Mais le gouverneur avait besoin de moi.

168

– Ne t’en fais pas pour lui, dit-elle, sentant que son cœur se calmait. Sa famille gouverne Akbar depuis des générations, et il saura quoi faire devant la menace.

– J’ai aussi conversé avec un ange. Et il a exigé de moi une décision très difficile.

– Tu ne dois pas non plus t’inquiéter à cause des anges. Peut-être vaut-il mieux croire que les dieux changent avec le temps. Mes ancêtres adoraient les dieux égyptiens qui avaient forme d’animaux. Ces dieux sont partis et, jusqu’à ton arrivée, on m’a appris à faire des sacrifices à Astarté, à El, à Baal et à tous les habitants de la Cinquième Montagne. Maintenant j’ai connaissance du Seigneur mais il se peut que lui aussi nous quitte un jour, et que les prochains dieux soient moins exigeants. »

L’enfant réclama un peu d’eau. Il n’y en avait pas.

« Je vais en chercher, dit Élie.

– Je viens avec toi », proposa l’enfant.

*

Ils prirent ensemble la direction du puits. En chemin, ils passèrent là où, tôt le matin, le commandant entraînait ses soldats.

« Allons jeter un coup d’œil, dit le gamin. Je serai soldat quand je serai grand. »

169

Élie acquiesça.

« Lequel d’entre nous est le meilleur au maniement de l’épée ? demandait un guerrier.

– Va jusqu’à l’endroit où l’espion a été lapidé hier, dit le commandant. Ramasse une grosse pierre et insulte-la.

– Pourquoi cela ? La pierre ne me répondra pas.

– Alors attaque-la avec ton épée.

– Mon épée se brisera, dit le soldat. Et ce n’était pas ma question ; je veux savoir qui est le meilleur au maniement de l’épée.

– Le meilleur est celui qui ressemble à une pierre, répondit le commandant. Sans sortir la lame du fourreau, il réussit à prouver que personne ne pourra le vaincre. »

« Le gouverneur a raison : le commandant est un sage, pensa Élie. Mais même la plus grande sagesse peut être occultée par l’éclat de la vanité. »

*

Ils poursuivirent leur chemin. L’enfant lui demanda pourquoi les soldats s’entraînaient autant.

« Pas seulement les soldats, mais ta mère aussi, et moi, et ceux qui suivent leur cœur. Tout, dans la vie, exige de l’entraînement.

170

– Même pour être prophète ?

– Même pour comprendre les anges. Nous voulons tellement leur parler que nous n’écoutons pas ce qu’ils disent. Il n’est pas facile d’écouter : dans nos prières, nous cherchons toujours à expliquer en quoi nous nous sommes trompés et ce que nous aimerions qu’il nous arrive. Mais le Seigneur sait déjà tout cela, et parfois Il nous demande seulement d’entendre ce que nous dit l’univers. Et d’avoir de la patience. »

Le gamin le regardait, surpris. Il ne devait rien comprendre, et pourtant Élie éprouvait le besoin de poursuivre la conversation. Peut-être – quand il serait grand – ces propos l’aideraient-ils dans une situation difficile.

« Toutes les batailles de la vie nous enseignent quelque chose, même celles que nous perdons.

Lorsque tu seras grand, tu découvriras que tu as soutenu des mensonges, que tu t’es menti à toi-même, ou que tu as souffert pour des bêtises. Si tu es un bon guerrier, tu ne te sentiras pas coupable, mais tu ne laisseras pas non plus tes erreurs se répéter. »

Il décida de se taire ; un enfant de cet âge ne pouvait pas comprendre ce qu’il disait. Ils marchaient lentement, et Élie regardait les rues de la cité qui un jour l’avait accueilli et qui, maintenant, était près de disparaître. Tout dépendait de la décision qu’il prendrait.

171

Akbar était plus silencieuse que de coutume.

Sur la place centrale, les gens discutaient à voix basse – comme s’ils redoutaient que le vent ne transportât leurs propos jusqu’au campement assyrien. Les plus vieux affirmaient qu’il n’arriverait rien, les jeunes étaient excités par l’éven-tualité de la lutte, les marchands et les artisans projetaient d’aller à Tyr et à Sidon en attendant que les choses se calment.

« Pour eux il est facile de partir, pensa-t-il. Les marchands peuvent transporter leurs biens dans n’importe quelle partie du monde. Les artisans peuvent travailler même là où l’on parle une langue étrangère. Mais moi, il me faut la permission du Seigneur. »

*

Ils arrivèrent au puits et remplirent deux jarres d’eau. En général, cet endroit était plein de monde ; les femmes se réunissaient pour laver, teindre les étoffes et épiloguaient sur tout ce qui se passait dans la cité. Aucun secret n’existait plus quand il parvenait près du puits ; les nouvelles concernant le commerce, les trahisons familiales, les problèmes de voisinage, la vie intime des gouvernants, tous les sujets – sérieux ou superficiels – y étaient débattus, commentés, 172

critiqués ou applaudis. Même durant les mois où la force ennemie n’avait cessé de croître, Jézabel

– la princesse qui avait conquis le roi d’Israël –

restait le sujet préféré. Les femmes faisaient l’éloge de son audace, de sa bravoure, certaines que, si un malheur arrivait à la cité, elle reviendrait dans son pays pour les venger.

Mais, ce matin-là, il n’y avait presque personne. Les rares femmes présentes disaient qu’il fallait aller chercher à la campagne le plus de céréales possible parce que les Assyriens allaient bientôt fermer les portes de la cité. Deux d’entre elles projetaient de se rendre jusqu’à la Cinquième Montagne pour offrir un sacrifice aux dieux – elles ne voulaient pas que leurs fils meurent au combat.

« Le prêtre a dit que nous pouvions résister plusieurs mois, expliqua l’une d’elles à Élie. Il suffit que nous ayons le courage nécessaire pour défendre l’honneur d’Akbar, et les dieux nous aideront. »

L’enfant était effrayé.

« L’ennemi va attaquer ? » demanda-t-il.

Élie ne répondit pas ; cela dépendait du choix que l’ange lui avait proposé la nuit précédente.

« J’ai peur, insista le gamin.

– Cela prouve que tu aimes la vie. C’est normal d’avoir peur, aux bons moments. »

173

*

Élie et l’enfant revinrent à la maison avant la fin de la matinée. La femme avait disposé autour d’elle de petits récipients, contenant des encres de différentes couleurs.

« Je dois travailler, dit-elle en regardant les lettres et les phrases inachevées. À cause de la sécheresse, la cité est envahie par la poussière.

Les pinceaux sont toujours sales, et l’encre impure, et tout est plus difficile. »

Élie demeura silencieux : il ne voulait pas lui faire partager ses préoccupations. Il s’assit dans un coin de la salle et resta absorbé dans ses pensées. L’enfant sortit jouer avec ses amis.

« Il a besoin de silence », songea la femme, et elle s’efforça de se concentrer sur son travail.

Elle passa le reste de la matinée à achever quelques mots qui auraient pu être écrits en deux fois moins de temps, et elle se sentit coupable de ne pas faire ce que l’on attendait d’elle ; en fin de compte, pour la première fois de sa vie, elle avait la chance de subvenir aux besoins de sa famille.

Elle se remit au travail ; elle utilisait du papyrus, un matériau qu’un marchand venu d’Égypte lui avait récemment apporté – lui demandant de noter quelques messages commerciaux qu’il 174

devait expédier à Damas. La feuille n’était pas de la meilleure qualité et l’encre débordait sans cesse. « Malgré toutes ces difficultés, c’est mieux que de dessiner sur l’argile. »

Les pays voisins avaient coutume d’envoyer leurs messages sur des plaques d’argile ou sur du parchemin. L’Égypte était peut-être un pays décadent, et son écriture dépassée, mais au moins y avait-on découvert un moyen pratique et léger d’enregistrer le commerce et l’Histoire : on découpait en plusieurs épaisseurs la tige d’une plante qui poussait sur les rives du Nil, et, selon un processus simple, on collait ces couches l’une à côté de l’autre pour former une feuille jaunâtre.

Akbar devait importer le papyrus car il était impossible de le cultiver dans la vallée. Même s’il coûtait cher, les marchands le préféraient car ils pouvaient transporter les feuilles écrites dans leur sac – ce qui se révélait impossible avec les tablettes d’argile et les parchemins.

« Tout devient plus simple », pensa-t-elle.

Dommage qu’il fallût l’autorisation du gouvernement pour employer l’alphabet de Byblos sur le papyrus. Une loi dépassée soumettait encore les textes écrits au contrôle du Conseil d’Akbar.

Son travail terminé, elle le montra à Élie, qui avait passé tout ce temps à la regarder faire, sans le moindre commentaire.

175

« Que penses-tu du résultat ? » demandat-elle.

Il parut sortir d’une transe.

« Oui, c’est joli », répondit-il sans prêter attention à ce qu’elle disait.

Il devait converser avec le Seigneur. Et elle ne voulait pas l’interrompre. Elle sortit et alla chercher le prêtre.

*

À son retour, Élie était toujours assis au même endroit. Les deux hommes se dévisagèrent. Tous deux restèrent silencieux pendant un long moment. Ce fut le prêtre qui rompit le silence.

« Tu es un prophète, et tu parles avec les anges.

Je ne fais qu’interpréter les lois anciennes, exé-

cuter des rituels, et tenter de protéger mon peuple des erreurs qu’il commet. C’est pourquoi je sais que ce combat n’oppose pas des hommes. C’est une bataille des dieux, et je ne dois pas l’empê-

cher.

– J’admire ta foi, même si tu adores des dieux qui n’existent pas, répondit Élie. Si la situation présente est, comme tu l’affirmes, digne d’une bataille céleste, le Seigneur fera de moi Son instrument pour détruire Baal et ses compagnons de la Cinquième Montagne. Il aurait mieux valu que tu ordonnes mon assassinat.

176

– J’y ai songé. Mais ce n’était pas nécessaire ; au moment opportun, les dieux m’ont été favo-rables. »

Élie ne répliqua pas. Le prêtre se retourna et prit le papyrus sur lequel la femme venait d’écrire un texte.

« C’est du bon travail », commenta-t-il. Après l’avoir lu soigneusement, il retira sa bague de son doigt, la trempa dans l’encre et appliqua son sceau dans le coin gauche. Quiconque se faisait prendre avec un papyrus dépourvu du sceau du prêtre pouvait être condamné à mort.

« Pourquoi devez-vous toujours faire cela ?

demanda-t-elle.

– Parce que ces papyrus colportent des idées, répondit-il. Et les idées ont un pouvoir.

– Ce ne sont que des transactions commerciales.

– Mais ce pourrait être des plans de bataille.

Ou un rapport sur nos richesses. Ou nos prières secrètes. De nos jours, au moyen des lettres et des papyrus, on peut sans peine voler l’inspiration d’un peuple. Il est plus difficile de cacher des tablettes d’argile ou des parchemins ; mais la combinaison du papyrus et de l’alphabet de Byblos peut mettre fin à la culture de chaque pays et détruire le monde. »

Une femme entra.

177

« Prêtre ! Prêtre ! Viens voir ce qui se passe ! »

Élie et la veuve le suivirent. Des gens affluaient de toutes les directions au même endroit ; la poussière qu’ils soulevaient rendait l’air pratiquement irrespirable. Les enfants couraient en tête, riant et faisant du vacarme. Les adultes avançaient lentement, en silence.

Quand ils atteignirent la porte Sud de la cité, une petite foule s’y trouvait déjà réunie. Le prêtre se fraya un chemin et s’enquit du motif de toute cette confusion.

Une sentinelle d’Akbar se tenait à genoux, les bras écartés, les mains clouées sur un morceau de bois placé en travers de ses épaules. Ses vêtements étaient déchirés et un morceau de bois lui avait crevé l’œil gauche.

Sur sa poitrine, quelques caractères assyriens avaient été tracés avec la lame d’un poignard. Le prêtre comprenait l’égyptien mais la langue assyrienne n’était pas encore assez répandue pour être enseignée et sue par cœur ; il dut faire appel à un commerçant qui assistait à la scène.

« Nous déclarons la guerre, voilà ce qui est écrit », traduisit l’homme.

Les gens tout autour n’avaient dit mot. Élie pouvait lire la panique sur leurs visages.

« Donne-moi ton épée », dit le prêtre à un soldat.

