ARISTOTE

Lundi 18 février

LA pièce était plongée dans l'obscurité. Il était assis dans le fauteuil, les bras enserrant ses jambes. Ça recommençait. Charley ne voulait pas rester caché.

Charley voulait penser à Erin. Encore deux, chuchota Charley. Après, je m'arrêterai.

Il savait qu'il était inutile de protester. Mais cela devenait de plus en plus risqué. Charley s'impatientait.

Charley voulait prendre le dessus. Va-t'en, Charley, laisse-moi tranquille, supplia-t-il. Puis le rire moqueur de Charley éclata dans la pièce.

Si seulement Nan l'avait aimé, pensa-t-il. Si seulement elle l'avait invité à son anniversaire, il y a quinze ans... Il était tellement amoureux d'elle alors. Il l'avait suivie jusqu'à Darien avec le cadeau acheté dans un discount, une paire de chaussures de bal. La boîte en carton était simple et bon marché et il s'était donné beaucoup de mal pour la décorer, s'appliquant à dessiner un croquis de souliers sur le couvercle.

L'anniversaire de Nan était le 12 mars, pendant les vacances de printemps. Il avait roulé jusqu'à Darien pour lui faire la surprise. En arrivant, il avait trouvé la maison scintillante de lumières. Les domestiques garaient les voitures. Il était passé lentement devant la propriété, bouleversé et stupéfait en reconnaissant des étudiants de Brown qui se trouvaient là.

Il se souvenait encore avec embarras d'avoir pleuré comme un bébé en faisant demi-tour. Puis il s'était ravisé à la pensée du cadeau d'anniversaire. Nan lui avait dit que tous les matins à 7 heures, qu'il pleuve ou que le soleil brille, elle allait courir dans les bois près de sa maison. Le lendemain matin, il était là à l'attendre.

Il se souvenait avec la même acuité aujourd'hui de sa surprise en le voyant. De la surprise, non du plaisir. Elle s'était arrêtée, haletante, une casquette de jersey dissi-mulant ses cheveux blonds soyeux, un sweater imprimé au nom de son école sur sa tenue de jogging, des Nike aux pieds.

Il lui avait souhaité un bon anniversaire, l'avait regardée ouvrir la boîte, écoutant ses remerciements compassés. Il l'avait entourée de ses bras. " Nan, je t'aime tellement. Tes pieds seront si jolis dans ces sandales. Mets-les. Je vais les attacher. Nous pourrons danser iCi même.

-Tu as perdu la tête ! "

Elle l'avait repoussé, lui avait jeté la boîte à la figure, s'était remise à courir.

C'était Charley qui lui avait couru après, l'avait rattrapée, jetée à terre. Les mains de Charley lui avaient serré la gorge jusqu'à ce que ses bras cessent de s'agiter.

Charley avait attaché les sandales à ses pieds et il avait dansé avec elle, sentant sa tête ballotter sur son épaule.

Il l'avait allongée sur le sol, laissant une sandale à son pied droit, la Nike au pied gauche.

De longues années s'étaient écoulées. Charley était devenu un souvenir brouillé, une forme indistincte, tapie quelque part dans les tréfonds de son esprit, jusqu'à il y a deux ans. Puis Charley s'était mis à lui rappeler Nan, ses pieds minces et cambrés, ses chevilles fines, sa beauté et sa grâce lorsqu'elle dansait avec lui...

Eeeney-meeney-miney-mo. Attrape le premier par le bout du doigt. Dix petits cochons à la queue en tire-bouchon. La comptine que lui chantait sa mère lorsqu'il était petit. Ce petit cochon-ci va au marché. Celui-là reste à la maison.

" Encore, priait-il quand elle s'arrêtait. Une fois pour chaque doigt du petit cochon. "

Sa mère était si gentille avec lui! Puis elle avait changé. Il entendait encore sa voix: " Que font ces magazines dans ta chambre? Pourquoi as-tu pris ces escarpins dans mon placard ? Après tout ce que nous avons fait pour toi! Tu nous déçois tellement. "

Lorsqu'il était réapparu il y a deux ans, Charley lui avait ordonné de placer des petites annonces dans les pages spécialisées des journaux. Une quantité de petites annonces. C'est Charley qui lui avait dicté comment formuler l'annonce particulière.

A présent, sept filles étaient enterrées dans la propriété, chacune avec une chaussure du soir au pied droit, leur propre chaussure, tennis ou mocassin, au pied gauche...

Il avait supplié Charley de le laisser en paix pendant un moment. Il ne voulait pas recommencer. Il avait dit à Charley que le sol était encore gelé. Il ne pourrait pas les enterrer et garder leur corps au congélateur était risqué.

Mais Charley avait hurlé: " Je veux qu'ils retrouvent ces deux-là. Je veux qu'on les découvre tout comme ils ont retrouvé Nan. "

Charley avait choisi les deux dernières de la même façon qu'il avait choisi les autres après Nan. Elles s'appelaient Erin Kelley et Darcy Scott. Elles avaient répondu à deux de ses petites annonces. Mieux encore, elles avaient l'une et l'autre répondu à son annonce particulière.

Parmi toutes les réponses qu'il avait reçues, c'étaient leurs lettres et leurs photos qui avaient attiré immédiatement l'attention de Charley. Les lettres étaient amusantes, le ton attrayant; il lui semblait presque entendre la voix de Nan, son esprit critique à l'égard d'elle-même, son humour vif, intelligent. Et il y avait les photos.

Attirantes, chacune à sa façon...

Erin Kelley avait envoyé un instantané d'elle juchée sur le coin d'un bureau. Elle était légèrement penchée en avant, la bouche entrouverte, les yeux brillants, sa longue silhouette mince en équilibre, comme si elle attendait d'être invitée à danser.

La photo de Darcy Scott la montrait debout près d'une banquette matelassée placée sous une fenêtre, la main posée sur le rideau. Elle était à demi tournée vers l'appareil. Le photographe l'avait visiblement prise à l'improviste. Elle tenait des morceaux de tissu sur son bras; une expression absorbée mais souriante marquait son visage. Elle avait des pommettes hautes, une silhouette mince et de longues jambes qu'accentuaient ses chevilles étroites et ses pieds minces chaussés de mocassins Gucci.

" Elles seraient tellement plus attirantes en chaussures de bal ! " se dit-il en lui-même.

Il se leva et s'étira. Les ombres sombres qui se répandaient dans la pièce ne l'inquiétaient plus. La présence de Charley était totale et bienvenue. Aucune voix ne le pressait plus de résister.

Tandis que Charley s'éclipsait sans plus insister dans la grotte obscure d'où il avait émergé, il relut la lettre d'Erin, effleurant sa photo du bout des doigts.

Il rit tout haut au souvenir de l'annonce qui avait incité Erin à lui répondre.

Elle commençait par: " Aime la musique, aime danser. "

Mardi 19 février

FROID. Neige fondue. Rafales de vent. Embarras de voitures. Peu importait. C'était bon d'être de retour à New York.

Darcy secoua joyeusement son manteau, passa ses doigts dans ses cheveux et examina le courrier impeccablement trié sur son bureau. Bev Rothhouse, silhouette menue, vive, intelligente, étudiante du soir à la Parsons School of Design, et de surcroît sa précieuse secrétaire, lui désigna les piles par ordre d'importance.

-Les factures, fit-elle, en partant de l'extrême droite. Ensuite les règlements. Quelques-uns.

-Substantiels, j'espère, fit Darcy.

-Assez, reconnut Bev. Les messages sont classés ici. Tu as deux autres appartements en location à meubler. Je t'assure que tu ne t'es pas trompée le jour où tu as ouvert ton affaire d'ameublement d'occasion.

Darcy rit.

-Sanford et Fils. C'est moi.

Les trouvailles de Darcy. Architecture d'intérieur pour petits budgets, indiquait l'inscription sur la porte du bureau. Ce dernier était situé dans le Flat Iron Building, vingt-troisième rue.

-Comment était la Californie ? demanda Bev.

Amusée, Darcy perçut la note de timide admiration dans la voix de la jeune femme. A la vérité, Bev voulait dire: " Comment vont ta mère et ton père? Quelle impression cela procure-t-il d'être avec eux? Sont-ils réellement aussi sensationnels que dans leurs films ? "

" La réponse est oui, ils sont sensationnels, pensa Darcy. Oui, ils sont merveilleux. Oui, je les aime et je suis fière d'eux. Le seul problème est que je ne me suis jamais sentie à l'aise dans leur monde. "

-Quand doivent-ils partir pour l'Australie ?

Bev s'efforçait de prendre un air désinvolte.

-Ils sont déjà partis. Je me suis tristement envolée pour New York après les avoir mis dans l'avion.

Darcy avait combiné un séjour chez ses parents avec un voyage d'affaires à Lake Tahoe, où on lui avait demandé de décorer un chalet de montagne témoin pour clients peu fortunés. Sa mère et son père s'apprê-taient à partir en tournée internationale avec leur pièce.

Elle ne les reverrait pas avant au moins six mois.

Elle ôta le couvercle du gobelet de café qu'elle avait acheté au coin de la rue et s'installa à son bureau.

-Tu es superbe, fit remarquer Bev. J'adore cet ensemble.

La robe de lainage rouge à encolure carrée et le manteau assorti faisaient partie des vêtements que sa mère avait tenu à lui acheter dans Rodeo Drive. " Pour une si jolie fille, tu te mets n'importe quoi sur le dos, chérie, ne cessait-elle de lui répéter. Tu devrais accentuer cette beauté délicate dont tu as hérité. " Comme son père aimait à le faire remarquer, Darcy aurait pu poser pour le portrait de l'ancêtre maternelle dont elle portait le nom. La première Darcy avait quitté l'Irlande après la Révolution pour rejoindre son fiancé français, officier dans l'armée de La Fayette. Elles avaient les mêmes yeux écartés, plus verts que noisette, la même chevelure châtain aux reflets dorés, le même nez droit.

-Nous avons un peu grandi depuis, disait en riant Darcy. Je mesure un mètre soixante-douze. La première Darcy était une petite chose. C'est plus commode pour avoir l'air délicat.

Elle n'avait jamais oublié le jour, à l'âge de six ans, où elle avait surpris la réflexion d'un metteur en scène:

" Comment deux êtres aussi magnifiques ont-ils pu mettre au monde une enfant aussi insignifiante ? "

Elle se revoyait encore, immobile, encaissant le choc.

Quelques minutes plus tard, lorsque sa mère avait voulu la présenter à quelqu'un sur le plateau: " Et voici ma petite fille, Darcy ", elle s'était écriée, " Non ! " et s'était enfuie. Plus tard, elle s'était excusée de son impolitesse.

Ce matin, en débarquant de l'avion à Kennedy Airport, elle était passée déposer ses bagages à son appartement, puis s'était rendue directement au bureau, sans prendre le temps d'enfiler sa tenue habituelle, jeans et pull-over. Bev attendit qu'elle ait bu son café et commença a prendre les messages.

-Veux-tu que je rappelle ces gens pour toi ?

-Laisse-moi d'abord passer un coup de fil à Erin.

Erin décrocha dès la première sonnerie. Son ton un peu crispé lorsqu'elle répondit informa Darcy qu'elle était déjà à sa table de travail. Étudiantes, elles partageaient la même chambre à Mount Holyoke. Puis Erin avait étudié l'orfèvrerie. Récemment, elle avait remporté le prix prestigieux de N. W. Ayer pour les jeunes créateurs de bijoux.

Darcy avait elle aussi trouvé sa voie professionnelle.

Après avoir gravi les échelons pendant quatre ans dans une agence de publicité, elle avait quitté un poste de directrice de clientèle pour se lancer dans la décoration intérieure pour petits budgets. Toutes les deux avaient aujourd'hui vingt-huit ans et étaient aussi proches que du temps où elles habitaient ensemble à l'université.

Darcy se représenta Erin à sa table à dessin, vêtue d'un jean et d'un ample sweater, ses cheveux roux retenus par une pince ou noués en queue de cheval, absorbée dans son travail, ignorant ce qui se passait autour d'elle.

Le " Allô " préoccupé fit place à un cri de joie quand Erin reconnut la voix de Darcy.

-Tu travailles, dit Darcy. Je ne veux pas te déranger. Je voulais seulement te dire que je suis rentrée et avoir des nouvelles de Billy.

Billy était le père d'Erin. Infirme, il vivait depuis trois ans dans une maison de santé dans le Massachusetts.

-Son état est stationnaire, dit Erin.

-Où en es-tu avec le collier ? Lorsque j'ai téléphoné vendredi dernier, tu semblais anxieuse.

Juste après le départ de Darcy, le mois dernier, Erin avait décroché une commande du bijoutier Bertolini pour dessiner un collier en utilisant les pierres de famille d'un client. Bertolini était l'égal de Cartier et de Tiffany.

-C'est parce que j'avais peur que mon projet soit à côté de la plaque. C'était réellement compliqué. Mais tout va bien. Je le livre demain matin et, si j'en juge par moi-même, il est formidable. Comment était Bel-Air ?

-Absolument splendide.

Elles éclatèrent du même rire, puis Darcy ajouta:

-Où en sommes-nous avec les petites annonces ?

Elles avaient fait la connaissance, au club de gymnastique, de Nona Roberts, productrice de télévision pour l'Hudson Cable. Nona préparait un documentaire sur les petites annonces; sur le genre de gens qui les plaçaient et y répondaient; sur leurs expériences, bonnes ou mauvaises. Nona avait demandé aux deux jeunes filles de l'aider dans ses recherches en répondant à certaines annonces. " Vous n'aurez pas besoin de rencontrer vos correspondants plus d'une fois, les avait-elle rassurées. La moitié des célibataires du studio le font et s'offrent de belles parties de fou rire. Et qui sait, vous rencontrerez peut-être le prince charmant. Quoi qu'il en soit, réfléchissez-y. "

Erin, en général la plus hardie, s'était montrée inhabituellement réticente. Darcy l'avait persuadée que cela pourrait être amusant. " Nous ne placerons pas nos propres annonces, avait-elle dit. Nous répondrons seulement à celles qui nous paraîtront intéressantes. Nous ne donnerons pas notre adresse, juste un numéro de téléphone. Et nous donnerons nos rendez-vous dans des endroits publics. Qu'avons-nous à perdre ? "

Elles avaient commencé il y a six semaines. Darcy n'avait pu se rendre qu'à un seul rendez-vous avant son départ pour Lake Tahoe et Bel-Air. L'homme avait écrit qu'il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq. Comme elle l'avait dit à Erin après coup, il s'était sûrement juché sur une échelle pour se mesurer. Il prétendait également être directeur de clientèle dans une agence de publicité. Mais lorsque Darcy avait mentionné quelques noms d'agences et de clients, il était resté complètement sec. " Un menteur et un pauvre type ", avait-elle rapporté à Erin et à Nona. Aujourd'hui, souriant d'avance, Darcy demanda à Erin de lui raconter ses plus récentes rencontres.

-Je te réserve le récit au complet pour demain soir lorsque nous nous retrouverons avec Nona, dit Erin. J'ai inscrit tous les détails dans le carnet que tu m'as offert pour Noël. Sache seulement que j'ai eu deux rendez-vous supplémentaires depuis notre dernier entretien au téléphone. Cela porte le total à huit rencontres dans les trois dernières semaines. La plupart étaient des pauvres types sans le moindre intérêt. J'avais déjà rencontré l'un d'eux. L'un des plus récents était réellement séduisant et inutile de dire qu'il n'a pas rappelé. J'ai un rendez-vous ce soir. Il n'a pas l'air mal, mais attendons de juger sur pièces.

Darcy sourit.

-Je n'ai manifestement pas raté grand-chose. A combien d'annonces as-tu répondu à ma place ?

- Environ une douzaine. J'ai trouvé drôle d'envoyer nos deux lettres à certaines annonces. Nous pourrons ainsi comparer nos observations si ces types téléphonent.

-Génial. Où dois-tu rencontrer le numéro de ce soir ?

-Dans un café sur Washington Square.

-Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ?

-Il est avocat d'affaires. De Philadelphie. Il vient de s'installer à New York. Tu es toujours d'accord pour demain soir, n'est-ce pas ?

-Bien sûr.

Elles devaient dîner avec Nona.

Le ton d'Erin changea.

-Je suis contente que tu sois de retour, Darce. Tu m'as manqué.

-Toi aussi, dit Darcy de tout son coeur. A demain.

Elle s'apprêtait à lui dire au revoir, quand elle fut prise d'une impulsion et demanda:

-Comment s'appelle l'homme surprise de ce soir ?

-Charles North.

-Très " classe ", très bon chic bon genre. Amuse-toi bien, Erin-la-crâne.

Darcy raccrocha.

Bev attendait patiemment avec les messages. Son ton était carrément envieux, à présent.

-Quand vous parlez, Erin et toi, on jurerait deux écolières. Vous êtes plus proches que des soeurs. Si je compare avec ma propre soeur, je dirais même que vous êtes mille fois plus proches que deux soeurs.

-Tu as raison, dit doucement Darcy.

A la Galerie Sheridan dans la soixante-dix-huitième rue, au coin de Madison Avenue, une vente aux enchères battait son plein. Le mobilier de la vaste maison de campagne de Carter Gates, un feu roi du pétrole, avait attiré une foule dense de marchands et de collectionneurs .

Chris Sheridan observait la scène du fond de la salle se félicitant d'avoir emporté sur Sotheby's et Christie's le privilège de disperser cette collection. C'était un beau coup. Un superbe mobilier du XVIIIe anglais; des tableaux aussi remarquables que rares; de l'argenterie Revere qui, il le savait, ferait grimper la fièvre des enchères.

A trente-trois ans, Chris Sheridan ressemblait davantage au trois-quarts arrière qu'il avait été à l'université qu'à un expert renommé en matière d'antiquités. Son mètre quatre-vingt-dix était accentué par un port décidé. De larges épaules soulignaient sa taille svelte.

Ses cheveux blonds encadraient un visage aux traits accusés qu'éclairait un regard bleu désarmant et amical.

Mais comme l'avaient à leurs dépens appris ses concur-rents, ces yeux pouvaient vite prendre un éclat tran-chant, intraitable.

Chris croisa les bras en regardant se dérouler les enchères finales pour un cabinet de Domenico Cucci datant de 1683, orné de panneaux de pietra dura et de motifs centraux de pierres incrustées. Plus petit et moins élaboré que les deux cabinets créés par Cucci pour Louis XIV, c'était néanmoins une pièce magnifique, sans défaut, dont Chris savait que le Met voulait désespérément faire l'acquisition.

La salle se tut tandis que montaient les prix entre les deux gros enchérisseurs, le Met et le représentant d'une banque japonaise. Sentant qu'on le tirait discrètement par la manche, Chris tourna la tête avec un froncement de sourcils. C'était Sarah Johnson, son assistante, une experte en oeuvres d'art qu'il avait débauchée dans un musée privé de Boston. L'inquiétude perçait dans sa voix.

-Chris, dit-elle, je crains qu'il n'y ait un problème.

Votre mère est au téléphone. Elle dit qu'elle doit vous parler immédiatement. Elle semble bouleversée.

-Le problème, c'est cette émission de malheur !

Chris se dirigea vivement vers la porte, l'ouvrit d'un geste sec et, ignorant l'ascenseur, monta quatre à quatre l'escalier.

Un mois plus tôt, la série télévisée " Crimes-Vérité "

avait diffusé une émission sur le meurtre inexpliqué de la soeur jumelle de Chris, Nan. A dix-neuf ans, Nan avait été étranglée pendant qu'elle faisait son jogging matinal aux alentours de leur maison à Darien, dans le Connecticut. En dépit de ses véhémentes protestations, Chris n'avait pu empêcher les équipes de télévision de filmer de longs plans de la maison et des environs ni de reconstituer la mort de Nan dans les bois environnants où son corps avait été découvert.

