juge bon de briser le silence.

- Pourquoi ce rapport n'était-il pas marqué urgent ?

- Eh bien... je...

- Voici un homme dont la femme a disparu. Il refuse d'ouvrir la porte jusqu'à ce que vous menaciez de l'enfon-cer. Vous le trouvez ivre et dans un état mental très désé-quilibré. Il vous ment sur les raisons du départ de sa femme, il se contredit, il refuse de donner le nom d'un seul ami ou parent qui pourrait confirmer l'endroit o˘ elle se trouve. Il ne peut produire ni mot ni message d'elle. Après avoir jeté un coup d'úil en haut - le seul moment, soit dit en passant, o˘ vous avez fait preuve d'un minimum d'intelligence, sans même parler d'esprit d'initiative - vous décou-vrez que Mme Hollingsworth est partie sans emporter ni vêtements ni objets personnels. (Barnaby s'interrompit et lança le rapport dans un panier grillagé.) Diriez-vous que c'est un résumé fidèle de ce que je viens d'essayer de tirer de tout ça ?

- Oui, monsieur.

- On a remué des planchers de caves pour moins que ça.

- Monsieur...

- Je crois qu'il n'y a pas un seul officier de ma boîte qui aurait manqué de déposer quelque chose comme ça (et Barnaby balaya le panier d'un geste vigoureux du plat de la main) sur le bureau de son supérieur dans la demi-heure qui suivait. Et un bon nombre d'entre eux auraient amené

Hollingsworth pour un interrogatoire plus sérieux.

Le visage écarlate de honte et d'humiliation, le constable Perrot se cramponna à son casque et baissa les yeux vers le tapis. Il aurait donné n'importe quoi pour le voir s'ouvrir, révéler des planches disjointes entre lesquelles il aurait pu se glisser et mourir. Le terrible silence se prolongea.

- Bon, ce qui est fait est fait. Dites-moi ce que vous avez découvert depuis.

- Je vous demande pardon, monsieur ?

- Ceci est daté de dimanche. Je présume que vous avez eu le temps, depuis, de faire votre enquête dans le village ?

Est-ce que Mme Hollingsworth a parlé de son départ à

quelqu'un ? que pensent les gens de leur couple ? Est-ce que quelqu'un sait qui peut être ce Blakeley auquel le mari parlait ? Comment les considère-t-on, lui et elle ? Le truc habituel.

Barnaby fit une pause pour permettre à Perrot de répondre. Il regardait fixement le policier qui n'avait pas encore levé

les yeux. Son teint avait viré à un violet coquin et la transpiration lui inondait la figure et le cou. Il rajusta son casque, laissant des traces de sueur sur le tissu de velours bleu marine.

- «a dépasse l'entendement ! dit l'inspecteur. Est-ce que vous avez fait quelque chose, Perrot, depuis que vous avez interrogé Hollingsworth ?

- Oui, monsieur.

- Alors, allez-y !

- Et vous nous la faites courte, ajouta l'homme sur l'appui de la fenêtre. Notre congé annuel commence le mois prochain.

- J'étais inquiet au sujet de l'état de santé de M. Hollingsworth. (Le policier parlait comme quelqu'un qu'on force à prononcer un discours en public.) Alors j'ai téléphoné au médecin, le Dr Jennings, et lui ai suggéré de passer le voir.

Ce qu'il a fait. Mais M. Hollingsworth n'a pas répondu.

- Hollingsworth est un de ses patients ?

- Oui.

A ce moment, refusant de rajouter la servilité à la piètre impression qu'il donnait déjà, Perrot se ressaisit, leva la tête et affronta le feu furieux du regard de l'inspecteur. Un air rien moins qu'aimable. Des sourcils féroces, comme des petits tapis de crin noir. Rubicond. Des yeux marron.

Perrot avait toujours pensé que les yeux marron ne pouvaient qu'être chaleureux. Eh bien, on apprend à tout

‚ge!

- Tous les deux, Alan et sa femme, ont un dossier chez lui mais je crois que le Dr Jim ne connaît que Simone.

- Le Dr Jim ? ricana l'homme roux. Bon Dieu !

- Vous n'avez rien d'autre à ajouter à cette triste histoire ?

- Non, monsieur.

- «a fait trop longtemps que vous êtes enterré dans votre cambrousse, mon vieux. Bon, je serai à Fawcett Green dans une heure. Arrangez-vous pour y être aussi.

- Oui, monsieur.

Perrot pria en lui-même que ceci marque la fin de son épreuve. Il fit le vúu de rattraper ses erreurs. D'être vif, alerte, observateur. De leur montrer qu'un flic de campagne n'était pas nécessairement un flic nul.

- Vous savez certainement vous débrouiller avec le règlement. (Barnaby hocha la tête en direction du rapport débordant de détails et se leva. Perrot déglutit en prenant la mesure de l'homme.) Mais si vous voulez réussir dans ce métier, il faudra apprendre aussi à improviser.

Profondément satisfait de son sort, sans la moindre ambition, pas même celle de passer sergent, surtout si cela impliquait de fréquenter des salauds aux lèvres mesquines et aux yeux comme des grêlons, Perrot marmonna :

- Merci beaucoup, monsieur.

- C'était une réprimande, Perrot, pas un compliment.

L'homme sur l'appui de la fenêtre éclata de rire puis fei-gnit hypocritement de tousser.

- Vous êtes depuis quand dans la police ?

- Treize ans.

- Et dans votre présente affectation ?

- Sept, monsieur.

Oui, beaucoup trop long, pensa Barnaby. Dans ces antennes rurales, ils sont trop bien établis dans leur petit confort. Une sortie de temps en temps pour un cours de recyclage ou une remise à niveau juridique ou ethnique et retour à leur doudou. Comment les en bl‚mer ? Leur mission, après tout, était de s'insérer dans la communauté.

Souvent, ils étaient si bien insérés qu'il y avait du grabuge quand ils étaient mutés. Surtout si les gens du coin s'étaient entichés de leur bobby. Il était certainement grand temps de muter celui-là. Barnaby imaginait aisément le style de Perrot. Paternaliste, gentil mais ferme. Humain, quel que soit le sens donné aujourd'hui à ce mot dévoyé. Tout ça, c'était très bien, mais à condition d'être capable de s'occuper d'autre chose que d'un simple délit. L'homme ne paraissait pas être d'un grand secours.

Perrot devina les pensées de son supérieur et son cúur chavira.

- C'est bien, Perrot. Vous pouvez aller.

- Monsieur.

Tant bien que mal, Perrot franchit la distance qui le séparait de la porte. quand il voulut tourner la poignée, elle glissa dans ses doigts moites de sueur. Et plus il la serrait, et plus elle glissait. Il dut prendre son mouchoir.

Un siècle s'écoula avant qu'il se retrouve dans le couloir. Il demeura quelques instants, raidi dans l'attente de petits rires goguenards s'échappant de la pièce qu'il venait de quitter, mais il n'y eut que le silence.

Mis en joie par la scène avec Perrot, Troy conduisait rapidement la Rover quatre Cents de Barnaby le long de l'A4020 vers Chalfont St Peter, les fenêtres grandes ouvertes à cause de la chaleur oppressante. Rien ne le divertissait davantage que la déconfiture d'autrui. Elle était bien bonne, la blague du patron sur le roman. Les remarques cinglantes ou humiliantes ne venaient à Troy que des heures, parfois des jours après qu'était passée l'occasion de leur insertion judicieuse dans un dialogue.

- Y a pas à dire, quel tocard ! Je parie que ce mec-là à la télé, il y a des années, il était comme Perrot. A ce qu'il paraît, il filait une petite tape sur la tête des méchants, il les grondait sévèrement puis leur donnait une sucette pour les consoler. Ma mamie n'arrête pas d'en parler.

- Dixon de Dock Green '.

- C'est ça. Un vrai anachronisme.

De temps en temps, Troy, qui tombait toujours sur des mots qu'il ne comprenait pas, prenait la peine de les chercher dans le dictionnaire de sa fille. Une fois familiarisé

avec leur signification, il frimait avec jusqu'à ce qu'il finisse par s'en lasser ou qu'il découvre une nouvelle énigme. Le mois dernier, c'était " cognition ". Avant ça, " pachyderme ".

Barnaby passait sur ses joues, dans l'espoir de les rafraîchir, une canette de Fanta Orange, prise au distributeur juste avant de partir.

- J'espère que vous savez o˘ vous allez.

- Vaguement. Ce n'est pas loin de Compton Dando.

- Jamais entendu parler.

- Mais si, dit le sergent Troy. C'est ce secteur rempli de louftingues New Age. Là o˘ le vieux schnock en chemise de nuit s'est fait poignarder.

- Ah oui !

- «a me rendrait dingue de vivre là.

Troy regarda par la vitre ouverte et tordit le nez d'un air méprisant. C'était un nez p‚le, étroit. Légèrement saillant, il descendait en une élégante ligne droite, comme un nasal de casque romain.

- Non mais, regardez-moi ça !

" «a ", c'était un cottage au toit de chaume d'une perfection si irréelle qu'il était presque impossible de le croire 1. Dixon de Dock Green : émission de télévision très populaire diffusée de 1955 à 1976, sur un officier de police londonien, le brigadier Dixon. Celui-ci était un bobby typique, amical et honnête, toujours prêt à aider les gens. Son nom est souvent utilisé pour désigner un policier vieux jeu. (NdT.)

occupé par des êtres humains télé-collés, carte-de-crédités et code-barres. Une famille en pain d'épices e˚t davantage été dans le ton. Ou un bonhomme de la météo en carton peint, avec sa femme, qui entreraient et sortiraient à intervalles réguliers, aussi impeccables et inexpressifs que leur décor de livre d'images.