178

Le soldat obéit. Le prêtre demanda qu’on avertît le gouverneur et le commandant de ce qui était arrivé. Puis, d’un geste rapide, il enfila la lame dans le cœur de la sentinelle agenouillée.

L’homme poussa un gémissement et tomba à terre, mort, libéré de la douleur et de la honte de s’être laissé capturer.

« Demain je me rendrai sur la Cinquième Montagne pour offrir des sacrifices, dit-il au peuple effrayé. Et les dieux de nouveau se souviendront de nous. »

Avant de partir, il se tourna vers Élie :

« Tu le vois de tes propres yeux : les cieux continuent de nous venir en aide.

– Une seule question, dit Élie. Pourquoi veux-tu voir sacrifier ton peuple ?

– Parce qu’il faut en passer par là pour tuer une idée. »

Lorsqu’il l’avait entendu converser avec la femme ce matin-là, Élie avait déjà compris de quelle idée il s’agissait : l’alphabet.

« Il est trop tard. Il est déjà répandu de par le monde, et les Assyriens ne peuvent pas conquérir la terre entière.

– Qui t’a dit cela ? En fin de compte, les dieux de la Cinquième Montagne sont du côté de leurs armées. »

179

*

Pendant des heures, il marcha dans la vallée, comme il l’avait fait l’après-midi précédent. Il savait qu’il y aurait encore au moins une soirée et une nuit de paix : on ne fait pas la guerre dans l’obscurité, car les guerriers ne peuvent y distinguer l’ennemi. Cette nuit-là, le Seigneur lui laissait une chance de changer le destin de la cité qui l’avait accueilli.

« Salomon saurait quoi faire maintenant, expliqua-t-il à son ange. Et David, et Moïse, et Isaac. Ils étaient des hommes de confiance du Seigneur, mais moi, je ne suis qu’un serviteur indé-

cis. Le Seigneur me donne un choix qui aurait dû être le Sien.

– L’histoire de nos ancêtres abonde apparemment en hommes qui étaient la bonne personne au bon endroit, répliqua l’ange. Ne crois pas cela : le Seigneur n’exige de chacun que ce qui est du domaine de ses possibilités.

– Alors, Il s’est trompé avec moi.

– Tous les malheurs ont une fin. Ainsi en est-il aussi des gloires et des tragédies du monde.

– Je ne l’oublierai pas, dit Élie. Mais, quand elles se retirent, les tragédies laissent des marques éternelles, et les gloires laissent de vains souvenirs. »

180

L’ange ne répondit pas.

« Pourquoi, pendant tout le temps que j’ai passé à Akbar, ai-je été incapable de trouver des alliés pour lutter en faveur de la paix ? Quelle importance a un prophète solitaire ?

– Quelle importance a le soleil qui poursuit sa course dans le ciel ? Quelle importance a une montagne qui surgit au milieu d’une vallée ?

Quelle importance a un puits isolé ? Ce sont pourtant eux qui indiquent le chemin que doit suivre la caravane.

– Mon cœur suffoque de tristesse, dit Élie en s’agenouillant et en tendant les bras vers le ciel. Si seulement je pouvais mourir ici et ne jamais avoir les mains tachées du sang de mon peuple, ou d’un peuple étranger. Regarde là-derrière : que vois-tu ?

– Tu sais bien que je suis aveugle, dit l’ange.

Mes yeux gardent encore la lumière de la gloire du Seigneur, et je ne peux rien voir d’autre. Tout ce que je perçois, c’est ce que ton cœur me raconte. Tout ce que je peux entrevoir, ce sont les vibrations des dangers qui te menacent. Je ne peux pas savoir ce qui se trouve derrière toi.

– Eh bien, je vais te le dire : il y a Akbar. À

cette heure, le soleil de l’après-midi illuminant son profil, elle est belle. Je me suis habitué à ses rues et à ses murailles, à son peuple généreux et 181

accueillant. Même si les habitants de la cité sont encore prisonniers du commerce et des superstitions, ils ont le cœur aussi pur que celui de n’importe quelle autre nation du monde. J’ai appris grâce à eux beaucoup de choses que j’ignorais ; en échange, j’ai écouté leurs plaintes et, inspiré par Dieu, j’ai réussi à résoudre leurs conflits internes. Souvent j’ai été en danger, et toujours quelqu’un m’a aidé. Pourquoi dois-je choisir entre sauver cette cité ou racheter mon peuple ?

– Parce qu’un homme doit choisir, répondit l’ange. En cela réside sa force : le pouvoir de ses décisions.

– C’est un choix difficile : il exige d’accepter la mort d’un peuple pour en sauver un autre.

– Il est encore plus difficile de définir sa propre voie. Celui qui ne fait pas de choix meurt aux yeux du Seigneur, même s’il continue à respirer et à marcher dans les rues. En outre, personne ne meurt. L’Éternité accueille toutes les âmes et chacune poursuivra sa tâche. Il y a une raison pour tout ce qui se trouve sous le soleil. »

Élie leva de nouveau les bras vers les cieux :

« Mon peuple s’est éloigné du Seigneur à cause de la beauté d’une femme. La Phénicie peut être détruite parce qu’un prêtre pense que l’écriture constitue une menace pour les dieux. Pourquoi Celui qui a créé le monde préfère-t-Il se servir de la tragédie pour écrire le livre du destin ? »

182

Les cris d’Élie résonnèrent dans la vallée et l’écho revint à ses oreilles.

« Tu ne sais pas ce que tu dis, rétorqua l’ange.

Il n’y a pas de tragédie, il y a seulement l’inévitable. Tout a sa raison d’être : c’est à toi de savoir distinguer ce qui est passager de ce qui est définitif.

– Qu’est-ce qui est passager ? demanda Élie.

– L’inévitable.

– Et qu’est-ce qui est définitif ?

– Les leçons de l’inévitable. »

Sur ces mots, l’ange s’éloigna.

Cette nuit-là, au cours du dîner, Élie dit à la femme et à l’enfant :

« Préparez vos affaires. Nous pouvons partir à tout moment.

– Voilà deux jours que tu ne dors pas, remarqua la femme. Un émissaire du gouverneur est venu cet après-midi ; il demandait que tu te rendes au palais. J’ai dit que tu étais parti dans la vallée et que tu y dormirais.

– Tu as bien fait », répliqua-t-il. Puis il gagna directement sa chambre et sombra dans un profond sommeil.

IL FUT RÉVEILLÉ LE LENDEMAIN MATIN PAR LE SON

d’instruments de musique. Quand il descendit voir ce qui se passait, l’enfant était déjà sur le seuil.

« Regarde ! disait-il, les yeux brillants d’excitation. C’est la guerre ! »

Un bataillon de soldats, imposants avec leurs uniformes de guerre et leur armement, se dirigeait vers la porte Sud d’Akbar. Un groupe de musiciens les suivait, marquant le pas au rythme des tambours.

« Hier tu avais peur, dit Élie au gamin.

– Je ne savais pas que nous avions tant de soldats. Nos guerriers sont les meilleurs ! »

Élie quitta l’enfant et sortit dans la rue ; il lui fallait à tout prix rencontrer le gouverneur. Les habitants de la cité, réveillés au son des hymnes de guerre, étaient hypnotisés ; pour la première 184

fois de leur vie, ils assistaient au défilé d’un bataillon organisé, en uniforme militaire, lances et boucliers reflétant les premiers rayons du soleil. Le commandant avait réussi un tour de force ; il avait préparé son armée à l’insu de tous, et maintenant – Élie le redoutait – il pouvait laisser croire que la victoire sur les Assyriens était possible.

Il se fraya un chemin parmi les soldats et parvint jusqu’au devant de la colonne. Là, montés sur leurs chevaux, le commandant et le gouverneur ouvraient la marche.

« Nous avons passé un accord, lança Élie tout en courant à côté du gouverneur. Je peux faire un miracle ! »

Le gouverneur ne lui répondit pas. La garnison franchit les remparts de la cité et sortit en direction de la vallée.

« Tu sais que cette armée est une chimère, insista-t-il. Les Assyriens sont cinq fois plus nombreux, et ils ont l’expérience de la guerre ! Ne laisse pas détruire Akbar !

– Qu’attends-tu de moi ? demanda le gouverneur, sans arrêter sa monture. Hier soir, j’ai envoyé un émissaire te chercher pour que nous discutions, et on m’a fait dire que tu étais absent de la cité. Que pouvais-je faire de plus ?

– Affronter les Assyriens en terrain ouvert est un suicide ! Vous le savez bien ! »

185

Le commandant écoutait la conversation sans faire le moindre commentaire. Il avait déjà discuté de sa stratégie avec le gouverneur ; le prophète israélite serait surpris.

Élie courait à côté des chevaux, sans savoir exactement ce qu’il devait faire. La colonne de soldats s’éloignait de la cité et se dirigeait vers le centre de la vallée.

« Aide-moi, Seigneur, pensait-il. De même que tu as caché le soleil pour aider Josué au combat, arrête le temps et fais que je réussisse à persuader le gouverneur de son erreur. »

À peine avait-il eu cette pensée que le commandant cria : « Halte ! »

« C’est peut-être un signal, se dit Élie. Je dois en profiter. »

Les soldats formèrent deux lignes, semblables à des murs d’hommes, les boucliers prenant solidement appui sur le sol et les armes pointées en avant.

« Tu crois voir les guerriers d’Akbar, dit le gouverneur à Élie.

– Je vois des jeunes gens qui rient devant la mort.

– Mais sache qu’ici il n’y a qu’un seul bataillon. La plupart de nos hommes sont restés dans la cité, en haut des murailles. Nous avons disposé des chaudrons d’huile bouillante prêts à être ver-186

sés sur la tête de quiconque tenterait de les esca-lader. Nous avons réparti des réserves dans différentes maisons pour éviter que des flèches incendiaires ne détruisent nos provisions. Selon les calculs du commandant, nous pouvons résister presque deux mois au siège de la cité. Pendant que les Assyriens se préparaient, nous faisions la même chose.

– On ne m’a jamais raconté cela, dit Élie.

– Rappelle-toi : même si tu as aidé le peuple d’Akbar, tu restes un étranger, et certains militaires pouvaient te prendre pour un espion.

– Mais toi, tu désires la paix !

– La paix reste possible, même après le commencement d’un combat. Seulement, nous négocierons en position d’égalité. »

Le gouverneur raconta que des messagers avaient été envoyés à Tyr et à Sidon pour rendre compte de la gravité de la situation. Il lui en coû-

tait de réclamer du secours : on pouvait le croire incapable de maîtriser la situation. Mais il était parvenu à la conclusion que c’était la seule solution.

Le commandant avait mis au point un plan ingénieux ; dès que le combat s’engagerait, il retournerait dans la cité pour organiser la résistance. De son côté, la troupe qui se trouvait maintenant sur le terrain devait tuer le plus d’ennemis 187

possible, puis se retirer dans les montagnes. Les soldats connaissaient cette vallée mieux que personne et ils pouvaient attaquer les Assyriens par de petites escarmouches, diminuant ainsi la pression du siège.

Les secours arriveraient rapidement, et l’armée assyrienne serait écrasée.

« Nous pouvons résister soixante jours, mais ce ne sera pas nécessaire, dit le gouverneur à Élie.

– Mais il y aura beaucoup de morts.

– Nous sommes tous en présence de la mort. Et personne n’a peur, pas même moi. »

Le gouverneur était étonné de son propre courage. Il ne s’était jamais trouvé à la veille d’une bataille et, à mesure que le combat approchait, il avait dressé des plans pour fuir la cité. Ce matin-là, il avait combiné avec les plus fidèles de ses hommes la meilleure manière de battre en retraite. Il ne pourrait pas aller à Tyr ou à Sidon, parce qu’il serait considéré comme un traître, mais Jézabel l’accueillerait puisqu’elle avait besoin d’hommes de confiance à ses côtés.

Cependant, en foulant le champ de bataille, il percevait dans les yeux des soldats une joie immense – comme s’ils s’étaient entraînés leur vie entière pour un objectif et qu’enfin ce grand moment était arrivé.

« La peur existe jusqu’au moment où survient 188

l’inévitable, dit-il à Élie. Après, nous ne devons plus perdre notre énergie à cause d’elle. »

Élie était troublé. Il ressentait la même chose, bien qu’il eût honte de le reconnaître ; il se souvint de l’excitation de l’enfant au passage de la troupe.