Il avait supplié sa mère de ne pas regarder l'émission, mais elle avait voulu la voir avec lui. Les producteurs avaient déniché une jeune actrice d'une étonnante ressemblance avec Nan. Le docudrame montrait Nan en train de courir, la silhouette qui la guettait, cachée sous le couvert des arbres; la confrontation; la jeune fille qui tentait de s'échapper, le tueur qui la saisissait à bras-le-corps, l'étranglait, ôtait la Nike de son pied droit et la remplaçait par une sandale du soir à talon haut.

Les images étaient commentées par un présentateur dont la voix sonore prenait des accents gratuitement horrifiés.

" Est-ce un inconnu qui a abordé la belle, la brillante Nan Sheridan ? La veille au soir, elle et son frère jumeau fêtaient leur dix-neuvième anniversaire dans la demeure familiale. Est-ce quelqu'un qui connaissait Nan, qui venait peut-être de boire à sa santé, avant de devenir son meurtrier? En quinze ans, personne n'a apporté le début d'un indice susceptible de résoudre ce crime ignoble. Nan Sheridan fut-elle la victime fortuite d'un monstre au cerveau dérangé, ou sa mort fut-elle un acte prémédité de vengeance personnelle ? "

Suivait un montage de plans rapprochés. La maison et ses alentours vus sous des angles différents. Le numéro de téléphone où appeler " si vous avez une information ". La dernière image montrait en gros plan la photo prise par la police du corps de Nan tel qu'on l'avait découvert, soigneusement allongé sur le sol, les mains croisées sur la poitrine, une Nike au pied gauche, le pied droit chaussé de la sandale pailletée.

La conclusion: " Où sont passés les pendants de la chaussure de jogging et de l'élégante chaussure de bal ?

Le meurtrier les a-t-il encore en sa possession ? "

Greta Sheridan avait regardé les images se dérouler les yeux secs. A la fin, elle avait dit: " Chris, j'ai si souvent repassé tout ça dans ma tête. C'est la raison pour laquelle je tenais à voir ce programme. Je suis restée comme paralysée après la mort de Nan, incapable de penser. Mais Nan me parlait si souvent de ses camarades d'école. Je... j'ai pensé qu'en regardant cette émission, je pourrais me rappeler un détail peut-être important. Te souviens-tu du jour des funérailles ? Cette foule énorme. Tous ces jeunes étudiants de l'université.

L'inspecteur Harriman a dit qu'il était convaincu que le meurtrier de Nan était assis parmi l'assistance en deuil.

Te souviens-tu qu'ils avaient placé des caméras pour photographier tous les gens qui assistaient à la veillée funèbre et à la cérémonie religieuse ? "

Puis, comme si une main géante l'avait giflée, Greta Sheridan avait éclaté en sanglots déchirants. " Cette actrice ressemblait tellement à Nan ! Oh, Chris, elle m'a tellement manqué pendant toutes ces années. Ton père serait encore en vie si elle était là. Cette crise cardiaque fut l'expression finale de sa douleur. "

" J'aurais dû réduire en miettes tous les postes de télévision de la maison avant que maman ne regarde ce maudit programme ", se dit Chris en parcourant d'un pas rapide le couloir qui menait à son bureau. Les doigts de sa main gauche pianotaient sur le bureau tandis qu'il soulevait le téléphone.

-Maman, que se passe-t-il ?

La voix de Greta Sheridan était tendue et frémis-sante.

-Chris, excuse-moi de te déranger pendant la vente, mais je viens de recevoir une lettre très bizarre.

" Une autre conséquence de l'émission, enragea Chris. Toutes ces lettres de cinglés. " Des médiums qui proposaient leurs services pour communiquer avec les esprits, des charlatans qui réclamaient de l'argent en échange de leurs prières...

-Je préférerais que tu ne lises pas ces saletés, dit-il.

Ces lettres te mettent dans un état épouvantable.

-Chris, celle-ci est différente. Elle dit qu'en souvenir de Nan, une jeune fille de Manhattan, aimant danser, va mourir dans la soirée du 19 février, exactement de la façon dont Nan est morte.

La voix de Greta Sheridan prit un timbre plus aigu.

-Chris, suppose que ce ne soit pas une macabre plaisanterie ? Pouvons-nous faire quelque chose ? Prévenir quelqu'un ?

Doug Fox mit sa cravate, la tourna soigneusement en un noeud impeccable et s'examina dans la glace. Il s'était offert un massage facial hier, et sa peau brillait. La permanente gonflait ses cheveux fins et le rinçage dissimulait complètement les fils gris qui apparaissaient à ses tempes.

" Plutôt beau garçon ", se rassura-t-il admirant les courbes de sa poitrine musclée et de sa taille mince sous la chemise blanche empesée. Il prit sa veste, appréciant l'agréable contact de la pure laine d'Écosse. Le bleu foncé finement rayé mettait en valeur l'imprimé rouge discret de sa cravate Hermès. Il ressemblait au modèle même du banquier d'affaires, honorable citoyen de Scarsdale, mari attentionné de Susan Frawley Fox, père de quatre beaux et vifs jeunes enfants.

Personne, songea Doug avec une satisfaction amusée, ne soupçonnait qu'il avait une autre vie: celle d'un illustrateur indépendant, célibataire, habitant un appartement dans le merveilleux anonymat de London Terrace, vingt-troisième rue ouest, plus une planque à Pawling, et un break Volvo flambant neuf.

Doug lança un dernier regard dans la longue glace, ajusta sa pochette, et après un coup d'oeil pour s'assurer qu'il n'avait rien oublié, se dirigea vers la porte. La vue de la chambre l'irritait à chaque fois. Malgré le beau mobilier rustique français, une décoration aménagée par un architecte d'intérieur en vogue, Susan s'arrangeait toujours pour qu'elle ressemble à un véritable bazar. Les vêtements étaient empilés sur le fauteuil, le nécessaire de toilette en argent disposé n'importe comment sur le dessus de la commode. Des dessins d'enfants épinglés sur le mur. " A fuir ", pensa Doug.

Dans la cuisine régnait l'habituelle pagaille. Le jeune Donny, âgé de treize ans, et sa soeur Beth de douze ans enfournaient leur petit déjeuner. Susan annonçait que le bus de l'école était déjà en bas de la rue. Le bébé trottinait en se dandinant avec sa couche humide et ses mains sales. Trish disait qu'elle ne voulait pas aller au jardin d'enfants cet après-midi. Elle voulait rester à la maison et regarder " Tous mes enfants " avec Maman.

Susan portait une vieille robe de chambre de flanelle sur sa chemise de nuit. C'était un beau brin de fille à l'époque de leur mariage. Une jolie fille qui s'était laissée aller. Elle sourit à Doug et lui servit une tasse de café.

-Tu ne veux pas des pancakes ou autre chose ?

-Non.

Cesserait-elle donc jamais de lui demander de se gaver tous les matins ? Doug fit un bond en arrière pour éviter le bébé qui cherchait à lui agripper la jambe.

-Bon Dieu, Susan, si tu ne parviens pas à garder cet enfant propre, au moins ne le laisse pas s'approcher de moi. Je ne peux pas aller au bureau couvert de taches.

-Le bus, s'écria Beth. Bye, Maman, Bye, Papa.

Donny prit ses livres.

-Est-ce que tu assisteras à mon match de basket-ball ce soir, Papa ?

-Je rentrerai tard à la maison, fiston. Une réunion importante. La prochaine fois, c'est promis.

-Bien sûr.

Donny claqua la porte en partant.

Trois minutes plus tard, au volant de sa Mercedes, Doug roulait vers la gare, le réprobateur " Tâche de ne pas rentrer trop tard " de Susan résonnant encore à ses oreilles. Il sentit peu à peu son agacement se dissiper.

Trente-six ans, coincé avec une femme trop grosse, quatre gosses insupportables, une maison en banlieue.

Le rêve américain ! A vingt-deux ans, il avait cru faire un choix intelligent en épousant Susan.

Malheureusement, épouser la fille d'un homme fortuné ne signifiait pas épouser la richesse. Le père de Susan était un vieux pingre. Prêter, ne jamais donner.

Cette devise devait être gravée dans son cerveau.

Non qu'il n'aimât pas les enfants ou qu'il n'éprouvât pas une certaine tendresse pour Susan. Mais il aurait dû attendre pour entrer dans le train-train du paterfamilias.

Il avait gaspillé sa jeunesse. En tant que Douglas Fox, gestionnaire de fortune, honorable citoyen de Scarsdale, son existence était d'un ennui exemplaire.

Il se gara et monta à la dernière minute dans le train, se consolant à la pensée qu'en tant que Doug Fields, artiste célibataire, amateur de petites annonces, sa vie était secrète et excitante et, lorsque surgissaient les désirs cachés, il existait un moyen de les satisfaire.

Mercredi 20 février

LE mercredi, Darcy arriva au bureau de Nona Roberts à 18 h 30 précises. Elle sortait d'une réunion avec un client sur le Riverside Drive et avait téléphoné à Nona pour lui proposer de se rendre avec elle en taxi au restaurant.

Le bureau de Nona était un box encombré au milieu d'une rangée d'autres box similaires situés au neuvième étage de l'Hudson Cable. Il comprenait un bureau de chêne quelque peu délabré sur lequel s'amoncelaient des piles de papiers, plusieurs classeurs dont les tiroirs ne fermaient plus, des étagères entières d'ouvrages de référence et de bandes vidéo, un canapé deux places visiblement défoncé et un fauteuil pivotant dont Darcy savait qu'il ne pivotait plus. Une plante que Nona oubliait régulièrement d'arroser penchait tristement la tête sur l'étroit rebord de la fenêtre.

Nona aimait ce bureau. Darcy se demandait secrètement par quel miracle le feu n'y avait jamais pris.

Lorsqu'elle arriva, Nona était au téléphone. Darcy sortit chercher de l'eau pour arroser la plante.

-Elle meurt de soif, dit-elle en revenant.

Nona venait de raccrocher. Elle se leva d'un bond pour embrasser Darcy.

-Tu sais bien que je n'ai pas les doigts verts.

Elle portait une combinaison en lainage kaki qui épousait fidèlement les courbes de sa silhouette menue.

Une étroite ceinture de couleur noire fermée par deux mains jointes en or blanc lui ceignait la taille. Ses cheveux blonds striés de gris étaient coupés au carré à la hauteur du menton. Son visage animé était plus intéressant que joli.

Darcy constata avec plaisir que la tristesse s'était atténuée dans les yeux bruns de son amie pour faire place à une expression d'ironie désabusée. Nona avait été très affectée par son récent divorce. Comme elle le faisait remarquer, " c'est déjà suffisamment traumati-sant d'avoir quarante ans sans voir, en plus, votre mari vous plaquer pour une nymphette de vingt et un ans ".

-Je suis en retard, s'excusa Nona. C'est à 19 heures que nous avons rendez-vous avec Erin ?

-Entre 19 heures et 19 h 30, dit Darcy, refrénant son envie d'ôter les feuilles mortes de la plante verte.

-Il faut à peine un quart d'heure pour y aller, si je me jette sous les roues d'un taxi. Epatant. Il y a une chose que j'aimerais faire avant de partir. Veux-tu venir avec moi et constater qu'on peut aussi trouver de la chaleur humaine à la télévision ?

-Sans blague !

Darcy prit son sac.

Tous les bureaux bordaient un vaste espace central où se serraient secrétaires et rédacteurs devant leurs machines. Les ordinateurs bourdonnaient, les téléco-pieurs crépitaient. Au fond de la salle, un journaliste communiquait le dernier bulletin d'informations à l'antenne. Nona salua tout le monde à la ronde.

-Il n'y a pas une seule personne célibataire dans ce capharnaum qui ne réponde pas aux petites annonces pour moi. A vrai dire, je soupçonne quelques types déjà mariés ou fiancés de sortir impunément avec quelque mystérieux numéro de boîte postale.

Elle conduisit Darcy dans une salle de projection et la présenta à Joan Nye, une jolie blonde qui ne paraissait guère plus de vingt ans.

-Joan est chargée des notices nécrologiques, expliqua-t-elle. Elle vient d'en mettre une à jour et m'a demandé d'y jeter un coup d'oeil.-Elle se tourna vers Nye.-Ça ira sûrement très bien, la rassura-t-elle.

Joan soupira.

-Je l'espère, dit-elle tout en mettant en route le projecteur vidéo.

Le visage d'une grande dame du cinéma, Ann Bouchard, emplit l'écran. La voix mélodieuse de Gary Finch, le présentateur de l'Hudson Cable, commença à parler avec toute la retenue de circonstance.

" Ann Bouchard remporta son premier Oscar à l'âge de dix-neuf ans alors qu'elle remplaçait Lillian Marker, souffrante, dans le classique Perilous Path, tourné en 1928... "

Aux images d'Ann Bouchard dans ses rôles les plus mémorables succédèrent les points les plus saillants de sa vie privée; ses sept maris, ses maisons, ses batailles retentissantes avec les directeurs des studios, des extraits de ses interviews au cours de sa longue carrière, son émotion en recevant un prix pour l'ensemble de ses films: " J'ai été heureuse. J'ai été aimée. Et je vous aime tous. "

Le film s'arrêta.

-J'ignorais qu'Ann Bouchard était morte, s'exclama Darcy. Mon Dieu, elle téléphonait encore à ma mère la semaine dernière. Quand est-ce arrivé ?

-Ce n'est pas arrivé, dit Nona. Nous préparons à l'avance les notices nécrologiques des célébrités, comme le font généralement les journaux. Et nous les mettons régulièrement à jour. L'adieu à George Burns a été révisé vingt-deux fois. Lorsque l'inévitable survient, il ne reste plus qu'à insérer le titre. Nous avons donné un nom un peu irrespectueux à ce programme: " Ciao les enfants ".

-" Ciao les enfants " ?

-Mmmm. Nous ajoutons la partie finale et disons ciao au défunt.-Elle se tourna vers Nye.-C'est épatant. J'en ai les larmes aux yeux. A propos, as-tu répondu aux petites annonces ?

Nye sourit.

-Ça risque de te coûter cher, Nona. L'autre soir, j'ai pris rendez-vous avec un de ces demeurés. Naturellement, je me suis retrouvée coincée dans les encombrements. Je me suis garée en double file pour le prévenir en vitesse que je revenais tout de suite, suis sortie du bar pour trouver un flic en train de me filer une contravention, et quand je suis revenue du garage où j'avais laissé ma voiture six blocs plus loin...

-Il était parti, fit Nona.

Nye écarquilla les yeux.

-Comment le sais-tu ?

-Parce que tu n'es pas la première à me raconter cette histoire. Ne le prends pas pour un affront personnel. Nous ferions mieux de nous dépêcher, maintenant.

A la porte, Nona dit par-dessus son épaule:

-Donne-moi la contravention. Je m'en occuperai.

Dans le taxi qui les emmenait à leur rendez-vous avec Erin, Darcy se demanda ce qui pouvait inciter quelqu'un à se comporter aussi bizarrement. Nye était naturellement séduisante. Ce type l'avait-il trouvée trop jeune? Pourtant, elle lui avait certainement annoncé son âge, lorsqu'elle avait répondu à l'annonce. Avait-il une image à l'esprit à laquelle Nye ne correspondait pas ?

Cette pensée la troubla. Tandis que le taxi cahotait, se faufilant dans les encombrements de la soixante-dou-zième rue, elle fit observer:

-Nona, lorsque nous avons commencé à répondre à ces annonces, j'ai pris ça comme une plaisanterie. Je n'en suis pas si sûre aujourd'hui. C'est comme une rencontre arrangée sans la sécurité de savoir qu'il s'agit du meilleur ami du frère d'un copain. Peux-tu imaginer un homme de ton entourage se comportant de cette manière ? Même si pour une raison ou pour une autre, le type qui avait rendez-vous avec Nye a détesté la façon dont elle était habillée, ou coiffée ou je ne sais quoi, il n'avait qu'une chose à faire, prendre un verre en vitesse avec elle et raconter qu'il avait un avion à prendre. De cette manière, il s'en tirait rapidement sans lui donner l'impression d'être plantée là comme une andouille.

-Darcy, regardons les choses en face, dit Nona.

D'après tous les rapports dont j'ai eu connaissance, la plupart des individus qui font passer ces annonces ou y répondent sont des anxieux. Mais le plus effrayant est qu'aujourd'hui même j'ai reçu une lettre d'un agent du FBI qui a entendu parler de l'émission et désire me parler. Il aimerait que nous avertissions le public que ces annonces sont une manne pour des psychopathes sexuels.

-Exquise pensée !

Comme à l'habitude, Bella Vita leur offrit un accueil chaleureux. La même merveilleuse odeur de cuisine à l'ail flottait dans l'air. Conversations et rires créaient un léger brouhaha. Adam, le propriétaire, vint au-devant d'elles.

-Bonjour mes beautés. Je vous ai réservé votre table, dit-il en leur désignant le coin près de la fenêtre.

-Erin ne devrait pas tarder, lui dit Darcy tandis qu'elles prenaient place. Je suis étonnée qu'elle ne soit pas déjà là. Elle est toujours tellement exacte qu'elle me donne des complexes.

-Elle est probablement coincée dans les embouteillages, dit Nona. Commandons le vin. Tu connais sa préférence pour le chablis.

Une heure plus tard, Darcy repoussa sa chaise.

-Je vais téléphoner à Erin. La seule explication qui me vienne à l'esprit est qu'elle ait eu besoin de faire quelques ajustements après avoir apporté le collier à Bertolini. Elle perd complètement le sens du temps lorsqu'elle est plongée dans son travail.

Le répondeur était branché dans l'appartement d'Erin. Darcy regagna sa place et se rendit compte que l'expression anxieuse de Nona reflétait ses propres sentiments.

-J'ai laissé un message disant que nous l'attendions et de nous appeler ici si elle avait un empêchement.

Elles commandèrent le dîner. Darcy adorait ce restaurant, mais ce soir elle remarqua à peine ce qu'elle mangeait. Toutes les cinq minutes, elle regardait vers la porte, espérant voir Erin entrer en trombe avec une explication parfaitement logique de son retard.

Erin ne vint pas.

Darcy habitait le dernier étage d'une maison de brique brune dans la quarante-neuvième rue est, Nona un immeuble dans Central Park ouest. En quittant le restaurant, elles prirent chacune un taxi, promettant que la première à avoir des nouvelles d'Erin préviendrait l'autre.

A peine entrée chez elle, Darcy composa à nouveau le numéro d'Erin. Elle essaya une heure plus tard, avant de se coucher. Cette fois, elle laissa un message insistant: " Erin, je suis inquiète. Il est mercredi, 23 h 15. Même si tu rentres tard dans la nuit, téléphone-moi. "

Elle finit par sombrer dans un sommeil agité. Lorsqu'elle se réveilla à 6 heures du matin, sa première pensée fut qu'Erin n'avait pas appelé.

Jay Stratton regarda par la fenêtre de son appartement au vingt-neuvième étage du Waterside Plaza, au coin de la vingt-cinquième rue et de l'East River Drive. La vue était spectaculaire: l'East River qu'enjambaient les ponts de Brooklyn et de Williamsburg, les deux tours jumelles sur la droite, l'Hudson derrière elles, les flots de voitures, presque arrêtées aux heures de pointe, et qui roulaient à peu près normalement à présent. Il était 19 h 30.

Jay eut un froncement de sourcils qui masqua presque entièrement ses petits yeux. Une masse de cheveux bruns, coupés par le meilleur coiffeur et élégamment striés de gris, lui donnait un air étudié de nonchalante élégance. Il savait qu'il avait tendance à l'embonpoint et faisait assidûment de l'exercice. Il savait aussi qu'il paraissait un peu plus vieux que son âge, trente-sept ans, mais que cela s'était révélé un avantage. La plupart des gens le trouvaient extrêmement séduisant.