- Comment est-ce qu'on peut vivre dans une maison à

perruque ?

La remarque de Troy était empreinte de frustration et de dépit. Il avait horreur d'avoir sous les yeux les signes de richesse des autres, surtout quand ils jetaient leur argent par les fenêtres pour des bricoles insensées de ce genre.

Le sergent était l'esprit urbain incarné, nourri aux gaz d'échappement, accro des parkings multi-niveaux, des cinémas multi-salles, moquettés de pop-corn, des centres commerciaux-ziggourats sillonnés d'ascenseurs en verre vibrant aux pulsations du hard-rock, des pubs à jeux électroniques.

- Plutôt mourir, ajouta-t-il, car il n'hésitait jamais à

enfoncer le clou.

Ils arrivaient à Fawcett Green et Barnaby indiqua que St Chad's Lane était la prochaine petite rue sur la droite.

La moto Honda de Perrot était garée derrière la grille des Rossignols, grande ouverte. Son gilet de sauvetage jaune et son casque blanc marqué POLICE étaient posés sur la selle. Le constable, quant à lui, restait invisible.

La voiture s'engagea dans l'allée ; les deux hommes descendirent du véhicule. Malgré la chaleur, le sergent enfila sa veste en coton, mouchetée gris argent, impeccablement repassée, après avoir donné une chiquenaude au col et retiré un cheveu roux.

Barnaby frappa fermement à la porte mais personne ne répondit. La maison avait un air désolé, comme abandonnée depuis peu, bien qu'on puisse apercevoir des vases et des bibelots sur les rebords des fenêtres, entre les rideaux à

demi tirés.

- Très chic, le plateau, dit le sergent Troy, en jetant un coup d'úil par la vitre.

Une petite allée de galets menait du garage à l'arrière de la maison. Barnaby et Troy l'empruntèrent et débouchèrent dans un jardin mal entretenu, empiétant sur le patio, assemblage agréable quoique peu original de dalles multicolores. On y voyait des bégonias desséchés dans d'élégantes poteries chinoises, un barbecue, encore plein de cendres, et un grand hamac bleu et blanc décoré de marguerites.

Barnaby, jardinier jusqu'au bout des ongles, grimpa les marches du perron et regarda autour de lui d'un air irrité.

Une belle touffe d'hémérocalles assiégée par le chiendent, un rhododendron George Reynolds récemment planté

qu'on n'avait pas arrosé, une pauvre vieille véronique toute triste qui aurait eu bien besoin, elle aussi, de boire un petit coup. Un carré de terre attira son attention, le sol paraissait plus mou que le reste et avait été récemment retourné.

Peut-être Hollingsworth s'était-il décidé à commencer de nettoyer un peu mais il n'était pas allé plus loin. Etant donné l'état d'esprit de l'homme, tel que décrit par Perrot, cela semblait peu probable.

- Monsieur ! Par là !

Barnaby entendit le sergent qui secouait et faisait vibrer les portes-fenêtres. Avant qu'il ait eu le temps d'escalader, Troy s'était précipité vers le barbecue, avait saisi des pincettes et brisé les vitres. Il passa la main à l'intérieur, tourna la clé puis brisa deux autres vitres pour pousser les verrous.

Le temps que Barnaby le rejoigne, les fenêtres étaient grandes ouvertes.

Un homme était étendu sur un tapis aux couleurs vives devant une cheminée vide. Barnaby traversa rapidement la pièce et s'agenouilla près de lui. Troy resta sur le seuil, sa nature délicate offensée par le mélange d'odeurs nauséa-bondes, dont celle dégagée par la mare d'urine s'étalant sous le corps allongé. Troy remarqua un verre renversé près de la main droite de l'homme.

- Il est foutu ?

- Oui. Contactez les secours, voulez-vous ?

- OK d'ac ! !

Troy se dirigea vers une table aux dorures tarabiscotées o˘ trônait un téléphone rétro.

- Ne touchez pas à ça, dit l'inspecteur sèchement. Prenez la radio de la voiture. Demandez-leur d'envoyer un photographe. Et une équipe de surveillance.

- D'accord, d'accord. (" T'excite pas ! ", phrase qu'il n'aurait jamais osé prononcer, en guise de sous-titre. Arrivé

aux portes-fenêtres, il hésita.) Vous ne croyez pas qu'il est seulement... dans les vapes, Hollingsworth ?

- On ne sait pas encore s'il s'agit de Hollingsworth.

T‚chez de voir ce qui est arrivé au Limier de Scotland Yard. S'il n'est bon à rien d'autre, il pourra au moins identifier provisoirement le corps.

quand le sergent eut disparu, Barnaby se redressa et regarda autour de lui. Il aurait reconnu l'endroit entre mille, gr‚ce à l'úil aiguisé du constable Perrot. quelle perte pour la littérature de gare, ce type ! Mais la perte n'était pas forcément définitive. S'il persistait dans son manque vertigineux de sagacité et de prévoyance, il se pouvait très bien qu'un changement de carrière intervienne sous peu.

Barnaby fit le tour de la pièce, en se tenant le plus près possible des murs, avec la même rigueur que si l'homme avait été trouvé la tête fracassée. Pourquoi précisément, il aurait été bien embarrassé de le dire. Bien qu'il s'agît à

l'évidence d'une mort inexpliquée, rien ne permettait encore de la qualifier de suspecte. Peut-être les trente ans passés au contact de sales affaires avaient-ils développé son flair?

L'inspecteur examina les vitrines de porcelaines, les étagères de livres, les photos et tableaux. Il marchait les bras pendants. Des années auparavant, il les aurait tenus écartés, peut-être même légèrement levés pour se rappeler de ne rien toucher.

Tout jeune policier, il avait été l'assistant d'un inspecteur belliqueux qui l'avait tout simplement terrifié. Une fois, il était arrivé sur les lieux d'un crime, avait découvert le corps d'une pauvre jeune femme à demi nue gisant dans un fossé

boueux. Barnaby, sans réfléchir, avait bondi pour lui baisser sa robe. Il s'était tellement fait remonter les bretelles qu'il en avait presque eu les larmes aux yeux. (qu'est-ce que vous croyez qu'elle préfère ? Avoir le cul couvert ou qu'on coffre le salaud qui a fait ça ?) Pendant des mois, il avait été obligé de garder les mains dans les poches jusqu'à

ce que les premières étapes de l'enquête soient achevées.

L'humiliation avait porté ses fruits, car il n'avait plus jamais recommencé.

Devant la maison, son propre factotum, après avoir passé

ses différents appels, descendait de voiture. En apercevant le génie local qui arrivait en soufflant comme un búuf, Troy attendit que Perrot ne soit plus qu'à quelques mètres puis il se retourna et s'éloigna d'un pas vif. Le constable, écarlate, en nage, le rattrapa sur le patio.

- Euh, bonjour, sergent.

- Ah, salut, Jacquot '.

Perrot, consterné, regarda les vitres brisées.

- qu'est-ce qui s'est passé ?

Troy eut un large sourire, haussa les épaules et répondit :

- On a cru que vous aviez pris votre journée.

- Un besoin naturel, sergent, dit Perrot.

En réalité, après avoir joué à la sentinelle pendant plus de deux heures, et pris d'une faim de loup, il avait fait un saut chez Ostlers pour s'acheter un double Twix et une boisson fraîche. Le chocolat était en train de fondre dans sa poche et il avait lancé la canette dans les buissons quand il avait aperçu la voiture de l'inspecteur.

- Et ça, vous croyez que c'est fait pour quoi ? (Troy montra d'un mouvement de tête le charmant petit bassin à

poissons puis il ajouta :) Vous êtes un peu dans le caca, Jacquot. Et pas seulement parce que vous avez laissé l'endroit sans surveillance.

Ne sachant que répondre mais déjà résigné à la perspective de subir d'innombrables plaisanteries sur les perro-

quets, le policier garda le silence. Troy se dirigea vers les portes-fenêtres. Son ombre noire se profila sur la moquette crème, et Barnaby leva les yeux.

- Il est revenu sans se presser, monsieur.

1. Parrot : perroquet. Jeu de mots (parrot et Perrot) sur le nom du constable. (NdT.)

Troy s'écarta et fit signe à Perrot qu'il devait entrer dans la pièce.

Le constable franchit le seuil et s'arrêta net. Les yeux ronds, il fixait l'homme étendu sur le tapis. Barnaby vit la couleur se retirer de son visage et il comprit qu'il n'avait pas besoin de lui faire un dessin : le constable était dans de sales draps.

- S'agit-il de Hollingsworth, Perrot ?

Le policier avança de quelques pas sur la gauche, de façon que le profil de l'homme se trouve dans son champ de vision.

- Oui, monsieur.

Perrot ne s'était pas évanoui depuis l'‚ge de douze ans.

Une journée caniculaire, comme celle-là, o˘ il avait d˚

subir une injection antitétanique parce qu'il s'était écorché

la jambe à une clôture rouillée. Debout à attendre, étourdi par la chaleur, effrayé par la piq˚re, il était tombé dans les pommes. Mais maintenant, il ne fallait pas, même s'il se sentait mille fois plus mal. Pas avec ce ricaneur de sergent dans son dos et, en face, le froid silence qui le condamnait.

Comment allait-il faire face à cette épouvantable situation, en admettant qu'il y survive ? Comment peut-on être assez abruti, se demanda le stupide Perrot, pour rester planté pendant des heures devant une maison uniquement parce que personne ne répond quand on frappe à la porte ?

Sans aucun doute, il aurait d˚ jeter un coup d'úil alentour.