« Va-t’en, ordonna le gouverneur. Tu es un étranger, désarmé, et tu n’as pas besoin de combattre pour une idée à laquelle tu ne crois pas. »

Élie demeura immobile.

« Ils vont venir, insista le commandant. Tu n’en reviens pas, mais nous sommes prêts. »

Mais Élie resta là.

Ils regardèrent l’horizon ; pas la moindre poussière, l’armée assyrienne ne bougeait pas.

Les soldats du premier rang tenaient fermement leurs lances pointées en avant ; les archers avaient déjà tendu la corde de leurs arcs pour décocher leurs flèches dès que le commandant en donnerait l’ordre. Des hommes qui s’entraînaient fendaient l’air de leurs épées, pour garder leurs muscles échauffés.

« Tout est prêt, répéta le commandant. Ils vont attaquer. »

Élie nota l’euphorie dans sa voix. Il était sans doute impatient que la bataille commençât ; il voulait lutter et montrer sa bravoure. Assuré-

189

ment, il imaginait les guerriers assyriens, les coups d’épée, les cris et la confusion, il se figurait que les prêtres phéniciens le citeraient en exemple pour son efficacité et son courage.

Le gouverneur interrompit ses pensées :

« Ils ne bougent pas. »

Élie se rappela ce qu’il avait demandé au Seigneur : que le soleil s’arrêtât dans les cieux, comme il l’avait fait pour Josué. Il tenta de converser avec son ange, mais il n’entendit pas sa voix.

Peu à peu, les lanciers baissèrent leurs armes, les archers relâchèrent la tension de leurs arcs, les hommes remirent leurs épées au fourreau. Ce fut le soleil brûlant de midi, et des guerriers s’évanouirent sous l’effet de la chaleur ; pourtant, le détachement se tint prêt jusqu’à la fin de l’après-midi.

Quand le soleil se cacha, les guerriers retournèrent à Akbar. Ils semblaient désappointés d’avoir survécu un jour de plus.

Seul Élie resta au cœur de la vallée. Il marcha sans but quelque temps ; soudain il vit la lumière.

L’ange du Seigneur apparut devant lui.

« Dieu a entendu tes prières. Et Il a vu le tour-ment de ton âme. »

Élie se tourna vers les cieux et remercia des bénédictions.

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« Le Seigneur est la source de la gloire et du pouvoir. Il a retenu l’armée assyrienne.

– Non, répliqua l’ange. Tu as dit que le choix devait être le Sien. Et Il a fait le choix pour toi. »

« PARTONS, DIT-IL À LA FEMME ET À SON FILS.

– Je ne veux pas m’en aller, répliqua l’enfant.

Je suis fier des soldats d’Akbar. »

Sa mère l’obligea à rassembler ses affaires :

« Emporte seulement ce que tu peux porter.

– Tu oublies, ma mère, que nous sommes pauvres et que je n’ai pas grand-chose. »

Élie monta à sa chambre. Il en fit le tour du regard, comme si c’était la première et la dernière fois qu’il la voyait ; puis il redescendit et observa la veuve qui rangeait ses encres.

« Merci de m’emmener avec toi, dit-elle.

Quand je me suis mariée, j’avais à peine quinze ans, et je ne savais rien de la vie. Nos familles avaient tout arrangé, j’avais été élevée dès l’enfance pour ce moment et soigneusement pré-

parée à assister mon mari en toute circonstance.

– Tu l’aimais ?

192

– J’ai éduqué mon cœur pour cela. Puisque je n’avais pas le choix, je me suis convaincue que c’était la meilleure voie. Quand j’ai perdu mon mari, je me suis habituée aux jours et aux nuits identiques, et j’ai demandé aux dieux de la Cinquième Montagne – à cette époque je croyais encore en eux – de m’emporter lorsque mon fils serait en âge de vivre seul.

« C’est alors que tu es venu. Je te l’ai déjà dit, et je le répète : à partir de ce jour-là, j’ai découvert la beauté de la vallée, la sombre silhouette des montagnes se projetant sur le ciel, la lune qui change de forme pour que le blé puisse pousser.

Souvent, la nuit, pendant que tu dormais, je me promenais dans Akbar, j’écoutais les pleurs des nouveau-nés, les chansons des hommes qui avaient bu après le travail, les pas fermes des sentinelles en haut de la muraille. Combien de fois avais-je vu ce paysage sans remarquer comme il était beau ? Combien de fois avais-je regardé le ciel sans voir sa profondeur ? Combien de fois avais-je entendu les bruits d’Akbar autour de moi sans comprendre qu’ils faisaient partie de ma vie ? J’ai retrouvé une immense envie de vivre. Tu m’as conseillé d’étudier les caractères de Byblos, et je l’ai fait. Je pensais seulement te faire plaisir mais je me suis enthousiasmée pour ce que je faisais et j’ai découvert ceci : le sens de ma vie était celui que je voulais lui donner. »

193

Élie lui caressa les cheveux. C’était la première fois.

« Pourquoi n’as-tu pas toujours été ainsi ?

demanda-t-elle.

– Parce que j’avais peur. Mais aujourd’hui, en attendant la bataille, j’ai entendu les paroles du gouverneur et j’ai pensé à toi. La peur va jusqu’où commence l’inévitable ; dès lors, elle n’a plus de sens. Et il ne nous reste que l’espoir de prendre la bonne décision.

– Je suis prête, dit-elle.

– Nous retournerons en Israël. Le Seigneur m’a indiqué ce que je dois faire, et je le ferai. Jézabel sera écartée du pouvoir. »

Elle resta silencieuse. Comme toutes les femmes de Phénicie, elle était fière de sa princesse. Quand ils arriveraient à destination, elle tenterait de le convaincre de changer d’avis.

« Ce sera un long voyage et nous n’aurons pas de repos jusqu’à ce que j’aie fait ce qu’Il m’a demandé, dit Élie, comme s’il devinait sa pensée.

Cependant, ton amour sera mon soutien, et aux moments où je serai fatigué des batailles en Son nom, je pourrai me reposer entre tes bras. »

L’enfant s’approcha, un petit sac sur l’épaule.

Élie le prit et dit à la femme :

« L’heure est venue. Quand tu traverseras les rues d’Akbar, grave en toi le souvenir de chaque 194

maison, de chaque bruit. Parce que tu ne la reverras jamais.

– Je suis née à Akbar, dit-elle. Et la cité restera toujours dans mon cœur. »

L’enfant entendit, et il se promit que jamais il n’oublierait les paroles de sa mère. Si un jour il pouvait revenir, il verrait la cité comme s’il voyait son visage.

IL FAISAIT NUIT LORSQUE LE PRÊTRE ARRIVA AU PIED DE

la Cinquième Montagne. Il tenait dans la main droite un bâton et portait un sac dans la gauche.

Il sortit du sac l’huile sacrée et s’en frotta le front et les poignets. Puis, avec le bâton, il dessina sur le sable le taureau et la panthère, symboles du dieu de la Tempête et de la Grande Déesse. Il récita les prières rituelles ; enfin il leva ses bras écartés vers le ciel pour recevoir la révélation divine.

Les dieux se taisaient. Ils avaient dit tout ce qu’ils avaient à dire et maintenant ils n’exigeaient plus que l’accomplissement des rituels. Les prophètes avaient disparu partout dans le monde –

sauf en Israël, un pays arriéré, superstitieux, où l’on croyait encore que les hommes peuvent communiquer avec les créateurs de l’Univers.

Il se rappela que, deux générations aupara-196

vant, Tyr et Sidon avaient fait du négoce avec un roi de Jérusalem appelé Salomon. Il faisait construire un grand temple et voulait l’orner de ce que le monde offrait de meilleur ; aussi avait-il fait acheter des cèdres de la Phénicie, qu’on appelait Liban. Le roi de Tyr avait fourni le matériau nécessaire et reçu en échange vingt cités de Gali-lée, mais celles-ci ne lui avaient pas plu. Salomon, alors, l’avait aidé à construire ses premiers navires, et désormais la Phénicie possédait la plus grande flotte commerciale du monde.

À cette époque, Israël était encore une grande nation – bien qu’elle rendît un culte à un dieu unique, dont on ne connaissait même pas le nom et qu’on appelait seulement le « Seigneur ». Une princesse de Sidon avait réussi à faire revenir Salomon à la foi authentique, et il avait édifié un autel aux dieux de la Cinquième Montagne. Les Israélites persistaient à affirmer que le « Seigneur » avait puni le plus sage de leurs rois en faisant en sorte que les guerres l’éloignent du pouvoir.

Mais Jéroboam, qui régna après lui, poursuivit le culte que Salomon avait initié. Il fit faire deux veaux d’or que le peuple d’Israël adorait. C’est alors que les prophètes entrèrent en scène et entreprirent une lutte sans trêve contre le souverain.

197

Jézabel avait raison : la seule manière de maintenir vivante la foi authentique était de tuer les prophètes. Cette femme douce, élevée dans la tolérance et l’horreur de la guerre, savait qu’il y a un moment où la violence est la seule issue. Le sang qui lui salissait maintenant les mains serait pardonné par les dieux qu’elle servait.

« Bientôt, moi aussi j’aurai du sang sur les mains, dit le prêtre à la montagne silencieuse devant lui. De même que les prophètes sont la malédiction d’Israël, l’écriture est la malédiction de la Phénicie. Elle peut comme eux causer un mal irrémédiable et il faut les arrêter tant que c’est encore possible. Le dieu du Temps ne peut pas nous abandonner maintenant. »

Il était inquiet de ce qui s’était produit le matin ; l’armée ennemie n’avait pas attaqué. Par le passé, le dieu du Temps s’était déjà détourné de la Phénicie, irrité contre ses habitants. En consé-

quence, le feu des lampes s’était éteint, les brebis et les vaches avaient délaissé leurs petits, le blé et l’orge étaient restés verts. Le dieu Soleil avait envoyé à sa recherche des personnages importants – l’aigle et le dieu de la Tempête – mais en vain. Finalement, la Grande Déesse dépêcha une abeille, qui le découvrit endormi dans un bois et le piqua. Il se réveilla, furieux, et se mit à tout détruire autour de lui. Il fallut s’en emparer et 198

extraire de son âme la haine qui s’y trouvait, puis tout redevint normal.

S’il décidait de se retirer de nouveau, la bataille n’aurait pas lieu. Les Assyriens resteraient à tout jamais à l’entrée de la vallée, et Akbar continuerait d’exister.

« Le courage est la peur qui fait ses prières, dit-il. C’est pour cela que je suis ici ; parce que je ne peux pas fléchir au moment du combat. Je dois montrer aux guerriers d’Akbar qu’il y a une raison de défendre la cité. Ce n’est pas le puits, ce n’est pas le marché, ce n’est pas le palais du gouverneur. Nous allons affronter l’armée assyrienne parce que nous devons donner l’exemple. »

La victoire des Assyriens mettrait fin à tout jamais à la menace de l’alphabet. Les conqué-

rants imposeraient leur langue et leurs coutumes, tout en continuant d’adorer les mêmes dieux sur la Cinquième Montagne ; voilà ce qui importait.

« Plus tard, nos navigateurs emporteront dans d’autres pays les exploits de nos guerriers. Les prêtres se rappelleront leurs noms et le jour où Akbar tenta de résister à l’invasion assyrienne.

Les peintres dessineront des caractères égyptiens sur les papyrus, les écrits de Byblos seront morts.

Les textes sacrés resteront au seul pouvoir de ceux qui sont nés pour les apprendre. Alors, les générations futures tenteront d’imiter ce que 199

nous avons fait et nous construirons un monde meilleur.

« Mais aujourd’hui, poursuivit-il, nous devons perdre cette bataille. Nous lutterons avec bravoure, mais nous sommes en situation d’infério-rité ; et nous mourrons glorieusement. »

À ce moment le prêtre écouta la nuit et comprit qu’il avait raison. Ce silence précédait l’instant d’un combat décisif, mais les habitants d’Akbar l’interprétaient de manière erronée ; ils avaient abaissé leurs lances et se divertissaient au lieu de monter la garde. Ils ne prêtaient pas attention à l’exemple de la nature : les animaux sont silencieux à l’approche du danger.

« Que s’accomplissent les desseins des dieux.