La veuve du magnat de la presse qu'il avait accompagnée au casino du Taj Mahal à Atlantic City la semaine dernière s'était volontiers laissé courtiser, mais lorsqu'il avait insinué qu'elle serait merveilleuse avec des bijoux créés spécialement à son intention son visage s'était figé. " Pas de numéro de vente, je vous prie, avait-elle signifié. Que ce soit bien clair entre nous. "

Il n'avait plus perdu son temps avec elle. Jay n'était pas du genre à perdre son temps. Aujourd'hui, il avait déjeuné au Jockey Club et, pendant qu'il attendait une table, il avait engagé la conversation avec un couple d'un certain âge. Les Ashton avaient pris quelques jours de vacances à New York pour fêter leur quarantième anniversaire de mariage. Visiblement fortunés, ils semblaient un peu perdus en dehors de leur Caroline du Nord et avaient accepté avec joie les propositions qu'il leur faisait sans en avoir l'air.

Le mari avait paru ravi d'entendre Jay lui demander s'il avait choisi un bijou pour sa femme à l'occasion de leurs quarante années de vie commune. " Je ne cesse de dire à Frances qu'elle devrait me laisser lui offrir un vrai bijou, mais elle veut faire des économies pour Frances Junior. "

Jay avait suggéré que, plus tard, la petite Frances serait peut-être très heureuse de porter un beau collier ou un bracelet et de raconter à sa propre fille ou à sa petite-fille que c'était un présent particulier offert par Grand-père à Grand-mère. " C'est ainsi que procèdent les familles royales depuis des siècles ", avait-il expliqué en leur tendant sa carte.

Le téléphone sonna. Jay décrocha immédiatement.

C'étaient peut-être les Ashton.

C'était Aldo Marco, le directeur de Bertolini.

-Aldo, dit Jay avec entrain. J'avais l'intention de vous appeler. Tout va bien, j'espère ?

-Tout ne va pas bien du tout.-Le ton de Marco était glacial. - Lorsque vous m'avez présenté Erin Kelley, j'ai été extrêmement impressionné par elle et par son portfolio. Le dessin qu'elle m'a soumis était superbe et, comme vous le savez, nous lui avons confié les pierres d'un client à monter. Elle était censée livrer ce collier ce matin. Mlle Kelley n'est pas venue au rendez-vous et n'a pas répondu à nos messages répétés.

Monsieur Stratton, je veux ce collier immédiatement, sinon débrouillez-vous pour récupérer les pierres de mon client.

Jay passa sa langue sur ses lèvres. Il sentit sa main sur le récepteur devenir moite de transpiration. Il avait complètement oublié le collier. Il choisit soigneusement ses mots.

-J'ai vu Mlle Kelley il y a une semaine. Elle m'a montré son travail. C'était ravissant. Il doit y avoir un malentendu.

-Le malentendu est qu'elle n'est pas venue livrer le collier, et que celui-ci nous a été commandé pour un mariage vendredi soir. Je vous répète que je veux dès demain soit le collier, soit les pierres de mon client. A vous de trouver une solution à cette alternative. Est-ce clair ?

Le claquement sec du téléphone résonna à l'oreille de Stratton.

Michael Nash reçut son dernier patient, Gerald Renquist, à 17 heures dans l'après-midi de mercredi. Renquist etait l'ancien directeur général, maintenant à la retraite, d'un laboratoire pharmaceutique international.

La retraite avait brusquement mis sur la touche un homme dont l'identité était liée aux arcanes et à la politique des conseils d'administration.

-Je sais que je devrais me considérer comme favorisé, disait Renquist. Mais je me sens affreusement inutile. Même ma femme ressort ce vieux dicton: " Je t'ai épousé pour le meilleur ou pour le pire, mais pas pour le déjeuner. "

-Vous avez pourtant dû envisager un plan d'action en vue de la retraite, avait doucement suggéré Nash.

Renquist rit.

-Certainement. L'éviter à tout prix.

" Dépression, pensa Nash. Le rhume de cerveau banal de la maladie mentale. " Il s'aperçut qu'il était las et n'offrait pas à Renquist son entière attention. " Ce n'est pas juste, se dit-il. Il me paye pour l'écouter. "

C'est néanmoins avec un véritable soulagement qu'il vit arriver, trois quarts d'heure plus tard, le moment de mettre fin à la séance.

Après le départ de Renquist, Nash ferma son bureau.

Il était situé soixante et onzième rue à l'angle de Park Avenue, et son appartement se trouvait dans le même immeuble, au dix-neuvième étage. Il sortit par la porte qui donnait dans le hall d'entrée.

La nouvelle locataire du 206, une blonde d'une trentaine d'années, attendait l'ascenseur. Il refoula son irritation à l'idée de monter avec elle. L'intérêt non dissimulé de son regard l'agaçait autant que ses sempi-ternelles propositions de venir prendre un verre chez elle.

Michael Nash connaissait le même problème avec un grand nombre de ses patientes. Il lisait dans leurs pensées. Beau garçon, divorcé, sans enfant, entre trente-cinq et trente-huit ans, disponible. Une retenue méfiante était devenue une seconde nature chez lui.

Ce soir, du moins, la nouvelle voisine ne renouvela pas son invitation. Peut-être commençait-elle à comprendre.

-Bonsoir, murmura-t-il lorsqu'ils sortirent de l'ascenseur.

Son appartement reflétait l'attention précise qu'il portait à chaque chose dans son existence. Le même lin ivoire recouvrait les deux canapés jumeaux dans la pièce de séjour et les chaises de salle à manger disposées autour de la table ronde de chêne, acquise dans une vente aux enchères. Les moquettes étaient ornées de motifs géométriques dans des tons sourds sur fond ivoire. Un mur entier de rayonnages, des plantes aux fenêtres, un zinc de style colonial en guise de bar, le bric-à-brac qu'il avait ramené de ses voyages à l'étranger, de beaux tableaux. Une pièce confortable, élégante.

La cuisine et le bureau se trouvaient sur la gauche de la pièce de séjour, la chambre et la salle de bains sur la droite. L'appartement était plaisant, un agréable complément de la grande propriété de Bridgewater, qui avait fait l'honneur et la joie de ses parents. Nash était souvent tenté de la vendre, mais il savait que ses chevauchées lui manqueraient en week-end.

Il ôta sa veste et hésita entre l'envie de regarder la fin du journal de 18 heures ou d'écouter son nouveau compact, une symphonie de Mozart. Mozart l'emporta.

Tandis que les premières mesures emplissaient doucement la pièce, la sonnerie de la porte retentit.

Nash savait ce qui l'attendait. Résigné, il alla ouvrir.

Un seau à glace à la main, la nouvelle voisine se tenait devant lui. La plus vieille ruse du monde. Dieu soit loué, il n'avait encore sorti ni verre ni bouteille. Il lui donna quelques glaçons, lui expliqua que non, il ne pouvait venir chez elle, qu'il était sur le point de sortir et la reconduisit à la porte. Lorsqu'elle fut partie, gazouil-lant un " peut-être la prochaine fois ", il se dirigea droit vers le bar, se servit un Martini sec et secoua la tête avec pitié.

S'installant sur le canapé près de la fenêtre, il but son cocktail, savourant le goût agréable et stimulant, songeant à la jeune femme qu'il allait retrouver pour dîner à 20 heures. La réponse qu'elle avait faite à sa petite annonce était franchement amusante.

Son éditeur s'était montré enthousiaste sur la première moitié du livre qu'il écrivait, une analyse consis-tante sur les habitués des petites annonces, leurs manques psychologiques, leurs fantasmes reflétés par la description qu'ils faisaient d'eux-mêmes. Il avait intitulé son ouvrage: Petites annonces: La recherche d'une compagnie ou une échappatoire à la réalité.

Jeudi 21 février

DARCY s'assit à la table de la cuisine, but son café, regardant sans les voir les jardins depuis sa fenêtre. Aujourd'hui nus et tristes, couverts de quelques plaques de neige fondue, ils étaient en été exquisement fleuris et parfaitement entretenus. Les prestigieux propriétaires des maisons particulières qu'ils agrémentaient se nommaient l'Aga Khan ou Katharine Hepburn.

Erin aimait venir lorsque les jardins étaient en fleurs.

" De la rue, on ne devinerait jamais qu'ils existent, soupirait-elle. Je t'assure, Darce, tu as eu une veine incroyable le jour où tu as trouvé cet endroit. "

Erin. Où était-elle ? Dès la minute où elle s'était réveillée et rendu compte qu'Erin n'avait pas téléphoné, Darcy avait appelé la maison de santé dans le Massachusetts. L'état de M. Kelley était stationnaire. Le semi-coma pouvait encore se prolonger, bien que le pauvre homme s'affaiblît visiblement. Non, il n'y avait pas eu d'appel urgent pour sa fille. L'infirmière de garde ne pouvait affirmer avec certitude si Erin avait passé hier soir son habituel coup de téléphone.

-Que dois-je faire? se demanda Darcy à voix haute. Déclarer sa disparition ? Téléphoner à la police et me renseigner sur les accidents ?

Une pensée soudaine la fit frissonner. S'il était arrivé quelque chose à Erin dans son appartement ? Elle avait l'habitude de se balancer en arrière sur sa chaise lorsqu'elle était concentrée. Si elle était restée sans connaissance pendant tout ce temps !

Enfiler un sweater et un pantalon, attraper un manteau et des gants lui prirent un instant. Elle attendit quelques minutes torturantes dans la Seconde Avenue avant de trouver un taxi.

- 101, Christopher Street, vite, s'il vous plaît.

-Tout le monde dit " vite ". Je réponds: " Pas de panique, vous vivrez plus longtemps. "

Le chauffeur lui adressa un clin d'oeil dans le rétrovi-seur.

Darcy détourna la tête. Elle n'était pas d'humeur à plaisanter. Pourquoi n'avait-elle pas pensé à l'éventua-lité d'un accident? Le mois dernier, juste avant son départ pour la Californie, Erin était passée dîner chez elle. Elles avaient regardé les informations à la télévision. L'un des spots publicitaires montrait une frêle vieille femme qui tombait et appelait à l'aide en touchant un signal placé sur une chaîne autour de son cou. " Voilà ce qui nous attend dans cinquante ans ", avait dit Erin. Elle avait imité la publicité, gémissant:

" A l'ai-ai-de, à l'ai-ai-de ! Je suis tombée et je ne peux pas me relever ! "

Gus Boxer, l'intendant principal du 101, Christopher Street, avait un faible pour les jolies femmes. Lorsqu'il se précipita dans le vestibule pour répondre à la sonnerie insistante de la porte, sa mine renfrognée s'éclaira immédiatement d'un sourire grimaçant et ser-vile.

Il apprécia ce qui s'offrait à sa vue. Les cheveux châtains de la visiteuse volaient au vent. Ils lui retombaient sur le visage, lui rappelant les films de Veronica Lake qu'il regardait tard dans la nuit. Sa veste trois quarts de cuir était usagée, mais elle avait cette élégance que Gus savait reconnaître depuis qu'il avait pris ce job dans Greenwich Village.

Son regard admirateur s'attarda sur les longues jambes galbées. Puis il réalisa pourquoi elle ne lui semblait pas inconnue. Il l'avait vue à deux reprises en compagnie de la locataire du 3B, Erin Kelley. Il ouvrit la porte du vestibule et s'écarta.

-A votre service, dit-il avec ce qu'il croyait être une amabilité irrésistible.

Darcy passa devant lui, s'efforçant de ne pas montrer son dégoût. De temps à autre, Erin se plaignait du vieux Casanova sexagénaire et crasseux. " Boxer me donne la chair de poule, disait-elle. Je déteste savoir qu'il possède une clé de mon appartement. Un jour, en rentrant, je l'ai trouvé chez moi et il m'a raconté une histoire à dormir debout à propos d'une fuite dans le mur. "

-Rien n'a jamais disparu ? avait demandé Darcy.

-Non. Je range tous les bijoux sur lesquels je travaille dans le coffre-fort. Il n'y a rien d'autre à voler.

C'est plus sa manière de reluquer les femmes qui me hérisse la peau. Oh, n'en parlons plus ! J'ai fait placer un verrou intérieur et l'appartement n'est pas luxueux. Ce type est probablement inoffensif.

Darcy alla droit au but.

-Je suis inquiète au sujet d'Erin Kelley, dit-elle à l'intendant. Nous avions rendez-vous hier soir et elle n'est pas venue. Elle ne répond pas au téléphone. Je voudrais vérifier si elle est chez elle. Il lui est peut-être arrivé quelque chose.

Boxer grimaça.

-Elle allait très bien, hier.

-Hier?

D'épaisses paupières tombèrent sur les yeux pâles. Il passa sa langue sur ses lèvres entrouvertes. Son front se creusa de plis irréguliers.

-Non, je me trompe. C'est mardi que je l'ai vue.

Tard dans l'après-midi. Elle est rentrée chez elle chargée de provisions.-Il prit un air vertueux.-Je lui ai proposé de l'aider à les porter.

-C'était mardi après-midi. L'avez-vous vue ressortir ou rentrer mardi soir ?

-Non. Je ne peux pas l'affirmer. Mais écoutez, c'est pas moi le portier. Les locataires ont chacun leurs clés.

Les livreurs utilisent l'interphone.

Darcy hocha la tête. Sans se faire d'illusions, elle avait sonné à l'appartement d'Erin avant d'appeler l'intendant.

-Je vous en prie. J'ai peur qu'il ne lui soit arrivé un accident. Il faut que j'entre chez elle. Avez-vous votre passe ?

Le sourire grimaçant réapparut.

-Vous devez comprendre que je ne laisse généralement pas n'importe qui entrer dans un appartement sous prétexte qu'il le demande. Mais je vous ai vue avec Kelley. Je sais que vous êtes amies. Vous êtes comme elle. De la classe. Belle fille.

Ignorant le compliment, Darcy gravit les marches.

Escalier et paliers étaient propres mais lugubres. Les murs gris foncé étaient décrépis par plaques, les carreaux des marches branlants. Entrer dans l'appartement d'Erin lui fit l'impression de se retrouver à la lumière du jour à la sortie d'une grotte. Lorsque Erin avait emménagé ici il y a trois ans, Darcy l'avait aidée à peindre et à tapisser les murs. Elles avaient loué une remorque et parcouru le Connecticut et le New Jersey à la recherche de meubles d'occasion vendus par des particuliers.

Elles avaient peint les murs d'un blanc pur. Les tapis indiens de couleurs vives égayaient le vieux parquet ciré. Des affiches de musée encadrées ornaient le mur au-dessus du divan, lui-même recouvert d'un velours rouge vif et sur lequel s'entassaient des coussins assortis.

Les fenêtres donnaient sur la rue. Même par temps couvert, la lumière était excellente. Sur une longue table de travail face aux fenêtres s'alignaient les instruments d'Erin: lampe, perceuse, limes et pincettes, colliers de serrage et pinces à ressort, lampe à souder forets et mèches. Darcy avait toujours regardé avec fascination Erin travailler, ses doigts minces maniant habilement les pierres délicates.

Il y avait un grand meuble de rangement muni de plusieurs douzaines de tiroirs près de la table, une folie que s'était offerte Erin. C'était un cabinet d'apothicaire du xIxe siècle, dont les faux tiroirs du bas dissimulaient un coffre-fort. Un fauteuil rembourré, un poste de télévision et une bonne chaîne stéréo complétaient l'ameublement.

La première réaction de Darcy fut un ouf ! de soulagement. Aucun désordre ne se remarquait. Gus Boxer sur ses talons, elle se dirigea promptement vers la minuscule cuisine, un espace restreint et sans fenêtre qu'elles avaient peint de jaune vif et décoré de serviettes à thé encadrées.

L'étroit couloir conduisait à la chambre. Le lit en cuivre et une commode à deux tiroirs étaient les seuls meubles de la petite pièce. Le lit était fait. Tout était à sa place.

Des serviettes propres étaient pliées sur le porte-serviettes de la salle de bains. Darcy ouvrit l'armoire à pharmacie. D'un regard rapide, elle nota que la brosse à dents d'Erin, ses produits de maquillage et ses crèmes étaient bien là.

Boxer s'impatientait.

-Y'a rien d'anormal. Vous êtes satisfaite ?

-Non.

Darcy revint dans le living-room et s'approcha de la table de travail. Le clignotant du répondeur marquait douze appels. Elle pressa sur le bouton de commande.

-He, je ne sais pas...

Elle coupa court aux protestations de Boxer.

-Erin a disparu. Vous n'avez donc pas compris?

Elle a disparu. J'ai l'intention d'écouter ces messages et de voir s'ils peuvent d'une façon ou d'une autre me donner une indication de l'endroit où elle pourrait se trouver. Puis je préviendrai la police et me renseignerai sur les accidents. A mon avis, elle est inconsciente dans un hôpital quelque part. Vous pouvez rester ici avec moi ou bien partir, si vous avez à faire. Qu'est-ce que vous préférez ?

Boxer haussa les épaules.

-J' vois pas d'inconvénient à vous laisser ici.

Darcy lui tourna le dos, fouilla dans son sac et en retira un calepin et un stylo. Elle n'entendit pas Boxer sortir lorsque débutèrent les messages. Le premier datait de mardi soir, 18 h 45. Quelqu'un du nom de Tom Swartz. Remerciait d'avoir répondu à son annonce. Venait de découvrir un petit restaurant grec bon marché. On pourrait s'y retrouver pour dîner? Il rappellerait.

Erin était censée rencontrer Charles North mardi soir à 19 heures dans un pub non loin de Washington Square. " A 18 h 45, elle était sans doute déjà partie ", se dit Darcy.

L'appel suivant avait eu lieu à 19 h 25. Michael Nash.

" Erin, j'ai été sincèrement heureux de faire votre connaissance et j'espère que vous serez libre pour dîner un jour de cette semaine. Si vous en avez la possibilité, voulez-vous me rappeler ce soir. " Nash avait laissé les numéros de téléphone de son domicile et de son bureau.

Mercredi matin, les appels avaient commencé à 9 heures. Les premiers concernaient le travail d'Erin.

L'un d'eux serra la gorge de Darcy, il provenait d'Aldo Marco, de Bertolini. " Mademoiselle Kelley, je suis extrêmement déçu que vous ne soyez pas venue à notre rendez-vous de 10 heures. Il est essentiel pour moi de voir le collier et de m'assurer qu'il ne nécessite pas d'ajustement de dernière minute. Voulez-vous avoir l'obligeance de me rappeler immédiatement. " L'appel avait été passé à 11 heures. Trois autres suivaient, du même interlocuteur et à chaque fois plus irrités et plus pressants. Outre les propres appels de Darcy, un dernier concernait la commande de Bertolini.

" Erin, ici Jay Stratton. Que se passe-t-il ? Marco me harcèle à propos du collier et me tient pour responsable de vous avoir présentée à lui. "

Darcy savait que Stratton était le joaillier qui avait communiqué à Bertolini le dossier d'Erin. Son message datait de mercredi soir aux environs de 19 heures. Darcy s'apprêta à rembobiner la bande puis s'interrompit.

Peut-être était-il préférable de ne pas effacer ces messages. Elle chercha dans l'annuaire le numéro du commissariat de police le plus proche.

-Je veux signaler la disparition de quelqu'un, expliqua-t-elle à son interlocuteur.

On lui répondit qu'elle devait venir en personne, que ce genre de déclaration concernant un adulte en possession de ses moyens ne pouvait pas être pris en compte par téléphone.

" J'y passerai avant de rentrer à la maison ", décida-t-elle. Elle pénétra dans la cuisine et se prépara un café, notant que le seul carton de lait n'était pas ouvert. Erin commençait toujours sa journée par un café au lait.

Boxer l'avait vue rentrer chargée de provisions mardi après-midi. Darcy inspecta la poubelle sous l'évier. Il y avait quelques restes, mais pas de carton de lait vide.

" Elle n'était pas chez elle hier matin, pensa Darcy. Elle n'est pas rentrée mardi soir. "

Elle apporta la tasse de café sur la table de travail. Il y avait un agenda dans le premier tiroir. Elle le feuilleta en commençant par ce jour même. Aucun rendez-vous n'était marqué. La veille, mercredi, il y en avait deux: 10 heures, Bertolini; 19 heures, Bella Vita (Darcy et Nona).