Et il aurait trouvé le mort. Ou peut-être, ce qui était proprement insupportable, un homme qui n'était pas tout à

fait mort. Un mourant qui aurait pu être sauvé.

Perrot, pour se flageller davantage, repensa au rapport qu'il n'avait pas marqué comme urgent ni déposé sur le bureau d'un supérieur. Cela aurait-il changé les choses ? Il se convainquit immédiatement que oui. Après tout, la bande de la PJ s'était déplacée presque tout de suite à Fawcett Green.

En vérité, sa faute était monstrueuse. Perrot tenta de raidir les muscles de son visage, pour les empêcher de trembler. Il baissa la tête. Ses oreilles bourdonnaient. L'air fétide était lourd d'accusation.

Au moment o˘ il se disait qu'il serait incapable de rester une minute de plus sur ses jambes, l'inspecteur ordonna :

- Vous, dehors ! Moins on piétine ici, mieux ça vaut.

- Monsieur.

Une voiture s'arrêta devant la grille. Deux portières claquèrent, des pas crissèrent sur le gravier. On frappa à la porte et le sergent Troy cria : " Par ici. "

Médecin légiste depuis des années, désormais rebaptisé

mystérieusement Examinateur Médical de la Police, le Dr George Bullard avait fait remarquer d'un air narquois, quand on l'en avait informé, que, malgré le changement de désignation, la matière première avait une f‚cheuse tendance à rester aussi rebutante qu'auparavant. Il était accompagné

d'un jeune homme en T-shirt, en Jean et en baskets crasseuses, avec un appareil photo autour du cou, un sous le bras, des objectifs et un posemètre.

Tandis que le photographe était occupé à prendre des clichés sous tous les angles, en se balançant sur la pointe des pieds au bord du foyer de la cheminée, Perrot s'était retiré sur le patio, comme on le lui avait ordonné, et attendait les prochaines persécutions. Barnaby et George, vieux collègues et amis, se racontaient, un peu à l'écart, les derniers potins du commissariat, refaisaient le monde, discutaient de leurs familles. Le toubib venait d'avoir son premier petit-enfant. Barnaby et sa femme rêvaient aussi d'être grands-parents mais sans beaucoup d'espoir. Récemment, leur fille Cully avait fait remarquer que Juliet Stevenson, une actrice qu'elle admirait énormément, venait d'avoir son premier bébé

à trente-huit ans. Seulement treize ans à attendre, s'étaient dit tristement les parents après le départ de Cully et Nicholas, son mari. On sera trop vieux pour les prendre dans les bras, avait ajouté Joyce. Et elle ne plaisantait qu'à moitié.

- Seulement le macchabée, hein ? demanda le photographe, indiquant qu'il avait presque fini.

- Pour le moment, dit l'inspecteur.

S'il avait l'air s˚r de lui, c'est qu'il était s˚r de lui. Peut-

être parce que Les Rossignols paraissaient déjà être au cúur d'un mystère, Barnaby était certain qu'Alan Hollingsworth n'avait pas succombé à une attaque ni à une crise cardiaque.

Ni à une intoxication due à l'alcool même si, selon Perrot, il en avait descendu à gogo ces derniers jours.

Mais Barnaby jugeait plus prudent d'attendre les résultats de l'autopsie avant de faire venir l'Identité Judiciaire.

Restrictions budgétaires, et encore restrictions budgétaires, c'était l'ordre du jour et même une simple enquête avec une modeste équipe co˚tait cher. Ce n'était qu'une goutte d'eau dans l'océan du budget de la Vallée de la Tamise, mais il serait réprimandé, à juste titre, si cet argent était dépensé inconsidérément.

D'un autre côté, si le meurtre s'avérait et que les indices aient disparu ou aient été brouillés quand on ferait le ménage et qu'on rangerait les affaires de Hollingsworth, alors il allait au-devant d'ennuis beaucoup plus sérieux. Le pire, en fait, c'est qu'à cause d'une erreur pareille, un assassin pouvait s'en tirer.

L'inspecteur se rendit compte, soudain, qu'on lui parlait.

- Pardon, George.

Le Dr Bullard était agenouillé sur le tapis, avait déballé

ses affaires, étalé les outils de son commerce et enfilé des gants de latex. Il répéta obligeamment.

- Je disais que, d'après l'aspect des pupilles, il a pris une fameuse surdose de médicaments !

Il déboutonna le pantalon du mort. quand il prit son thermomètre rectal, Barnaby détourna la tête, par respect.

Il aperçut le sergent, qui se balançait dans le hamac aux marguerites, le visage tourné vers le soleil. Il savait que son assistant aurait été ahuri par son attitude. Le respect pour les morts avait toujours paru absurde à Troy. Barnaby se demandait si c'était une question de génération ou de tempérament et penchait plutôt pour la deuxième hypothèse.

Il médita sur la différence séparant les gens qui avaient assez d'imagination pour se mettre à la place d'autrui, et ceux qui en étaient dénués. Selon lui, c'était un fossé sans doute infranchissable. Toutes les autres différences, pourvu que les gens soient de bonne volonté, pouvaient être apla-nies. Mais comment pourvoir quelqu'un d'un don que la nature, dans sa rigueur (d'aucuns diraient dans sa grande bonté), lui avait refusé ?

- Je dirais qu'il est mort depuis deux jours. Peut-être un peu moins.

Le médecin déboutonnait la chemise du mort. Soudain ennuyé par ce rituel lugubre, l'inspecteur sortit. Il pensa à

transmettre l'information consolante au constable Perrot mais l'homme avait de nouveau disparu. Le sergent Troy arrêta de se balancer et t‚cha de prendre un air plus présent tout en savourant manifestement le soleil.

- C'est la vie, hein, patron ?

Barnaby s'émerveilla de pareil détachement. Si peu de temps après avoir découvert un être humain qui ne verrait jamais plus le soleil se lever ! Il paraît que c'est la vie. Il arrivait à l'inspecteur, rarement et le temps d'un battement de cúur, d'envier son sergent. Mais aujourd'hui, ce n'était pas le cas.

Au bout de dix minutes environ, George Bullard les rejoignit. Il ne dit pas " c'est la vie " mais inspira et expira l'air parfumé avec une immense jouissance. Barnaby commençait à se sentir un peu hors circuit.

- La camionnette sera là d'un moment à l'autre, Tom.

- On a une chance d'avoir bientôt l'autopsie ?

- Toutes les chances. En fait, je n'ai rien pour aujourd'hui.

- Voilà qui fait plaisir à entendre. (L'inspecteur jeta un coup d'oeil alentour.) O˘ est votre poulet, Gavin ?

- Je l'ai mis à l'entrée pour faire circuler les gens. La dernière fois que j'ai vérifié, il admirait le dessin d'un petit gamin.

Barnaby rugit de rire.

- Il est bien, Colin Perrot, protesta le médecin. J'ai habité

dans son secteur. Il est toujours disponible.

- Je suis s˚r que c'est quelqu'un de chaleureux et de parfaitement sympathique, dit Barnaby. Mais je commence à croire que, comme flic, c'est un bon à rien.

L'enquête sur la mort de Hollingsworth étant nécessairement retardée jusqu'au rapport d'autopsie, pour l'heure, c'était la disparition de Simone qui préoccupait Barnaby.

Une demi-heure s'était écoulée depuis que la fourgonnette de la morgue était partie. Des policiers en uniforme avaient été postés devant et derrière la maison.

Il était une heure et demie. quel meilleur endroit que le pub du village pour déjeuner et glaner des informations ?

Sur le chemin, ils furent dépassés par le constable Perrot, qui s'arrêta brièvement près du carrefour, plongea dans la haie et en sortit une canette.

- Gentil Monsieur Propre, dit le sergent Troy.

Le Goal and Whistle, qui allait fêter son cent cinquantième anniversaire, avait été récemment rénové par les bras-seurs. Son plafond, d'un riche brun jaune, culotté par des années de fumée de tabac, avait été décapé et repeint d'un vernis sombre, d'un riche brun jaune. Son comptoir plein de cicatrices, son carrelage usé en terre cuite et son vieux foyer avaient été mis en pièces et remplacés par un comptoir vieilli artificiellement, des dalles de pierre artistiquement craquelées, saupoudrées de fausse sciure et un coin de feu en aggloméré élisabéthain. La vieille cible avait disparu, était arrivé le jeu électronique, Astaroth contre les Ténébreuses Meutes Infernales de Erewhon.

Cette transformation pleine d'imagination, qui n'avait été

ni demandée ni voulue par nos hôtes ni leur clientèle, avait co˚té trente mille livres. On avait assuré au gérant que, quand la rumeur d'une rénovation aussi saisissante se serait répandue, ses recettes crèveraient le plafond. Jusque-là, ce n'était pas évident. Il avait remplacé la cible sur ses propres deniers.

quelques têtes se tournèrent à l'entrée de Barnaby et de Troy et les conversations s'interrompirent. L'inspecteur commanda une salade au jambon et une Guinness, Troy un corned-beef, un sandwich-baguette au chutney et un demi de bière brune. Il apporta son repas à une table près du jeu électronique et commença à jouer.

En attendant sa salade, Barnaby engagea la conversation avec le patron, Daniel Carter.

- C'est à vous, non ? La Rover en bas de l'allée ?

Barnaby admit que oui.

- Tout va bien ?

La question était posée par une femme d'‚ge m˚r qui était venue au comptoir pour un autre gin-menthe. Personne ne bougeait mais Barnaby se rendit compte que l'attention générale était fixée sur sa réponse.

- En fait, nous nous occupons de la disparition de Mme Simone Hollingsworth.

- qu'est-ce que je t'avais dit, Elsie ! s'exclama le gin-menthe par-dessus son épaule.

