« Oui il sera affamé, et en moins de
temps
Qu’il ne t’en faut pour parcourir un mille... »
Chaucer, « Le conte du
Pardonneur »,
Les Contes de Cantorbéry
S’étant acquittée de sa tâche, Kathryn somnolait à demi sur son siège. L’aube commençait à poindre, acclamée par le tintamarre des cloches de la cathédrale et des autres églises de la ville. Un chien hurlait dans une ruelle. Des charrettes apportant des produits frais de la campagne cahotaient dans Ottemelle Lane pour se rendre aux différents marchés. La duchesse était partie aux petites heures du jour. Kathryn avait refusé de discuter de sa visite même avec Colum. On lui avait demandé de jurer de ne rien dire, et elle respecterait sa parole. Cependant, elle soupçonnait Cécile de ne pas lui avoir révélé l’entière vérité, en dépit de sa visite en pleine nuit.
Un coup brutal frappé à la porte fit sursauter la jeune femme. Thomasina dormait encore, aussi s’en fut-elle ouvrir. C’était Eadwig, les yeux rouges, le visage livide et pas rasé : il la regardait d’un air implorant, cherchant ses mots. Kathryn remarqua la cendre sur ses mains et ses joues.
— Oh, non ! souffla-t-elle en le prenant par le bras pour l’attirer dans la maison. C’est Mathilda Chandler ?
Sans répondre, Eadwig avança en se tenant au mur du couloir. Kathryn l’aida à s’asseoir sur un tabouret avant de lui apporter une bolée de lait battu. Le frère convers but avidement, puis s’essuya la bouche du revers de la main.
— C’est le vieux frère Timothy qui l’a vu le premier, articula-t-il en haletant, il y avait un feu dans le bosquet. Le temps que nous y arrivions, Maîtresse, c’était un brasier. Rien ni personne ne pouvait en réchapper. Il faut que vous veniez.
Kathryn enfouit son visage dans ses mains. Eût-elle été moins fatiguée, elle aurait éclaté en sanglots. Elle ne pouvait penser qu’au regard triste de Mathilda Chandler, le bonheur qu’elle avait éprouvé à se tenir libre sous le soleil, son plaisir à respirer l’odeur des fougères et des herbes folles. La jeune femme porta les yeux sur le crucifix.
— C’est ma faute, murmura-t-elle, l’assassin a dû comprendre.
— La plaque d’acier était remise en place, expliqua Eadwig. La pauvre femme n’a pas pu s’enfuir.
— Et ce qu’il reste de son corps ?
— Frère Simon a dit qu’il faudrait attendre l’aube. Avec frère Timothy, nous pensons qu’il vaut mieux que vous veniez.
Kathryn porta la main à sa bouche. Elle avait une vague nausée et une sueur glacée perlait dans son dos ; elle ferma les yeux, suppliant Dieu de lui pardonner, tout en maudissant sa propre inconséquence.
— Maîtresse, ça va ?
— Non, ça ne va pas ! fit rudement Kathryn.
Elle se leva pour aller prendre sur une étagère un pot de camomille pilée. Elle se versa ensuite un peu de lait et y incorpora une cuillerée de cette poudre. Puis elle abaissa la panière métallique et coupa deux tranches de pain, une pour elle et une pour Eadwig, qui commença par refuser.
— Non, non, mangez ! insista-t-elle, disposant le pain sur une écuelle en bois qu’elle fit glisser en travers de la table. Cela calmera votre estomac. Puis repartez, et dites au prieur Anselm que je ne puis venir tout de suite. Je ne tarderai pas.
Eadwig engloutit le pain, puis se lécha les doigts en promenant un regard appréciateur autour de lui.
— Voilà bien des années que je ne me suis pas trouvé dans un endroit pareil, Maîtresse. Oh, mon Dieu, j’ai laissé mon gourdin dehors !
Eadwig vida son bol et se leva, puis il fit encore promettre à Kathryn de se rendre au monastère.
— Je prierai pour vous et pour elle, marmonna-t-il en se glissant dans la rue, où il récupéra son bâton.
Kathryn le regarda s’éloigner. Goldere le clerc, qui, posté à l’entrée de la ruelle d’en face, se grattait la panse, porta ses yeux troubles de l’autre côté de la rue. Kathryn referma la porte et tira le verrou.
— Qui était-ce ?
Thomasina, habillée de pied en cap et fleurant la lavande, descendait l’escalier, son tablier blanc couvrant sa robe de sarcenet foncé, une guimpe en gaze blanche disposée sur ses cheveux et maintenue en place par une cordelière verte.
— Une visite, c’est tout. Thomasina dévisagea sa maîtresse.
— Vous n’avez pas dormi, fit-elle observer, scrutant ses traits de ses petits yeux noirs.
Kathryn regagna la cuisine.
— Je ne puis expliquer, déclara-t-elle.
— Expliquer quoi ?
C’était Colum qui, ses bottes à la main, silencieux comme un chat, entrait à son tour. Il avait l’oeil frais, était rasé de près, et arborait une nouvelle chemise sous sa veste en cuir bouilli.
— Pouvez-vous m’emmener au monastère ? demanda Kathryn.
— Je vais faire mieux que cela.
Prenant le bol d’Eadwig, l’Irlandais s’en fut vers le pot de lait battu et le remplit à ras bord.
— J’ai déjà envoyé un message à Holbech à Kingsmead. Il sait ce qu’il a à faire. Il va surveiller Malachi Smallbones.
L’Irlandais se laissa tomber sur un siège au bout de la table, et but en observant attentivement Kathryn.
— Qu’est-ce qui vous arrive, jeune fille ?
Kathryn, que Thomasina dominait tel un ange gardien, expliqua comment Mathilda Chandler avait été brûlée vive au monastère. Abaissant son bol, Colum regarda la jeune femme les yeux écarquillés, et même Thomasina se tut, figée dans un silence horrifié. Kathryn fut presque contente d’entendre quelqu’un frapper à la porte. Thomasina se précipita pour ouvrir.