Dans les semaines précédentes, Erin avait noté des rendez-vous avec des hommes dont le nom ne disait rien à Darcy. Ils étaient généralement inscrits entre 17 et 19 heures. Dans la plupart des cas, le lieu de rencontre était indiqué: O'Neal's, Mickey Mantel's, P. J. Clarke's, le Plaza, le Sheraton, des bars d'hôtel et des cafés connus.

Le téléphone sonna. " Faites que ce soit Erin ", pria Darcy en décrochant.

-Allô.

-Erin?

Une voix d'homme.

-Non. Ici Darcy Scott. Une amie d'Erin.

-Savez-vous où je peux joindre Erin ?

Un sentiment d'affreuse déception s'abattit sur Darcy.

-Qui est à l'appareil ?

-Jay Stratton.

Jay Stratton. C'était lui qui avait laissé le message à propos du bijoutier Bertolini. Que disait-il ?

- ... si vous avez une idée de l'endroit où se trouve Erin, voulez-vous l'avertir que s'ils ne récupèrent pas ce collier, ils porteront plainte.

Darcy tourna les yeux vers le cabinet d'apothicaire.

Elle savait qu'Erin gardait la combinaison du coffre dans son carnet d'adresses sous le nom de la compagnie d'assurances. Stratton parlait toujours.

-Je sais qu'Erin gardait le collier dans un coffre-fort dans son appartement. Vous serait-il possible de vérifier s'il s'y trouve ? insista-t-il.

-Ne quittez pas.

Darcy mit sa main sur l'écouteur, puis se rendit compte que son geste était idiot. Il n'y a personne ici à qui je puisse poser la question. Mais d'une certaine façon, elle interrogeait Erin. Si le collier ne se trouvait pas dans le coffre-fort, cela pourrait signifier qu'Erin avait été victime d'un vol au moment où elle s'apprêtait à le livrer. S'il s'y trouvait, c'était une preuve presque certaine qu'il lui était arrivé quelque chose. Rien n'aurait pu empêcher Erin de livrer le collier à temps.

Elle ouvrit le carnet d'adresses d'Erin à la page D.

A côté de la Dalton Safe s'alignaient une série de numéros.

-J'ai la combinaison, dit-elle à Stratton. Je vous attendrai ici. Je ne veux pas ouvrir le coffre d'Erin sans témoin. Et dans le cas où le collier serait là, je vous demanderai un reçu.

Il répondit qu'il arrivait sur-le-champ. Darcy raccrocha et décida d'aller demander à l'intendant de l'immeuble d'être également présent. Elle ignorait tout de Jay Stratton hormis qu'il était joaillier et qu'il avait obtenu pour Erin la commande de Bertolini.

Tandis qu'elle l'attendait, Darcy feuilleta les dossiers d'Erin. Sous " Projet personnel ", elle trouva des pages de petites annonces déchirées dans des magazines et des journaux. Sur chaque page, un certain nombre d'annonces étaient entourées d'un trait.

Étaient-ce celles auxquelles Erin avait répondu, ou celles auxquelles elle avait l'intention de répondre ?

Consternée, Darcy en compta au moins deux douzaines. Laquelle, s'il y en avait une, émanait de Charles North, l'homme qu'Erin devait rencontrer mardi soir ?

Lorsque Darcy et Erin avaient accepté de répondre aux petites annonces, elles s'y étaient appliquées avec méthode. Elles avaient fait imprimer du papier à en-tête où n'apparaissait que leur nom. Chacune avait choisi une photo à joindre à leur réponse si nécessaire. Elles avaient passé une soirée hilarante à rédiger des lettres fictives. " J'ai une passion pour la propreté, avait suggéré Erin, mon passe-temps préféré est le lessivage à la main. J'ai hérité de ma grand-mère une planche à laver. Ma cousine la voulait aussi. Le partage a provoqué un conflit familial. Je suis à cran lorsque j'ai mes règles, mais j'ai un bon naturel. S'il vous plaît, téléphonez vite. "

Elles avaient fini par établir un type de réponse raisonnablement attrayant. Le jour du départ de Darcy pour la Californie, Erin avait dit: " Darce, j'enverrai les tiennes à peu près deux semaines avant la date de ton retour. Je changerai seulement une phrase ici ou là pour l'accorder avec l'annonce. "

Erin ne possédait pas d'ordinateur. Darcy savait qu'elle tapait les lettres sur sa machine à écrire électrique, mais ne les photocopiait pas. Elle conservait toutes les données dans le calepin qu'elle transportait dans son sac: les numéros de boîte postale des annonces, le nom des personnes qu'elle appelait, ses impressions sur celles qu'elle avait rencontrées.

Jay Stratton se renfonça dans le siège arrière du taxi, les yeux mi-clos. Le haut-parleur à sa droite braillait de la musique rock.

-Pouvez-vous baisser le son ? demanda-t-il d'un ton exaspéré.

-Dites-donc mon vieux, vous voulez me priver de ma musique ou quoi ?

Le chauffeur avait une vingtaine d'années. Des mèches lui tombaient dans le cou. Il jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule, vit l'expression peinte sur le visage de Stratton et baissa le volume en grommelant.

Stratton sentit ses aisselles devenir moites de sueur. Il fallait qu'il réussisse son coup. Il tapota sa poche. Les reçus que lui avait confiés Erin la semaine dernière pour les pierres de Bertolini et les diamants se trouvaient dans son portefeuille. Darcy Scott semblait intelligente.

Il ne devait en aucun cas éveiller le moindre soupçon.

L'intendant à l'air fouinard surveillait sûrement son arrivée. Il était dans le hall d'entrée lorsque Stratton sonna à la porte. Visiblement, il le reconnut.

-Je vais vous conduire en haut, dit-il. J' suis censé être présent pendant qu'elle ouvre le coffre-fort.

Stratton jura en lui-même tout en suivant la silhouette courtaude dans les escaliers. Il n'avait pas besoin de deux témoins.

Lorsque Darcy leur ouvrit la porte, le visage de Stratton reflétait une expression aimable, légèrement soucieuse. Il avait prévu de prendre l'air rassurant, mais l'inquiétude dans le regard de Scott le retint de dire des banalités. Il préféra convenir avec elle qu'il était peut-

être arrivé quelque chose de grave.

" Intelligente ", pensa-t-il. Darcy avait visiblement appris par coeur la combinaison du coffre. Il ne fallait pas s'attendre à ce qu'elle dévoile où Erin la gardait.

Elle avait déjà préparé un carnet et un stylo.

-Je veux inscrire spécifiquement tout ce que nous allons trouver à l'intérieur.

Stratton tourna volontairement le dos pendant qu'elle composait le numéro, puis se pencha à côté d'elle tandis qu'elle ouvrait la porte du coffre. L'intérieur était profond. Des boîtes et des étuis s'alignaient sur les tablettes.

-Laissez-moi les sortir, proposa-t-il. Je ferai la description de ce que nous trouverons. Vous l'inscrirez.

Darcy hésita, puis admit que la proposition était raisonnable. C'était lui le joaillier. Son bras frôla le sien.

Instinctivement, elle se recula.

Stratton jeta un coup d'oeil derrière lui. L'air agacé Boxer allumait une cigarette et fouillait la pièce du regard, probablement à la recherche d'un cendrier.

C'était la seule chance de Stratton.

-Je crois que cet écrin de velours est celui où Erin rangeait le collier.

Tendant la main pour le saisir, il fit délibérément tomber une petite boîte sur le sol.

Darcy eut un sursaut devant l'éclat des pierres qui se répandaient autour d'elle et s'accroupit pour les ramasser. Un instant plus tard, Stratton se baissait à côté d'elle, maudissant sa maladresse. Ils cherchèrent soigneusement dans chaque coin.

-Je suis certain que nous les avons toutes retrouvées, dit-il. Ce sont des pierres semi-précieuses, destinées à des bijoux fantaisie. Mais plus important...-Il ouvrit l'écrin de velours.-Voilà le Bertolini.

Darcy contempla le collier. Il était exquis. Émeraudes, diamants, saphirs, pierres-de-lune, opales et rubis étaient montés suivant un dessin élaboré lui rappelant les bijoux qu'elle avait vus sur des portraits médiévaux au Musée d'Art.

-Ravissant, n'est-ce pas? fit Stratton. Vous comprenez pourquoi le directeur de Bertolini était tellement inquiet à la pensée de sa disparition. Erin possède un talent remarquable. Elle est parvenue non seulement à créer une monture qui décuple la valeur déjà considérable de ces pierres, mais à reproduire magnifiquement le style byzantin. La famille qui a commandé le collier est d'origine russe. Ces pierres sont les seuls biens de valeur qu'ils ont pu sauver lors de leur fuite en 1917.

Darcy se représenta Erin assise devant sa table, les pieds passés autour des barreaux de la chaise, comme elle le faisait lorsqu'elle étudiait ses cours à l'université.

La sensation d'un malheur imminent la submergea. Où Erin se serait-elle rendue de son plein gré sans avoir livré ce collier à temps ?

Nulle part de son plein gré.

Se mordant les lèvres pour les empêcher de trembler, elle prit son stylo.

-Voulez-vous m'en faire la description exacte ? Je crois aussi que nous devrions identifier chaque pierre précieuse afin de préciser clairement qu'il n'en manque aucune.

Tandis que Stratton retirait les autres étuis, écrins et boîtes du coffre-fort, elle constata qu'il devenait de plus en plus nerveux. Il finit par dire:

-Je vais ouvrir le reste tout de suite et nous en établirons la liste.-Il la regarda en face.-Le collier de Bertolini est bien là, mais il manque une pochette que j'avais confiée à Erin, contenant des diamants d'une valeur d'un quart de million de dollars.

Darcy quitta l'appartement en compagnie de Stratton.

-Je vais faire une déclaration de disparition au commissariat de police, lui dit-elle.

-Vous avez absolument raison, dit-il. De mon côté je me charge de ramener immédiatement le collier chez Bertolini et si nous n'avons pas de nouvelles d'Erin d'ici demain, je contacterai la compagnie d'assurances au sujet des diamants.

Il était midi pile lorsque Darcy pénétra dans le commissariat du sixième district, Charles Street. En l'entendant insister qu'il était arrivé quelque chose d'anormal, un inspecteur s'approcha d'elle. Un grand gaillard noir d'environ quarante-cinq ans au maintien militaire, qui se présenta sous le nom de Dan Thompson et l'écouta aimablement tout en s'efforçant d'apaiser ses craintes.

-Nous ne pouvons enregistrer la disparition d'une femme adulte uniquement parce que personne n'a de nouvelles d'elle depuis un jour ou deux, expliqua-t-il.

Ce serait violer la liberté individuelle de se déplacer. La seule chose que je puisse faire, si vous me donnez sa description, est de passer en revue les rapports d'acci-dents.

Anxieusement, Darcy lui communiqua les renseignements. Un mètre soixante-dix, cinquante-huit kilos, cheveux auburn, yeux bleus, vingt-huit ans.

-Attendez, j'ai une photo d'elle dans mon portefeuille.

Thompson l'étudia attentivement avant de la lui rendre.

-Jolie fille.

Il lui donna sa carte et lui demanda la sienne.

-Nous restons en contact.

Susan Frawley Fox serra contre elle Trish, l'avant-dernière de cinq ans, et l'entraîna vers le car de ramassage scolaire qui la déposerait au jardin d'enfants pour l'après-midi. Traînant les pieds, la mine bou-deuse, l'enfant était sur le point de fondre en larmes.

Le bébé que Susan tenait fermement sous son autre bras se pencha et tira les cheveux de Trish. C'était l'excuse attendue. Trish éclata en sanglots.

Susan se mordit les lèvres, partagée entre l'agacement et la pitié.

-Il ne t'a pas fait mal, et il n'est pas question que tu restes à la maison.

La conductrice du car, une femme à l'air maternel avec un sourire chaleureux, dit d'un ton encourageant:

-Allons. Monte vite, Trish. Tu vas t'asseoir près de moi.

Susan agita vigoureusement la main et poussa un soupir de soulagement en voyant le bus démarrer.

Prenant son bébé sous l'autre bras, elle remonta à la hâte la rue jusqu'à leur maison, une construction de brique et de stuc sans style défini. Des plaques de neige recouvraient encore la pelouse ici et là. Les arbres paraissaient nus et sans vie sous le ciel gris. Dans quelques mois, les haies seraient en fleurs et les saules plieraient sous leurs cascades de feuilles. Même enfant, Susan observait les saules, avide d'y voir apparaître les premiers signes du printemps.

Elle poussa la petite porte sur le côté de la maison, fit chauffer le biberon pour le bébé, porta ce dernier dans sa chambre, le changea et le mit au lit. Son moment de tranquillité était venu: une heure et demie avant le réveil de l'enfant. Elle savait qu'elle avait du pain sur la planche. Les lits n'étaient pas faits. La cuisine ressemblait à un champ de bataille. Ce matin, Trish avait voulu préparer des pancakes et il y avait de la pâte renversée en petits tas dispersés sur toute la table.

Susan contempla la poêle à frire sur le comptoir et sourit. Les pancakes avaient l'air appétissant. Si seulement Trish ne faisait pas tellement d'histoires pour aller au jardin d'enfants. On était presque en mars, s'inquiéta Susan. Qu'est-ce que ca serait le jour où elle entrerait à l'école primaire et devrait rester en classe toute la journée ?

Doug reprochait à Susan le peu d'enthousiasme de Trish pour l'école.

-Si tu sortais un peu plus toi-même, si tu allais déjeuner au club, t'occupais de comités, Trish s'habitue-rait à se mêler aux autres enfants.

Susan mit la bouilloire sur le feu, nettoya la table, et prépara un croque-monsieur. " Il est des instants bénis ", pensa-t-elle avec gratitude, savourant le silence.

En buvant une seconde tasse de thé, elle décida de faire face à la colère qui bouillait en elle. Une fois de plus, Doug n'était pas rentré à la maison la nuit dernière. Lorsqu'il restait en ville pour des réunions tardives, il utilisait l'appartement de la société au Gateway, près de son bureau dans le World Trade Center. Il avait horreur qu'elle lui téléphone à l'hôtel.

-Nom de Dieu, Susan, à moins d'une urgence absolue, fiche-moi la paix. Je ne peux pas être dérangé pendant les réunions; et lorsqu'elles sont terminées, il est généralement minuit passé.

Sa tasse de thé à la main, Susan monta au premier étage et parcourut le long couloir qui menait à leur chambre. La glace ancienne de plain-pied se dressait dans l'encoignure, face aux placards. Elle se posta devant elle et s'examina d'un oeil critique.

Grâce aux doigts impatients du bébé, ses cheveux bruns, courts et bouclés, étaient en broussaille. Elle prenait rarement la peine de se maquiller durant la journée mais n'en ressentait pas le besoin. Elle avait une peau claire et lisse, un teint frais. Avec son mètre soixante-deux, elle pouvait certainement perdre sept kilos. Elle pesait cinquante-deux kilos lorsqu'elle avait épousé Doug il y a quatorze ans. Sweaters et sneakers étaient devenus sa garde-robe quotidienne, surtout depuis la naissance de Trish et de Conner.

" J'ai trente-cinq ans, se dit Susan. Je pourrais sans doute maigrir un peu, mais contrairement à ce que pense mon mari, je ne suis pas obèse. Je ne suis peut-

être pas la meilleure des ménagères, mais je sais que je suis une bonne mère. Et une bonne cuisinière, aussi. Je ne veux pas passer mon temps hors de la maison alors que j'ai de jeunes enfants qui ont besoin de moi.

Spécialement quand leur père ne leur accorde pas une minute. "

Elle avala le reste de son thé, sentant la colère monter en elle. Mardi soir, en rentrant de son match de basket-ball, Donny avait oscillé entre l'exultation et la tristesse.

C'est lui qui avait rentré le ballon gagnant. " Tout le monde s'est levé pour m'applaudir, Maman ! " Puis il avait ajouté: " Papa était pratiquement le seul père absent. "

Le coeur de Susan s'était serré en voyant du chagrin dans les yeux de son fils. La baby-sitter s'était décommandée à la dernière minute, et Susan non plus n'avait pu assister au match.

" C'est une urgence absolue, avait-elle dit d'un ton ferme. Voyons si nous pouvons joindre Papa. "

Douglas n'avait pas réservé de chambre à l'hôtel.

Personne n'avait utilisé la salle de conférences. L'appartement réservé pour le personnel de Keldon Equities n'était pas occupé.

" C'est sans doute une nouvelle standardiste qui n'est pas au courant, avait dit Susan à Donny, s'efforçant de paraître calme.

-Sûrement, Maman. "

Mais Donny n'avait pas été dupe. A l'aube, des sanglots étouffés avaient réveillé Susan. Elle était restée derrière la porte de Donny, sachant qu'il n'aimerait pas qu'elle le voie pleurer.

" Mon mari ne m'aime pas plus qu'il n'aime ses enfants, dit Susan à son reflet dans la glace. Il nous ment.

Il reste à New York deux nuits par semaine. Il m'interdit de lui téléphoner. Il me traite comme une grosse potiche négligée, morne et sans intérêt. Et j'en ai marre. "

Elle se détourna de la glace et examina la chambre encombrée. Je pourrais être plus ordonnée, reconnut-elle. Je l'ai été. Quand y ai-je renoncé? Quand, trop découragée, ai-je abandonné tout effort pour lui plaire ?

La réponse était facile. Il y avait presque deux ans, lorsqu'elle était enceinte du bébé. Ils avaient engagé une Suédoise au pair et Susan était certaine que Doug avait eu une liaison avec elle.

" Pourquoi n'ai-je pas affronté la réalité à ce moment-là ? se demanda-t-elle tout en commençant à faire le lit.

Parce que j'étais encore trop amoureuse de lui ? Parce que je refusais d'admettre que mon père avait raison au sujet de Doug ? "

Elle avait épousé Doug une semaine après avoir reçu son diplôme de Bryn Mawr. Son père lui avait offert un voyage autour du monde si elle changeait d'avis. " Sous son charme juvénile, c'est un faux-jeton doublé d'un sale caractère ", l'avait-il prévenue.

" Je m'y suis jetée la tête la première en connaissance de cause, reconnut Susan en regagnant la cuisine. Si Papa savait la moitié de tout ça, il en aurait une attaque. "

Il y avait une pile de magazines sur le comptoir de la cuisine. Elle les feuilleta et finit par retrouver celui qu'elle cherchait. Un numéro de People avec un article sur une femme détective privée à Manhattan. Des femmes occupées à travailler l'engageaient pour surveiller les hommes qu'elles avaient l'intention d'épouser.

Elle se chargeait aussi d'affaires de divorce.

Susan releva le numéro de téléphone et le composa.

Elle obtint un rendez-vous pour le lundi suivant, 25 février.

-Je crois que mon mari rencontre d'autres femmes, expliqua-t-elle calmement. Je songe à divorcer et je veux tout savoir sur ses activités.

Lorsqu'elle raccrocha, elle résista à la tentation de rester assise à ressasser sa colère et s'attaqua énergiquement à la cuisine. Il était temps de redonner une apparence convenable à cette maison. Lorsque viendrait l'été, avec un peu de chance, elle serait à vendre.

Élever seule quatre enfants ne serait pas facile. Susan savait que Doug leur accorderait peu d'attention après le divorce. Il était dépensier mais peu généreux dans bien des domaines. Il rechignerait à verser une pension correcte aux enfants. Malgré tout, il serait moins pénible de vivre avec un budget serré que de poursuivre cette comédie.

Le téléphone sonna. C'était Doug. Se plaignant à nouveau de ces foutues réunions tardives qui l'avaient obligé à passer deux nuits en ville. Il était épuisé aujourd'hui, et ils n'avaient pas encore tout réglé. Il rentrerait à la maison ce soir, mais tard. Vraiment tard.