- Merci, Bet. Je prendrai une goutte de White Satin.

- Sourde comme un sonneur de cloches, soupira Bet, qui fit un geste de la main. Vous en avez mis, du temps !

- Vous les connaissiez tous les deux ? demanda Barnaby.

Il s'adressait à la vieille femme mais il regarda dans la salle. Les vannes s'ouvrirent.

Le temps qu'il ait fini sa salade fatiguée, sans assaisonnement, et ses lamelles de jambon transparentes, il avait découvert que M. H travaillait tous les jours que Dieu fait, que Mme H était toujours attifée comme pas possible. Il ne se mêlait jamais aux autres, elle si mais elle s'ennuyait au bout de cinq minutes. Ils donnaient mais pas autant qu'on pourrait croire, vu leur propriété. La dernière fois qu'on avait vu la pauvre Simone, c'était dans le bus de Causton.

Et, conclut Elsie, ne me dites pas qu'on quitte son vieux avec seulement un sac à main et une veste légère. Surtout quand il est plein aux as.

Jusque-là, rien d'étonnant. Barnaby allait se résigner. Mais Daniel Carter se pencha en avant. Il jeta un coup d'úil de droite à gauche, comme s'il allait traverser une rue animée, et parut sur le point de tapoter l'aile de son nez rouge et luisant.

- Et si c'était Alan qui avait disparu, vous n'auriez pas à

chercher bien loin.

- Vraiment ? Et pourquoi ça ? rétorqua l'inspecteur.

- Vous devriez le savoir, dit Elsie. C'est vous, les flics !

- Il est passé en jugement pour ça.

- Gray Patterson.

- Coups et blessures.

- Simple voie de fait, non ?

- C'est du pareil au même.

- Tout ça, c'était à cause d'un vol ou un truc dans le genre, dit le patron. Ils travaillaient ensemble, vous voyez, lui et Hollingsworth. Soi-disant des associés, dans leur affaire d'ordinateurs. Pen quelque chose.

- Penstemon, cria Elsie la sourde.

- C'est ça. Alors, d'après le compte rendu de l'audience, Patterson avait inventé un nouveau programme, comme ils appellent ça. quelque chose de vraiment spécial qui lui aurait rapporté des millions. Et Alan l'a arnaqué.

- Il lui a piqué son truc, intervint un gros homme, qui venait de terminer son p‚té à la viande.

- Je ne connais pas tous les tenants et aboutissants, poursuivit Daniel Carter, mais ça a fait du grabuge. Alors, Patterson a piqué sa crise.

- C'est vrai ? demanda Barnaby.

- Il a tabassé M. H, dit la vieille dame, qui inclinait délicatement son verre.

- Maintenant, il est complètement fauché, Gray. Il doit de l'argent sur sa maison, il ne peut pas la vendre, il ne peut pas déménager. Il est pas dans la mouise, comme on dit!

- J'ai entendu dire qu'il essayait de louer.

Barnaby finit sa bière. Il l'aurait trouvée excellente s'il n'avait pas connu la douce amertume veloutée de la version irlandaise. Un an plus tôt, Joyce et lui étaient allés à Sligo pour le festival de musique et la Guinness avait été une révélation. La différence, lui avait-on dit, résidait dans la qualité de l'eau.

Troy, qui avait fini de cogner, de bourrer de coups et de maudire Astaroth et Cie, était penché au-dessus de la machine en train de bavarder avec un jeune qui cognait, bourrait de coups et maudissait à son tour. Il intercepta l'úil du chef.

- Salut, vieux, murmura-t-il et il se dirigea vers la porte.

- Vous avez appris quelque chose ? demanda l'inspecteur en remontant l'allée.

- Seulement que Mme Hollingsworth était une sacrée nana mais qu'elle se gardait pour son mari. Le mec à qui je parlais est le frère de la fille qui fait le ménage chez la vieille.

- quelle vieille ? «a grouille de vieilles dames, par ici.

- La toquée qui est venue vous voir.

- Pas si toquée que ça, finalement.

Depuis qu'il avait lu le rapport de Perrot, Barnaby avait repensé plus d'une fois à Mme Molfrey, avec ses vêtements excentriques et sa perruque supersonique. Le souvenir qu'il gardait de leur entrevue s'était enrichi d'un piquant plein de charme qui, malheureusement, avait manqué sur le moment. Il n'avait pas vraiment envie de lui reparler, craignant qu'elle ne se révèle simplement une vieille raseuse un peu dérangée.

- Et vous, chef? demanda Troy. De la veine ?

- S'il s'avère qu'on a affaire à un meurtre, j'ai un joli petit suspect. quelqu'un qui a tabassé Hollingsworth, après que l'homme lui a escroqué beaucoup d'argent.

- Ce n'est plus le Gentil Monsieur, alors, notre Alan, dit Troy en sifflant.

- S'il l'a jamais été.

Ils étaient arrivés aux Rossignols. Il y avait quelques personnes dehors mais, devant les grilles fermées et le constable posté sur le perron, qui était un étranger peu communicatif, personne ne s'attardait.

- Un message pour vous, monsieur, dit le constable. La dame, de la maison d'à côté, à gauche, voudrait parler à un responsable.

Le constable Ramsey avait reçu cette information de son collègue posté à l'arrière. Apparemment, Kevin avait entendu du bruit derrière la clôture, il était allé voir et avait trouvé

un visage qui l'épiait à travers un fouillis de trucs verts. La requête murmurée, le visage avait disparu, comme si son propriétaire avait été brusquement tiré en arrière.

Barnaby, qui présumait à tort qu'il s'agissait d'un intérêt irrépressible pour les événements qui se déroulaient chez les Hollingsworth, se dirigea vers Les Mélèzes. Troy frappa aux panneaux acidulés. Ils s'ouvrirent, comme par magie.

- Ohé ? s'écria Barnaby.

- Entrez.

Les mots, chuchotés derrière la porte, étaient à peine audibles. Les deux policiers franchirent le seuil.

Dix minutes plus tard, alors que la tension dans la pièce vibrait comme une harpe, Barnaby n'avait toujours pas compris exactement pourquoi on les avait fait venir. Il était assis sur le canapé et mangeait un sandwich si fin qu'il se dissolvait dans la bouche comme une hostie. Il était fourré

d'un fromage blanc sans saveur et d'une feuille de cresson fanée. En plus, il était glacé. Mme Brockley devait conserver son pain dans le frigo. Barnaby commençait à avoir mal aux dents et il but un peu de thé pour se les réchauffer.

Les Brockley se regardaient. Non pas le silencieux :

" Vas-y, toi ! Non, toi ! ", plaisanterie de copains que se font parfois les couples. Leurs regards ne se rencontraient pas vraiment. Celui du mari semblait dire " Tu n'as pas intérêt ! "

tandis que celui de la femme était plus difficile à déchiffrer.

Elle était bouleversée, de toute évidence, et très tendue mais elle était aussi en colère. Ses yeux étincelaient.

- Vous nous avez demandé de venir, madame ? répéta l'inspecteur, pour la énième fois.

- Oui. (Elle le regarda fixement et il se rendit compte que ses yeux étincelaient non de colère mais de larmes.) quelque chose de...

- Iris !

- Il faudra bien le leur dire, tôt ou tard.

- Tu n'avais pas besoin de les faire venir. Tout le monde va savoir.

Barnaby, qui commençait à perdre patience, t‚cha de se montrer rassurant.

- Monsieur, nous allons effectuer une enquête de voisi-nage bientôt, au sujet de la disparition de...

- quoi ? de voisina... ?

- Ce qui signifie qu'on rendra visite à tout le monde dans le village. Je suis s˚r que, quand tout cela sera en route, les gens croiront tout simplement qu'on a commencé par vous.

- Tu vois ! s'écria Iris.

Reg ne parut pas convaincu. En les regardant tous les deux, Barnaby songea au mot " corseté ". Pratiquement obsolète en ces temps de teddies et de bodies, de Lycra et Spandex, mais un mot qu'incarnaient s˚rement ces deux personnes rigoureusement coincées. Ficelées solidement, poussées et tirées et baleinées dans une vie respectable, au-dessus de tout soupçon. Une vie qui avait s˚rement du mal à respirer comme il faut.

- Notre fille a disparu.

C'était Iris qui venait de parler. Reg se couvrit la figure de ses mains, comme si on l'exposait brutalement à

l'opprobre public.

- Brenda est sortie lundi soir avec la voiture. Plutôt soudainement, en fait. Comme elle n'avait pas réapparu, vers dix heures...

- Elle a appelé, inspecteur, interrompit le mari.

- C'était il y a deux jours, cria Iris.

Le sergent Troy, pigeant qu'il allait participer au plus ennuyeux des non-événements de toute l'histoire de l'hu-manité, engloutit son quatrième scone, cueillit une poignée de biscuits au chocolat et son esprit se mit à battre la campagne. Il jeta encore une fois un coup d'oeil à l'horloge.

Il était difficile de ne pas remarquer cette splendide anti-quité. O˘ que l'on regarde dans la pièce, elle attirait les yeux. Des chiffres en strass sur un cadran en velours noir et des aiguilles dorées. Au bout de l'aiguille des minutes était perché un grand papillon rose et jaune avec des ailes à

sequins et de longues antennes trémulantes. Toutes les soixante secondes, il faisait un bond en avant et les nerfs de Troy commençaient à l'imiter.

- Est-elle rentrée d'habitude à dix heures, madame ?

interrogea Barnaby.

- Non, dit Reg. Elle ne sort pas, vous comprenez.

- Je vous demande pardon ?

- Eh bien, pour travailler, bien s˚r. Et pour faire quelques courses.