— Laisse-le entrer ! lui cria Kathryn. Je sais qui c’est.
Clitheroe, le tenancier de l’Auberge Falstaff, s’engagea dans le couloir d’un pas pesant, essuyant son visage congestionné et son crâne chauve avec un chiffon. Il salua Colum d’un signe de tête et, sans y être invité, s’assit sur un tabouret à l’entrée de la cuisine. Puis il fronça les narines.
— Ça sent le lait battu, non ? Je puis en avoir ?
Thomasina poussa avec brutalité une tasse devant lui. Kathryn se taisait, déterminée à ne pas influencer l’homme dans ce qu’il allait dire.
— Non, jamais ! Vraiment jamais je n’aurais cru !
Clitheroe fit claquer sa bouche.
— Comment avez-vous su, Maîtresse ? À part cette broche, je veux dire.
— Su quoi ? interrogea Colum, agacé.
— Je viens de l’hospice des Prêtres Indigents, expliqua Clitheroe, à cause de la femme qui a été poignardée, puis dévêtue et jetée dans le marécage.
— Dieu du Ciel, encore des morts ! gémit Thomasina.
— Chut ! fit Kathryn.
— C’était bien elle, poursuivit Clitheroe avec volubilité, la femme du marchand qui occupait la chambre au-dessus de celle de Mafiach, la nuit où il est mort. Vous pensez que l’assassinat de cette femme est lié à la mort de Mafiach ? Je ne voudrais pas que cela s’ébruite. Avec ces maudits rats, les affaires sont déjà assez difficiles.
— Vous êtes sûr que c’est elle ? demanda Kathryn.
— Absolument. Elle était jolie comme une image, et même morte, elle l’est toujours.
— Comment était son mari ?
— Beaucoup plus âgé qu’elle, il avait les cheveux gris et était réservé. Je ne l’ai pas regardé en détail.
— Vous êtes bien sûr que c’est la même femme ? insista Kathryn.
— Allons, Maîtresse ! Joli visage, cheveux blonds... Ah, c’est vrai !
L’aubergiste leva la main.
— Elle est descendue chercher le repas. Certains clients veulent qu’on le leur monte, d’autres n’ont pas confiance en nos marmitons. Je me souviens qu’elle est apparue dans la salle d’auberge, oeil de velours et tout sourires.
— Qu’a-t-elle commandé ?
— Seigneur Dieu ! C’était il y a quelques jours, Maîtresse : du pain, une platée de viande et de légumes. J’ai le détail à l’auberge.
— Elle a pris du vin ? s’enquit Kathryn.
— Oh oui, un gros pichet pour deux.
— Le même que celui que Mafiach avait commandé ? Kathryn se pencha en avant.
— Vous vous souvenez, vous avez dit qu’après avoir découvert le corps de Mafiach, vous avez redescendu le pichet à la cuisine et que vous l’avez fini avec vos garçons de salle...
— En effet, oui.
— Colum, lança Kathryn en regardant par-dessus son épaule, Mafiach buvait-il beaucoup ?
— Non. Un verre ou deux, pas plus. Kathryn revint au tavernier.
— Dans ce cas, pourquoi Mafiach, un homme circonspect…
Elle sourit à ce qualificatif, et poursuivit :
— Je dis bien circonspect, qui demeurait sur ses gardes, aurait-il commandé un gros pichet de vin pour deux personnes ?
Clitheroe abaissa sa tasse.
— Savez-vous, Maîtresse, vous avez raison. Si vous descendiez seule au Falstaff, et que vous commandiez du vin...
— Je demanderais un petit pichet, acheva Kathryn.
— Oui, un pour une personne. Clitheroe semblait stupéfait.
— Alors pourquoi Mafiach aurait-il commandé un gros cruchon ? Demanda Kathryn.
Clitheroe ferma les yeux.
— Mais vous vous trompez, Maîtresse. Je m’en souviens, maintenant. C’était un petit. Je me rappelle aussi que Mafiach n’avait pas beaucoup bu. Kathryn étouffa une exclamation.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Kathryn ? s’enquit Colum.
La jeune femme fixa l’aubergiste avant de déclarer :
— Non, non, ma théorie est la bonne. Laissez-moi attaquer par un autre angle. Vous avez dit que Mafiach n’avait pas bu beaucoup. Pourtant j’ai senti l’odeur du vin dans sa bouche. Vous vous rappelez ?
Clitheroe hocha la tête et Kathryn tenta de se concentrer.
— Cependant, vous n’avez jamais découvert si Mafiach avait commandé du vin et un repas ?
— Il a dit qu’il voulait souper.
— Mais vous n’avez pas souvenir qu’il ait à un moment demandé qu’on le lui monte ?
Clitheroe secoua la tête.
— Pas plus que vous ne vous rappelez avoir donné l’ordre à un marmiton de le faire ?
L’aubergiste secoua encore la tête. Kathryn reprit lentement :
— Et vous n’avez pas retrouvé le garçon de cuisine ou la souillon qui a monté le repas ?
— Non, Maîtresse.
— Que cherchez-vous à démontrer, Kathryn ? s’exclama Colum.
La jeune femme leva la main pour qu’il se taise.
— Si je séjournais dans votre auberge, Maître Clitheroe, pourrais-je obtenir un petit pichet et un de vos gobelets habituels ? Je veux dire, un pichet et un gobelet vides. Me feriez-vous payer pour cela ?
— Bien sûr que non.
— Avez-vous souvenir que le marchand et sa femme vous aient emprunté ces deux objets ?
— Non, Maîtresse, je ne me rappelle pas, mais ils ont pu descendre et le demander. Je n’y aurais pas fait attention. Nous sommes une taverne, Maîtresse. Il y a sur les tables des cruchons et des gobelets.
Kathryn sourit.
— J’en suis persuadée.
— Que signifie tout cela ? demanda Colum avec irritation.