-Ne t'inquiète pas, chéri, dit Susan d'un ton apaisant. Je comprends parfaitement.

La route de campagne était étroite, sinueuse et sombre.

Charley ne croisa pas une seule voiture. Son allée privée était presque dissimulée par des buissons à l'intersection avec la route. Un endroit secret et calme, à l'abri des yeux indiscrets. Il l'avait acheté il y avait six ans. Une vente immobilière. Un cadeau immobilier plutôt. La propriété avait appartenu à un célibataire excentrique qui s'était amusé à la restaurer lui-même.

Construite en 1902, la maison vue de l'extérieur était sans prétention. A l'intérieur, la rénovation avait consisté à transformer le rez-de-chaussée en une pièce d'un seul tenant complétée par un espace cuisine et une cheminée. Le parquet aux larges planches de chêne brillait sous la cire. Le mobilier de style hollandais, austère et élégant, venait de Pennsylvanie.

Charley pour sa part avait ajouté un long divan recouvert de tapisserie marron, un fauteuil assorti, un tapis entre le divan et la cheminée.

Le premier étage était resté exactement dans l'état où il l'avait trouvé. Deux petites pièces réunies en une chambre d'honnêtes dimensions. Mobilier shaker, un lit à dosseret sculpté et un bahut. Les deux en pin. La baignoire d'origine, montée sur ses pattes de lion, trônait toujours dans la salle de bains modernisée.

Seul le sous-sol était différent. Le congélateur de deux mètres cinquante ne contenait plus la moindre once de nourriture, le congélateur où, si nécessaire, il conservait les corps des jeunes filles. C'est là que gelées, elles attendaient que leurs tombes soient creusées sous les chauds rayons du soleil printanier. Il y avait également un établi au sous-sol, l'établi où s'entassaient dix boîtes à chaussures. Il n'en restait plus qu'une à décorer.

Une maison exquise nichée au fond des bois. Il n'avait jamais amené personne ici avant ce jour, il y avait deux ans, où il s'était mis à rêver de Nan. Auparavant, posséder la maison lui suffisait. Elle était son havre lorsqu'il avait envie de s'échapper. Il y trouvait la solitude. Il pouvait feindre de danser avec les plus jolies filles. Il projetait de vieux films sur magnétoscope, des films où il se transformait en Fred Astaire et dansait avec Ginger Rogers, Rita Hayworth, Leslie Caron. Il suivait les mouvements gracieux d'Astaire, imitait chacun de ses pas, mimait ses virevoltes. Et toujours, il sentait Ginger, Rita, Leslie et les autres partenaires de Fred tournoyer dans ses bras, les yeux emplis d'adoration, aimant la musique, aimant danser.

Puis un jour, il y avait deux ans, tout avait pris fin.

Ginger s'était soudain volatilisée au beau milieu d'une danse, et Charley avait de nouveau tenu Nan dans ses bras. Exactement comme il l'avait tenue après l'avoir tuée, valsant sur le chemin où elle courait quelques minutes auparavant, son corps mince et léger si facile à diriger, sa tête penchée mollement sur son épaule.

Lorsque cette image était réapparue, il s'était précipité au sous-sol, prenant dans la boîte à chaussures les pendants de la sandale pailletée et de la Nike qu'il avait laissées à ses pieds, et il les avait serrées dans le creux de ses bras tout en se balançant au rythme de la musique. Il avait eu l'impression d'être avec Nan à nouveau. Et avait su ce qui lui restait à faire.

Pour commencer, il avait dissimulé une caméra vidéo dans la pièce, afin de pouvoir revivre chaque instant de ce qui allait suivre. Puis il avait amené les filles ici, l'une après l'autre. Erin était la huitième qui était morte ici. Mais Erin ne rejoindrait pas les autres dans le terrain qui entourait la maison. Ce soir, il allait sortir le corps d'Erin. Il savait exactement où la laisser.

Le break roula silencieusement dans l'allée, contourna la maison. Il s'arrêta devant les portes métalliques qui menaient au sous-sol.

La respiration de Charley se précipita sous le coup de l'excitation. Il saisit la poignée de la porte arrière du break, puis s'immobilisa, hésitant. Son instinct lui disait de se presser. Il devait sortir le corps d'Erin du congélateur, le transporter jusqu'à la voiture, revenir en ville, le laisser sur le quai désert de la cinquante-sixième rue qui bordait le West Side Highway. Mais l'envie de regarder la vidéo d'Erin, de danser avec elle une dernière fois, était irrésistible.

Charley courut à l'avant de la maison, entra par la porte principale, alluma, et sans prendre la peine d'ôter son pardessus, traversa la pièce jusqu'au magnétoscope. La cassette d'Erin était sur le dessus de la pile sur le meuble. Il l'inséra et s'assit sur le canapé, souriant à l'avance.

La cassette se mit en route.

Erin, si jolie, souriante, apparaissant sur le seuil de l'entrée, s'exclamant d'admiration devant la maison.

" Je vous envie ce paradis. " Lui en train de préparer les drinks. Elle pelotonnée sur le divan. Lui assis en face d'elle dans le fauteuil, se levant, frottant une allumette pour allumer le feu dans la cheminée.

-Ne vous donnez pas la peine de faire du feu, lui avait-elle dit. Je dois rentrer.

-C'est toujours un plaisir, meme pour une demi-heure, avait-il assuré.

Puis il avait mis en marche la stéréo, des airs des années quarante, en sourdine, mélodieux et agréables.

-Nous irons au Rainbow Room, la prochaine fois, avait-il dit. Vous éprouvez le même plaisir que moi à danser.

Erin avait ri. La lampe à côté d'elle accentuait les reflets roux dans ses cheveux auburn.

-Comme je vous l'ai écrit en répondant à votre annonce, j'adore danser.

Il s'était levé, lui avait tendu les bras.

-Si nous dansions maintenant ? Puis, comme frappé par une idée soudaine, il avait dit:

-Attendez une minute. Faisons les choses en règle.

Quelle pointure chaussez-vous ? 38 ? 38 112 ? 39 ?

-38112, étroit.

-Parfait. Figurez-vous que j'ai ici des chaussures du soir qui devraient vous convenir. Ma soeur m'a demandé d'aller lui chercher une paire de sandales de cette pointure qu'elle avait commandée. Comme un gentil grand frère, je me suis exécuté. Puis elle m 'a téléphoné de les rapporter au magasin. Elle venait d'en trouver d'autres qui lui plai-saient davantage.

Erin avait ri avec lui.

-Comme toutes les petites soeurs.

-Je ne vais pas perdre mon temps à aller les rendre.

La caméra s'arrêtait sur elle, saisissant sa physionomie souriante, détendue, tandis qu'elle parcourait la pièce du regard.

Il était monté dans la chambre, avait ouvert la penderie où s'alignaient sur une étagère de nouvelles boîtes de chaussures du soir. Il avait acheté celles qu'il lui destinait dans différentes pointures. Rose et argent. Bouts et talons découverts. Talons aiguille. Une bride autour de la cheville. Il prit la paire de sandales en 38112, étroit, et l'apporta en bas, encore enveloppée de son papier de soie.

-Essayez-les, Erin.

Même alors, elle n'avait rien soupçonné.

-Elles sont ravissantes.

Il s'était agenouillé et, d 'un geste naturel, lui avait ôté ses boots de cuir. Elle avait dit:

-Oh, vraiment, je ne crois pas...

Ignorant ses protestations, il avait attaché les sandales à ses pieds.

-Me promettez-vous de les porter samedi prochain lorsque nous irons au Rainbow Room ?

Elle avait soulevé son pied droit de quelques centimètres et souri en contemplant les chaussures.

-Je ne peux les accepter...

-Je vous en prie.

Il avait levé vers elle un regard souriant.

-Laissez-moi vous les acheter, alors. Le plus étonnant est qu'elles iront à merveille avec une robe que j'ai portée une seule fois.

Il avait failli dire:

-Je vous ai vue dans cette robe.

Il s'était contenté de murmurer:

-Nous parlerons de paiement plus tard.

Puis il avait posé sa main sur la cheville d'Erin, la laissant s'attarder, juste assez pour commencer à l 'inquiéter. Se relevant, il s'était alors dirigé vers la chaîne stéréo.

La cassette qu'il avait spécialement préparée était déjà en place. " Till There Was You ". L'orchestre de Tommy Dorsey attaqua les premières notes et la voix inoubliable du jeune Frank Sinatra emplit la pièce.

Il revint vers le canapé, prit les mains d'Erin.

-Venez danser.

Il vit enfin poindre la lueur qu'il attendait dans les yeux d'Erin. La première petite hésitation, prouvant qu'elle se rendait compte de quelque chose. Elle s'apercevait du changement imperceptible dans son ton et son attitude.

Erin était comme les autres. Elles réagissaient toutes de la même façon, parlaient soudain trop vite, nerveusement.

-Je crois qu'il faut vraiment que je rentre. J'ai un rendez-vous tôt demain matin.

- Une seule danse.

-D'accord.

Son ton était peu enthousiaste.

Lorsqu'ils avaient commencé à danser, elle avait paru se détendre. Toutes ces filles étaient de bonnes danseuses, mais Erin était la perfection. Il s'était senti infidèle envers Nan, pensant qu'Erin dansait peut-être encore mieux qu'elle. Elle était légère comme une plume dans ses bras.

Elle était la grâce même. Mais lorsque les dernières notes de " Till There Was You " se turent, elle s'était reculée.

-Il est temps que j'y aille, maintenant.

Et lorsqu'il avait déclaré: " Vous n'irez nulle part ", Erin s'était mise à courir. Comme les autres, elle avait glissé et trébuché sur le plancher ciré avec application.

Les sandales étaient devenues un handicap tandis qu'elle cherchait désespérément à lui échapper, se précipitait vers la porte pour la trouver verrouillée, pressait sur le bouton du système d'alarme pour s'apercevoir que c'était une supercherie. Il émettait une sorte de rire caverneux et hystérique quand on appuyait dessus. Un zeste d'ironie supplémentaire qui provoquait immanquablement leurs sanglots tandis qu'il avançait ses mains vers leurs gorges.

Erin s'était montrée particulièrement satisfaisante. A la fin, sachant sans doute qu'il était vain de supplier, elle s'était débattue avec un sursaut d'énergie presque animal, agrippant les mains qui saisissaient son cou mince. C'est seulement lorsqu'il avait tordu le lourd collier d'or autour de sa gorge qu'elle avait lentement perdu connaissance, murmurant: " Oh mon Dieu, au secours, oh Papa... "

Et une fois certain qu'elle était morte, il avait à nouveau dansé avec elle. Son joli corps n'avait plus montré de résistance. Elle était sa Ginger, sa Rita, sa Leslie, sa Nan, et toutes les autres. Lorsque la musique s'était tue, il avait ôté la sandale à son pied gauche, lui avait remis son boot de cuir.

Le film se terminait alors qu'il portait le corps jusqu'au sous-sol et le plaçait dans le congélateur, rangeant les deux chaussures restantes dans la boîte qui leur était destinée.

Charley se leva du canapé et soupira. Il rembobina la cassette vidéo, l'ôta et éteignit le magnétoscope. L'enregistrement qu'il avait préparé pour Erin était encore dans l'appareil stéréo. Il pressa le bouton de commande.

Tandis que la musique emplissait la pièce, Charley descendit précipitamment au sous-sol et ouvrit le congélateur. Il poussa un soupir de délice à la vue du visage immobile, des veines bleuies qui apparaissaient sous la peau d'un bleu glacé. Tendrement, il tendit les bras vers elle.

C'était la première fois qu'il dansait avec une de ses jolies victimes une fois congelées. L'expérience était différente mais excitante. Les membres d'Erin avaient perdu leur souplesse. Son dos ne s'inclinait pas sous sa main. Il pressa sa joue contre son cou, effleura du menton ses fins cheveux auburn. Ces cheveux auparavant si doux, désormais raidis, perlés par le gel. Les minutes passèrent. Enfin, tandis que prenait fin le troisième air de musique, il virevolta une dernière fois, puis, satisfait, s'immobilisa avec grâce et s'inclina.

Tout avait commencé avec Nan le 13 mars il y avait quinze ans, se souvint-il. Il embrassa les lèvres d'Erin comme il avait embrassé celles de Nan. Il restait trois semaines avant le 13 mars. Il aurait alors amené Darcy ici, et ce serait fini.

Le chemisier d'Erin commençait à s'humidifier. Il devait sans tarder la transporter en ville. La tirant tant bien que mal par un bras, il se dirigea vers la chaîne stéréo.

Tandis qu'il éteignait la commande, Charley ne s'aperçut pas qu'un anneau d'onyx orné d'un E en or glissait du doigt gelé d'Erin. Pas plus qu'il n'entendit le faible tintement que fit la bague en tombant par terre, où elle resta à moitié dissimulée sous les franges du tapis.

Vendredi 22 février

DARCY fixa d'un regard vide les plans de l'appartement qu'elle décorait. La propriétaire passait une année en Europe et lui avait clairement précisé ses besoins. " Je veux louer cet endroit meublé, mais j'ai l'intention de mettre mes propres affaires au garde-meubles. Je ne veux pas retrouver mes tapis ou mes canapés avec des trous de cigarette. Décorez l'appartement avec goût mais en faisant le minimum de dépenses. On m'a dit que vous étiez géniale pour ça. "

Hier, en sortant du commissariat, Darcy s'était forcée à assister à une vente chez des particuliers à Old Tappan, dans le New Jersey. Une véritable aubaine; elle avait pu acquérir de très bons meubles pour presque rien. Certains d'entre eux conviendraient parfaitement à cet appartement. Elle garderait le reste pour de futurs aménagements.

Elle prit son stylo et un carnet de croquis. Elle placerait le canapé à éléments le long du mur, en demi-cercle face aux fenêtres. Le... Elle reposa son stylo et se prit la tête dans les mains. " Il faut que je termine ce travail. Il faut que je me concentre ", pensa-t-elle désespérément.

Un souvenir surgit inopinément. La semaine de leurs examens de fin de deuxième année. Elle et Erin terrées dans leur chambre, plongées dans leurs livres. La musique de Bruce Springsteen qui s'échappait de la chambre voisine, résonnait à travers la cloison, éveillant en elles la tentation d'aller rejoindre les chanceux qui avaient terminé leurs épreuves.

Erin se lamentant: " Darce, quand ce type chante, je suis incapable de me concentrer.

-Il le faut. Veux-tu que j'aille nous acheter des boules Quiès ? "

Erin, l'air espiègle: " J'ai une meilleure idée. "

Après le dîner, elles étaient allées à la bibliothèque.

Au moment de la fermeture, elles s'étaient dissimulées dans les toilettes jusqu'au départ des gardiens.

Puis elles étaient montées au sixième étage, s'instal-lant sur les tables de travail près de l'ascenseur, là où les lumières au néon restaient allumées toute la nuit.

Elles avaient étudié dans un calme absolu et, à l'aube, étaient sorties par la fenêtre.

Darcy se mordit les lèvres, se sentant à nouveau au bord des larmes. Elle s'essuya impatiemment les yeux, souleva le téléphone et appela Nona.

-J'ai cherché à te joindre hier soir, mais tu étais sortie.

Elle lui parla de sa visite dans l'appartement d'Erin, de Jay Stratton, de la découverte du collier de Bertolini, de la disparition des diamants.

-Stratton va attendre quelques jours qu'Erin réapparaisse avant de faire une déclaration à la compagnie d'assurances. La police ne peut pas enregistrer une déclaration de disparition parce que c'est contraire au droit d'Erin d'aller librement.

-C'est stupide, déclara Nona.

-Bien sûr que c'est stupide. Nona, Erin avait rendez-vous avec quelqu'un mardi soir. Elle a répondu à son annonce. C'est ce qui m'inquiète. Ne pourrais-tu téléphoner à cet agent du FBI qui t'a écrit et le mettre au courant ?

Quelques minutes plus tard, Bev passa la tête dans le bureau de Darcy.

-Je ne voudrais pas te déranger, mais c'est Nona.

Une bienveillante compréhension se reflétait sur son visage. Darcy lui avait parlé de la disparition d'Erin.

Nona fut brève.

-J'ai laissé un message pour que le type du FBI me rappelle. Je te préviendrai dès qu'il l'aura fait.

-S'il demande à te rencontrer, j'aimerais être présente.

Lorsque Darcy raccrocha, son regard se posa sur la cafetière posée sur une table basse près de la fenêtre.

Elle se prépara du café, remplissant le filtre d'une dose bien serrée.

Erin avait apporté une bouteille Thermos de café noir et fort, la nuit où elles s'étaient cachées dans la bibliothèque. " Ça active les cellules grises ", avait-elle décrété après une seconde tasse.

Aujourd'hui, après la seconde tasse, Darcy se sentit enfin capable de se concentrer totalement sur les plans de l'appartement. " Tu as raison comme toujours, Erin-la-crâne ", songea-t-elle en reprenant son carnet de croquis.

Vince D'Ambrosio regagna son bureau au vingt-sep-tième étage en sortant de la salle de conférences du quartier général du FBI, sur Federal Plaza. Il était grand, mince, et personne en l'observant n'aurait douté qu'après vingt-cinq ans il détenait encore le record du mille mètres de son lycée, à St. Joe, Montvale, dans le New Jersey.

Il avait des cheveux brun-roux coupés court, des yeux écartés couleur noisette et un visage mince souvent éclairé d'un sourire. Les gens aimaient Vince D'Ambrosio et lui faisaient instinctivement confiance.

Vince avait servi comme officier judiciaire au Viêt-nam, terminé une maîtrise de psychologie à son retour, avant d'entrer au Bureau du FBI. Dix ans plus tôt, au centre de formation du FBI, à la base de Quantico près de Washington, il avait participé à l'élaboration du programme de prévention de la grande criminalité. Le PPGC, comme on l'appelait, était un fichier national sur ordinateur concernant particulièrement les meurtriers récidivistes.

Vince venait de mener une séance de mise à jour du PPGC pour des inspecteurs de la région de New York qui avaient participé au programme à Quantico. Le propos de la conférence d'aujourd'hui était de les prévenir que l'ordinateur mis sur la trace de crimes sans liens apparents avait émis un signal d'alerte. Il se pouvait qu'un meurtrier récidiviste se promenât en liberté dans Manhattan.

Pour la troisième fois en trois semaines, Vince venait de communiquer la même nouvelle alarmante: " Comme vous le savez tous, le PPGC est capable de déceler un schéma répétitif dans ce que l'on a considéré jusqu'ici comme des cas isolés. Les analystes et les enquêteurs du programme nous ont récemment avertis d'une possible relation entre les cas de six jeunes femmes disparues durant les deux dernières années.

" Toutes vivaient à New York. Personne ne peut affirmer si elles se trouvaient réellement à New York le jour de leur disparition. Elles sont toujours officiellement inscrites sur la liste des personnes disparues. Nous croyons aujourd'hui que c'est une erreur. Il est probable qu'il s'agit d'un acte criminel.

" Les similarités entre ces femmes sont frappantes.

Elles sont toutes minces et très jolies. Elles ont toutes entre vingt-deux et vingt-quatre ans. Toutes sortent du meilleur milieu et ont reçu la meilleure éducation.

Confiantes. Extraverties. Enfin, chacune d'elles avait commencé à répondre régulièrement à des petites annonces. Je suis convaincu que nous sommes en présence d'un " meurtrier par petite annonce ", et bougrement intelligent de surcroît.

" Sauf erreur de notre part, le profil du sujet est le suivant: instruit, sophistiqué, âgé de trente à quarante ans; d'un physique séduisant. Ces femmes ne se seraient pas intéressées à un rustre. Il n'a peut-être jamais été arrêté, mais peut avoir manifesté des tendances au voyeurisme dans sa jeunesse, volé des effets personnels féminins à l'école. Son passe-temps favori pourrait être la photographie. "

Les inspecteurs étaient partis, promettant d'être attentifs à toute déclaration de disparition de jeunes femmes correspondant à cette catégorie. Dean Thompson, l'inspecteur du commissariat du sixième district, s'attarda après les autres. Vince et lui s'étaient connus au Viêt-nam et étaient restés liés au cours des années.