Que les cieux ne tombent pas sur la terre, car nous avons fait tout ce qu’il fallait et nous avons obéi à la tradition », ajouta-t-il.

ÉLIE, LA FEMME ET L’ENFANT MARCHAIENT SUR LE

chemin qui menait vers Israël ; il n’était pas nécessaire de passer par le campement assyrien, situé au sud. La pleine lune facilitait leur progres-sion mais, en même temps, elle projetait des ombres étranges et des formes sinistres sur les rochers et les chemins pierreux de la vallée.

Du fond de l’obscurité surgit l’ange du Seigneur. Il tenait une épée de feu dans la main droite.

« Où vas-tu ? demanda-t-il.

– En Israël, répondit Élie.

– Le Seigneur t’a appelé ?

– Je connais déjà le miracle que Dieu attend de moi. Et maintenant je sais où je dois le réaliser.

– Le Seigneur t’a appelé ? » répéta l’ange.

Élie resta silencieux.

« Le Seigneur t’a appelé ? reprit l’ange pour la troisième fois.

201

– Non.

– Alors retourne d’où tu viens, car tu n’as pas encore accompli ton destin. Le Seigneur ne t’a pas encore appelé.

– Laisse-les au moins partir, ils n’ont rien à faire ici », implora Élie.

Mais l’ange n’était déjà plus là. Élie jeta par terre le sac qu’il portait. Il s’assit au milieu de la route et pleura amèrement.

« Que s’est-il passé ? demandèrent la femme et l’enfant, qui n’avaient rien vu.

– Nous allons retourner, dit-il. Ainsi le veut le Seigneur. »

*

Il ne réussit pas à dormir. Il se réveilla en pleine nuit et sentit une tension dans l’air autour de lui ; un vent méchant soufflait dans les rues, semant la peur et la méfiance.

« Dans l’amour d’une femme j’ai découvert l’amour pour toutes les créatures, priait-il en silence. J’ai besoin d’elle. Je sais que le Seigneur n’oubliera pas que je suis un de Ses instruments, peut-être le plus faible qu’Il ait choisi. Aide-moi, Seigneur, car je dois me reposer tranquille au milieu des batailles. »

Il se rappela le commentaire du gouverneur sur 202

l’inutilité de la peur. Malgré cela, il ne pouvait trouver le sommeil. « J’ai besoin d’énergie et de calme ; donne-moi le repos tant que c’est possible. »

Il songea à appeler son ange, pour converser un peu avec lui ; mais il risquait d’entendre des choses qu’il ne désirait pas et il changea d’avis.

Pour se détendre, il descendit dans la salle ; les sacs que la femme avait préparés pour leur fuite n’étaient même pas défaits.

Il pensa aller jusqu’à la chambre de celle-ci. Il se rappela que le Seigneur avait dit à Moïse avant une bataille : « L’homme qui aime une femme et ne l’a pas encore reçue, qu’il retourne chez elle, afin que, s’il meurt dans la lutte, ce ne soit pas un autre homme qui la reçoive. »

Ils n’avaient pas encore cohabité. Mais la nuit avait été épuisante et ce n’était pas le moment.

Il décida de vider les sacs et de ranger chaque chose à sa place. Il découvrit qu’elle avait emporté avec elle, outre les quelques vêtements qu’elle possédait, les instruments dont elle se servait pour dessiner les caractères de Byblos.

Il prit un stylet, mouilla une tablette d’argile et commença à griffonner quelques lettres ; il avait appris à écrire en regardant la femme travailler.

« Que c’est simple et ingénieux ! » pensa-t-il, en essayant de distraire son esprit. Souvent, 203

quand il allait au puits chercher de l’eau, il écoutait les commentaires des femmes : « Les Grecs ont volé notre plus importante invention. » Élie savait que ce n’était pas exact : l’adaptation qu’ils en avaient faite, en introduisant les voyelles, avait transformé l’alphabet en un instrument que les peuples de toutes les nations pourraient utiliser.

De surcroît, ils avaient donné à leurs collections de parchemins le nom de biblia, en hommage à la cité où était née cette invention.

Les livres grecs étaient rédigés sur des peaux d’animaux. C’était un support bien fragile pour conserver les mots, pensait Élie ; le cuir était moins résistant que les tablettes d’argile, et facile à voler. Quant aux papyrus, ils s’abîmaient au bout d’un certain temps de manipulation, et pouvaient être détruits par l’eau. « Les parchemins et les papyrus sont périssables ; seules les tablettes d’argile sont destinées à durer toujours », songea-t-il.

Si Akbar survivait, il recommanderait au gouverneur de faire consigner l’histoire de son pays et de conserver les tablettes d’argile dans une salle spéciale, afin que les générations futures puissent les consulter. Si jamais les prêtres phéniciens – qui gardaient en mémoire l’histoire de leur peuple – venaient à disparaître un jour, les faits des guerriers et des poètes ne tomberaient pas dans l’oubli.

204

Il joua ainsi un moment, dessinant les mêmes lettres dans un ordre différent et formant des mots distincts. Il fut émerveillé du résultat. Cette occupation le détendit et il retourna se coucher.

*

Un grand fracas le réveilla peu après ; la porte de sa chambre fut projetée par terre.

« Ce n’est pas un rêve. Ce ne sont pas les armées du Seigneur au combat. »

Des ombres surgissaient de toute part, poussant des cris de déments dans une langue qu’il ne comprenait pas.

« Les Assyriens. »

D’autres portes tombaient, des murs étaient abattus sous de puissants coups de masse, les hurlements des envahisseurs se mêlaient aux appels au secours qui montaient de la place. Il tenta de se lever, mais une ombre le renversa à terre. Un bruit sourd secoua l’étage au-dessous.

« Le feu, pensa Élie. Ils ont mis le feu à la maison. »

« C’est toi ! s’exclama quelqu’un en phénicien.

Tu es le chef ! Caché comme un lâche dans la maison d’une femme. »

Élie regarda le visage de celui qui venait de parler ; les flammes illuminaient la pièce, et il put 205

voir un homme avec une longue barbe, en uniforme militaire. Oui, les Assyriens étaient arrivés.

« Vous avez attaqué de nuit ? » demanda-t-il, désorienté.

Mais l’homme ne répondit pas. Élie vit l’éclat des épées sorties de leur fourreau et un guerrier le blessa au bras droit.

Il ferma les yeux ; toute sa vie défila devant lui en une fraction de seconde. Il retourna jouer dans les rues de la cité où il était né, il se rendit pour la première fois à Jérusalem, il sentit l’odeur du bois coupé dans la charpenterie, il fut de nouveau ébloui par l’étendue de la mer et les vêtements que l’on portait dans les cités prospères de la côte.

Il se revit parcourant les vallées et les montagnes de la Terre promise, il se rappela qu’il avait connu Jézabel, elle semblait encore une petite fille et elle enchantait tous ceux qui l’approchaient. Il assista de nouveau au massacre des prophètes et entendit la voix du Seigneur qui lui ordonnait de se rendre au désert. Il revit les yeux de la femme qui l’attendait à l’entrée de Sarepta – que ses habitants appelaient Akbar – et comprit qu’il l’avait aimée dès le premier instant. Il gravit encore la Cinquième Montagne, ressuscita un enfant et fut accueilli par le peuple comme un sage et un juste. Il regarda le ciel où les constella-tions se mouvaient rapidement, s’émerveilla de la 206

lune qui montrait ses quatre phases en même temps, sentit le froid, le chaud, l’automne et le printemps, éprouva encore une fois la pluie et l’éclair de la foudre. Les nuages prirent mille formes différentes et les eaux des rivières coulèrent pour la seconde fois dans le même lit. Il revécut le jour où il avait vu s’installer la première tente assyrienne, puis la deuxième, et d’autres encore, de plus en plus nombreuses, les anges qui allaient et venaient, l’épée de feu sur le chemin d’Israël, les nuits d’insomnie, les dessins sur les tablettes, et...

Il était revenu au présent. Il pensa à ce qui se passait à l’étage au-dessous, il fallait à tout prix sauver la veuve et son fils.

« Au feu ! dit-il aux soldats ennemis. La maison prend feu ! »

Il n’avait pas peur ; son seul souci était pour la veuve et son fils. Quelqu’un lui poussa la tête contre le sol, et il sentit le goût de la terre dans sa bouche. Il l’embrassa, lui dit combien il l’aimait et expliqua qu’il avait fait son possible pour empêcher cela. Il voulut se libérer de ses assail-lants, mais quelqu’un lui maintenait un pied sur la poitrine.

« Elle a dû s’enfuir, pensa-t-il. Ils ne feraient pas de mal à une femme sans défense. »

Un calme profond envahit son cœur. Peut-être 207

le Seigneur s’était-Il rendu compte qu’il n’était pas l’homme de la situation et avait-Il découvert un autre prophète pour sauver Israël du péché.

La mort était enfin venue, comme il l’espérait, par le martyre. Il accepta son destin et attendit le coup fatal.

Quelques secondes passèrent ; les guerriers continuaient à vociférer, le sang jaillissait de sa blessure, mais le coup mortel ne venait pas.

« Je vous en prie, tuez-moi vite ! » cria-t-il, convaincu qu’au moins l’un d’eux parlait sa langue.

Personne ne prêta attention à ses paroles. Ils discutaient vivement, comme si une erreur avait été commise. Des soldats se mirent à le frapper et, pour la première fois, Élie constata que l’instinct de survie revenait. Il en fut paniqué.

« Je ne peux pas désirer la vie plus longtemps, pensa-t-il, désespéré. Parce que je ne sortirai pas vivant de cette pièce. »

Mais rien ne se passait. Le monde paraissait s’éterniser dans cette confusion de cris, de bruits et de poussière. Le Seigneur avait peut-être agi comme Il l’avait fait avec Josué, arrêtant le temps en plein milieu du combat.

C’est alors qu’il entendit les cris de la femme en dessous. Dans un effort surhumain, il parvint à repousser un garde et à se lever, mais il fut aussi-208

tôt rejeté à terre. Un soldat lui frappa la tête et il s’évanouit.

*

Quelques minutes plus tard, il recouvra ses esprits. Les Assyriens l’avaient traîné dans la rue.

Encore étourdi, il leva la tête : toutes les maisons du quartier étaient en flammes.

« Une femme innocente et sans défense est prisonnière là-dedans ! Sauvez-la ! »

Cris, course, confusion de toutes parts. Il tenta de se redresser mais on le renversa de nouveau.

« Seigneur, Tu peux faire ce que Tu veux de moi, parce que j’ai consacré ma vie et ma mort à Ta cause, pria Élie. Mais sauve celle qui m’a accueilli ! »

Quelqu’un le tira par le bras.

« Viens voir, dit l’officier assyrien qui connaissait sa langue. Tu l’as bien mérité. »

Deux gardes le saisirent et le poussèrent vers la porte. La maison était dévorée par les flammes et le feu illuminait tout alentour. Des cris montaient de tous côtés : un enfant en pleurs, des vieux implorant pardon, des femmes désespérées qui cherchaient leurs enfants. Mais il n’entendait que les appels au secours de celle qui l’avait accueilli.

« Que se passe-t-il ? Il y a une femme et un 209

enfant là-dedans ! Pourquoi leur faites-vous cela ?

– Elle a tenté de cacher le gouverneur d’Akbar.

– Je ne suis pas le gouverneur d’Akbar ! Vous commettez une terrible erreur ! »

L’officier assyrien le poussa sur le seuil. Le toit s’était effondré dans l’incendie, et la femme était à demi ensevelie sous les ruines. Élie n’apercevait que son bras qui s’agitait désespérément. Elle appelait au secours, suppliant qu’on ne la laissât pas brûler vive.

« Pourquoi m’épargner et lui faire cela ?

implora-t-il.

– Nous ne t’épargnons pas, nous voulons que tu souffres le plus possible. Notre général est mort lapidé et sans honneur, devant les murailles de la cité. Il venait chercher la vie et il a été condamné à mort. Tu vas connaître le même destin. »

Élie luttait désespérément pour se libérer. Les gardes l’emmenèrent. Ils parcoururent les rues d’Akbar dans une chaleur infernale – les soldats ruisselaient de sueur, et certains semblaient choqués par la scène qu’ils venaient de voir. Élie se débattait et implorait les cieux à grands cris, mais les Assyriens, comme le Seigneur, étaient muets.