— Il s’agit d’un meurtre, Maître Murtagh, déclara Kathryn en se levant, un meurtre qu’ont commis cette jeune femme dont j’ai vu le corps et son prétendu mari.
— Qui pouvait-il bien être ? bafouilla Clitheroe.
— Etait-il rasé de près ? interrogea Kathryn.
— Non, il portait barbe et moustache.
— Ses cheveux ?
— Ils étaient gris, mais je ne sais plus s’il en avait beaucoup ou pas.
Clitheroe secoua la tête.
— L’homme était déguisé, déclara Kathryn.
— Et qui était-ce ? demanda Colum. Un frère du Sac ?
— Peut-être, répondit la jeune femme, ils ont assez d’argent pour cela, et sortent de leur couvent. Pourquoi ne se travestiraient-ils pas et ne loueraient-ils pas les services d’une courtisane ?
— Une courtisane ?
— Je pense que la femme assassinée était une prostituée jouissant d’un statut assez élevé et d’une relative aisance, expliqua Kathryn, et qu’elle a été recrutée pour jouer un rôle, puis qu’on l’a attirée dans les bois de Bean où elle fut sauvagement assassinée. Elle devait se faire passer pour la femme du meurtrier. Si on la payait suffisamment en or et en argent, elle tiendrait sa langue et ferait ce qu’on lui dirait de faire. L’assassin surveillait probablement l’Auberge Falstaff. Quand ce marchand et sa femme sont-ils arrivés, Maître Clitheroe ?
— Deux jours à peu près avant Mafiach.
— Et j’imagine qu’ils sont partis le lendemain matin ?
— En effet. Ils ont donné un nom, mais je ne l’ai plus en tête. Et ils ont bien payé.
— Voilà qui ne m’étonne pas. Moins on vous pose de questions, mieux on se porte. Pour vous répondre sans détour, Colum, cette prétendue jeune épouse est descendue à la cuisine. Elle y a commandé deux assiettes de nourriture, du pain et un gros pichet de vin ainsi que deux gobelets. Elle a remonté le tout dans sa chambre. Avant, elle ou son complice s’étaient arrangés pour avoir à disposition un petit cruchon et un verre propre.
Kathryn prit son bol de lait battu et en but une gorgée avant de poursuivre :
— Quoi qu’il en soit, une fois de retour dans sa chambre, cette jeune femme s’est travestie, a mis une robe déchirée et des sandales. Elle s’est peut-être enduit le visage et les mains de graisse, et s’est mâchurée avec de la cendre et de la poussière. Elle a pris la nourriture...
— Mais elle aurait été froide, interrompit Clitheroe. Je m’enorgueillis de servir des repas chauds.
— Il y a un brasero dans chaque chambre, n’est-ce pas ? On pouvait garder l’assiette au chaud en la posant dessus.
Clitheroe en convint.
— Qui plus est, continua Kathryn, notre jeune meurtrière ne perd pas de temps. Elle n’a pas le choix. Elle prend le plateau, y pose une assiette de nourriture, le verre et le petit pichet qu’elle remplit d’un vin dans lequel elle a mélangé une potion soporifique...
— Et elle descend le tout, c’est cela ? interrogea Colum.
— Mafiach ouvre la porte et ne voit qu’une jeune souillon avec son souper, un pichet de vin et un verre. Il commet alors sa seule et unique erreur, mais ce sera la dernière. Il n’a sans doute prêté aucune attention à la fille. Il est sur le qui-vive, le danger ne peut venir que d’un assassin, d’un tueur à gages, pas d’une fille d’auberge sale et barbouillée, pauvrement vêtue, qui lui apporte son dîner. Il a la tête ailleurs. Il a commandé à manger, et on le lui monte. Il s’assied, se restaure de bon appétit et boit un verre de vin. Beaucoup de potions soporifiques sont inodores et sans saveur. Mafiach est las, aussi desserre-t-il ses vêtements pour s’allonger sur le lit.
— Comment donc l’assassin s’est-il introduit dans la pièce ? demanda Clitheroe avec un regard plein d’admiration pour Kathryn. Ce que vous dites est possible : les bonnes et les servantes montent ces escaliers tout le temps. Elles travaillent beaucoup, sont fatiguées et, de ce fait, ne s’intéressent pas les unes aux autres.
— Le jour tombe, poursuivit Kathryn, décidée à démontrer sa théorie. Oui, il fallait qu’il fasse nuit. Les clients s’en vont, l’auberge est silencieuse et la cour, déserte. Notre assassin a pris la chambre au-dessus de celle de Mafiach.
— Comment savait-il laquelle il occuperait ? interrogea Colum.
— Il ne le savait pas, intervint Clitheroe. Maintenant, je me souviens ! Le marchand a demandé deux chambres au dernier étage. Il a dit que sa femme voulait être seule. Elle jouait à la grande dame.
— Voici donc ce marchand et sa femme qui prennent deux chambres au dernier étage, reprit Kathryn. À l’arrivée de Mafiach, ils découvrent laquelle il occupe. Voilà un moment qu’ils observent l’auberge, et c’est la seule chose dont ils ont à s’assurer.
— Je ne suis pas d’accord ! s’exclama Colum en posant brutalement son bol sur la table. Pourquoi ne pas le poignarder dans l’escalier ?
— C’eût été trop dangereux, répliqua Kathryn. Il fallait perpétrer ce meurtre à l’abri des regards. Les assassins avaient besoin de temps pour fouiller la chambre de Mafiach, et pour prendre la fuite sans éveiller les soupçons ni donner l’alarme.
L’Irlandais en convint.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit Kathryn, Mafiach était désormais complètement endormi.
— Comment les meurtriers le savaient-ils ? la coupa Colum.
— Pour qui vous prenez-vous ? s’exclama-t-elle, exaspérée. Un avocat ?
Sur quoi, elle poussa un soupir.