- Mais pas le soir.

- quel ‚ge a Brenda ?

- Vingt-neuf ans. (Bien que le visage de Barnaby rest‚t imperturbable. Iris avait d˚ sentir son incrédulité car elle ajouta :) Je comprends bien qu'elle n'est plus une enfant mais elle n'a jamais, jamais fait une chose pareille avant.

- De toute sa vie.

- Alors quand a-t-elle téléphoné ?

- A neuf heures, environ. En disant qu'elle restait avec un ami.

- Pas qu'elle restait avec, corrigea Reg. Elle était avec.

Comme être avec. A parler.

- On ne savait même pas qu'elle avait un ami, dit Iris avec un ton inconsciemment pathétique.

Même si elle n'avait pas eu vingt-neuf ans, Troy, qui avait regardé le portrait dans son cadre tarabiscoté, trouvait qu'elle valait son pesant de moutarde. Tu parles d'un cageot ! Elle méritait de figurer à une exposition canine, et encore, ça serait insultant pour les chiens. Pas besoin d'accorder son instrument pour celle-là.

- «a lui va bien de dire de ne pas s'inquiéter, ajouta Iris.

Mais bien s˚r qu'on s'est inquiétés.

- Toute la nuit.

- Et, le matin...

Ils avaient discuté pendant près de deux heures pour savoir s'il fallait appeler le bureau de Brenda. Iris, des cernes noirs sous les yeux, était pour à cent pour cent ; Reg, d'abord totalement contre, avait hésité devant l'extrême agitation de sa femme. Ils s'étaient affrontés à la table vide de la cuisine - le petit déjeuner ne serait pas passé - écarte-lés entre l'obligation d'agir de manière socialement acceptable et correcte et le besoin de lever l'incertitude qui les rendait malades.

- Mais qu'est-ce qu'ils vont penser ?

- On s'en fiche de ce qu'ils pensent.

- Cela ne se fait pas, dans les affaires, Iris.

- Je m'en fiche !

- Les appels personnels sont mal vus. Brenda a toujours été très à cheval là-dessus.

- Tu n'as pas besoin de parler à...

- On va lui attirer des ennuis.

- Demande seulement si elle est là. Dis que c'est pour affaires. Fais-toi passer pour un client.

- Elle sera à la maison à six heures et demie.

- Je ne peux pas attendre neuf heures, hurla Iris.

Alors, accompagné des gémissements de sa femme et des aboiements du caniche, Reg avait téléphoné à Coalport and National Building Society. On lui avait demandé de patienter, en lui infligeant de la cornemuse et un orgue électrique qui jouaient le Ye Banks and Braes, mélodie que, pour le restant de sa vie, il ne pourrait jamais entendre sans être envahi d'une froide épouvante.

On finit par lui passer le service du personnel o˘ on l'informa que Mlle Brockley ne s'était pas présentée à son travail ce matin-là et qu'il n'y avait pas de message. quand Reg eut raccroché, ils restèrent assis, en silence, pendant un très long moment. Même Shona rampa dans son panier sans qu'on le lui dise.

Les vingt-quatre heures qui suivirent se traînèrent. Les Brockley ne pouvaient rien avaler. Des tasses de thé furent préparées et restèrent, sans soucoupes, sur les meubles jus-

qu'à complet refroidissement.

C'était Iris qui, devenue presque folle le mercredi matin, avait aperçu le policier dans le jardin des Hollingsworth et lui avait impulsivement adressé la parole. Reg s'était précipité pour l'en empêcher mais une seconde trop tard.

- Croyez-vous qu'elle ait fait allusion à un petit ami ?

demanda Barnaby.

Les Brockley repoussèrent cette suggestion avec une conviction que l'inspecteur ne put s'empêcher de trouver ridicule.

Après tout, leur fille avait presque trente ans et, même si sa vie sociale était quelque peu limitée, elle devait rencontrer beaucoup d'hommes à son travail. La photo de Brenda était à la limite du champ de vision de Barnaby, il ne l'avait pas distinguée du décor.

- Absolument pas, disait Reg.

- Brenda est quelqu'un de très particulier.

- Elle est très difficile dans ses fréquentations, nous l'avons élevée comme ça.

- Reparlez-moi encore de cet appel téléphonique.

Redites-moi ses mots exacts, si vous vous en souvenez.

S'ils s'en souvenaient ! Les phrases impatientes, hachées étaient gravées à jamais dans leurs cúurs.

" Papa, il se pourrait que je ne rentre pas avant un petit moment. J'ai rencontré un ami. On va manger quelque chose. Ne t'inquiète pas si je rentre un peu tard. A bientôt.

Au revoir. "

- Le plus bizarre c'était...

- Mis à part le fait de recevoir un message pareil, intervint Iris.

- C'était qu'elle paraissait appeler d'une gare.

- Ah oui ? dit Barnaby.

Troy jeta un coup d'úil discret à sa montre et b‚illa intérieurement, en étirant les lèvres sans les séparer et en soulevant le palais. Il eut un regard concupiscent vers les gaufrettes au chocolat. C'est curieux, quel que soit l'état dans lequel les gens se trouvent, ils vous font toujours du thé et font sauter le couvercle de la boîte à biscuits.

- Il y avait beaucoup de bruit de fond, expliqua Reg.

- Des annonces.

- Eh bien, monsieur (Barnaby se leva et sa forte carrure intercepta la lumière qui venait de la fenêtre), je vous suggère, si vous n'avez pas de nouvelles de Brenda d'ici demain matin, de venir au commissariat pour la signaler comme disparue.

- Le commissariat ?

- C'est ça.

- Vous ne pourriez pas le faire pour nous, monsieur ? dit Iris.

- Malheureusement non. Il y a une certaine marche à

suivre. Des formulaires à remplir.

Barnaby n'ajouta pas, comme nombre de ses collègues le faisaient couramment, " Je suis s˚r que tout ira bien ".

Il avait trop souvent frappé à la porte de gens pour leur annoncer qu'en ce qui concernait leur enfant, ça n'allait pas bien du tout.

On les fit sortir par la cuisine. Troy s'arrêta devant le panier du caniche, se pencha et caressa le chien. Lui frotta les oreilles, qu'il avait en arrière.

- Elle va bientôt rentrer, dit-il avec entrain. Te laisse pas abattre !

*

* *

Les étapes préliminaires de l'autopsie furent achevées vers six heures. Le rapport complet ne serait pas sur le bureau de l'inspecteur avant le lendemain, dans l'après-midi mais George Bullard téléphona immédiatement pour donner les premiers résultats.

Alan Hollingsworth était mort d'un surdosage d'Halopéridol dans une solution de whisky. Pas de nourriture dans l'estomac. Le tranquillisant n'était délivré que sur ordonnance, commercialisé sous différents noms, habituellement conditionné en gélules de 0,5 milligrammes. Aucune capsule n'avait été retrouvée. Il n'y avait aucune marque suspecte sur le corps. Le cúur, les poumons et autres organes étaient intacts.

- Il en avait bien encore pour quarante ans, conclut le Dr Bullard.

- Et les heures ?

- Lundi tard dans la nuit, je dirais. Ou tôt le mardi.

Difficile d'être plus précis après quarante-huit heures.

- Allez, George !

Il maudit silencieusement le constable Perrot.

- Désolé.

Barnaby soupira.

- Une dose comme celle-là, ça suffirait pour tuer ?

- Probablement. Surtout avec toute cette gnôle.

D'après la position du corps, je dirais qu'il a pris le truc assis sur le canapé puis, il a roulé après avoir perdu conscience.

Le tapis est très épais et, regardons les choses en face, on ne peut pas être plus détendu physiquement que quand on meurt. Ce qui explique pourquoi il n'a pas de bleus.

- Et ce truc de capsules ? Tu veux dire qu'il a pris ça sous forme de cachets ?

- Impossible. On ne le trouve qu'en gélules.

- Attends un peu. (Barnaby fit une pause et ressentit à

nouveau cette conviction étrange, que rien ne venait corro-borer, qu'il avait éprouvée en découvrant le corps d'Alan Hollingsworth.) Ce n'est pas amer ? Le truc, dans ces tranquillisants ?

- Parfois. Mais pas dans ce cas. L'Halopéridol n'a pas de go˚t.

- Et les capsules ne se seraient pas dissoutes de toute façon ?

- Peut-être. Mais il y aurait quand même des traces de gélatine dans l'estomac.

- Bon. Merci, George.

Nous y voilà. Une histoire plutôt banale. Un type se fait plaquer par sa femme. Il essaie de noyer son chagrin dans l'alcool. Mais l'alcool, ça se dissipe. Il faut en prendre plus, et ça se dissipe encore. Et ainsi de suite, lamentablement.

Beaucoup mieux d'en finir, une bonne fois pour toutes.

Donc, après être parvenu à cette déplorable conclusion, que fait Hollingsworth ? Il se fourre des cachets dans la bouche, les fait passer avec un coup d'alcool et en finit comme ça ? Non, il s'assoit sur le canapé, il épluche soigneusement les quelque seize gélules, en verse le contenu dans son verre et remue pour dissoudre. Puis il jette soigneusement les capsules. C'était possible, bien s˚r. Il y a des gens qui agissent ainsi, avec netteté et précision même in extremis, les Brockley par exemple. Mais ce n'était pas ainsi que le mort s'était comporté jusque-là. Il avait surtout fait preuve d'un désespoir anarchique.

Bien qu'hésitant encore à engager une investigation de grande envergure, Barnaby ne voyait pas le moyen d'éviter la prochaine étape. Aussi est-ce tôt, le lendemain matin, qu'une camionnette Sherpa tourna dans St Chad's Lane.