Ils allèrent jusqu’au centre de la place. La plupart des édifices de la cité étaient en feu, et le 210

grondement de l’incendie se mêlait aux cris des habitants d’Akbar.

« Heureusement, il y a la mort. »

Combien de fois avait-il pensé cela, depuis ce jour dans l’étable !

Des cadavres – des guerriers d’Akbar, pour la plupart sans uniforme – jonchaient le sol. Des gens couraient dans toutes les directions, ne sachant où ils allaient, ne sachant ce qu’ils cherchaient, poussés par la nécessité de faire semblant d’agir, et de lutter contre la mort et la destruction.

« Où courent-ils ainsi ? pensait-il. Ne voient-ils pas que la cité est aux mains de l’ennemi et qu’ils n’ont nulle part où fuir ? » Tout s’était passé très vite. Les Assyriens avaient profité de leur énorme avantage numérique, et ils avaient réussi à épargner le combat à leurs guerriers. Les soldats d’Akbar avaient été exterminés presque sans lutter.

Au centre de la place, on fit mettre Élie à genoux et on lui attacha les mains. Il n’entendait plus les cris de la femme ; peut-être était-elle morte rapidement, sans connaître la lente torture d’être brûlée vive. Elle était dans les bras du Seigneur. Et elle tenait son fils contre elle.

Un autre groupe de soldats assyriens amenait un prisonnier dont le visage était défiguré par les coups. Élie reconnut pourtant le commandant.

211

« Vive Akbar ! criait-il. Longue vie à la Phénicie et à ses guerriers qui se battent contre l’ennemi durant le jour ! Mort aux lâches qui attaquent dans l’obscurité ! »

Le commandant eut à peine le temps de terminer sa phrase, l’épée d’un général assyrien s’abattit et sa tête roula à terre.

« Cette fois c’est mon tour, se dit Élie. Je la retrouverai au Paradis, et nous nous promènerons main dans la main. »

*

C’est alors qu’un homme s’approcha et se mit à discuter avec les officiers. C’était un habitant d’Akbar, un habitué des réunions sur la place.

Élie se souvenait qu’il l’avait aidé à résoudre un grave problème avec un voisin.

Les Assyriens discutaient de plus en plus fort, et le montraient du doigt. L’homme s’agenouilla, baisa les pieds de l’un d’entre eux, tendit les mains en direction de la Cinquième Montagne et pleura comme un enfant. La fureur des Assyriens sembla diminuer.

La conversation paraissait interminable.

L’homme implorait et ne cessait de pleurer, désignant Élie et la maison où vivait le gouverneur.

Les soldats ne semblaient pas satisfaits.

212

Finalement, l’officier qui parlait sa langue s’approcha :

« Notre espion, dit-il en montrant l’homme, affirme que nous nous trompons. C’est lui qui nous a donné les plans de la cité, et nous pouvons lui faire confiance. Tu n’es pas celui que nous voulions tuer. »

Il poussa Élie du pied et ce dernier tomba à terre.

« Il prétend que tu vas partir en Israël pour renverser la princesse qui a usurpé le trône. C’est vrai ? »

Élie ne répondit pas.

« Dis-moi si c’est vrai, insista l’officier. Et tu pourras t’en aller et retourner chez toi, à temps pour sauver cette femme et son fils.

– Oui, c’est la vérité.

Peut-être le Seigneur l’avait-Il entendu et l’aiderait-Il à les sauver.

« Nous pourrions t’emmener en captivité à Tyr et à Sidon, poursuivit l’officier. Mais nous avons encore beaucoup de batailles à mener, et tu serais un fardeau. Nous pourrions exiger une rançon, mais à qui ? Tu es un étranger, même dans ton pays. »

De son pied, l’officier lui écrasa le visage.

« Tu n’es d’aucune utilité. Tu ne sers ni aux ennemis, ni aux amis. Tu es comme ta cité ; ce 213

n’est pas la peine de laisser une partie de notre armée ici, pour la maintenir sous notre domination. Quand nous aurons conquis la côte, Akbar sera à nous, de toute façon.

– J’ai une question, dit Élie. Une seule question. »

L’officier le regarda, méfiant.

« Pourquoi avez-vous attaqué de nuit ? Ne savez-vous pas que les guerres se font durant le jour ?

– Nous n’avons pas transgressé la loi. Aucune tradition ne l’interdit, répliqua l’officier. Et nous avons largement eu le temps de reconnaître le terrain. Vous vous souciez tellement de respecter les coutumes que vous avez oublié que les temps changent. »

Sans plus un mot, le groupe le laissa. L’espion s’approcha et lui détacha les mains.

« Je me suis promis qu’un jour je te rendrais ta générosité ; j’ai tenu parole. Quand les Assyriens sont entrés dans le palais, un serviteur les a informés que celui qu’ils cherchaient s’était réfugié dans la maison de la veuve. Le temps qu’ils aillent jusque-là, le véritable gouverneur avait réussi à s’enfuir. »

Élie ne l’écoutait pas. Le feu crépitait de toute part, et les cris s’élevaient toujours.

Au milieu de la confusion, on pouvait remar-214

quer qu’un groupe maintenait la discipline ; obéissant à un ordre invisible, les Assyriens se retiraient en silence.

La bataille d’Akbar était terminée.

*

« Elle est morte, se dit-il. Je ne veux pas y retourner, elle est déjà morte. Ou bien un miracle l’a sauvée, et elle viendra me retrouver. »

Son cœur, cependant, lui commandait de se lever et d’aller jusqu’à la maison où ils habitaient.

Élie luttait contre lui-même ; ce n’était pas seulement l’amour d’une femme qui était en jeu à ce moment-là, mais toute sa vie, sa foi dans les desseins du Seigneur, le départ de sa cité natale, l’idée qu’il avait une mission et qu’il était capable de l’accomplir.

Il regarda autour de lui, cherchant une épée pour mettre fin à ses jours, mais les Assyriens avaient emporté toutes les armes d’Akbar. Il pensa se jeter dans les flammes, mais il eut peur de la douleur.

Il resta quelques instants complètement figé.

Peu à peu, il retrouva son discernement et put réfléchir à la situation dans laquelle il se trouvait.

La femme et son fils avaient sans doute déjà quitté cette terre, mais il devait les enterrer selon 215

la coutume. Œuvrer pour le Seigneur – qu’Il existât ou non – était son seul réconfort en ce moment. Une fois son devoir religieux accompli, il se laisserait aller à la souffrance et au doute.

En outre, il restait une possibilité qu’ils fussent encore en vie. Il ne pouvait pas rester là sans rien faire.

« Je ne veux pas les voir le visage brûlé, la peau détachée de la chair. Leurs âmes se promènent librement dans les cieux. »

Pourtant, il se dirigea vers la maison en suffo-quant, aveuglé par la fumée qui l’empêchait de distinguer le chemin. Il put constater peu à peu la situation dans la cité. Bien que les ennemis se fussent déjà retirés, la panique augmentait d’une manière effrayante. Les gens continuaient à errer sans but, pleurant, réclamant aux dieux leurs morts.

Alors qu’il cherchait quelqu’un pour lui demander de l’aide, il ne vit qu’un homme à l’air égaré, en état de choc.

« Mieux vaut y aller directement et ne plus demander d’aide. » Il connaissait Akbar aussi bien que sa ville natale et il réussit à s’orienter, même s’il ne reconnaissait pas la plupart des lieux où il passait d’habitude. Les cris qu’il entendait étaient maintenant plus cohérents. Le peuple commençait à comprendre qu’une tragédie avait eu lieu et qu’il fallait réagir.

216

« Il y a un blessé ici !

– Nous avons encore besoin d’eau ! Nous n’allons pas pouvoir maîtriser le feu !

– Aidez-moi ! Mon mari est enfermé à l’inté-

rieur ! »

Il atteignit l’endroit où, des mois plus tôt, il avait été reçu et hébergé comme un ami. Une vieille était assise au milieu de la rue, non loin de la maison, complètement nue. Élie voulut lui venir en aide, mais elle le repoussa :

« Elle est en train de mourir, s’écria la vieille.

Fais quelque chose ! Ôte ce mur qui l’écrase ! »

Et elle se mit à pousser des cris hystériques.

Élie l’attrapa par les bras et la repoussa, car ses hurlements l’empêchaient d’entendre les gémissements de la femme. Autour de lui tout n’était que désolation – toit et murs s’étant effondrés, il lui était difficile de savoir où exactement il l’avait aperçue pour la dernière fois. Les flammes avaient diminué mais la chaleur était encore insupportable ; il franchit les décombres qui couvraient le sol et gagna l’endroit où auparavant se trouvait la chambre de la femme.

Malgré la confusion au-dehors, il put distinguer un gémissement. C’était sa voix.

Instinctivement, il secoua la poussière de ses vêtements, comme pour arranger son apparence.

Il resta silencieux, cherchant à se concentrer. Il 217

entendait le crépitement du feu, les appels au secours de gens enterrés dans les maisons voisines

– et il avait envie de leur dire de se taire, car il avait besoin de savoir où se trouvaient la femme et son fils. Très longtemps après, il entendit de nouveau du bruit ; quelqu’un grattait le bois qui se trouvait sous ses pieds.

Il s’agenouilla et commença à creuser comme un fou. Il retourna la terre, les pierres et le bois.

Finalement, sa main toucha quelque chose de chaud : c’était du sang.

« Ne meurs pas, je t’en prie, supplia-t-il.

– Laisse les débris sur moi, dit la voix. Je ne veux pas que tu voies mon visage. Va secourir mon fils. »

Il continua à creuser, et la voix répéta :

« Va chercher le corps de mon fils. S’il te plaît, fais ce que je te demande. »

Élie laissa sa tête retomber sur sa poitrine et se mit à pleurer tout bas.

« J’ignore où il est enseveli. Je t’en prie, ne t’en va pas ; je voudrais tant que tu restes avec moi.

J’ai besoin que tu m’apprennes à aimer, mon cœur est prêt.

– Avant ton arrivée, j’ai désiré la mort pendant des années. Elle a dû m’entendre et elle est venue me chercher. »

Elle poussa un gémissement. Élie se mordit les lèvres en silence. Quelqu’un lui toucha l’épaule.

218

Effrayé, il se retourna et vit le gamin. Il était couvert de poussière et de suie, mais il ne semblait pas blessé.

« Où est ma mère ? demanda-t-il.

– Je suis là, mon fils, répondit la voix de sous les ruines. Tu es blessé ? »

L’enfant se mit à pleurer. Élie le prit dans ses bras.

« Tu pleures, mon fils, reprit la voix, plus faiblement. Cesse de pleurer. Ta mère a mis si longtemps à comprendre que la vie a un sens ; j’espère avoir réussi à t’enseigner cela. Dans quel état est la cité où tu es né ? »

Élie et l’enfant étaient calmes, serrés l’un contre l’autre.

« Elle va bien, mentit Élie. Des guerriers sont morts, mais les Assyriens se sont retirés. Ils cherchaient le gouverneur pour venger la mort d’un de leurs généraux. »

De nouveau le silence. Et de nouveau la voix, de plus en plus faible.

« Dis-moi que ma cité est sauve. »

Élie devina qu’elle allait passer d’un instant à l’autre.

« La cité est intacte. Et ton fils va bien.

– Et toi ?

– J’ai survécu. »

Il savait que, par ses mots, il libérait son âme et lui permettait de mourir en paix.

219

« Dis à mon fils de se mettre à genoux, reprit la femme au bout d’un certain temps. Et je veux que tu me fasses un serment, au nom du Seigneur ton Dieu.

– Ce que tu voudras. Tout ce que tu voudras.

– Un jour, tu m’as dit que le Seigneur était partout, et je l’ai cru. Tu as dit que les âmes n’allaient pas en haut de la Cinquième Montagne, et je l’ai cru aussi. Mais tu ne m’as pas expliqué où elles allaient.

« Voici le serment que je te demande : vous n’allez pas me pleurer, et vous veillerez l’un sur l’autre – jusqu’à ce que le Seigneur permette à chacun de suivre sa route. À partir de maintenant, mon âme se mêle à tout ce que j’ai connu sur cette terre : je suis la vallée, les montagnes tout autour, la cité, les gens qui marchent dans ses rues. Je suis ses blessés et ses mendiants, ses soldats, ses prêtres, ses commerçants, ses nobles.