— Excusez-moi, mais c’est l’évidence. Ils auront pris un bâton et frappé aux volets. Si Mafiach ouvrait, ils savaient que leur plan avait échoué. Mais il ne l’a pas fait, de sorte qu’ils ont réussi. Ils ont caché une échelle. Au coeur de la nuit, notre marchand assassin armé d’un long poignard grimpe et glisse la lame de son poignard entre les contrevents afin de soulever la barre qui les maintient fermés. À présent, les volets sont libres. Le meurtrier s’introduit dans la chambre. Mafiach dort à poings fermés. L’homme le sort de son lit et lui fracasse le crâne. Il dispose maintenant de tout le temps qu’il lui faut. Il s’est muni d’un sac. Il remplace le pichet de vin ainsi que le gobelet, et vide le vin drogué par la fenêtre. Cependant, il commet une faute. Il remplit un peu trop le nouveau cruchon. Il s’empare du psautier de Mafiach et met le gobelet et le pichet ayant contenu le vin drogué dans son sac, puis s’en va. En partant, il attache à la barre un morceau de corde fine.
— Ah, je sais pourquoi... interrompit Clitheroe.
— Il ferme un volet, puis l’autre, et, à l’aide de la corde, abaisse la barre. Il avait probablement attaché le lien avec un noeud coulant de sorte qu’il peut le récupérer. Et tout est comme il le voulait.
Kathryn marqua une pause avant de reprendre :
— Ils avaient attendu l’Irlandais. Mafiach n’a pas arrangé les choses ; il était las. À la réflexion, il a commis deux erreurs : il a utilisé son pseudonyme et il ne s’est pas méfié de cette souillon. Celle-ci, pendant que l’assassin était dans la chambre de la victime, faisait le gué. Ah, c’est un meurtre très bien préparé ! L’assassin a sorti l’épée et la dague de Mafiach afin de brouiller les pistes et de faire croire qu’il y avait eu bagarre. Cependant, il a aussi commis des fautes : il a trop rempli le pichet de vin, n’a pas pris le temps de nouer les chausses de Mafiach, et celui-ci possédait une copie de son message chiffré.
— C’est vrai, s’exclama Colum, je me souviens du détail des chausses !
— En tout cas, poursuivit Kathryn, l’assassin regagne sa chambre et lave avec soin le pichet et le gobelet ayant contenu le vin drogué, puis il les laisse sur la table. Le lendemain matin, alors que le cadavre de Mafiach se rigidifie dans sa chambre, nos précieux compères s’en vont. La femme a sans doute gagné une autre taverne. La nuit suivante, elle se rend dans les bois de Bean pour y retrouver son complice et recevoir le complément de son paiement. Au lieu de quoi on la tue. L’assassin commet encore une erreur : à son insu, la femme a acheté à la taverne une de ces broches destinées aux pèlerins, et elle la porte dans ses cheveux, qui sont opulents et soyeux ; ce colifichet échappera au tueur quand il déshabillera le corps.
Kathryn sourit avant d’ajouter :
— Qui dit que les morts ne parlent pas ?
Thomasina, qui avait écouté, debout dans un coin de la pièce, s’approcha de sa maîtresse.
— Comment les assassins savaient-ils que les volets étaient mal joints ?
— Je puis répondre à cette question, déclara Clitheroe. Très peu d’auberges ont des fenêtres. Leur entretien est trop coûteux. Au printemps et en été, on se sert de contrevents qui ne ferment pas complètement pour que l’air puisse entrer.
— Et en hiver, poursuivit Kathryn, vous placez une pièce de cuir à l’intérieur que l’on déroule comme un rideau. Fais donc le tour de notre maison, Thomasina. Je n’ai pas vu une seule fenêtre dont les volets ferment hermétiquement.
Clitheroe hocha la tête avec vigueur.
— C’est sûrement cela. Ce que dit Maîtresse Swinbrooke est exact. N’importe lequel d’entre nous aurait pu agir ainsi : monter une échelle avec un long poignard gallois, s’en servir pour soulever la barre de fermeture des volets. On pourrait aussi remettre celle-ci en place de la même manière, sans besoin de ficelle.
Kathryn se dressa.
— Je pense que l’assassin est un espion de haut rang. Il savait que Mafiach allait descendre à l’Auberge Falstaff, et que vous iriez le chercher, Colum. S’il pouvait se faire passer pour un marchand, pourquoi pas pour un colporteur ou un chaudronnier ambulant ? Ainsi, il lui était facile de découvrir les points faibles du Falstaff, et il les a vite trouvés. Il a vu comme l’auberge devenait silencieuse tôt, et qu’il fallait en profiter.
— Et cette jeune femme ? interrogea Clitheroe.
— Il ne s’est écoulé que quelques jours, déclara Kathryn. Peut-être quelqu’un signalera-t-il sa disparition ou...
— Ou quoi ? demanda Colum.
— Rien, fit Kathryn. Merci d’être venu, Maître Clitheroe. Ne parlez à personne de ce que je vous ai dit, c’est un secret.
— Ne vous inquiétez pas, assura l’aubergiste en se levant. Je veux que les gens oublient le plus vite possible qu’il y a eu un meurtre dans mon établissement. J’ai déjà souffleté les souillons et les aides de cuisine parce qu’ils parlaient de fantômes.
Il avança vers Kathryn, main tendue. La jeune femme la serra, et il déclara encore :
— Ce que vous dites se tient, Maîtresse. Pauvre Mafiach, qui se croyait en sécurité !
— Il l’était, rétorqua Kathryn. Il a seulement commis quelques erreurs et les a payées de sa vie.
Clitheroe parti, Colum, qui secouait la tête, incrédule, s’en fut chercher son manteau et sa ceinture de guerre, pendant que Kathryn laissait ses instructions à Thomasina.
— Si des patients se présentent, envoie-les à l’hospice des Prêtres Indigents. Thomasina saisit la jeune femme par le bras pour l’attirer à elle.
— Vous savez qui c’est, n’est-ce pas ?
— Oui, Thomasina, mais le confondre est une autre affaire !