Peu de temps après, les techniciens de l'IJ déchargèrent leur matériel, à la grande excitation et à l'intense satisfaction du village, et l'austère et impersonnelle machinerie d'une enquête se mit en route.

4

PR…VENU que sa voiture était prête, Barnaby dévala l'escalier, sans attendre l'ascenseur. Monter et descendre de la voiture à son bureau en soufflant comme un búuf, c'était pratiquement son seul exercice physique, depuis quelque temps. Il ne comptait pas le jardinage, nécessairement intermittent et qui, maintenant que son terrain était vieux et bien établi, ne lui demandait plus de gros efforts de bêchage.

Il avait une certaine distance à parcourir, pour souffler comme un búuf. A l'instar des bureaux d'affaires civiles, plus le grade était élevé dans la hiérarchie, plus le bureau était éloigné du rez-de-chaussée. On disait que le super-chef résidait dans un nid de corneille, un engin d'acier et de plastique, antifoudre, vissé à mi-hauteur du pylône de la radio, sur le toit du b‚timent principal.

En passant devant la réception, Barnaby reconnut les Brockley et s'aperçut immédiatement que les corsets de leur vie s'étaient encore desserrés. Ils étaient assis côte à

côte sur d'inconfortables coquilles en polystyrène. Manifestement, leur fille n'avait pas réapparu. Un triste renversement s'était opéré dans leur attitude. Reg paraissait maintenant aussi souffrant et bouleversé que sa femme, la veille. Iris, elle, était comme un roc. Dans ses bras croisés, elle serrait une photographie encadrée. Son visage, bien que sans expression, paraissait s'étaler vers l'extérieur, comme férocement comprimé. Elle ressemblait au citron sur la vieille réclame de sirop : Idris quand C'est Sec.

Ils avaient attendu, en effet, comme l'avait suggéré

Barnaby, presque une journée entière avant de signaler la disparition de Brenda. Une telle sujétion à l'autorité dans une situation pareille lui parut presque incroyable. Ridicule, même. Il allait passer quand une femme policier fit le tour de son bureau et s'approcha d'eux.

La vague de chaleur, promise par la météo pour plusieurs jours, était en bonne voie, maintenant. La voiture était un four. Barnaby sentait le cuir lui br˚ler les jambes.

Sa chemise avait perdu sa fraîcheur et collait déjà à son dos.

Troy, vêtu d'une impeccable chemise Lacoste vert pomme (avec le vrai crocodile, trois livres sur un marché), avait l'air de sortir d'un frigo, pas la moindre goutte de sueur, nulle part. Il était en train de gémir, comme d'habitude, cette fois à propos de sa vie sexuelle.

- C'est vrai, quoi, si j'avais envie de baiser une statue en marbre, je me serais trouvé un boulot au British Muséum.

Barnaby baissa toutes les vitres.

- A la fin, je lui ai dit : " Te réveille pas, si je te dérange ! "

- Et elle s'est réveillée ?

- Difficile à dire. Elle est pas très démonstrative, Maureen.

L'inspecteur songea que le sabre de son sergent, quoi qu'il fît avec, ne devait certainement pas sommeiller puis ses pensées se tournèrent vers l'enfant unique des Brockley.

Jusque-là, Brenda avait à peine effleuré sa conscience.

Avec un cadavre et une disparition sur les bras, il avait largement de quoi s'occuper. Le fait que les parents aient reçu un appel rassurant laissait à penser qu'il n'y avait pas eu de plan concerté. Mais, plus de quarante-huit heures après, elle n'était toujours pas rentrée. Et malgré l'insistance des Brockley à affirmer qu'ils ne s'occupaient pas du tout des affaires de Simone et Alan Hollingsworth, on ne pouvait nier qu'ils vivaient pratiquement porte à porte. Brenda avait-elle vu ou entendu quelque chose qui ait pu la mettre en danger ? Plus il y réfléchissait, plus Barnaby était mal à

l'aise.

Troy continuait toujours à débiter son discours. Ils allaient entrer dans Fawcett Green quand Barnaby se remit au diapason. Cette fois, la victime de la vindicte du sergent était Mme Milburn, sa belle-mère.

- Elle est grave, cette bonne femme. Elle a une carte de donneur qui dit qu'à aucun prix, on ne dispose de ses organes après sa mort. Parce qu'ils sont vachement toxiques.

- N'importe quoi !

- Je l'ai vue, la carte. Il y a un cr‚ne dessus avec des os en croix.

Troy se gara dans la cour du pub à onze heures moins dix. Barnaby avait rendez-vous à onze avec le Dr Jennings.

Troy devait dénicher l'adresse et le numéro de téléphone de la coiffeuse à domicile, Becky Latimer. Et aussi ceux de Sarah Lawson, l'autre personne mentionnée par Mme Molfrey pendant sa visite au commissariat de Causton. Les deux hommes étaient convenus de se retrouver aux Rossignols.

L'allée était déjà remplie de monde, ainsi que le petit terrain à l'arrière du jardin des Hollingsworth. Les joues empourprées par la colère, le sentiment de culpabilité et l'appréhension (car il craignait que, devant son incapacité

flagrante à maîtriser quoi que ce soit, les autorités décident de s'occuper de lui), un Perrot excédé essayait de dégager la route pour une Land Rover boueuse. Le conducteur klaxonnait en vain, accentuant les aboiements hystériques de ses deux golden retrievers. A peine le véhicule avait-il réussi à se faufiler que la foule se refermait derrière lui.

Barnaby manqua presque tout le spectacle car il devait couper par le cimetière pour gagner la maison du médecin.

Troy décida qu'avant d'aller au bureau de poste il allait s'amuser un peu aux dépens de Perrot. Il se fraya un passage dans la foule à grands coups de coude, avec une détermination de brute.

- Si j'étais vous, je les ferais bouger un peu, Jacquot.

- Oui, sergent.

- O˘ est la barrière ?

- Elle arrive.

- Par là, fit Troy avec un signe de tête qui exprimait un désir d'intimité.

Le cúur dans les talons et l'estomac noué, Perrot s'approcha.

- Je pensais que vous aimeriez connaître les résultats de l'autopsie. Il est mort dix minutes environ avant que le chef et moi entrions dans la maison. Il s'en est fallu de peu.

C'est triste, hein ?

Puis il repartit à grandes enjambées, laissant le policier livide, les yeux écarquillés, complètement anéanti.

Lassé du monde et disposant d'un peu de temps, Barnaby fl‚na dans le cimetière, lut les inscriptions des pierres tombales rongées de lichen vert et jaune, admira une dalle toute simple et un grand mausolée entouré de grilles ornées. Sur une tombe nue, on avait déposé des fleurs sau-

vages dans un bocal en verre. Sur une autre, des gravillons de granit vert et un vase vide en métal. Imposant monument ou croix de bois, au bout du compte, quelle importance ? Le monde est un thé‚tre, la vie est un passage. Tout cela ne sert qu'à satisfaire et consoler la famille du mort.

Les os solitaires, en dessous, s'en fichent complètement.

Dans les ormes alentour, croassaient des freux, qui déchar-geaient ainsi l'agressivité de leurs cúurs.

Le révérend Bream apparut, referma la porte de la sacristie derrière lui et descendit l'allée dans un bruissement de soutane. Bien qu'il march‚t les yeux baissés, plein d'onction, les mains croisées sur les opulentes rondeurs de son ventre, Barnaby devina chez le pasteur un certain attachement aux choses de ce monde. Son visage rubicond était encadré par une masse de cheveux ch‚tains ondulés qui effleuraient son col. Il sortait tout droit de ces émous-tillants tableaux du xixe siècle représentant deux cardinaux pompettes.

- Bonjour, dit le révérend Bream. (Il sourit en découvrant plein de dents d'une blancheur étincelante.) Faites-vous partie de notre excellente maréchaussée ?

- C'est exact, monsieur. Inspecteur divisionnaire Barnaby.

- C'est pour Les Rossignols, n'est-ce pas ? (Barnaby acquiesça d'un signe de tête.) Une triste affaire. Pauvre Alan.

- Vous connaissiez les Hollingsworth ?

- Simone, un peu. Elle était dans mon groupe de carillon. La seule fois o˘ j'ai parlé à son mari, c'était le jour de sa disparition. Elle n'est pas venue à la répétition, alors je suis passé pour voir si tout allait bien.

- Ecoutez, dit Barnaby en indiquant un banc, nous pourrions peut-être nous asseoir ?

- Eh bien, je vais à un baptême à Reliions Wychwood.

- Cela ne prendra qu'un moment. Ou on peut se retrouver plus tard.

- Oh, je crois que ça ira. (Le pasteur consulta sa montre.) Je suis toujours un quart d'heure en avance et eux, ils devraient être en retard. Les gens sont toujours en retard aux mariages et aux baptêmes. Jamais aux enterrements.

Tellement impatients de se débarrasser du mort et de rentrer se cuiter.

- Vous connaissiez bien Mme Hollingsworth ? demanda l'inspecteur quand ils se furent assis.

- Pas vraiment. Elle est venue à quelques réunions, en a manqué plusieurs, est revenue vaguement, sans conviction.

Elle cherchait à s'occuper, je pense.

- Vous ne la voyiez pas en dehors des séances de carillon ?

- Mon Dieu, non ! dit-il en riant puis il leva brièvement les yeux au ciel, comme pour se dédouaner de cette innocente exclamation. Ni l'un ni l'autre n'allait à l'église. Mais, de nos jours, qui va à l'église ? A moins d'avoir besoin d'un décor pour la vidéo de mariage.