Je suis le sol que tu foules, et le puits qui étanche la soif de tous. Ne pleurez pas pour moi, car vous n’avez pas de raison d’être tristes. Désormais, je suis Akbar, et la cité est belle. »

Vint le silence de la mort, et le vent cessa de souffler. Élie n’entendait pas les cris au-dehors, ni les flammes qui craquaient dans les maisons voisines ; il n’entendait que le silence, presque palpable tant il était intense.

220

Alors Élie éloigna l’enfant, déchira ses vêtements et, se tournant vers les cieux, il hurla à pleins poumons :

« Seigneur mon Dieu ! Pour Toi j’ai quitté Israël, et je n’ai pu T’offrir mon sang comme l’ont fait les prophètes restés là-bas. Mes amis m’ont traité de lâche, et mes ennemis, de traître.

« Pour Toi, je n’ai mangé que ce que les corbeaux m’apportaient, et j’ai traversé le désert jusqu’à Sarepta, que ses habitants appellent Akbar. Guidé par Tes mains, j’ai rencontré une femme ; guidé par Toi, mon cœur a appris à l’aimer. Mais à aucun moment je n’ai oublié ma vraie mission ; tous les jours que j’ai passés ici, j’ai toujours été prêt à partir.

« La belle Akbar n’est plus que ruines, et la femme que Tu m’as confiée gît au-dessous. En quoi ai-je péché, Seigneur ? À quel moment me suis-je éloigné de ce que Tu désirais de moi ? Si Tu n’étais pas content de moi, pourquoi ne m’as-Tu pas enlevé à ce monde ? Au contraire, Tu as causé encore une fois le malheur de ceux qui m’avaient aidé et aimé.

« Je ne comprends pas Tes desseins. Je ne vois pas de justice dans Tes actes. Je ne suis pas capable de supporter la souffrance que tu m’as imposée. Éloigne-Toi de ma vie, car moi aussi je suis ruines, feu et poussière. »

221

Au milieu du feu et de la désolation, Élie vit la lumière. Et l’ange du Seigneur apparut.

« Que viens-tu faire ici ? demanda Élie. Ne vois-tu pas qu’il est trop tard ?

– Je suis venu te dire qu’une fois encore le Seigneur a entendu ta prière, et ce que tu demandes te sera accordé. Tu n’écouteras plus ton ange et je ne reviendrai pas te voir tant que tes jours d’épreuves ne seront pas accomplis. »

*

Élie prit l’enfant par la main et ils se mirent à marcher sans but. La fumée, jusque-là dispersée par le vent, se concentrait maintenant dans les rues, rendant l’air irrespirable. « C’est peut-être un rêve, pensa-t-il. C’est peut-être un cauchemar. »

« Tu as menti à ma mère, dit l’enfant. La cité est détruite.

– Quelle importance ? Si elle ne voyait pas ce qui se passait autour d’elle, pourquoi ne pas la laisser mourir heureuse ?

– Parce qu’elle a eu confiance en toi, et elle a dit qu’elle était Akbar. »

Il se blessa le pied dans les débris de verre et de céramique répandus sur le sol ; la douleur lui prouva qu’il n’était pas dans un rêve, que tout, 222

autour de lui, était terriblement réel. Ils parvinrent à gagner la place où – voilà combien de temps ? – le peuple se réunissait et où il aidait les gens à résoudre leurs querelles ; le ciel était doré de la lumière des incendies.

« Je ne veux pas que ma mère soit ce que je vois, insista l’enfant. Tu lui as menti. »

Le gamin parvenait à tenir son serment ; pas une larme ne coulait sur son visage.

« Que puis-je faire ? » se demanda Élie. Son pied saignait, et il décida de se concentrer sur la douleur ; elle l’éloignerait du désespoir.

Il regarda la coupure que l’épée de l’Assyrien avait faite sur son corps ; elle n’était pas aussi profonde qu’il avait imaginé. Il s’assit avec l’enfant à l’endroit même où il avait été attaché par les ennemis et sauvé par un traître. Les gens ne couraient plus ; ils marchaient lentement au milieu de la fumée, de la poussière et des ruines, tels des morts vivants. On aurait dit des âmes oubliées par les cieux, désormais condamnées à errer éternellement sur la terre. Rien n’avait de sens.

Quelques-uns réagissaient ; on continuait d’entendre les voix de femmes et les ordres contradic-toires de soldats qui avaient survécu au massacre.

Mais ils étaient peu nombreux et n’obtenaient aucun résultat.

223

Le grand prêtre avait dit une fois que le monde était le rêve collectif des dieux. Et si, au fond, il avait raison ? Pourrait-il maintenant aider les dieux à se réveiller de ce cauchemar et les endor-mir de nouveau avec un rêve plus doux ? Quand il avait des visions nocturnes, il se réveillait toujours et se rendormait ; pourquoi la même chose n’arriverait-elle pas aux créateurs de l’univers ?

Il butait sur les morts. Aucun d’eux n’avait plus à se soucier des impôts à payer, des Assyriens qui campaient dans la vallée, des rituels religieux ou de l’existence d’un prophète errant qui, un jour peut-être, leur avait adressé la parole.

« Je ne peux pas rester ici. L’héritage qu’elle m’a laissé est cet enfant, et j’en serai digne, même si c’est la dernière chose que je ferai sur cette terre. »

Péniblement, il se leva, reprit le garçon par la main, et ils se remirent en marche. Des gens pil-laient les magasins et les boutiques qui avaient été saccagés. Pour la première fois, Élie tenta de réagir aux événements et leur demanda de ne pas agir ainsi.

Mais ils le bousculaient en disant : « Nous mangeons les restes de ce que le gouverneur a dévoré tout seul. Laisse-nous donc. »

Élie n’avait pas la force de discuter ; il emmena l’enfant hors de la cité et ils avancèrent dans la 224

vallée. Les anges ne reviendraient pas avec leurs épées de feu.

« La pleine lune. »

Loin de la fumée et de la poussière, le clair de lune illuminait la nuit. Quelques heures plus tôt, lorsque Élie avait tenté de quitter la cité en direction de Jérusalem, il avait trouvé son chemin sans difficulté ; la même chose était arrivée aux Assyriens.

L’enfant trébucha sur un corps et poussa un cri. C’était celui du grand prêtre ; il avait les bras et les jambes mutilés mais il était encore vivant et gardait les yeux fixés sur le sommet de la Cinquième Montagne.

« Tu vois, les dieux phéniciens ont remporté la bataille céleste », dit-il avec difficulté mais d’une voix calme. Le sang coulait de sa bouche.

« Laisse-moi mettre fin à ta souffrance, répondit Élie.

– La douleur ne signifie rien auprès de la joie d’avoir accompli mon devoir.

– Ton devoir était-il de détruire une cité d’hommes justes ?

– Une cité ne meurt pas ; seuls meurent ses habitants et les idées qu’ils portaient avec eux. Un jour, d’autres viendront à Akbar, ils boiront son eau, et la pierre de son fondateur sera polie et gardée par de nouveaux prêtres. Va-t’en, ma 225

douleur prendra fin bientôt, tandis que ton désespoir durera le reste de ta vie. »

Le corps mutilé respirait avec difficulté, et Élie le laissa. À cet instant, un groupe de gens

– hommes, femmes et enfants – accourut vers lui et l’entoura.

« C’est toi ! criaient-ils. Tu as déshonoré ton pays, et tu as apporté la malédiction sur notre cité !

– Que les dieux en soient témoins ! Qu’ils sachent qui est le coupable ! »

Les hommes le bousculaient et le secouaient par les épaules. L’enfant se protégea de ses mains et disparut. Les gens frappaient Élie au visage, sur la poitrine, dans le dos, mais lui ne pensait qu’à l’enfant ; il n’avait même pas réussi à le garder près de lui.

La correction ne dura pas très longtemps ; peut-être étaient-ils tous fatigués de tant de violence. Élie tomba à terre.

« Va-t’en d’ici ! lança quelqu’un. Tu as rétribué notre amour de ta haine ! »

Le groupe s’éloigna. Il n’avait pas la force de se relever. Quand il parvint à se remettre de la honte éprouvée, il n’était plus le même homme. Il ne voulait ni mourir, ni continuer à vivre. Il ne voulait rien : il n’avait ni amour, ni haine, ni foi.

226

*

Il fut réveillé par le contact d’une main sur son visage. Il faisait encore nuit mais la lune n’était plus dans le ciel.

« J’ai promis à ma mère que je veillerais sur toi, dit le gamin. Mais je ne sais pas quoi faire.

– Retourne dans la cité. Les gens sont bons et quelqu’un t’accueillera.

– Tu es blessé. Je dois soigner ton bras. Peut-

être qu’un ange apparaîtra et me dira quoi faire.

– Tu es ignorant, tu ne sais rien de ce qui se passe ! s’écria Élie. Les anges ne reviendront plus, parce que nous sommes des gens ordinaires, et tout le monde est faible devant la souffrance.

Quand surviennent les tragédies, les gens ordinaires doivent se débrouiller par leurs propres moyens ! »

Il respira profondément et tenta de se calmer ; cela n’avançait à rien de discuter.

« Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?

– Je ne suis pas parti.

– Alors tu as vu ma honte. Tu as vu que je n’avais plus rien à faire à Akbar.

– Tu m’as dit que toutes les batailles servaient à quelque chose, même celles que nous perdons. »

Il se souvenait de la promenade au puits, le 227

matin précédent. Mais il lui semblait que des années s’étaient écoulées depuis, et il avait envie de rétorquer que les belles paroles ne signifient rien lorsqu’on est confronté à la souffrance ; pourtant il préféra ne pas effrayer le gamin par ces paroles.

« Comment as-tu échappé à l’incendie ? »

L’enfant baissa la tête.

« Je ne dormais pas. J’avais décidé de passer la nuit éveillé pour savoir si tu irais retrouver ma mère dans sa chambre. J’ai vu quand les premiers soldats sont entrés. »

Élie se leva et se mit en marche. Il cherchait le rocher, devant la Cinquième Montagne, où, un après-midi, il avait assisté au coucher du soleil avec la femme.

« Je ne dois pas y aller, pensa-t-il. Je serai encore plus désespéré. »

Mais une force l’attirait dans cette direction.

Une fois arrivé, il pleura amèrement ; comme la cité d’Akbar, l’endroit était marqué par une pierre – mais il était le seul, dans toute cette vallée, à en comprendre la signification ; elle ne serait pas honorée par de nouveaux habitants, ni polie par des couples découvrant le sens de leur amour.

Il prit l’enfant dans ses bras et s’endormit.

« J’AI SOIF ET J’AI FAIM, DIT L’ENFANT À ÉLIE, À PEINE

éveillé.

– Nous pouvons aller chez des bergers qui vivent près d’ici. Rien n’a dû leur arriver parce qu’ils n’habitaient pas à Akbar.

– Nous devons restaurer la cité. Ma mère a dit qu’elle était Akbar. »

Quelle cité ? Il n’y avait plus de palais, ni de marché, ni de murailles. Les gens de bien s’étaient transformés en brigands, et les jeunes soldats avaient été massacrés. Les anges ne reviendraient plus – mais c’était le cadet de ses soucis.

« Tu trouves que la destruction, la douleur, les morts de la nuit dernière ont un sens ? Tu penses qu’il faut anéantir des milliers de vies pour enseigner à quelqu’un ta façon de voir les choses ? »

Le gamin le regarda d’un air épouvanté.

229

« Oublie ce que je viens de dire, dit Élie. Allons trouver le berger.

– Et allons restaurer la cité », insista l’enfant.

Élie ne répondit pas. Il savait qu’il ne parvien-drait plus à imposer son autorité au peuple qui l’accusait d’avoir apporté le malheur. Le gouverneur s’était enfui, le commandant était mort, Tyr et Sidon tomberaient probablement bientôt sous la domination étrangère. La femme avait peut-

être raison ; les dieux changeaient toujours – et cette fois c’était le Seigneur qui était parti.

« Quand retournerons-nous là-bas ? » interrogea de nouveau l’enfant.

Élie le prit par les épaules et se mit à le secouer violemment.

« Regarde derrière toi ! Tu n’es pas un ange aveugle, mais un gamin désireux de surveiller ce que faisait sa mère. Qu’est-ce que tu vois ? Tu as remarqué les colonnes de fumée qui montent dans le ciel ? Tu sais ce que cela signifie ?