Kathryn, escortée par Colum, remonta rapidement Ottemelle Lane. Un pâle soleil tentait de percer la brume matinale, et la ville n’était pas complètement réveillée. Ils descendirent vers le centre, se tenant à l’écart des fenêtres qui s’ouvraient sur des gens qui criaient « Attention ! » avant de vider les pots de chambre dans la rue. Des apprentis aux paupières lourdes installaient les étals sous l’oeil vigilant de leurs maîtres. Deux prostituées, jupes relevées dévoilant des jambes et des cuisses sales, hurlaient d’un rire moqueur en fuyant un bedeau tout transpirant, gras et rougeaud. Un moine capucin demandait l’aumône, son visage blême enfoui dans son profond capuchon. Deux hommes emprisonnés pour dette dans la geôle du château allaient de porte en porte, enchaînés l’un à l’autre, mendiant des vivres pour eux et leurs codétenus. Un fêtard qui avait trop bu était traîné au pilori, un tonneau de bière vide sur la tête. Tavernes et gargotes avaient ouvert grandes leurs portes afin que les bonnes odeurs qui s’échappaient de leurs fours se répandent dehors et attirent les lève-tôt. Des chevaux hennissaient dans des cours d’écurie, pendant que les charrettes des paysans et des balayeurs cahotaient bruyamment sur les pavés. Colum trouvait difficile de parler, quant à Kathryn, elle était d’humeur silencieuse.
Devant le haut portail du monastère du Sac, un frère convers les fit entrer et les escorta jusqu’au jardin de Gethsémani en contournant les bâtiments. Le prieur Anselm, Simon et Jonquil s’y trouvaient déjà avec d’autres membres de la confrérie. L’odeur de brûlé prenait à la gorge. Des volutes de fumée grise flottaient encore au-dessus du pré couvert de rosée, et effrayaient les oiseaux, qui piaillaient en battant des ailes autour des flèches et des pignons du monastère.
Le père Anselm vint à la rencontre des nouveaux venus, l’air très préoccupé.
— C’est un acte terrible ! Terrible ! fit-il d’une voix plaintive. Cette pauvre femme !
— C’est une mort horrible, en vérité !
Kathryn se retourna. Venables, enveloppé dans une cape militaire marron, se tenait derrière elle, une main sur le pommeau de son épée.
— Sa Grâce la duchesse m’a demandé de venir ici, déclara-t-il. Il indiqua le bosquet.
— Un nouveau meurtre, n’est-ce pas, Maîtresse ?
— C’est vraiment un lieu de mort, répliqua Kathryn. Voyons par nous-mêmes.
Quand elle fut devant la cellule de Mathilda Chandler, Kathryn sentit son coeur se serrer. Le feu avait été si violent que la porte et la plaque d’acier s’étaient gondolées, les murs s’étaient fissurés, et les briques qui entouraient le judas s’étaient effritées. La fumée était encore dense et âcre, piquant les narines et la gorge. La jeune femme, à l’aide d’un chiffon que lui donna le prieur Anselm, tira la petite porte qui céda, les panneaux intérieurs s’étant disloqués. Elle s’accroupit et risqua un regard dans la cellule.
— C’est comme un four ! s’exclama-t-elle.
Les murs et le plafond étaient noirs, et le reste avait été réduit en cendres, trop chaudes encore pour qu’on y touche. Sans s’occuper des protestations de Colum, Kathryn se glissa avec prudence dans la cellule. Parfois, une braise lui brûlait la cheville ou la main, et, à chaque mouvement, des bouffées de fumée âcre la faisaient tousser et éternuer. Le judas et la porte ouverte laissaient entrer un peu de lumière. À un moment, la jeune femme dut s’immobiliser, cherchant son souffle. Prise de panique, elle battit vivement des paupières, mais ses yeux la piquaient au point que les larmes lui venaient. Elle atteignit ce qui avait dû être le lit. Là encore, il n’y avait rien que des cendres noires et légères. Elle chercha avec soin, puis ressortit en souriant. Elle tapa des pieds et secoua sa robe pour se débarrasser des cendres.
— Vous ressemblez un peu à Thomasina quand elle a brûlé le pain, dit Colum.
Son sourire s’évanouit tandis qu’il se reprenait :
— Je suis désolé, Kathryn.
— Eh bien, moi pas, rétorqua-t-elle.
Elle contourna ses compagnons, avança sur la pelouse et cria :
— Mathilda Chandler ! Mathilda !
Elle longea le taillis, et les autres la suivirent. Mathilda, n’ayez pas peur ! C’est moi, Kathryn.
Ne lui répondirent que le cri rauque des corbeaux et le piaillement d’un geai. Kathryn pria in petto de ne pas s’être trompée.
— Mathilda, cria-t-elle encore, vous n’avez rien à craindre ! Je vous conduirai dans un lieu où vous serez en sécurité.
Kathryn avait presque atteint l’extrémité du taillis lorsqu’un buisson bougea, et Mathilda Chandler apparut sur la pelouse, emmitouflée dans son épaisse cape. Elle se dirigea en hâte vers Kathryn, yeux scintillants, visage pâle et tiré. Kathryn saisit ses deux mains glacées.
— Ne dites rien, chuchota-t-elle, pas un seul mot, et acquiescez à tout ce que je dirai.
Mathilda hocha la tête.
— Je... je...
— Chut ! la pressa Kathryn.
— Que signifie cela ? s’exclama le prieur Anselm. Nous vous croyions morte !
Kathryn entoura les épaules de Mathilda de son bras.
— Ne lui posez pas de questions, elle est déjà assez terrifiée.
— C’est mon monastère, explosa Anselm, et j’en suis le prieur !
— Vous êtes aussi un menteur, rétorqua Kathryn
— Comment osez-vous ?
— Oh, j’ose tout. Je suis ici sur ordre de la reine mère, Cécile, duchesse d’York.
Le père Anselm pâlit et sa pomme d’Adam surgit brusquement comme un bouchon sur l’eau.