Le révérend Bream parlait sans amertume. Il paraissait se résigner de bon cúur à l'ampleur de l'indifférence générale. Peut-être, comme en témoignait son teint haut en couleur, se réconfortait-il de temps en temps avec un petit verre de bordeaux. Un petit coup, pour faire plaisir à son estomac. Il devint fort sympathique à Barnaby.

- que pensiez-vous d'elle ?

- De Simone? Un peu bouchée... non, pardon. Ce n'est pas gentil. Il serait plus juste, je crois, de dire sans malice. Et plutôt crédule. On a l'impression qu'elle croit tout ce qu'on lui dit. Une douce nature, autant qu'on puisse en juger. Très petite, un mètre cinquante-deux environ, je dirais, et très mince. Petites mains, petits pieds. Blonde, teint ravissant. Etonnamment jolie.

Encore un romancier. Ils étaient partout. Barnaby demanda au pasteur s'il se souvenait à quelle heure il était passé chez eux.

- Vers six heures, dès qu'on a eu fini. J'ai frappé plusieurs fois, en insistant parce que la voiture d'Alan était là.

Il a fini par ouvrir la porte et il n'avait pas l'air bien du tout.

- Malade, vous voulez dire ?

L'inspecteur se rappela que Perrot avait mentionné un message d'adieu sur le répondeur de Hollingsworth. Apparemment, il l'avait déjà découvert.

- Terriblement bouleversé, je dirais. Presque incohérent.

Je suis entré, sans y être invité, mais il y a des moments o˘

les bonnes manières doivent passer au second plan. J'ai demandé si je pouvais faire quelque chose. Si Mme Hollingsworth allait bien. Il a dit qu'elle était partie voir sa mère qui avait eu une attaque. Avant qu'il ait fini de parler, je me suis retrouvé sur le perron.

- Vous êtes revenu ?

- A quoi bon, puisque j'étais visiblement de trop ? J'en ai parlé à Evadne et elle a mis en branle le système d'en-traide du village, sans grand résultat, malheureusement. Je me sens plein de remords, maintenant. Peut-être que si j'avais insisté...

- Je doute que cela e˚t changé quoi que ce soit.

Le révérend Bream se leva et lissa sa soutane. Barnaby remarqua qu'à la lumière éclatante du soleil, elle avait une nuance verd‚tre.

- J'imagine que vous ne pouvez pas me dire comment...

s'interrompit le pasteur, avec délicatesse.

- Malheureusement, non, monsieur. L'enquête est en cours.

Le révérend Bream partit arroser la tête du bébé et Barnaby poursuivit son chemin vers la maison du Dr Jennings.

Celle-ci était un très joli b‚timent à un étage, en pierre dorée, flanqué d'un beaucoup moins joli cabinet médical en parpaings qui saillait d'un côté.

Mme Jennings l'introduisit dans un confortable salon et sortit pour faire du café. En attendant son retour, Barnaby employa son temps à regarder les livres et les photos de famille. Des clichés heureux, des photos de classe, dans des cadres dorés ovales, montées sur des passe-partout marron foncé, deux garçons et une fille. Des gens d'‚ge m˚r, des vieux. Une fille d'environ dix-huit ans avec un gros patapouf de bébé, tous deux tordus de rire. Un paterfamilias avec des favoris.

- Une grande famille, madame, dit-il en s'approchant pour l'aider quand elle entra dans la pièce car le plateau paraissait très lourd.

- J'aimerais qu'ils s'en aillent, affirma Avis. Pas pour toujours, bien s˚r. Ni même pour longtemps. Seulement des fois.

- La mienne est partie, confia l'inspecteur. Je ne vous le recommande pas.

- Pour les hommes, c'est différent, répliqua-t-elle en atta-quant le g‚teau avec un redoutable couteau, long et incurvé

comme un kriss malais.

- Pas pour moi, merci... dit Barnaby.

- C'est vrai, ce n'est pas aussi contraignant pour vous.

Animée par son sujet, elle versa le café d'une cafetière au ventre rebondi, en séparant des petites tables gigognes.

- Combien de fois, par exemple, avez-vous abandonné

la poursuite d'un criminel sur la route parce que vous deviez aller chercher un de vos enfants au basket ?

- Pas souvent. (Il la remercia pour la table, puis pour le café.) En fait, jamais.

- Exactement. (Elle déposa le g‚teau, une fourchette en argent et une jolie serviette amidonnée.) Je suis renommée pour le moelleux de mon g‚teau-mousseline. qu'en pensez-vous ?

Barnaby pensa qu'un morceau ne pourrait pas lui faire de mal. Par pure courtoisie. Et il n'avait pas besoin de tout manger.

Grave erreur d'appréciation. C'était divin. Il prit une seconde cuillerée, l'avala puis sourit à la femme qui avait engagé la conversation avec tant d'ingénue franchise. Il y a des gens qui ne pensent pas une seconde qu'ils peuvent embarrasser les autres en parlant à cúur ouvert et Avis Jennings, comme Mme Molfrey, en faisait manifestement partie. C'était peut-être une spécialité de Fawcett Green, ce qui se révélait une excellente nouvelle, du point de vue d'un enquêteur.

- Alors, dit-elle en prenant une longue gorgée de café, je suppose que c'est à propos d'Alan.

- Nous enquêtons aussi sur la disparition de Mme Hol-

lingsworth.

- Ah?

- Vous la connaissiez bien ?

- A peine. Elle est venue au Club des Femmes un peu.

Et au carillon. On a fait un brin de causette.

- De quoi avez-vous parlé ?

- Oh, de tout et de rien.

Barnaby refréna son impatience. Ce qui n'était pas difficile car l'exquis fourrage du g‚teau lui fondait sur la langue. Chocolat amer, amandes, caramel, un soupçon d'eau de fleurs d'oranger.

- Vous a-t-elle parlé de sa vie avant son mariage ?

demanda-t-il en sortant un calepin et un stylo.

- Un peu. Elle avait l'air d'avoir ramé. Vous savez, des petits boulots, sans beaucoup d'avenir.

- Par exemple ?

- Vendeuse chez un fleuriste, des cours de maquillage, démonstration de robots ménagers. (Les sourcils froncés, Avis fouillait dans ses souvenirs.) Hum, elle a travaillé à

la télévision un moment. Puis comme caissière dans une espèce de club. Elle a été plutôt évasive là-dessus. Je me demande si ce n'était pas un peu " Soho ". Des étincelles et des plumes et de vieux messieurs tristes en gilet.

Elle voulait s˚rement dire en " imperméable ".

- C'était à Londres, ça ?

- J'en ai eu l'impression.

Avis fouilla encore dans sa mémoire mais rien d'autre n'en sortit. Barnaby lui demanda si elle savait avec qui Mme Hollingsworth était amie. Avis secoua la tête.

- Simone n'était pas du genre à avoir des amies femmes.

C'était une femme à hommes, comme on disait, il y a des années de ça. (L'expression était entre guillemets.) Elle a peut-être parlé davantage à Sarah Lawson. Elle a fréquenté

quelque temps son cours d'art.

Cela peut être utile, pensa l'inspecteur tandis qu'une sonnerie distante s'éteignait.

- C'est le dernier patient qui est parti, dit Mme Jennings. Venez, inspecteur. Je vais vous conduire.

Le Dr Jennings, qui était en train de se laver les mains, sourit gaiement en tournant la tête. Une odeur de savon et d'antiseptique flottait dans la pièce. Il indiqua d'un signe une chaise placée près de son vaste bureau encombré d'un tas de papiers. Son visiteur s'assit.

- Je n'aime pas que trop de bois me sépare de mon patient, dit le Dr Jim, en s'asseyant à son tour. «a met de la distance. «a fait de moi un personnage d'autorité.

L'inspecteur, comme la plupart des gens, aimait à penser que son généraliste possédait justement une sorte d'autorité supérieure. Au moins en matière médicale. Jennings fit tourner sa chaise en cuir et les deux hommes s'installèrent confortablement, presque à se toucher les genoux. Barnaby se déplaça légèrement pour éviter d'avoir sous les yeux une grande affiche de la Femme Bien Portante énumérant en détail tous les maux auxquels la chair féminine est suscep-tible de succomber.

- Je crois que les deux Hollingsworth avaient un dossier chez vous, docteur.

- C'est exact.

- Malheureusement, M. Hollingsworth est mort d'un surdosage de médicaments...

- Ah, alors c'est ça ! Tant pis pour les rumeurs. qui se sont déchaînées, je peux vous le dire.

- Si je ne me trompe, d'après le constable Perrot, vous êtes passé le voir l'autre jour ?

- Oui, lundi, à l'heure du déjeuner. J'ai un peu tapé à la porte mais pas de réponse. qu'est-ce qu'il a pris ?

- De l'Halopéridol. Avez-vous prescrit des médicaments qui en contenaient, à l'un des deux ?

- A vrai dire, oui. (Il lui tendit un grand dossier rigide, marron, en disant :) Je l'avais sorti en prévision, quand vous avez appelé. (Il en tira une liasse de notes.) Mme Hollingsworth - je n'ai jamais rencontré son mari - est venue au cabinet il y a deux mois à peu près.

- quand exactement ?