-Vince, une jeune femme s'est présentée au commissariat hier; elle voulait signaler la disparition d'une amie, Erin Kelley, que personne n'a revue depuis mardi soir. Elle correspond au profil des femmes que tu viens de décrire. Et elle répondait à des petites annonces. Je vais rester sur le coup.

-Tiens-moi au courant.

Vince parcourut les messages déposés sur son bureau et hocha la tête avec satisfaction en voyant que Nona Roberts l'avait appelé. Il composa son numéro, communiqua son nom à sa secrétaire et fut immédiatement mis en communication.

Il fronça les sourcils en entendant la voix troublée de Nona Roberts expliquer:

-Erin Kelley, une jeune fille qui répondait aux petites annonces pour mon documentaire, a disparu depuis mardi soir. A moins d'un accident ou pire, il n'y a aucune raison qu'Erin se soit envolée dans la nature.

J'en mettrais ma tête à couper.

Vince jeta un coup d'oeil à la liste de ses rendez-vous.

Il avait des réunions toute la matinée. Il était attendu chez le maire à 13 h 30. Impossible d'y échapper.

-Quinze heures vous conviendrait-il ? demanda-t-il à Nona Roberts.

Après avoir raccroché, il dit à voix haute: " Encore une autre. "

Quelques minutes après avoir prévenu Darcy par téléphone de son rendez-vous de 15 heures avec Vincent D'Ambrosio, Nona vit entrer dans son bureau Austin Hamilton, directeur général et seul propriétaire de l'Hudson Cable.

Hamilton avait un comportement hautain et sarcastique que son personnel redoutait. Nona était parvenue à l'intéresser à son documentaire sur les petites annonces, malgré ses réticences initiales: " Qui se passionne pour un tas de paumés rencontrant d'autres paumés ? "

Elle lui avait arraché son acceptation en lui montrant les pages et les pages de petites annonces dans les magazines et les journaux. " C'est un phénomène de société, avait-elle plaidé. Ces annonces sont loin d'être gratuites. C'est la vieille histoire. Un homme à la recherche d'une femme. Cadre vieillissant voudrait rencontrer riche divorcée. La question est: le Prince Charmant va-t-il trouver la Belle au Bois dormant ? Ou ces annonces sont-elles une formidable et humiliante perte de temps ? "

Hamilton avait admis à contrecoeur que ça pouvait peut-être fournir la matière d'un documentaire. " De mon temps, avait-il fait remarquer, on faisait connaissance au collège, à l'université ou dans les surprise-parties. On entrait dans un groupe choisi d'amis qui vous présentaient à d'autres relations du même milieu. "

Hamilton était le sexagénaire bon chic bon genre type, le snob consommé. Il avait toutefois bâti l'Hudson Cable à lui seul et ses innovations en matière de programmes posaient un sérieux défi aux trois plus gros réseaux de télévision.

Lorsqu'il pénétra dans le bureau de Nona, il était visiblement d'une humeur massacrante. Bien qu'il fût comme à l'accoutumée coûteusement habillé, Nona décréta en son for intérieur qu'il n'en restait pas moins étonnamment peu séduisant. Son costume de Savile Row ne parvenait pas à dissimuler ses épaules étroites et sa taille épaisse. Ses cheveux clairsemés étaient teints dans un blond cendré qui n'avait rien de naturel. Ses lèvres étroites, capables de s'étirer en un sourire aimable selon l'interlocuteur qui lui faisait face, étaient en ce moment figées en un trait presque invisible. Son regard bleu pâle était glacial.

Il alla droit au but.

-Nona, j'en ai assez de votre foutu projet. Je suis prêt à parier qu'il n'y a pas un seul ou une seule célibataire dans ces studios qui ne perde son temps à placer des petites annonces, y répondre et comparer sans fin les résultats. Soit vous bouclez rapidement le programme, soit vous le laissez tomber.

Il y avait un temps pour apaiser Hamilton; un temps pour éveiller sa curiosité. Nona choisit la seconde option.

-Je ne supposais pas à quel point ce sujet pouvait être explosif.

Elle prit sur son bureau la lettre de Vincent D'Ambrosio et la tendit à Hamilton. Il haussa les sourcils et la lut.

-D'Ambrosio doit venir ici à quinze heures.

Nona avala sa salive. - Comme vous le voyez, il souligne la face menaçante de ces annonces. Une de mes amies, Erin Kelley, a répondu à l'une d'elles, mardi soir. Elle a disparu.

L'instinct du journaliste l'emporta chez Hamilton sur son exaspération.

-Croyez-vous qu'il y ait un rapport ?

Nona détourna la tête, nota machinalement que la plante arrosée par Darcy il y a deux jours piquait du nez à nouveau.

-J'espère que non. Je ne sais pas.

-Tenez-moi au courant lorsque vous aurez vu ce type.

Dégoûtée, Nona s'aperçut qu'Hamilton savourait à l'avance la valeur médiatique potentielle de la disparition d'Erin. Avec un effort visible pour paraître compatissant, il ajouta:

-Il n'est sans doute rien arrivé à votre amie. Ne vous inquiétez pas.

Lorsqu'il fut parti, la secrétaire de Nona, Connie Frender, passa la tête à la porte.

-Vous êtes encore en vie ?

-A peine.

Nona s'efforça de sourire. Avait-elle jamais eu vingt et un ans ? se demanda-t-elle. Connie était la réplique à la peau noire de Joan Nye, la présidente du Club " Ciao les enfants ". Jeune, jolie, brillante, intelligente. La nouvelle femme de Matt avait vingt-deux ans. " Et je vais en avoir quarante et un, songea Nona. Sans jules ni enfant. " Agréable pensée.

-Il y a une femme noire et célibataire qui veut rencontrer tout ce qui respire, dit en riant Connie. J'ai un nouveau paquet de réponses provenant des numéros de boîte postale auxquels vous avez écrit. Vous voulez jeter un coup d'oeil ?

-Bien sûr.

-Désirez-vous un peu plus de café ? Après la visite de l'Abominable Austin, vous en avez sûrement besoin.

Le sourire de Nona devint presque maternel. Connie semblait ignorer qu'offrir une tasse de café à son patron était répréhensible du point de vue de certaines fémi-nistes.

-Avec plaisir.

Cinq minutes plus tard, Connie revint avec le café.

-Nona, Matt est au téléphone. Je lui ai dit que vous étiez en réunion, mais il a insisté, dit que c'était vital.

-Je suis certaine que c'est vital.

Nona attendit de voir la porte se refermer et avala rapidement une gorgée de café avant de soulever le récepteur. " Matthew ", songea-t-elle. La signification du nom ? Cadeau de Dieu. Personne n'en doutait !

-Allô, Matt. Comment allez-vous, toi et la prin-cesse régnante ?

-Nona, te serait-il possible de cesser d'ironiser ?

Avait-il toujours eu ce ton plaintif ?

-Non, ça ne m'est pas possible.

" Bon Dieu, pensa Nona. Après presque deux ans, il m'est toujours aussi douloureux de lui parler. "

-Nona, je me posais une question. Pourquoi ne m'achèterais-tu pas la maison? Jeanie n'aime pas les Hamptons. Le marché est encore déprimé et je te ferai un vrai rabais sur le prix. Tu sais que tu peux toujours emprunter à tes parents.

Matty le tapeur professionnel, pensa Nona. Voilà à quoi l'avait réduit d'épouser une femme enfant.

-Je n'en ai pas envie, dit-elle calmement. J'achète-rai ma propre maison lorsque nous nous serons débarrassés de celle-ci.

-Nona, tu adores cette maison. Tu agis ainsi uniquement pour me punir.

-Au revoir.

Nona mit fin à la communication. " Tu as tort, Matt, pensa-t-elle. J'aimais cette maison parce que nous l'avions achetée ensemble, que nous avions préparé des homards pour y fêter notre première nuit et que tous les ans nous faisions quelque chose pour l'embellir. Désormais, je veux commencer quelque chose d'entièrement nouveau. Sans souvenir. "

Elle se mit à feuilleter le nouveau paquet de lettres.

Elle en avait envoyé plus d'une centaine à des gens qui avaient récemment fait passer des annonces, les priant de raconter leurs expériences. Elle avait également convaincu le présentateur de la chaîne, Gary Finch d'inviter les spectateurs à écrire au sujet des petites annonces qu'ils avaient placées ou auxquelles ils avaient répondu, et la raison pour laquelle ils avaient cessé de le faire.

Le résultat de l'appel à l'antenne dépassait leurs espérances. Un nombre restreint de gens écrivirent avec ravissement avoir rencontré " l'être le plus merveilleux au monde, et aujourd'hui nous sommes fiancés "...

" nous vivons ensemble "... " nous sommes mariés ".

Beaucoup d'autres exprimaient leur déception. " Il disait être chef d'entreprise. Ça voulait dire qu'il était fauché. A essayé de m'emprunter de l'argent dès notre premier rendez-vous. " Venant d'un timide célibataire:

" Elle a passé son temps à me critiquer pendant tout le dîner, me reprochant d'avoir écrit que j'étais séduisant.

Seigneur, elle m'a fichu le bourdon. " " J'ai commencé à recevoir des appels téléphoniques obscènes au milieu de la nuit. " " Quand je suis rentrée chez moi, après mon travail, je l'ai trouvé assis sur le seuil de ma porte, en train de sniffer de la coke. "

Plusieurs lettres n'étaient pas signées. " Je ne veux pas vous communiquer mon nom, mais je suis certaine que l'un des types que j'ai rencontrés par petite annonce a ensuite cambriolé ma maison. " " J'ai amené chez moi un riche et séduisant quadragénaire que j'ai retrouvé en train d'essayer d'embrasser ma fille de dix-sept ans. "

Nona sentit son coeur se serrer en parcourant la dernière lettre sur la pile. Elle provenait d'une femme qui vivait à Lancaster, en Pennsylvanie. " Ma fille de vingt-deux ans, actrice, a disparu il y a presque deux ans. Voyant qu'elle ne répondait pas à nos appels téléphoniques, nous sommes venus dans son appartement à New York. Il était évident qu'elle n'y habitait plus depuis plusieurs jours. Elle répondait à des petites annonces. Nous sommes fous d'angoisse. Nous n'avons jamais eu aucune nouvelle d'elle. "

" Oh, mon Dieu ! pria Nona. Oh, mon Dieu ! Je vous en supplie, faites qu'il ne soit rien arrivé à Erin. " Les mains tremblantes, elle commença à trier les lettres, insérant les plus intéressàntes respectivement dans l'un des trois dossiers: Heureux dénouement. Déception.

Sérieux ennuis. Elle mit de côté la dernière lettre pour la montrer à l'inspecteur D'Ambrosio.

A 13 heures, Connie lui apporta un sandwich au jambon-fromage .

-Rien ne vaut un petit peu de cholestérol, fit remarquer Nona.

-C'est inutile de vous commander un thon-salade alors que vous n'y touchez pas, rétorqua Connie.

Vers 14 heures, Nona avait dicté les lettres destinées aux invités éventuels. Elle nota de penser à inviter un psychiatre ou un psychologue sur le plateau. " Il faut que j'aie quelqu'un capable de faire une synthèse de tout ce qui a trait aux petites annonces ", décida-t-elle.

Vincent D'Ambrosio arriva à 14 h 15.

-Il sait qu'il est en avance, dit Connie à Nona, et ne voit pas d'inconvénient à attendre.

-Non, c'est bien. Faites-le entrer.

En moins d'une minute, Vince D'Ambrosio oublia l'exceptionnel inconfort du canapé vert du bureau de Nona Roberts. Il s'estimait bon juge face aux gens et Nona lui plut immédiatement. Ses manières étaient directes, plaisantes. Il lui trouva l'air séduisant. Pas jolie mais pleine de charme, surtout avec ses grands yeux bruns au regard pensif. Elle était très peu maquillée. Il aima aussi les reflets gris dans ses cheveux blond foncé.

Alice, son ex-femme, était également blonde mais ses boucles dorées devaient beaucoup aux efforts répétés du coiffeur Vidal Sassoon. Au moins était-elle aujourd'hui mariée à un type capable de les lui offrir.

Nona était visiblement terriblement inquiète.

-Votre lettre coïncide avec les réponses que je viens de recevoir, lui dit-elle. De la part de personnes qui se sont retrouvées en présence de voleurs, de tapeurs, de drogués, de pervers ou de débauchés. Et aujourd'hui...-elle se mordit la lèvre-, aujourd'hui une jeune femme qui n'aurait jamais répondu à une seule annonce si je ne le lui avais demandé a disparu.

-Parlez-moi d'elle.

Nona fut un instant reconnaissante à Vince D'Ambrosio de ne pas perdre de temps en paroles rassurantes.

-Erin a vingt-sept ou vingt-huit ans. Nous nous sommes connues il y a six mois dans un club de gymnastique. Elle, Darcy Scott et moi suivions le même cours de danse et nous sommes devenues amies. Darcy va arriver dans quelques minutes.

Elle prit la lettre écrite par la femme de Lancaster et la tendit à Vince.

-Voilà ce que je viens de recevoir.

Vince la lut rapidement et siffla entre ses dents.

-Il n'y a pas eu de déclaration. Cette fille ne figure pas sur notre liste. Cela porte le total à sept disparues.

Dans le taxi qui la conduisait au bureau de Nona, Darcy songeait à l'époque où Erin et elle étaient allées skier à Stowe durant leur dernière année de collège. Les pentes étaient glacées et la plupart des skieurs étaient redescendus plus tôt dans la station. Elle avait entraîné Erin dans une dernière descente. Erin avait heurté une plaque de glace et était tombée, se brisant la jambe.

Lorsque les pisteurs étaient arrivés pour secourir Erin, Darcy avait skié à côté du traîneau, et accompagné son amie dans l'ambulance. Elle revoyait le visage pâli d'Erin, qui s'efforçait de plaisanter. " Espé-rons que je danserai toujours aussi bien. J'ai l'intention d'être la reine du bal de La Vie en Rose.

-Tu le seras. "

A l'hôpital, une fois les radios développées, le chirur-gien avait haussé les sourcils. " Vous vous êtes sérieusement esquintée, mais nous allons réparer ça.-Il avait souri à Darcy.-Ne prenez pas cette mine inquiète.

Elle s'en tirera très bien.

-Je ne suis pas seulement inquiète. Je me sens terriblement responsable, avait-elle dit au docteur. Erin ne voulait pas descendre cette dernière piste. "

Aujourd'hui, en entrant dans le bureau de Nona qui la présentait à l'inspecteur D'Ambrosio, Darcy s'aper-

çut qu'elle éprouvait exactement le même sentiment. Le même soulagement à voir quelqu'un prendre la situation en main, la même impression de culpabilité parce qu'elle avait poussé Erin à répondre aux petites annonces avec elle.

-Nona nous a seulement demandé si nous voulions faire un essai. C'est moi qui ai incité Erin à accepter, dit-elle à D'Ambrosio.

Il prit des notes pendant qu'elle relatait l'appel téléphonique de mardi, le fait qu'Erin avait rendez-vous avec un dénommé Charles North dans un bar près de Washington Square. Elle remarqua un changement dans son attitude lorsqu'elle raconta comment elle avait ouvert le coffre, donné le collier de Bertolini à Jay Stratton, comment Jay Stratton avait déclaré qu'il manquait des diamants.

Il la questionna plus en détail sur la famille d'Erin.

Darcy contemplait ses mains.

Te souviens-tu de l'arrivée à Mount Holyoke le premier jour ? Erin était déjà là, ses bagages sagement rangés dans le coin de la chambre qu'elles allaient partager.

Elles s'étaient évaluées du regard, s'appréciant immédiatement. Erin avait ouvert de grands yeux en reconnaissant son père et sa mère, mais sans perdre pour autant son calme.

" Lorsque Darcy m'a écrit cet été pour se présenter, je n'avais pas réalisé que ses parents étaient Barbara Thorne et Robert Scott, avait-elle dit. Je crois avoir vu tous vos films sans exception. " Puis elle avait ajouté: " Darcy, je n'ai pas voulu m'installer avant ton arrivée. J'ai pensé que tu aurais peut-être une préférence pour un côté de la chambre. "

Te souviens-tu du regard qu'échangèrent Papa et Maman ? Ils pensaient: quelle délicieuse enfant! lls lui ont demandé de se joindre à nous pour le dîner.

Erin était venue seule au collège. Son père était infirme, expliqua-t-elle. Nous nous demandions pourquoi elle ne faisait jamais allusion à sa mère. Plus tard, elle me raconta que lorsqu'elle avait six ans, son père avait contracté une sclérose en plaques. Condamné à se déplacer en fauteuil roulant. Elle avait sept ans le jour où sa mère était partie. " Ce n'était pas dans mon contrat de mariage, avait-elle dit. Erin, tu peux venir avec moi, si tu veux.

-Je ne peux pas laisser Papa tout seul. Il a besoin de moi. "

Pendant des années, Erin perdit tout contact avec sa mère. " Aux dernières nouvelles, elle vivait avec un type qui faisait du charter dans les Caraibes. " Erin avait obtenu une bourse pour Mount Holyoke. " Comme le dit Papa, être immobilisé vous donne tout le temps nécessaire pour aider votre enfant à faire ses devoirs à la maison. Et si vous ne pouvez pas payer l'université, au moins pouvez-vous l'aider à obtenir la gratuité de ses études. " Oh ! Erin, où es-tu ? Que t'est-il arrivé ?

Darcy se rendit compte que D'Ambrosio attendait une réponse à sa question.

-Depuis quelques années, son père vit dans une maison de santé dans le Massachusetts, dit-elle. Il n'est plus conscient de grand-chose. Je suis sans doute la personne la plus proche d'Erin après lui.

Vince vit la douleur inscrite dans le regard de Darcy.

-Dans mon métier, j'ai souvent observé qu'un véritable ami vaut souvent une ribambelle de parents.

Darcy parvint à sourire.

-La citation préférée d'Erin était cette phrase d'Aristote: " Qu'est-ce qu'un ami ? Une âme unique en deux corps. "

Nona se leva, s'approcha de la chaise de Darcy et posa doucement ses mains sur ses épaules. Elle regarda D'Ambrosio droit dans les yeux.

-Que pouvons-nous faire pour retrouver Erin ?

Petey Potters avait été ouvrier en bâtiment autrefois.

" Des gros chantiers, se vantait-il volontiers auprès du premier venu. Le World Trade Center. J' me baladais sur les poutrelles. J' peux vous dire qu'y a des jours où le vent soufflait si fort qu'on se demandait si on allait rester en haut.-il riait, avec un gloussement sifflant.

-Une vue, mon vieux, une vue ! "

Mais le soir, l'idée de remonter sur les poutrelles reprenait Petey. Deux gorgées de whisky, deux bocks de bière, et la chaleur coulait dans le creux de son estomac et se répandait dans ses veines.

" Tu es comme ton père, criait alors sa femme. Un ivrogne, un bon à rien. "

Petey ne se sentait jamais insulté. Il comprenait. Il se mettait à rire lorsque sa femme tempêtait à cause du Vieux. Le Vieux était un sacré rigolo. Il disparaissait pendant des semaines à la suite, allait cuver son vin dans un asile de nuit dans Bowery, puis revenait à la maison.

Quand j'ai faim, pas de problème, confiait-il à son fils Petey alors âgé de huit ans. Je vais à l'Armée du Salut, j' fais mon mea culpa, ils me donnent un repas, un bain, un lit. Ça marche toujours.

-Qu'est-ce que ça veut dire, faire son mea culpa ?

avait demandé Petey.