— Je désire vous voir, ainsi que frère Simon et Jonquil, dans votre parloir, reprit Kathryn. Ce n’est pas moi qui le demande, ce sont les ordres de la duchesse. Si vous refusez, ajouta-t-elle en levant les yeux vers le ciel, les hommes du roi seront ici dans moins d’une heure.
Le prieur Anselm pivota sur ses talons, murmura quelques mots à ses deux compagnons, puis traversa le pré en sens inverse sans un regard en arrière. Kathryn fit signe à Colum et à Venables de ne pas approcher davantage, et elle s’éloigna avec Mathilda.
— Je suis si heureuse ! chuchota-t-elle en lui serrant le bras.
Mathilda pleurait sans bruit.
— Consolez-vous, murmura Kathryn, vous êtes sauvée.
— Je suis devenue comme un animal, répliqua Mathilda. J’étais dans ma cellule, mais j’ai senti un danger invisible, impossible à définir, comme certains matins quand il y a une brume glacée qui vous enveloppe et vous colle à la peau à la manière d’un linceul. Hier après-midi, j’ai mis les quelques provisions que j’avais dans un chiffon et j’ai quitté ma cellule, en fermant la porte. J’ai gagné à la hâte l’extrémité du taillis, et, tel un renard poursuivi, je me suis fait une nouvelle tanière.
— Avez-vous vu quelque chose ? demanda Kathryn. Mathilda secoua la tête.
— Rien. J’ai senti la fumée, et puis j’ai entendu les crépitements. J’étais terrifiée, les flammes rugissaient. Si j’étais restée dans ma cellule, mon corps se serait consumé et mon âme serait montée vers Dieu.
— Eh bien, écoutez-moi attentivement, lui ordonna Kathryn. Ne dites pas un mot, même à Maître Murtagh, mais quand je vous poserai une question, acquiescez à ce que je dirai. Je suis claire ?
— Va-t-il falloir que je regagne ma cellule ? Kathryn l’étreignit de nouveau.
— Il y a deux choses dont vous pouvez être sûre, Mathilda Chandler : ce soir, le soleil se couchera, et votre détention est terminée. Je vous le promets. Elle conduisit Mathilda auprès de Colum. Celui-ci s’apprêtait à lui poser mille questions, mais Kathryn lui pressa un doigt sur la bouche.
— Ne l’interrogez pas sur quoi que ce soit. Puis elle sourit à Venables.
— J’aimerais que vous attendiez tous les trois dans la petite salle près du parloir du prieur. Je vous promets que je n’en aurai pas pour longtemps.
Kathryn prit Colum par le poignet et, le serrant, ajouta :
— Ne quittez pas des yeux Maîtresse Chandler, suivez-la où qu’elle aille.
Colum le promit. Kathryn l’embrassa rapidement sur les lèvres, puis, après un sourire à Mathilda, elle fila à travers le pré, vers le couvent.
Les trois moines l’attendaient dans le parloir, assis comme des écoliers qui s’apprêtent à être réprimandés par un maître. Kathryn referma la porte sur elle, donna un tour de clé et prit place à la table, en face d’eux.
— J’en viens rapidement aux faits, et je ne prêche pas le faux pour savoir le vrai.
Le père Anselm leva la main.
— Je ne suis pas d’accord.
— Taisez-vous ! s’exclama Kathryn en frappant la table du poing. Vous avez perdu assez de temps avec vos histoires et vos mensonges. Frère Jonquil, en réalité vous vous appelez Edmund Brotherton, vous venez de Pickering, dans le comté de York, vous soutenez la famille d’York corps et âme. Vous étiez page dans la suite du duc Richard, et plus tard vous avez appartenu à celle de la duchesse Cécile.
Jonquil pâlit et porta la main à sa bouche.
— Comment avez-vous... ?
— C’est la duchesse qui me l’a dit, le coupa Kathryn. On vous a envoyé ici pour protéger le bienheureux Roger Atworth. Vous n’êtes pas plus frère convers que je ne suis abbesse. Le prieur Anselm, le sous-prieur Gervase et l’infirmier Simon étaient les seuls membres de la confrérie à connaître votre véritable identité et votre mission au monastère du Sac. C’est bien la vérité ?
Jonquil en convint.
— Vous vous ennuyiez, poursuivit Kathryn, mais de temps en temps, la nuit, vous traversiez Gethsémani, escaladiez le mur et ôtiez votre robe pour redevenir un jeune homme prêt à prendre du bon temps dans les tavernes, les gargotes et partout où vous désiriez aller. En votre absence, le prieur Anselm, Gervase et frère Simon surveillaient le bienheureux Roger.
Jonquil enfouit son visage dans ses mains. Kathryn sourit au prieur.
— En ce qui concerne la mort de frère Roger et les miracles, je pense que frère Simon ici présent sait qu’ils sont autant l’oeuvre de la nature que celle de Dieu, mais ils ne me tracassent pas. Quant à l’odeur suave...
Kathryn ouvrit son sac et en sortit un petit morceau de peau si fine qu’elle en était transparente.
— Avez-vous jamais fait des bulles de savon, frère Simon ? Quand elles éclatent, vous pouvez sentir l’odeur du savon. Eh bien, vous avez procédé de la même manière. Vous qui êtes apothicaire, vous avez rempli des morceaux de peau très semblables à celui-ci avec du parfum élaboré dans votre infirmerie, et vous les avez mis dans votre poche. Ensuite, aux moments qui convenaient, vous en laissiez tomber deux ou trois et vous les écrasiez sous votre semelle pour que l’odeur se dégage.
Sur son siège, frère Simon avait fermé les yeux.
— On dit que les écoliers font la même chose, déclara Kathryn, mais ils utilisent des parfums moins suaves. Dans la chambre de frère Roger, vous avez lâché quelques morceaux de peau que vous avez piétinés sans bruit. Vous en avez mis aussi dans la bière, et quand on a ouvert la tombe et que personne ne regardait, vous avez recommencé.