– Tu me fais mal ! Je veux partir d’ici, je veux m’en aller ! »

Élie s’arrêta, effrayé par sa propre attitude : jamais il n’avait agi de la sorte. L’enfant s’écarta et se mit à courir en direction de la cité. Il parvint à le rattraper et s’agenouilla devant lui.

« Pardonne-moi. Je ne sais pas ce que je fais. »

Le gamin sanglotait, mais pas une larme ne 230

coulait sur son visage. Il s’assit près de lui, en attendant qu’il se calme.

« Ne pars pas, demanda-t-il. Avant que ta mère ne s’en aille, je lui ai promis de rester avec toi jusqu’à ce que tu puisses suivre ton propre chemin.

– Tu as promis aussi que la cité était intacte.

Et elle a dit...

– Inutile de le répéter. Je suis honteux, perdu dans ma propre faute. Laisse-moi me retrouver.

Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser. »

Le gamin le serra dans ses bras. Mais pas une larme ne roula de ses yeux.

*

Ils atteignirent la maison au cœur de la vallée ; une femme se tenait près de la porte et deux petits enfants jouaient devant. Le troupeau était dans l’enclos – ce qui signifiait que le berger n’était pas parti dans les montagnes ce matin-là.

La femme regarda d’un air effrayé l’homme et l’enfant qui marchaient à sa rencontre. Elle eut instinctivement envie de les chasser, mais la tradition – et les dieux – exigeaient qu’elle obéît à la loi universelle de l’hospitalité. Si elle ne les accueillait pas maintenant, un malheur semblable pourrait arriver plus tard à ses enfants.

231

« Je n’ai pas d’argent, dit-elle. Mais je peux vous donner un peu d’eau et de nourriture. »

Ils s’assirent sur la petite terrasse ombragée par un toit de paille, et elle apporta des fruits secs accompagnés d’un broc d’eau. Ils mangèrent en silence, retrouvant un peu, pour la première fois depuis la nuit précédente, leurs gestes quotidiens.

Les enfants, épouvantés par l’aspect des nouveaux venus, s’étaient réfugiés à l’intérieur de la maison.

Son repas terminé, Élie s’enquit du berger.

« Il ne va pas tarder, répondit-elle. Nous avons entendu un grand vacarme, et ce matin quelqu’un est venu nous dire qu’Akbar avait été détruite. Il est parti voir ce qui s’était passé. »

Les enfants l’appelèrent et elle rentra.

« Inutile de chercher à convaincre le gamin, pensa Élie. Tant que je n’aurai pas fait ce qu’il demande, il ne me laissera pas en paix. C’est à moi de lui montrer que c’est impossible. »

La nourriture et l’eau faisaient des miracles ; il se sentait de nouveau faire partie du monde.

Ses pensées coulaient avec une incroyable rapi-dité, cherchant des solutions plutôt que des réponses.

*

232

Quelque temps après, le berger arriva. Inquiet pour la sécurité de sa famille, il considéra avec crainte l’homme et l’enfant. Mais il comprit bien vite la situation.

« Vous êtes sans doute des réfugiés d’Akbar, dit-il. J’en reviens.

– Que se passe-t-il ? demanda le gamin.

– La cité a été détruite et le gouverneur est en fuite. Les dieux ont désorganisé le monde.

– Nous avons tout perdu, expliqua Élie. Nous aimerions que vous nous accueilliez.

– Ma femme vous a déjà accueillis et nourris.

Maintenant, vous devez partir et affronter l’inévitable.

– Je ne sais pas quoi faire de l’enfant. J’ai besoin d’aide.

– Mais si, tu sais. Il est jeune, il a l’air intelligent et il est plein d’énergie. Et toi, tu as l’expé-

rience d’un homme qui a connu beaucoup de victoires et de défaites dans cette vie. C’est une combinaison parfaite car elle peut t’aider à trouver la sagesse. »

Regardant la blessure au bras d’Élie, le berger affirma qu’elle n’était pas grave ; il alla chercher dans la maison des herbes et un morceau de tissu.

Le gamin l’aida à maintenir en place le cataplasme. Quand le berger lui fit remarquer qu’il pouvait y arriver tout seul, l’enfant rétorqua qu’il avait promis à sa mère de veiller sur cet homme.

233

Le berger rit.

« Ton fils est un homme de parole.

– Je ne suis pas son fils. Et lui aussi est un homme de parole. Il va reconstruire la cité parce qu’il doit faire revenir ma mère, tout comme il l’a fait avec moi. »

Élie comprit soudain ce qui préoccupait l’enfant, mais avant qu’il ait pu dire un mot, le berger cria à sa femme qui, à ce moment précis, sortait de la maison, qu’il allait repartir. « Mieux vaut reconstruire la vie sans attendre, déclara-t-il. Cela prendra longtemps pour que tout redevienne comme avant.

– Rien ne sera jamais comme avant.

– Tu sembles être un jeune homme sage, et tu peux comprendre bien des choses que je ne comprends pas. Mais la nature m’a enseigné une leçon que je n’oublierai jamais : un homme qui dépend du temps et des saisons, comme seul en dépend un berger, peut survivre aux événements inévitables. Il soigne son troupeau, traite chaque animal comme s’il était unique, cherche à aider les mères et les petits, ne s’éloigne jamais trop d’un endroit où les bêtes peuvent boire. Cependant, une fois de temps en temps, une brebis à laquelle il a consacré tant d’efforts finit par mourir dans un accident, causé par un serpent, un animal sauvage, ou même une chute dans un pré-

cipice. L’inévitable se produit toujours. »

234

Élie regarda en direction d’Akbar et se rappela la conversation avec l’ange. L’inévitable survient toujours.

« Il faut de la discipline et de la patience pour le surmonter, ajouta le berger.

– Et de l’espoir. Quand l’espoir n’existe plus, il ne faut pas gâcher son énergie à lutter contre l’impossible.

– Ce n’est pas une question d’espoir dans l’avenir. Il s’agit de recréer le passé lui-même. »

Le berger n’était plus pressé, son cœur s’était empli de pitié pour ces réfugiés. Puisque lui et sa famille avaient été épargnés par la tragédie, ça ne lui coûtait rien de leur venir en aide – et de plaire ainsi aux dieux. En outre, il avait entendu parler du prophète israélite qui avait gravi la Cinquième Montagne sans être atteint par le feu du ciel ; tout indiquait que c’était cet homme qui se tenait devant lui.

« Vous pouvez rester un jour de plus, si vous voulez.

– Je n’ai pas compris ce que tu viens de dire, remarqua Élie. À propos de recréer le passé lui-même.

– J’ai toujours vu les gens qui passaient par ici pour aller à Tyr et à Sidon. Certains se plaignaient de n’avoir rien réussi à Akbar, et ils étaient à la recherche d’une nouvelle destinée. Un 235

jour, ces gens revenaient. Ils n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient, parce qu’ils avaient emporté avec eux, outre leurs bagages, le poids de leur échec passé. L’un ou l’autre rentrait avec un emploi au gouvernement, ou la joie d’avoir donné une meilleure éducation à ses enfants – mais rien de plus, parce que le passé à Akbar les avait rendus craintifs, et ils n’avaient pas suffisamment confiance en eux pour prendre des risques.

« Et puis, sont passés aussi devant ma porte des gens pleins d’enthousiasme. Ils avaient profité de chaque minute de leur existence à Akbar et gagné – avec beaucoup d’efforts – l’argent nécessaire au voyage qu’ils voulaient entreprendre.

Pour eux, la vie était une victoire permanente, et elle continuerait de l’être. Eux aussi revenaient, mais avec des histoires merveilleuses. Ils avaient conquis tout ce qu’ils désiraient parce qu’ils n’étaient pas limités par les frustrations du passé. »

*

Les propos du berger touchaient le cœur d’Élie.

« Il n’est pas difficile de reconstruire une vie, de même qu’il n’est pas impossible de relever Akbar de ses ruines, poursuivit le berger. Il suffit 236

pour cela d’avoir conscience que nous avons la même force qu’auparavant, et de nous en servir à notre avantage. »

L’homme le regarda dans les yeux.

« Si tu as un passé dont tu n’es pas satisfait, oublie-le maintenant. Imagine une nouvelle histoire pour ta vie et crois en elle. Concentre-toi seulement sur les moments où tu as réussi ce que tu désirais – et cette force t’aidera à obtenir ce que tu veux. »

« À une époque j’ai désiré être charpentier, ensuite j’ai voulu être un prophète envoyé pour le salut d’Israël, pensa Élie. Les anges descendaient des cieux, et le Seigneur me parlait. Et puis j’ai compris qu’Il n’était pas juste et que Ses motifs seraient toujours au-delà de mon entendement. »

Le berger cria à sa femme qu’il n’allait pas repartir – tout compte fait, il était déjà allé à pied jusqu’à Akbar et il n’avait pas le courage de refaire le chemin.

« Merci de nous accueillir, dit Élie.

– Ça ne coûte rien de vous abriter pour une nuit. »

L’enfant intervint dans la conversation :

« Nous voulons retourner à Akbar.

– Attendez jusqu’à demain. Les habitants de la cité sont en train de la saccager, et il n’y a nulle part où dormir. »

237

Le gamin regarda le sol, se mordit les lèvres et, une fois de plus, se retint de pleurer. Le berger les conduisit à l’intérieur, rassura sa femme et ses enfants et passa le reste de la journée à parler du temps pour les distraire tous les deux.

LE LENDEMAIN, ILS SE RÉVEILLÈRENT TÔT, PRIRENT UN

repas que leur avait préparé la femme du berger et allèrent jusqu’à la porte de la maison.

« Je te souhaite longue vie et prospérité à ton troupeau, dit Élie. J’ai mangé ce dont mon corps avait besoin, et mon âme a appris ce que j’ignorais encore. Que Dieu n’oublie jamais ce que vous avez fait pour nous, et que vos enfants ne soient jamais des étrangers sur une terre étrangère.

– Je ne sais à quel Dieu tu fais allusion ; ils sont nombreux, les habitants de la Cinquième Montagne », dit le berger durement. Puis aussitôt, changeant de ton : « Rappelle-toi les bonnes choses que tu as réalisées. Elles te donneront du courage.

– J’en ai fait bien peu, et aucune grâce à mes qualités.

– Alors il est temps de faire davantage.

239

– J’aurais peut-être pu éviter l’invasion. »

Le berger rit :

« Même si tu avais été le gouverneur d’Akbar, tu n’aurais pas pu empêcher l’inévitable.

– Le gouverneur aurait peut-être dû attaquer les Assyriens quand ils sont arrivés dans la vallée avec quelques troupes. Ou négocier la paix avant que la guerre n’éclate.

– Tout ce qui aurait pu arriver mais n’est pas arrivé, le vent l’emporte et il n’en reste nulle trace, dit le berger. La vie est faite de nos attitudes. Et il est des choses que les dieux nous obligent à vivre. Peu importe la raison qui est la leur, et faire tout notre possible pour les éviter ne sert à rien.

– Pourquoi ?

– Demande à un prophète israélite qui vivait à Akbar. Il paraît qu’il a réponse à tout. »

L’homme se dirigea vers l’enclos. « Je dois mener mon troupeau au pâturage. Hier, les bêtes ne sont pas sorties et elles sont impatientes. »

Il prit congé d’un signe de tête et s’éloigna avec ses brebis.

L’ENFANT ET L’HOMME AVANÇAIENT DANS LA VALLÉE.

« Tu marches lentement, disait le gamin. Tu as peur de ce qui pourra t’arriver.

– Je n’ai peur que de moi, répondit Élie. Ils ne peuvent rien me faire, car mon cœur n’existe plus.

– Le Dieu qui m’a fait revenir de la mort est encore vivant. Il peut ramener ma mère, si tu accomplis la même chose pour la cité.

– Oublie ce Dieu. Il est loin, et Il ne réalise plus les miracles que nous attendons de Lui. »

Le berger avait raison. Désormais, il fallait reconstruire son propre passé, oublier qu’un jour on jugerait un prophète qui devait libérer Israël mais qui avait échoué dans sa mission de sauver une simple cité.