-Quand tu vas à l'abri, ils te parlent de Dieu et de sa clémence et que nous sommes tous frères et que nous voulons être sauvés. Ensuite ils demandent à celui qui croit dans le Livre saint de s'avancer et de reconnaître son Créateur. Comme ça, tu deviens religieux. Tu t'amènes, tu tombes à genoux et tu cries que tu veux être sauvé. Ça s'appelle faire son mea culpa. "

Près de quarante ans plus tard, le souvenir amusait encore Petey Potters.

Il s'était arrangé son propre abri, un assemblage de bois, de tôle et de vieux chiffons empilés en une construction semblable à une tente, le tout appuyé contre le vieux terminus délabré et barricadé du quai abandonné de la cinquante-sixième rue ouest. Ses besoins étaient simples. Du vin. Des clopes. De quoi manger. Les poubelles contenaient toujours des boîtes et des bouteilles qu'on pouvait rapporter contre rem-boursement. Lorsqu'il avait du courage, Petey s'armait d'un lave-glace et d'une bouteille d'eau et se plaçait à la sortie de la cinquante-sixième rue sur le West Side Highway. Aucun conducteur n'avait envie de voir son pare-brise barbouillé par ses soins, mais la plupart n'osaient pas le repousser. Encore la semaine dernière, il avait entendu une vieille bique reprocher à la conductrice d'une Mercedes: " Jane, pourquoi te laisses-tu faire comme ça ? "

Pete avait apprécié la réponse. " Parce que, maman, je ne veux pas voir l'aile de la voiture complètement éraflée si je refuse. "

Petey n'éraflait rien quand on le repoussait. Il se contentait d'aller vers la voiture suivante, un sourire engageant aux lèvres.

Hier avait été un bon jour. Juste assez de neige pour que le périphérique se remplisse de gadoue et que les pare-brise soient constellés d'éclaboussures. Peu de gens avaient refusé les soins de Petey, posté sur la rampe de sortie. Il avait empoché dix-huit dollars, assez pour un club-sandwich, des clopes, et trois bouteilles de rouge italien.

Dans la soirée, il s'était installé sous sa tente, enveloppé dans la vieille couverture de l'armée que lui avait filée l'église arménienne, Seconde Avenue, un bonnet de ski enfoncé jusqu'aux oreilles, le col de fourrure mité de son manteau en loques remonté autour du cou. Il avait terminé le sandwich avec la première bouteille de vin, puis s'était allongé pour fumer et boire, satisfait et au chaud dans les brumes de l'ébriété. Le Vieux qui faisait son mea culpa. Man qui rentrait chez eux, Tremont Avenue, épuisée d'avoir frotté et nettoyé les maisons des autres. Birdie, sa femme. Harpie, non Birdie. C'est comme ça qu'ils auraient dû l'appeler.

Petey fut secoué de rire à la pensée du jeu de mots.

Où elle était à présent ? Et le môme ? Un gentil môme.

Petey ne sut pas exactement quand il entendit la voiture s'arrêter. Il tenta de sortir de son brouillard, voulant instinctivement protéger son territoire. Valait mieux que les flics ne fichent pas en l'air son abri. Bah.

Les flics ne s'intéressaient pas à ce genre de cabane au milieu de la nuit.

Peut-être que c'était un camé. Petey agrippa le goulot d'une bouteille vide. Fallait pas qu'il s'amuse à rentrer ici. Mais personne ne vint. Au bout de quelques minutes, il entendit la voiture démarrer à nouveau; il jeta un regard prudent à l'extérieur. Les feux arrière disparaissaient sur le West Side Highway désert. Sans doute un type pris d'une envie de pisser, décida Petey en s'emparant de la dernière bouteille.

Il était tard dans l'après-midi lorsque Petey rouvrit les yeux. Il avait la tête vide, les tempes battantes, l'esto-mac en feu. Un goût de fond de cage à oiseaux dans la bouche. Il se redressa péniblement. Les trois bouteilles vides ne lui offrirent aucune consolation. Il trouva vingt cents dans les poches du grand manteau. " J'ai faim ", gémit-il en silence. Passant la tête derrière la tôle qui servait de porte à son abri, il estima qu'il devait être tard dans l'après-midi. Les ombres s'allongeaient sur le quai.

Son regard s'arrêta sur quelque chose qui n'était manifestement pas une ombre. Petey cligna les yeux, grommela une obscénité, et se mit péniblement debout.

Les jambes raides, il se dirigea d'un pas vacillant vers la forme étendue sur le quai.

C'était une femme. Jeune. Des mèches roux foncé bouclaient autour de son visage. Petey pouvait jurer qu'elle était morte. Un collier était tordu dans les chairs du cou. Elle portait un chemisier et un pantalon. Avec des chaussures dépareillées.

Le collier étincelait dans la lumière du crépuscule. De l'or. De l'or véritable. Petey se passa nerveusement la langue sur les lèvres. Rassemblant son courage à la pensée de toucher le cadavre de la jeune femme, il passa ses mains derrière son cou pour trouver le fermoir du collier. Ses doigts épais tâtonnèrent. Ils ne parvenaient pas à détacher le fermoir. Bon dieu, cette poupée était glacée !

Il ne voulait rien casser. Le collier était-il assez large pour passer par la tête ? S'efforçant de ne pas regarder la gorge meurtrie et veinée de bleue, il tira sur la lourde chaîne.

Des taches de doigts maculaient le visage d'Erin lorsque Petey eut libéré le collier. Il le fourra dans sa poche. Les boucles d'oreilles. Elles valaient du fric, elles aussi.

Petey entendit dans le lointain le hurlement d'une sirène de police. Apeuré, il se releva d'un bond, oubliant les boucles d'oreilles. Fallait pas qu'on le voie ici. Il n'avait plus qu'à ramasser ses affaires et se trouver un autre abri. Au moment où les flics découvriraient le cadavre, il leur suffirait de trouver Petey dans les parages pour qu'il soit cuit.

La conscience du danger dessoûla Petey. D'un pas trébuchant il regagna au plus vite sa cabane. Tout ce qu'il possédait tenait dans la couverture de l'armée. Son oreiller. Deux paires de chaussettes, un sous-vêtement.

Une chemise de flanelle. Une assiette, une cuillère et une tasse. Des allumettes. Des mégots. Quelques vieux journaux pour les nuits froides.

Quinze minutes plus tard, Petey s'était évanoui dans le monde des sans-abri. Mendier sur la Septième Avenue lui rapporta quatre dollars et trente-deux cents.

Il les utilisa pour acheter du vin et un bretzel. Il connaissait un jeune type dans la cinquante-septième rue qui achetait des bijoux volés. Il donna à Petey vingt-cinq dollars pour le collier.

-De la bonne camelote, mec. Essaie d'en ramener encore comme ça.

A 22 heures, Petey dormait sur une grille du métro d'où s'échappait de l'air chaud et humide. A 23 heures, il sentit qu'on le secouait. Une voix sans agressivité disait:

-Viens, mon vieux. Il risque de faire vraiment froid cette nuit. On va t'emmener dans un endroit où tu pourras avoir un lit décent et un bon repas.

Vendredi soir à 17 h 45, Wanda Fletcher, enfermée en sécurité dans sa nouvelle BMW, roulait au pas sur le West Side Highway. Satisfaite des excellents achats qu'elle avait faits Cinquième Avenue, Wanda se reprochait d'être repartie si tard pour regagner Tarrytown.

Les encombrements du vendredi soir étaient les pires de la semaine, l'heure à laquelle les New-Yorkais quit-taient la ville pour leurs maisons de campagne. Pour rien au monde, Wanda n'accepterait de vivre à nouveau à New York. C'était trop sale. Trop dangereux.

Elle regarda du coin de l'oeil le sac Valentino posé sur le siège à côté d'elle. En se garant dans le parking de Kinney ce matin, elle l'avait tenu fermement sous son bras, et gardé serré contre elle pendant toute la journée. Elle n'était pas assez idiote pour le laisser pendre à bout de bras, à la portée de n'importe quel voleur.

Encore un feu. Patience, il restait à peine quelques blocs avant d'arriver à la rampe d'accès et de franchir cette détestable partie du soi-disant périphérique.

Un coup frappé à la fenêtre lui fit tourner la tête vers la droite. Un visage mangé de barbe lui souriait.

Un chiffon commença à s'activer sur le pare-brise.

Les lèvres de Wanda se crispèrent. Merde. Elle secoua énergiquement la tête. Non. Non.

L'homme n'en tint pas compte.

" Je ne vais pas me laisser faire par ces gens-là ", fulmina Wanda, appuyant sur le bouton qui ouvrait la fenêtre du côté passager.

-Je ne veux pas... commença-t-elle d'un ton furieux.

Le chiffon atterrit brutalement sur le pare-brise. La bouteille de liquide se répandit sur le capot. Une main s'introduisit dans la voiture. Wanda vit son sac disparaître.

Une voiture de patrouille roulait en direction de l'ouest dans la cinquante-cinquième rue. Soudain, le conducteur se raidit.

-Que se passe-t-il ?

A l'approche du périphérique, il vit la circulation arrêtée, les gens qui sortaient de leurs voitures.

-Allons voir.

Sirène et gyrophare en action, la voiture de police se fraya un chemin, se glissant habilement à travers les embouteillages et les véhicules en double file.

Hurlant encore de rage et de frustration, Wanda désigna du doigt le quai, une rue plus loin.

-Mon sac. Le voleur s'est enfui par là.

-Allons-y.

La voiture de police bifurqua vers la gauche, puis vira brusquement sur la droite et s'engagea en rugissant sur le quai. Le policier sur le siège du passager alluma le projecteur, dévoilant l'abri abandonné par Petey.

-Je vais jeter un coup d'oeil.

Puis il s'écria:

-Regardez, par là-bas. De l'autre côté du terminus.

Qu'est-ce que c'est ?

Le corps d'Erin Kelley, luisant sous la neige glacée, la sandale argentée étincelant dans le rayon puissant du projecteur, était découvert pour la seconde fois.

Darcy quitta le bureau de Nona avec Vince D'Ambrosio. Il l'accompagna en taxi jusqu'à son appartement et elle lui remit l'agenda d'Erin et son dossier " Petites annonces personnelles ". Vince les étudia attentivement.

-Il n'y a pas grand-chose, fit-il remarquer. Nous allons chercher qui a placé les annonces qu'elle a entourées. Avec un peu de chance, Charles North en fait partie.

-Erin n'est pas très douée pour le rangement, dit Darcy. Je pourrais retourner dans son appartement et fouiller à nouveau dans ses tiroirs. Il est possible que quelque chose m'ait échappé.

-Cela nous aiderait peut-être. Mais ne vous inquiétez pas. Si North est un avocat d'affaires de Philadelphie, il sera aisé de le retrouver.-Vince se leva.-Je vais m'en occuper tout de suite.

-Et je vais me rendre chez Erin. Je pars avec vous.

Darcy hésita. Le répondeur clignotait.

-Pouvez-vous attendre une minute ?-S'efforçant de sourire, elle ajouta:-Peut-être Erin a-t-elle laissé un message.

Il y avait deux messages. Les deux concernaient les annonces. L'un était aimable.

- Eh Darcy C'est encore moi. J'ai apprécié votre lettre. J'espère que nous pourrons nous voir. Je suis Boîte postale 4358. David Weld, 555-4890.

L'autre était nettement différent.

-Bonjour Darcy, pourquoi perdez-vous votre temps à répondre aux petites annonces et le mien à essayer de vous joindre ? C'est la quatrième fois que j'appelle. Je n'aime pas laisser des messages, mais en voici un.

Laissez tomber.

Vince secoua la tête.

-En voilà un qui n'est pas commode.

-Je n'ai pas laissé le répondeur branché pendant mon absence, dit Darcy. Je suppose que ceux qui ont voulu me joindre en réponse aux quelques lettres que j'ai moi-même envoyées ont dû abandonner. Erin avait commencé à répondre aux annonces à ma place, il y a environ deux semaines. Ce sont les premiers appels que je reçois.

Gus Boxer fut surpris et visiblement peu ravi lorsqu'il répondit à l'interphone et entendit la même jeune femme qui lui avait fait perdre une bonne partie de sa journée, hier. Il se préparait à refuser catégoriquement de la laisser entrer une nouvelle fois dans l'appartement d'Erin Kelley, mais il n'en eut pas le temps.

-Nous avons signalé la disparition d'Erin au FBI lui dit Darcy. L'inspecteur chargé de l'affaire m'a chargée d'aller vérifier ses papiers dans son bureau.

Le FBI. Gus sentit un frisson nerveux le parcourir de la tête aux pieds. Mais l'eau avait coulé sous les ponts depuis ce temps-là. Il n'avait pas à s'inquiéter. Récemment, deux personnes avaient laissé leur nom au cas où un appartement se libérerait. Une belle fille lui avait même promis un dessous-de-table de mille dollars s'il lui donnait la priorité. Si l'amie de Kelley découvrait qu'il lui était arrivé malheur, il en résulterait un bon paquet de fric dans la poche de Gus.

-Je suis aussi inquiet que vous pour elle, fit-il, un trémolo de sympathie inhabituel dans la voix. Montez.

Dans l'appartement, le premier geste de Darcy fut d'allumer toutes les lumières dans la pénombre mena-

çante. Hier, la pièce avait une atmosphère joyeuse.

Aujourd'hui, l'absence d'Erin laissait son empreinte. Il y avait une légère trace de suie sur le rebord de la fenêtre. La longue table de travail avait besoin d'un coup de chiffon. Les affiches encadrées qui donnaient vie et couleur aux murs semblaient contempler Darcy d'un air moqueur.

Le Picasso acheté à Genève. Erin l'avait rapporté d'un voyage d'étudiants à l'étranger. " Je l'aime beaucoup, même si ce n'est pas l'un de mes thèmes favoris "

avait-elle fait remarquer. L'affiche représentait une mère et son enfant.

Il n'y avait aucun autre message sur le répondeur d'Erin. Fouiller son bureau ne révéla rien de significatif.

Une cassette vierge pour le répondeur se trouvait dans le tiroir. D'Ambrosio voudrait peut-être le vieil enregistrement, celui qui contenait les messages. Darcy opéra le changement.

La maison de retraite. Erin téléphonait presque toujours à cette heure-ci. Darcy chercha le numéro et le composa. L'infirmière-chef de l'étage où résidait Billy Kelley répondit.

-J'ai parlé à Erin comme d'habitude mardi soir vers cinq heures. Je lui ai dit que son père me paraissait proche de la fin. Elle devait passer le week-end à Wellesley.-Puis elle ajouta:-Je crois comprendre qu'elle a disparu. Nous prions tous pour qu'il ne lui soit rien arrivé.

" Il ne me reste plus rien à faire ici ", se dit Darcy, et elle éprouva soudain un désir irrésistible de rentrer chez elle.

Il était 15 h 45 lorsqu'elle regagna son appartement.

Une douche chaude serait la bienvenue, décida-t-elle, plus un bon grog. A 18 h 10, enveloppée dans sa robe de chambre de flanelle préférée, un grog fumant à la main, elle se pelotonna dans le canapé et appuya sur la commande de la télévision.

Une nouvelle venait de tomber. John Miller, le reporter criminel de Channel 4, se tenait à l'entrée d'un quai sur le West Side. Derrière lui, dans une zone encerclée par une corde, les silhouettes d'une douzaine de policiers se découpaient sur les eaux noires de l'Hudson. Darcy monta le son.

" ... Le corps d'une jeune femme non identifiée vient d'être découvert sur ce quai désert de la cinquante-sixième rue. Il semble qu'elle ait été étranglée. La femme est mince, âgée de vingt-cinq à trente ans, les cheveux auburn. Elle est vêtue d'un pantalon et d'un chemisier imprimé. Détail étrange, elle porte des chaussures dépareillées, un boot de cuir marron au pied gauche, une sandale du soir au droit. "

Darcy fixa l'écran. Des cheveux auburn. Entre vingt-cinq et trente ans. Un chemisier imprimé multicolore.

Elle avait offert un chemisier imprimé à Erin pour Noël.

Erin s'était montrée ravie. " C'est exactement les couleurs du manteau que j'ai acheté chez Joseph, avait-elle dit. Je l'adore. "

Auburn. Mince. Le manteau de Joseph.

Le manteau biblique de Joseph était maculé de sang lorsque ses frères perfides l'avaient montré à son père pour preuve de sa mort.

Darcy parvint à trouver dans son sac la carte que lui avait donnée l'inspecteur D'Ambrosio.

Vince se préparait à quitter son bureau. Il avait rendez-vous avec son fils de quinze ans, Hank, à Madison Square Garden. Ils devaient rapidement déjeuner avant d'aller assister au match des Rangers.

Tout en écoutant Darcy, il se rendit compte qu'il s'attendait à cet appel; il n'avait simplement pas prévu qu'il arriverait aussi tôt.

-Ça ne me dit rien de bon, lui dit-il. Je vais téléphoner au commissariat du quartier où ils ont découvert le corps. Courage. Je vous rappelle tout de suite.

Lorsqu'il raccrocha, il téléphona à l'Hudson Cable.

Nona était encore dans son bureau.

-Je pars sur-le-champ rejoindre Darcy, dit-elle.

-On va lui demander de venir identifier le corps, la prévint Vince.

Il téléphona au commissariat de Midtown North et fut mis en communication avec le chef de la brigade criminelle. Le corps se trouvait toujours sur les lieux du crime. Dès qu'il serait transporté à la morgue, ils enverraient une voiture de police chercher Mlle Scott.

Vince expliqua son intérêt pour cette affaire.

-Nous apprécierions votre aide, lui dit-on. A moins qu'il ne s'agisse d'un cas totalement évident, nous aimerions le soumettre au PPGC.

Vince rappela Darcy, lui dit que la voiture de police et Nona étaient en route. Elle le remercia, d'un ton monocorde et sans émotion.

Chris Sheridan quitta la galerie à 17 h 10 et parcourut à longues enjambées les quatorze blocs qui s'étendaient de la soixante-dix-huitième rue et Madison jusqu'au croisement de la soixante-cinquième rue et de la Cinquième Avenue. La semaine avait été chargée et couronnée de succès et il savoura à l'avance la luxueuse perspective d'avoir un week-end tout à lui. Pas un seul projet.

Son appartement au neuvième étage faisait face à Central Park. " Avec vue directe sur le zoo ", comme lui disaient ses amis. De goût éclectique, il avait mêlé tables, lampes et tapis anciens avec de grands et confortables canapés qu'il avait fait recouvrir d'un tissu inspiré d'une tapisserie médiévale. Les tableaux étaient des paysages anglais. Des gravures de chasse du xIxe siècle et une tapisserie de soie représentant l'arbre de vie complétaient la table et les chaises Chippendale dans le coin salle à manger.

C'était une pièce confortable, accueillante, une pièce que durant ces huit dernières années bien des femmes avaient contemplée avec espoir.

Chris alla dans sa chambre, passa une chemise sport et un pantalon de grosse toile. D'abord, Martini bien sec. Peut-être irait-il manger un plat de pâtes, plus tard. Son verre à la main, il prit les informations de 18 heures et vit le reportage que regardait Darcy au même moment.

Sa peine pour la jeune morte et la compassion qu'il ressentit pour sa famille firent place à un sentiment d'horreur. Étranglée ! Une chaussure de danse à un pied ! " Oh non ! " s'écria-t-il. L'assassin de cette femme pouvait-il être l'individu qui avait écrit à sa mère ? La lettre disait qu'une jeune fille aimant danser et habitant Manhattan mourrait mardi soir de la façon dont était morte Nan.

Mardi après-midi, après l'appel téléphonique de sa mère, Chris avait contacté Glenn Moore, le chef de la police de Darien. Moore s'était rendu chez Greta, avait pris la lettre, lui assurant qu'elle provenait sans doute d'un cinglé, puis il avait rappelé Chris: " Chris, même s'il y a du vrai, comment protéger toutes les jeunes femmes qui habitent New York ? "

Chris composa à nouveau le numéro du commissariat de police de Darien et demanda à parler à l'inspecteur principal. Moore n'avait pas encore entendu parler de la jeune femme trouvée morte à New York.