Kathryn agita la main.
— Et l’air se parfuma d’une mystérieuse fragrance dont il était impossible de trouver l’origine. La peau étant très fine, il est évidemment aisé de la faire glisser dans une fente du plancher ou de la pousser sous un lit.
Kathryn revint au jeune frère convers qui se cachait toujours la tête dans les mains.
— Quant à votre apparition, frère Jonquil, je me suis trouvée à genoux dans la chapelle de la Vierge au moment où le soleil se déverse à flots par la fenêtre. C’est tout ce que vous avez vu, n’est-ce pas ? Le reste, comme le parfum, n’était qu’invention destinée à réjouir le coeur de la duchesse Cécile et l’empêcher de poser trop de questions embarrassantes sur la mort de frère Roger. Tous les trois, vous avez dû remercier Dieu à genoux quand on a exhumé le corps d’Atworth et découvert qu’il n’était pas décomposé. Frère Simon peut lever les bras au ciel, je crois qu’il connaît aussi bien que moi les effets de l’arsenic. Frère Roger en prenait de minuscules doses pour soigner ses boyaux. Je suis sûre que celles-ci ne l’ont pas tué, en revanche, elles ont retardé la décomposition de son corps.
Kathryn soupira.
— Alors, faut-il que je vous soutire la vérité, comme on tire un fil de tapisserie mal tissé ?
Le prieur Anselm croisa les mains, tête baissée.
— Nous avons péché, Maîtresse Swinbrooke, et nous avons menti. Oh, pas par cupidité !
Il écarta les mains.
— Enfin, peut-être un peu.
— La vérité ! exigea Kathryn.
Anselm se cala contre le dossier de son siège.
— Entendu. Après avoir rejoint notre communauté, Roger Atworth n’a pas tardé à se faire une réputation de sainteté. De bien des façons, c’était un excellent compagnon : humble, pieux, toujours prêt à faire plaisir. Je l’aimais bien. J’étais au courant de sa vie antérieure, et des horribles crimes qu’il avait commis.
Néanmoins, s’il y eut jamais un homme à la recherche de Dieu, c’était bien Roger Atworth.
Anselm marqua une pause.
— La guerre entre les York et les Lancastre prit fin, et nous comprîmes vite que frère Roger avait des amis très puissants. La duchesse Cécile devint une habituée de ce couvent. Frère Roger était son confesseur, et ils se retrouvaient comme frère et soeur pour se promener dans le jardin de Gethsémani. La duchesse Cécile me prévint de veiller à la sécurité d’Atworth. S’il était anxieux ou qu’un danger le menaçait, je devais l’en informer immédiatement. Gervase et Simon reçurent les mêmes instructions. Gervase, lui, n’aimait pas frère Atworth. Il se demandait souvent quels secrets ce dernier détenait, et il était jaloux de son intimité avec la mère du roi d’Angleterre. De temps en temps, nous recevions des visiteurs, en particulier de France : des marchands, des messagers. Même s’ils le cachaient avec soin, on se rendait compte qu’ils s’intéressaient à frère Roger. Il y a quelques mois, j’en ai informé la duchesse Cécile.
Anselm indiqua Jonquil de la main.
— Il fut envoyé ici pour assurer la protection de Roger.
— Et alors ? s’enquit Kathryn. Relevant la tête, Jonquil prit la parole :
— Mission facile. Atworth était un saint homme qui ne désirait rien que prier, se promener dans le jardin de Gethsémani et écrire dans le petit psautier que vous avez vu à la bibliothèque. Ce n’était pas un travail épuisant, mais la vie ici m’étouffait. Le prieur Anselm avait la bonté de ne pas remarquer mes rares escapades en ville.
— Nous ne pensions pas qu’il y avait danger, poursuivit le prieur. Frère Roger allait à la chapelle, au réfectoire, à la bibliothèque, dans sa chambre, ou il se promenait dans Gethsémani. Il se lia d’amitié avec notre infortunée prisonnière, mais je n’y vis pas de mal. Et puis...
Anselm fit claquer ses doigts.
— Et puis soudain, une nuit, tout a changé.
Le prieur croisa les mains.
— La fête de l’Annonciation tombait le 25 mars. Le soir du 23, frère Jonquil partit pour la ville. Frère Roger, du moins nous le pensions, s’en fut se promener à Gethsémani. Personne n’y fit vraiment attention jusqu’au matin du 24. Jonquil se rendit dans la chambre d’Atworth et la trouva vide. Son lit n’était pas défait.
— Nous étions affolés, reprit Simon. On nous avait confié Roger Atworth. Et pendant que Jonquil était en ville, il avait disparu. Il n’avait que quelques maigres possessions, et nous savions qu’il gardait les lettres de la duchesse dans une bourse à sa ceinture. Il fallait que le reste de la communauté demeure dans l’ignorance. Nous pensions qu’il était peut-être parti en ville, ou qu’il était ailleurs dans le couvent. Mais nous devions le chercher discrètement. La journée avança et nous ne le trouvions toujours pas.
— Cependant, vous avez fini par le découvrir, n’est-ce pas ? demanda
Kathryn.
— Oui, à la nuit tombée. Nous avons commencé à fouiller Gethsémani et le bosquet au fond.
Le prieur Anselm se mordilla la lèvre, et Kathryn vit que sa main tremblait.
— Nous l’avons trouvé mort dans le cellier désaffecté : il gisait sur le sol, les mains croisées. Nous avons attendu la nuit, que les autres moines se retirent, et nous avons ramené le corps pour l’allonger dans sa cellule. C’est seulement alors que nous nous sommes rendu compte que quelque chose n’allait pas.
— Laissez-moi deviner, interrompit Kathryn.
D’abord, il était souillé et ébouriffé, n’est-ce pas ? Il a donc fallu le déshabiller, et, par conséquent, retirer la literie, salie à son tour. Je me trompe ?