- Le 9 mars, si c'est important. Elle s'est plainte d'in-somnie. Je ne suis pas du genre à donner des cachets sur demande, inspecteur, parce que, assez souvent, ce que le patient décrit peut cacher d'autres symptômes beaucoup plus importants. Alors j'ai posé une ou deux questions, sans trop insister, et elle s'est beaucoup troublée. Elle a admis qu'elle se sentait seule et malheureuse. que Londres lui manquait. Alors je lui ai demandé si tout allait bien à la maison. Il y a eu un grand silence et j'ai pensé qu'elle n'avait pas entendu ou qu'elle ne répondrait pas. Puis, très vite, comme si elle avait décidé de se jeter à l'eau, elle a retiré sa veste. Ses bras étaient couverts de vilaines ecchymoses. Elle a eu un mouvement de recul quand j'ai voulu les examiner et a éclaté en sanglots. J'ai bien vu qu'elle regrettait son premier geste. Elle ne voulait pas s'étendre sur le sujet, alors plutôt que de la pousser dans ses retranchements et de risquer qu'elle ne revienne plus, si par hasard elle en avait besoin, j'ai laissé tomber.

- Et elle est revenue, docteur? demanda l'inspecteur, qui prenait des notes en espérant que son Bic n'allait pas le l‚cher.

- Oui. Je lui avais donné une ordonnance pour un mois.

- quand était-ce ? Et quel était le dosage ?

Le Dr Jennings jeta un coup d'oeil à ses notes.

- Trente cachets d'un demi-milligramme.

- Et elle est revenue... ?

- Le 17 avril. Elle a dit que les cachets lui avaient fait beaucoup de bien, ce qui m'a surpris car elle avait l'air complètement lessivée. Et encore plus malheureuse. Je lui ai renouvelé l'ordonnance.

- La même quantité ?

- Oui, mais je l'ai prévenue que je ne lui en redonnerai pas indéfiniment, que ce ne serait pas dans son intérêt.

Alors, quand elle est revenue, une semaine après...

- Une semaine ?

- Elle a raconté une histoire, les cachets avaient disparu, s'étaient envolés de l'armoire à pharmacie, je ne l'ai pas crue une minute.

- que pensez-vous qu'il se soit passé ?

- Pour être franc, je crois malheureusement qu'elle était sur le point de faire une bêtise et qu'elle voulait un autre flacon pour être s˚re de ne pas se rater.

- Alors vous avez refusé ?

- C'est exact. Elle en a été désolée. Elle a commencé à

pleurer. Je dois dire qu'à ce moment-là je me suis demandé

si elle ne disait pas la vérité. Et donc, je lui ai donné une douzaine de tranquillisants à faible dosage pour la dépan-ner. Et le numéro de téléphone de SOS-Amitié ainsi que celui de Relate.

- qu'est-ce que c'est ?

- Conseil conjugal. Je lui ai suggéré de discuter de ses problèmes avec quelqu'un. Et je lui ai expliqué, bien s˚rs qu'elle pouvait toujours venir au cabinet me parler.

Barnaby, qui s'étonna brièvement qu'il existe encore un médecin encourageant ses patients à venir simplement lui parler, demanda ce qui s'était passé ensuite.

- Rien. Elle est partie. Je ne l'ai plus revue.

- Avez-vous été surpris quand elle a quitté son mari ?

- Je dois admettre que oui. J'ai horreur du jargon socio-logique, inspecteur, mais, dès le début, cette fille m'est apparue comme la victime-née. Pas seulement parce qu'elle était petite et fragile, elle avait quelque chose de très soumis. Elle était comme un enfant à son premier jour d'école, vous voyez ? A attendre qu'on lui dise ce qu'il fallait faire.

- Et sa santé en général ?

- Excellente, je suppose. En fait, les deux visites dont j'ai parlé ont été les seules au cabinet.

- Eh bien, merci, docteur. (Barnaby se leva tandis que le médecin replaçait les papiers dans le dossier.) Une dernière chose : de quelle couleur étaient ces gélules ?

- Celles d'un demi-milligramme ? (Il parut curieux et intrigué à la fois.) Turquoise et jaune. Pourquoi ?

- Pour me faire une idée générale.

- S'il s'est suicidé, je ne vois pas quelle différence...

Mais il parlait dans le vide. Un murmure courtois et l'inspecteur avait disparu.

*

* *

Dans l'allée, les choses s'étaient un peu arrangées. Les techniciens de l'IJ ne travaillaient qu'à l'intérieur, il n'y avait pas grand-chose à voir. Beaucoup de gens avaient renoncé et ceux qui étaient restés avaient l'air de vouloir s'en aller aussi.

Le visage altéré par une détresse qu'il commençait seulement à maîtriser, Perrot se tenait derrière les grilles de fer forgé. Il bondit pour les ouvrir à l'approche de l'inspecteur.

En jetant un coup d'oeil aux traits tirés du gendarme, Barnaby fut surpris d'y lire un tel désespoir. Si Perrot avait pris tellement à cúur une petite remontrance, comment diable réagirait-il s'il se trouvait confronté à de vrais ennuis ?

- qu'est-ce qui se passe ?

- Rien, monsieur. Merci.

- Vous en faites, une tête d'enterrement !

- Oui, monsieur.

- Accouchez, vieux. (Silence.) Vous croyez que je n'ai que ça à faire de toute la journée ?

- Non, inspecteur.

Et Perrot accoucha. Hollingsworth était vivant pendant que lui, Perrot, non seulement stupide mais d'une négligence criminelle, était debout à attendre sur le perron. La vie de cet homme aurait pu être sauvée, si seulement...

- On vous a mal informé, constable. (Pas la peine de demander qui avait donné ces bonnes nouvelles.) Il est mort lundi dans la nuit.

- Ahhh ! s'écria Perrot. Mais...

Sur le visage du policier, la détresse fit place à une expression de totale incrédulité. Incrédulité non tant à

l'égard de cette nouvelle information, se dit Barnaby, qu'à

la découverte d'une méchanceté aussi délibérée, dirigée contre lui par quelqu'un censé être du même bord. Il n'y a pas à dire, la vie est sacrement moche !

Troy était en train de fumer près des portes-fenêtres récemment réparées. A l'intérieur, deux personnes en combinaison transparente et en bottes vaquaient à leurs occupations. Les bottes ressemblaient à des caoutchoucs d'autrefois, à rabat, fermées sur le côté avec des boutons-pression. Une odeur métallique flottait dans l'air étouffant.

Un des officiers, une femme, était inconnu de Barnaby.

Avec une pince à épiler, elle extrayait quelque chose du tapis o˘ Hollingsworth avait, probablement, rendu son dernier soupir. Elle le glissa dans une pochette de plastique, déjà étiquetée.

Aubrey Marine, vingt ans de métier, qui avait aspiré de haut en bas, avec un Hoover portable, le moindre repli des rideaux en velours abricot, s'attaquait maintenant à la doublure.

- Salut, Tom ! Nous revoilà !

- Comment ça va ?

- Pas de surprises, jusque-là. On cherche quelque chose de spécial ?

- Un, peut-être deux flacons au nom de Simone Hollingsworth, probablement vides. Et trente capsules turquoise et jaune, vides elles aussi.

- Comment tu... (Aubrey réfléchit brièvement puis acheva :) Ah, j'y suis ! Ces trucs en forme de torpille, qui s'ouvrent au milieu.

- C'est ça.

- «a ne te ressemble pas de nous inviter à une soirée-suicide.

- Je ne suis pas du tout s˚r qu'il s'agisse d'un suicide.

- Le mot d'adieu dit que tu te trompes.

- quoi?

- Adieu, monde cruel ! gémit Aubrey. Première porte à

gauche sur le palier.

- Merde alors !

Barnaby fit signe du pouce au sergent Troy. Ils gravirent l'escalier, en évitant de tenir la rampe qui était déjà recouverte d'une couche épaisse d'aluminium en poudre. Troy, qui avait une aversion névrotique contre la plus petite trace ou tache sur sa propre personne ou sur ses habits, était excessivement minutieux.

La pièce en question était petite, inondée d'une lumière blanche éclatante et bourrée d'équipement électronique.

Toutes les machines étaient branchées et ronronnaient doucement. Les écrans étaient éteints, sauf un, o˘ des lettres émeraude étincelaient, même sous la poussière argentée des techniciens. Le photographe de la veille, qui portait maintenant un T-shirt Parklife des Blur, un short blanc en lambeaux et les mêmes chaussures crasseuses, était penché

sur le clavier. Une femme d'‚ge m˚r prit des brosses dans une valise en acier.

- On se prépare à faire des photos, comme vous voyez.

(Sa voix était pleine d'entrain et de bienveillance, elle croyait apparemment annoncer une délicieuse surprise.) Avec de bons agrandissements, on devrait obtenir des résultats.

- Pas très utiles, à première vue, répondit Barnaby, revêche et morose.

- On ne peut pas faire mieux, malheureusement. Les touches de l'ordinateur sont trop enfoncées, pas moyen de relever une empreinte avec de l'adhésif. «a va plisser, ça sera fichu.

- J'ai déjà assisté à une enquête de l'IJ, je vous remercie.

La femme rougit, referma d'un coup sec sa valise et sortit, en disant :

- Je reviendrai plus tard, Barry. quand la pièce sera libre.

Barry fit un clin d'úil aux deux policiers et s'écarta avec son tripode pour qu'ils puissent lire le dernier message d'Alan Hollingsworth.

A qui de droit. Je ne peux plus supporter de vivre et j'ai décidé de me supprimer. Je suis pleinement lucide et conscient de mes actes.

Alan Hollingsworth.

Barnaby, en fixant l'écran d'un air indécis, égrena silencieusement tous les jurons et malédictions connus de lui puis en inventa quelques autres.

Troy, qui savait bien reconnaître les humeurs de son chef, vit que les choses étaient actuellement en état de perpétuel changement. Cela pouvait osciller d'un côté comme de l'autre, comme disait le type à qui on avait demandé son avis sur la peine capitale.

- quel mal y a-t-il, tout d'un coup, à se servir d'un bloc et d'un stylo ?

- C'est le papier qui ne leur réussit pas, aux cyber cinglés.