-J'appelle le FBI, dit-il. Si cette lettre provient du meurtrier, c'est une preuve matérielle. Je dois vous avertir, le FBI voudra probablement vous interroger vous et votre mère sur la mort de Nan. Je suis navré. Je sais que ce sera terrible pour elle.

Devant l'entrée du Beefsteak Charlie's, Madison Square Garden, Vince passa son bras autour des épaules de son fils.

-Je parie que tu as grandi depuis la semaine dernière.

Hank et lui étaient exactement de la même taille.

-Un de ces jours, tu me mangeras ton assiette complète sur la tête.

-Qu'est-ce que tu entends exactement par assiette complète ?

Le visage mince de Hank avec son nez parsemé de taches de rousseur ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui que Vince regardait dans la glace trente ans auparavant. Seul le gris-bleu des yeux provenait des gènes maternels.

Le serveur les accueillit. Une fois à table, Vince expliqua:

-Une assiette complète était le plat spécial du soir dans un restaurant bon marché. Pour soixante-dix-neuf cents, tu avais droit à un morceau de viande, deux légumes, une pomme de terre. L'assiette était compartimentée pour empêcher le tout de se mélanger. Ton grand-père appréciait ces plats économiques.

Ils commandèrent des hamburgers avec l'accompagnement de rigueur, frites et salade. Vince prit une bière, Hank un Coca. Vince s'efforça de ne pas penser à Darcy Scott et à Nona Roberts se rendant à la morgue pour identifier la victime du meurtre. Une épreuve atroce pour toutes les deux.

Hank lui raconta les derniers exploits de son équipe d'athlétisme.

-On court à Randall's Island samedi prochain. Tu crois que tu pourras venir ?

-Sûrement, à moins...

-Oh, bien sûr !

Contrairement à sa mère, Hank comprenait les obligations du métier de Vince.

-Tu travailles sur quelque chose de nouveau ?

Vince lui dit leurs craintes qu'un meurtrier récidiviste soit en liberté; il lui parla du rendez-vous avec Nona Roberts, ajouta qu'Erin Kelley était probablement la jeune femme trouvée morte sur le quai.

Hank écouta attentivement.

-Tu crois qu'on va te confier l'affaire, Papa ?

-Pas nécessairement. C'est peut-être un meurtre concernant uniquement le Département de Police de New York, mais ils ont demandé l'assistance du laboratoire des sciences comportementales à Quantico, et je les aiderai dans la mesure du possible.

Il demanda l'addition.

-Nous ferions bien d'y aller.

-Papa, je reviens dimanche. Je peux très bien me rendre seul au match. Tu sais bien que tu crèves d'envie de suivre cette affaire.

-Je ne veux pas t'en faire subir les conséquences.

-Écoute, ils ont vendu toutes les places pour le match. Je vais passer un marché avec toi. Si je revends ton billet pour le prix que tu l'as payé, sans bénéfice, je garde l'argent. OK ? J'ai rendez-vous avec une fille demain soir. Je suis fauché et je ne supporte pas de demander à maman de me prêter de l'argent. Elle m'envoie voir ce gros plein de soupe qu'elle a épousé. Si désireux que nous soyons copains.

Vince sourit.

-Tu as l'étoffe d'un escroc. A dimanche, fiston.

Dans la voiture qui roulait vers la morgue, Darcy et Nona gardèrent les mains jointes. Dès qu'elles arrivè-rent, on les conduisit dans une pièce près de l'entrée.

-On va venir vous chercher lorsque tout sera prêt, leur expliqua le policier qui les avait amenées. Ils sont sans doute en train de prendre des photos.

Des photos. Erin, ne t'en fais pas. Envoie ta photo s'ils la réclament. Autant faire les choses jusqu'au bout.

Darcy regarda droit devant elle, à peine consciente de l'endroit où elle se trouvait, du bras de Nona autour d'elle. Charles North. Erin l'avait rencontré à 19 heures, mardi soir. Il y avait plus de deux jours. Mardi matin, elle et Erin avaient plaisanté au sujet de ce rendez-vous.

Darcy dit à voix haute:

-Et aujourd'hui, je suis assise à la morgue de la ville de New York, en train d'attendre qu'on m'emmène voir une femme morte qui, j'en suis sûre, va être Erin.

Elle sentit vaguement le bras de Nona se resserrer autour d'elle.

Le policier revint.

-Un inspecteur du FBI va venir vous rejoindre. Il vous demande de l'attendre avant de descendre.

Vince s'avança entre Darcy et Nona, les tenant chacune fermement par le coude. Ils s'arrêtèrent devant la vitre qui les séparait de la forme immobile allongée sur la civière. Au hochement de tête de Vince, l'employé de service retira le drap qui recouvrait le visage de la victime.

Mais Darcy savait déjà. Une mèche de cheveux auburn s'échappait du drap qui dissimulait la victime.

Maintenant, elle voyait le profil familier, les grands yeux bleus à jamais clos, l'ombre des cils, les lèvres souriantes si figées, si calmes.

" Erin. Erin. Erin-la-crâne ", pensa-t-elle, et elle se sentit glisser dans une miséricordieuse obscurité.

Vince et Nona la retinrent.

-Non. Non. Ça va.

Elle lutta contre les vagues de l'étourdissement et se redressa. Elle repoussa les bras qui la soutenaient et regarda Erin, étudiant délibérément la blancheur cireuse de sa peau, les marques sur son cou.

-Erin, dit-elle avec violence, je te jure que je retrouverai Charles North. Je te donne ma parole qu'il va payer pour ce qu'il t'a fait.

Des sanglots rauques résonnèrent dans le couloir austère. Darcy se rendit compte qu'ils provenaient d'elle.

La journée du vendredi avait commencé sous les meilleurs auspices pour Jay Stratton. Il était passé chez Bertolini dans la matinée. Hier, lorsqu'il avait rapporté le collier, Aldo Marco, le directeur, lui avait encore reproché son retard. Aujourd'hui, Marco avait changé de ton. Son client était aux anges. Mlle Kelley avait remarquablement exécuté le projet qu'ils avaient en tête lorsqu'ils avaient décidé de faire monter les pierres. Ils avaient l'intention de continuer à travailler avec elle. En tant qu'agent d'Erin Kelley, Jay avait demandé que le chèque soit libellé à son nom.

De là, Stratton s'était rendu au commissariat de police pour déposer une plainte au sujet des diamants disparus. La copie du rapport officiel à la main, il s'était ensuite présenté aux bureaux de sa compagnie d'assurances. L'agent lui annonça d'un ton peiné que la Lloyd à Londres avait contracté une contre-assu-rance sur ces pierres. " Ils vont probablement offrir une récompense, dit-elle nerveusement. La Lloyd s'inquiète beaucoup des vols de bijoux à New York. "

A 16 heures, Jay buvait un verre au Stanhope en compagnie d'Enid Armstrong, une veuve qui avait répondu à l'une de ses annonces. Il l'écouta attentivement lui parler de sa désespérante solitude.

-Cela fait un an, lui dit-elle, les yeux brillants.

Vous savez, les gens se montrent gentils, ils vous invitent à sortir de temps en temps, mais c'est un fait de la vie que le monde va deux par deux et qu'une femme seule se sent toujours en trop. Je suis partie en croisière aux Caraïbes le mois dernier. C'était d'une tristesse épouvantable.

Jay émit les petits gloussements de compréhension appropriés et lui prit la main. Armstrong était passa-blement jolie, approchait de la soixantaine, portait des vêtements luxueux mais sans style. Un genre qu'il connaissait bien. Mariée jeune. Femme à la maison. A passé sa vie entre les enfants et le club de golf. Le mari qui a réussi dans la vie mais tond la pelouse pendant le week-end. Le genre de type qui a assuré l'avenir de sa femme avant de passer l'arme à gauche.

Jay étudia la bague de fiançailles et l'alliance d'Armstrong. Tous les diamants étaient de la plus belle eau. Le solitaire était une splendeur.

-Votre mari était très généreux, fit-il remarquer.

-Il me les a offerts pour notre vingt-cinquième anniversaire de mariage. Vous devriez voir la tête d'épingle qu'il m'a donnée lorsque nous nous sommes fiancés. Nous étions si jeunes.

Ses yeux brillèrent davantage.

Jay fit signe au serveur d'apporter une autre coupe de champagne. Au moment où il quitta Enid Armstrong, elle était tout excitée à la pensée de le revoir la semaine prochaine, et avait accepté de réfléchir à la possibilité de faire remonter ses bagues.

-J'aimerais vous proposer une très belle bague qui mettrait en valeur toutes ces pierres. Le solitaire et les roses au centre, entourés de diamants et d'émeraudes en alternance. Nous utiliserons les diamants de votre alliance et je peux trouver de belles émeraudes à un prix très raisonnable.

En dînant tranquillement au Water Club, il savoura à l'avance le plaisir de substituer un zircon au solitaire sur la bague d'Enid Armstrong. Certains étaient si parfaits que même un joaillier pouvait s'y tromper. Mais bien entendu, le solitaire serait encore en place lorsqu'il ferait estimer la nouvelle bague à l'intention de sa cliente. C'était étonnant de voir comment les femmes seules tombaient facilement dans le panneau. " Comme c'est attentionné de votre part d'avoir procédé à l'estimation pour moi. Je vais tout de suite la communiquer à ma compagnie d'assurances. "

Il s'attarda au bar du Water Club après dîner.

Agréable détente. Faire la cour à toutes ces vieilles peaux était éreintant, même si les résultats étaient lucratifs.

Il était 21 h 30 quand il parcourut à pied les quelques blocs qui séparaient le restaurant de son appartement.

A 22 heures, vêtu du pyjama et de la robe de chambre qu'il avait récemment achetés chez Armani, il s'installa sur le canapé avec un bourbon et des glaçons, alluma la télévision et écouta les nouvelles.

Le verre tressauta dans les mains tremblantes de Stratton et l'alcool se répandit sans qu'il s'en aperçût sur sa robe de chambre tandis qu'il fixait l'écran, apprenant qu'on venait de découvrir le cadavre d'Erin Kelley.

Michael Nash se demanda piteusement s'il ne devrait pas proposer une psychanalyse gratuite à Anne Thayer, la blonde qui avait par malheur acheté l'appartement voisin du sien. Lorsqu'il sortit de son cabinet à 17 h 50, vendredi après-midi, elle était dans l'entrée, en conversation avec le concierge. Dès qu'elle l'aperçut, elle vint précipitamment se placer à côté de lui pour attendre l'ascenseur. Pendant la montée, elle bavarda sans arrêt, comme si les minutes lui étaient comptées pour le séduire avant d'atteindre le dix-neuvième étage.

-Je suis allée chez Zabar aujourd'hui et j'ai acheté le plus merveilleux saumon. J'ai préparé un plateau de hors-d'oeuvre. Mon amie devait venir me voir, mais elle a dû se décommander. Ca me fait mal au coeur d'avoir à jeter tout ça. Je me demandais...

Nash l'interrompit.

-Le saumon de Zabar est magnifique. Mettez-le de côté. Il se conservera pendant plusieurs jours.

Le regard de commisération du garçon d'ascenseur ne lui échappa pas.

-A tout à l'heure, Ramon. J'ai l'intention de ressortir dans quelques minutes.

Il dit un ferme bonsoir à l'infortunée Mlle Thayer et disparut à l'intérieur de son appartement. Il avait l'intention de sortir, en effet, mais pas avant une heure ou deux. Et s'il tombait sur elle alors, peut-être com-prendrait-elle le message et finirait-elle par le laisser tranquille. " Personnalité dépendante, probablement névrosée, peut devenir malveillante quand on la contrarie ", dit-il à voix haute. Il éclata de rire. " Hé, tu n'es plus dans ton cabinet. Laisse tomber. "

Il avait prévu de passer le week-end à Bridgewater.

Les Balderston donnaient un dîner demain soir. Ils recevaient toujours des invités intéressants. Plus important, il avait l'intention d'utiliser la plus grande partie de ces deux prochains jours à la rédaction de son livre.

Nash dut s'avouer qu'il s'était tellement pris d'intérêt pour ce projet que les distractions l'irritaient.

Au moment de partir, il composa le numéro d'Erin Kelley. Il eut un demi-sourire en entendant le message prononcé d'une voix mélodieuse: " Ici Erin. Navrée de ne pas répondre à votre appel. Voulez-vous laisser un message, s'il vous plaît. "

" Ici Michael Nash. Je suis également désolé de vous manquer, Erin. J'essayerai de vous rappeler un autre jour. Je suppose que vous êtes absente de New York.

J'espère qu'il n'y a pas de problème avec votre père. " Il laissa les numéros de son bureau et de son domicile.

Le trajet jusqu'à Bridgewater le vendredi soir fut aussi détestable qu'à l'habitude. Ce n'est qu'après avoir dépassé Paterson sur la nationale 80 que le flot des voitures diminua. Puis, à mesure que défilaient les kilomètres, le paysage devint plus campagnard. Nash commença à se détendre. Au moment où il franchissait la grille de Scotshays, il éprouva un sentiment total de bien-

être.

Michael était âgé de onze ans lorsque son père avait fait l'acquisition de cette propriété. Deux cents hectares de jardins, de bois et de champs. Une piscine, des courts de tennis, une écurie. La maison était la copie d'un manoir breton. Murs de pierre, toit d'ardoises, volets verts, porche blanc. Vingt-deux pièces en tout. Michael en occupait à peine la moitié depuis des années. Irma et John Hughes, le couple de gardiens, entretenaient la maison.

Irma avait préparé le dîner. Elle le servit dans le bureau. Michael s'installa dans son vieux fauteuil de cuir pour étudier les notes qu'il utiliserait demain, lorsqu'il rédigerait le prochain chapitre de son livre. Ce chapitre concernait les problèmes psychologiques des gens qui, répondant aux petites annonces, communiquaient des photos d'eux vieilles de vingt-cinq ans. Il se concentrerait sur les facteurs qui les poussaient à utiliser ce stratagème et sur la façon dont ils s'expliquaient lors du rendez-vous.

Ce genre de mésaventure était arrivé à un grand nombre des femmes qu'il avait interviewées. Deux d'entre elles s'étaient montrées folles de rage. Certaines avaient décrit la rencontre avec beaucoup de drôlerie.

A 21 h 50, Michael alluma la télévision un peu avant l'heure des informations, puis reprit ses notes. Le nom, Erin Kelley, lui fit lever la tête, l'air surpris. Il saisit la commande et augmenta fébrilement le volume du son, si fort qu'il eut l'impression d'entendre l'annonceur crier dans la pièce.

A la fin de la séquence, Michael éteignit le poste et fixa l'écran sombre. " Erin, dit-il à voix haute, qui a pu vous faire ça ? "

Vendredi soir, avant de rentrer chez lui à Scarsdale, Doug Fox s'arrêta pour prendre un verre chez Harry.

C'était le rendez-vous des assoiffés de Wall Street.

Comme à l'accoutumée, quatre rangées d'habitués se tenaient devant le bar et personne ne s'intéressait à la télévision. Doug ne vit pas le communiqué à propos de la femme retrouvée morte sur le quai.

Si elle savait qu'il rentrait, Susan faisait généralement manger les enfants d'abord, puis attendait pour dîner avec lui, mais ce soir, lorsqu'il arriva à 20 heures, il trouva Susan en train de lire dans le petit salon. Elle leva à peine les yeux quand il pénétra dans la pièce et se détourna du baiser qu'il voulut poser sur son front.

Donny et Beth étaient allés au cinéma avec les Goodwyn, expliqua-t-elle. Trish et le bébé dormaient.

Elle ne lui proposa pas de lui préparer quelque chose à manger. Ses yeux retournèrent à son livre.

Doug resta un instant hésitant devant elle, puis lui tourna le dos et se dirigea vers la cuisine. Elle agit ainsi exprès le seul soir où j'ai faim, pensa-t-il avec amer-tume. Elle est furieuse parce que je ne suis pas rentré à la maison depuis deux nuits et qu'il était très tard hier soir. Il ouvrit la porte du réfrigérateur. Le seul talent de Susan était de savoir cuisiner. Sentant la colère monter en lui, il estima que lorsqu'il s'arrangeait pour rentrer tôt chez lui, le moins qu'elle pût faire était de lui préparer un repas.

Il sortit du jambon et du fromage de leur emballage et s'approcha de la boîte à pain. L'hebdomadaire local était ouvert sur la table de cuisine. Doug se prépara un sandwich, se versa une bière, et commença à feuilleter le journal tout en mangeant. La page des sports attira son regard. Contre toute attente, Scarsdale avait battu Dobbs Ferry dans le tournoi des juniors. Le coup final avait été infligé par le deuxième ligne Donald Fox.

Donny ! Pourquoi ne lui avait-on rien dit ?

Doug sentit ses paumes devenir moites. Susan avait-elle cherché à le joindre mardi soir ? Donny s'était montré déçu et triste en apprenant que son père ne pourrait pas assister au match. C'était tout à fait le genre de Susan de proposer de téléphoner la nouvelle à Papa.

Mardi soir. Mercredi soir.

La nouvelle standardiste de l'hôtel. Elle ne ressemblait pas à ces jeunes qui acceptaient sans se faire prier les cent dollars qu'il leur glissait de temps à autre dans la main.

" N'oubliez pas, pour tous les appels qui me parviennent pendant mon absence, je suis en rendez-vous. S'il est vraiment tard, j'ai prié qu'on ne me dérange pas. "

La nouvelle standardiste aurait pu poser pour une publicité en faveur de la moralité. Il se demandait encore comment l'inciter à mentir pour lui. Néanmoins il n'y avait pas attaché beaucoup d'importance. Il avait habitué Susan à ne pas lui téléphoner lorsqu'il restait en ville " pour des réunions d'affaires ".

Mais elle avait cherché à le joindre mardi soir. C'était certain. Sinon elle aurait dit à Donny de lui téléphoner au bureau, mercredi après-midi. Et cette idiote à l'hôtel lui avait probablement raconté qu'il n'y avait pas de réunion et que personne ne séjournait dans la suite réservée pour la société.

Doug parcourut la cuisine du regard. Elle était étonnamment rangée. Ils avaient fait rénover toute la maison après l'avoir achetée il y a huit ans. La cuisine était un rêve de cordon-bleu. Bloc central avec évier et planche incorporée. Comptoir spacieux. Les derniers instruments. Velux.

Le père de Susan leur avait prêté l'argent pour les travaux. Il leur avait aussi prêté la plus grande partie du premier versement. Prêté. Pas donné.

Si Susan était réellement en rogne...

Doug jeta le reste du sandwich dans le broyeur et emporta sa bière dans le petit salon.

Susan le regarda entrer dans la pièce. " Mon beau mari ", pensa-t-elle. Elle avait délibérément laissé le journal sur la table, sachant que Doug le lirait probablement. Il ruisselait d'angoisse à présent. " Il s'ima-gine que j'ai téléphoné à l'hôtel pour que Donny lui annonce la nouvelle. C'est curieux. Lorsque vous voyez enfin la réalité en face, tout devient étonnamment clair. "

Doug s'assit sur le canapé en face d'elle. Il a peur de me laisser commencer la discussion, pensa-t-elle. Prenant son livre sous son bras, elle se leva.

-Les enfants vont rentrer vers 22 heures, lui dit-elle. Je vais lire au lit.

-Je les attendrai, chérie.

Chérie ! Il devait être vraiment inquiet.

Susan s'installa dans son lit avec son livre. Puis incapable de se concentrer sur les mots, elle le reposa et alluma la télévision.

Doug entra dans la chambre au moment où commen-

çaient les informations de 22 heures.

-Je me sens trop seul en bas.

Il s'assit sur le lit, chercha à lui prendre la main.

-Comment va ma poupée ?

-Bonne question, dit Susan. Comment va-t-elle ?