— Non, admit Anselm, tête baissée.
— Alors vous avez lavé le corps et, comme vous l’avez dit, vous avez envoyé ses vêtements ainsi que les couvertures, les draps et le coussin à la buanderie.
Kathryn s’interrompit en entendant du bruit à l’extérieur du parloir.
— Même à ce moment-là, frère Simon, reprit-elle, vous avez dû reconnaître que le corps présentait des caractéristiques particulières, avec son aspect cireux et sa consistance spongieuse. Ce qui vous a vraiment fait peur, cependant, ce furent les marques de corde imprimées sur les poignets et les chevilles du défunt. C’est cela ?
L’infirmier ferma les yeux avant de déclarer :
— Nous avons compris qu’il ne s’agissait pas d’un accident. Frère Roger n’était pas tout simplement descendu dans ce cellier, où, victime d’un malaise, il se serait effondré et serait mort.
— Il avait été enlevé, n’est-ce pas ? suggéra Kathryn. Atworth s’en fut se promener dans Gethsémani, et l’assassin frappa. Dieu seul sait comment il procéda, mais Atworth fut attiré dans le bosquet, et peut-être frappé à la tempe. Lorsqu’il reprit conscience, il était étendu sur une dalle de pierre pleine de terre, pieds et poings entravés : ou bien on l’avait ligoté à une sorte de poteau, ou encore on l’avait attaché par des crochets au mur. L’assassin ne voulait pas tuer Atworth, mais l’interroger et lui soutirer ses secrets – il a pris les lettres de la duchesse, n’est-ce pas ? Terrifié, frère Atworth, qui était devenu un homme fragile, ne résista pas au choc causé par pareil traitement : son coeur céda. L’assassin le détacha et abandonna son corps là où vous l’avez trouvé. Vous saviez que la duchesse Cécile demanderait des explications, qu’elle viendrait voir la dépouille, et c’est alors que la mystification commença : draps et couvertures propres, robe impeccable, l’histoire selon laquelle Atworth avait brûlé les lettres, fermé sa porte à clé, et, étendu sur son lit, avait attendu Dieu.
— Nous n’avions pas le choix, gémit Anselm.
— Bien sûr, on s’étonnerait : pourquoi la porte était-elle fermée à clé ? Si Atworth sentait venir la mort, pourquoi n’avait-il pas réuni ses frères pour leur faire ses adieux ou leur demander de le transporter dans l’église ? Mais on oublierait tout cela une fois que les histoires de miracles auraient commencé à circuler. On changea donc le lit, on lava le corps et on l’habilla. On alluma le brasero dans lequel on brûla des morceaux de parchemin. Frère Simon apporta ses petites boules de parfum, il en écrasa quelques-unes, gardant les autres pour recommencer le lendemain matin. Le seul problème qui restait, c’était ces horribles marques rouges autour des chevilles et des poignets. Vous êtes médecin, frère Simon. Quand survient la mort, le sang cesse de couler. Vous avez eu alors la merveilleuse idée de doter Atworth de stigmates, marque de prédilection que le Christ n’accorda qu’à de grands saints : François d’Assise, par exemple. C’est vous qui avez pratiqué ces blessures aux poignets, aux chevilles et au flanc, ainsi que celles à la tête, n’est-ce pas ? Et comme vous êtes un homme pieux, vous avez recouvert ces saintes plaies avec des bandes d’étoffe. De ce fait, si quelqu’un s’était douté de quelque chose, il se serait dit que les marques étaient le résultat de ces stigmates et des bandes avec lesquelles vous les aviez recouverts.
Kathryn posa les mains à plat sur la table et dévisagea les trois moines.
— Les gens voient ce qu’ils veulent voir, murmura-t-elle, et ils croient ce qu’ils veulent croire. Atworth est salué comme un saint. La duchesse Cécile a du chagrin, mais il lui reste deux consolations : d’abord, celui qui connaissait tous ses secrets les a emportés avec lui dans sa tombe. Ensuite, celui qui était son confesseur est désormais un saint dans le Ciel. L’idée plaisait bien à la duchesse, et à vous autres aussi. Vous obtiendriez le soutien de la mère du roi, la tombe d’Atworth deviendrait un sanctuaire pour les pèlerins. La seule personne qui avait des doutes était ce vieux rusé de Bourchier, notre archevêque. Et peut-être en savait-il davantage qu’il ne nous l’a dit. Il décida de profiter de la procédure de canonisation pour révéler la vérité derrière cette affaire. On enterre frère Roger sans attendre, la duchesse Cécile a hâte qu’il soit canonisé, et, en même temps, elle commence à redouter que les secrets qu’il détenait n’aient été découverts.
Kathryn se leva pour détendre son dos et ses bras, et elle avança vers le crucifix.
— La duchesse aurait été heureuse que son confesseur devienne officiellement un saint. Ainsi elle aurait eu l’assurance que tout était bien.
La jeune femme regarda les trois moines par-dessus son épaule
— Et vous, évidemment, vous aviez beaucoup à cacher et encore plus à gagner. La mystification a continué jusqu’à mon arrivée au monastère.
— C’est la vérité, avoua le prieur Anselm. Que Dieu nous pardonne, frère Roger fut assassiné.
— Et qui est son meurtrier ? demanda Simon l’infirmier.
— Et le pauvre Gervase ? interrogea Jonquil d’un ton geignard. Que lui est-il arrivé ?
— Vous n’avez pas à le savoir, riposta Kathryn, en tout cas, pas maintenant.
Elle s’approcha de Jonquil
— Dernière chose : ce billet sous ma porte à l’hostellerie, c’est vous le coupable, n’est-ce pas ?
La jeune femme le frappa à l’épaule.
— Et vous attendiez dans l’escalier ?
— Je voulais vous faire peur.
Kathryn se pencha, son visage à quelques centimètres seulement de celui du prétendu moine.
— Eh bien, frère Jonquil, vous yavez réussi ! Et maintenant, disparaissez, tous les trois !