Cette pensée lui procura un étrange sentiment d’euphorie. Pour la première fois de sa vie, il se 241

sentit libre, prêt à faire ce qu’il voulait, quand il voulait. Il n’entendrait plus les anges, mais en contrepartie il était libre de retourner en Israël, de reprendre son travail de charpentier, de voyager jusqu’en Grèce pour y suivre l’enseignement des sages, ou de gagner avec les navigateurs phéniciens les contrées de l’autre côté de la mer.

Mais auparavant, il devait se venger. Il avait consacré les meilleures années de sa jeunesse à un Dieu sourd qui lui donnait sans cesse des ordres tout en faisant toujours les choses à Sa manière. Il avait appris à accepter Ses décisions et à respecter Ses desseins. Mais sa fidélité avait été récompensée par l’abandon, son dévouement ignoré, ses efforts pour accomplir la Volonté suprême avaient abouti à la mort de la seule femme qu’il avait aimée dans sa vie.

« Tu as toute la force du monde et des étoiles », dit Élie dans sa langue natale, afin que l’enfant ne comprît pas le sens de ses paroles. « Tu peux détruire une cité, un pays, comme nous détrui-sons les insectes. Alors, envoie le feu du ciel et mets fin à mes jours tout de suite, sinon j’irai contre Ton œuvre. »

Akbar apparut au loin. Il prit la main du gamin et la serra de toutes ses forces.

« Désormais, jusqu’à ce que nous franchissions les portes de la cité, je marcherai les yeux fermés ; 242

il faut que tu me guides, dit-il à l’enfant. Si je meurs en cours de route, fais ce que tu m’as demandé de faire : reconstruis Akbar, même si pour cela il te faut d’abord grandir, puis apprendre à couper le bois ou à tailler la pierre. »

L’enfant resta silencieux. Élie ferma les yeux et se laissa guider. Il écoutait le bruit du vent et le son de ses pas sur le sable.

Il se rappela Moïse. Après qu’il eut libéré et conduit le peuple élu dans le désert, surmontant d’énormes difficultés, Dieu l’avait empêché d’entrer en Canaan. Alors, Moïse avait dit : « Permets que je passe de l’autre côté, et que je voie le bon pays qui est au-delà du Jourdain. »

Mais le Seigneur s’était indigné de sa requête.

Et il avait répondu : « Assez. Cesse de me parler de cela. Lève les yeux vers l’ouest et vers le nord, vers le sud et vers l’est ; regarde de tous tes yeux car tu ne passeras pas le Jourdain que voici. »

Ainsi le Seigneur avait-il récompensé Moïse pour sa longue et rude tâche : il ne lui avait pas permis de poser le pied en Terre promise. Que serait-il arrivé s’il avait désobéi ?

Élie tourna de nouveau sa pensée vers les cieux.

« Seigneur, cette bataille n’a pas eu lieu entre les Assyriens et les Phéniciens, mais entre Toi et moi. Tu ne m’as pas averti de notre guerre singu-lière et – comme toujours – Tu as gagné et fait 243

accomplir Ta volonté. Tu as détruit la femme que j’ai aimée et la cité qui m’a accueilli quand j’étais loin de ma patrie. »

Le vent souffla plus fort à ses oreilles. Élie eut peur, mais il continua :

« Il m’est impossible de faire revenir la femme, mais je peux changer le destin de Ton œuvre de destruction. Moïse a accepté Ta volonté, et il n’a pas franchi le fleuve. Moi, je poursuivrai : tue-moi sur-le-champ, car, si Tu me laisses arriver jusqu’aux portes de la cité, je reconstruirai ce que Tu as voulu faire disparaître de la surface de la terre. Et j’irai contre Ta décision. »

Il se tut. Il fit le vide dans son esprit et attendit la mort. Pendant très longtemps, il se concentra seulement sur le son des pas dans le sable ; il ne voulait pas entendre la voix des anges ou les menaces du Ciel. Son cœur était libre et il n’avait plus peur de ce qui pourrait lui arriver. Cependant, dans les profondeurs de son âme, quelque chose commença à le perturber – comme s’il avait oublié un élément d’importance.

Longtemps après, l’enfant s’arrêta et secoua le bras d’Élie.

« Nous sommes arrivés », dit-il.

Il ouvrit les yeux. Le feu du ciel n’était pas des-cendu sur lui et les murailles en ruine d’Akbar l’entouraient.

244

*

Il regarda l’enfant qui lui tenait les mains comme s’il craignait qu’il ne s’échappât.

L’aimait-il ? Il l’ignorait. Mais ces réflexions pouvaient être remises à plus tard ; il avait maintenant une tâche à accomplir – la première depuis des années qui ne lui fût pas imposée par Dieu.

De là où ils se tenaient, ils pouvaient sentir l’odeur de brûlé. Des charognards tournoyaient dans le ciel, attendant le moment propice pour dévorer les cadavres de sentinelles qui pourris-saient sur le sol. Élie prit l’épée à la ceinture d’un soldat mort. Dans la confusion de la nuit pré-

cédente, les Assyriens avaient oublié de ramasser les armes qui se trouvaient hors de la cité.

« Pourquoi prends-tu cette épée ? demanda l’enfant.

– Pour me défendre.

– Les Assyriens sont partis.

– Il est tout de même bon d’en avoir une sur moi. Nous devons nous tenir prêts. »

Sa voix tremblait. Il était impossible de savoir ce qui se passerait lorsqu’ils franchiraient la muraille à moitié démolie, mais il était prêt à tuer quiconque tenterait de l’humilier.

« J’ai été détruit comme cette cité, dit-il à 245

l’enfant. Mais, de même que cette cité, je n’ai pas encore terminé ma mission. »

Le gamin sourit.

« Tu parles comme autrefois, dit-il.

– Ne te laisse pas abuser par les mots. Avant, j’avais l’objectif de chasser du trône Jézabel et de rendre Israël au Seigneur, mais maintenant qu’Il nous a oubliés, nous aussi nous devons L’oublier.

Ma mission consiste à accomplir ce que tu me demandes. »

L’enfant le regarda, méfiant :

« Sans Dieu, ma mère ne reviendra pas d’entre les morts. »

Élie lui caressa la tête.

« Seul le corps de ta mère s’en est allé. Elle est toujours parmi nous et, comme elle nous l’a dit, elle est Akbar. Nous devons l’aider à retrouver sa beauté. »

*

La cité était quasi déserte. Des vieux, des femmes et des enfants erraient dans les rues –

répétant la scène qu’il avait vue durant la nuit de l’invasion. Ils semblaient ne pas savoir quoi faire, quoi décider.

Chaque fois qu’ils croisaient quelqu’un, l’enfant remarquait qu’Élie serrait de toutes ses forces 246

la poignée de l’épée. Mais les gens leur manifes-taient de l’indifférence : la plupart reconnaissaient le prophète d’Israël, certains le saluaient de la tête, et personne ne lui adressait la moindre parole – même de haine.

« Ils ont perdu jusqu’au sentiment de la colère », pensa-t-il, regardant vers la Cinquième Montagne, dont le sommet restait couvert de ses éternels nuages. Alors il se rappela les paroles du Seigneur :

« Je jetterai vos cadavres sur les cadavres de vos dieux ; mon âme se lassera de vous. Votre pays sera dévasté et vos cités seront désertées.

Et ceux d’entre vous qui resteront, je leur mettrai dans le cœur une telle anxiété que le bruit d’une feuille qui bouge les poursuivra.

Et ils tomberont sans que personne ne les poursuive. »

« VOILÀ CE QUE TU AS FAIT, SEIGNEUR : TU AS TENU

Ta parole, et les morts vivants continuent d’errer sur la terre. Et Akbar est la cité choisie pour les abriter. »

Ils gagnèrent tous deux la place principale, s’assirent sur des décombres et regardèrent alentour. La destruction semblait avoir été plus rigoureuse et implacable qu’il ne l’avait pensé ; la plupart des toits s’étaient écroulés, la saleté et les insectes prenaient possession de tout.

« Il faut enlever les morts, dit-il. Ou bien la peste entrera dans la cité par la grande porte. »

L’enfant gardait les yeux baissés.

« Lève la tête, dit Élie. Nous devons beaucoup travailler pour que ta mère soit contente. »

Mais le gamin n’obéit pas ; il commençait à comprendre que, quelque part dans ces ruines, se trouvait le corps qui lui avait donné la vie, et que 248

ce corps était dans le même état que tous les autres épars autour de lui.

Élie n’insista pas. Il se leva, prit un cadavre sur ses épaules et le porta au centre de la place. Il ne parvenait pas à se rappeler les recommandations du Seigneur sur l’enterrement des morts ; tout ce qu’il devait faire, c’était empêcher que ne survînt la peste, et la seule solution était de les incinérer.

Il travailla ainsi toute la matinée. L’enfant ne quitta pas cet endroit et ne leva pas les yeux un instant, mais il tint la promesse qu’il avait faite à sa mère : pas une larme ne tomba sur le sol d’Akbar.

Une femme s’arrêta et resta un moment à observer l’activité d’Élie.

« L’homme qui résolvait les problèmes des vivants débarrasse les corps des morts, remarqua-t-elle.

– Où sont donc les hommes d’Akbar ?

demanda Élie.

– Ils sont partis et ont emporté le peu qui restait. Il n’y a plus rien qui vaille la peine de s’attar-der ici. Les seuls à n’avoir pas quitté la cité sont ceux qui étaient incapables de le faire : les vieux, les veuves et les orphelins.

– Mais ils étaient ici depuis des générations !

On ne peut pas renoncer aussi facilement.

– Essaie d’expliquer cela à quelqu’un qui a tout perdu.

249

– Aide-moi, dit Élie tout en prenant un des corps sur son dos puis en le mettant sur le tas.

Nous allons les incinérer pour que le dieu de la peste ne vienne pas nous rendre visite. Il a horreur de l’odeur de la chair qui brûle.

– Que vienne le dieu de la peste, répliqua la femme. Et qu’il nous emporte tous, le plus vite possible. »

Élie continua son travail. La femme s’assit à côté de l’enfant et le regarda faire. Quelque temps après, elle s’approcha de nouveau.

« Pourquoi désires-tu sauver une cité condamnée ?

– Si je m’arrête pour réfléchir, je me retrouverai incapable d’agir comme je le veux », répondit-il.

Le vieux berger avait raison : oublier son passé d’incertitudes et se créer une nouvelle histoire était la seule issue. L’ancien prophète était mort avec la femme dans l’incendie de sa maison ; maintenant, il était un homme sans foi en Dieu, habité de nombreux doutes. Mais il était en vie, même après avoir bravé la malédiction divine.

S’il voulait poursuivre sa route, il devait suivre ses conseils.

La femme choisit un corps plus léger et le traîna par les pieds jusqu’au tas qu’Élie avait commencé.

250

« Ce n’est pas par peur du dieu de la peste, dit-elle. Ni pour Akbar, puisque les Assyriens reviendront bientôt. C’est pour le gamin assis là, tête basse ; il doit comprendre qu’il a encore la vie devant lui.

– Merci, dit Élie.

– Ne me remercie pas. Quelque part dans ces ruines, nous trouverons le corps de mon fils. Il avait à peu près le même âge que ce gamin. »

Elle mit sa main sur son visage et pleura abondamment. Élie la prit délicatement par le bras.

« La douleur que toi et moi ressentons ne passera jamais, mais le travail nous aidera à la supporter. La souffrance n’a pas la force de meurtrir un corps fatigué. »

Ils consacrèrent la journée entière à cette tâche macabre, ramasser et empiler les morts ; la plupart étaient des jeunes gens que les Assyriens avaient pris pour des membres de l’armée d’Akbar. Mais plus d’une fois il reconnut des amis, et il pleura, sans toutefois interrompre sa besogne.

*

À la fin de l’après-midi, ils étaient épuisés.

Pourtant, le travail réalisé était loin de suffire ; et aucun autre habitant d’Akbar ne leur avait prêté main-forte.

251

Ils revinrent tous les deux près de l’enfant.

Pour la première fois, il leva la tête.

« J’ai faim, dit-il.

– Je vais chercher quelque chose, répondit la femme. Il y a suffisamment de nourriture cachée dans les habitations d’Akbar : les gens s’étaient préparés à un siège prolongé.

– Apporte de la nourriture pour toi et moi, parce que nous prenons soin de la cité à la sueur de notre front, répliqua Élie. Mais si ce petit veut manger, il devra se débrouiller tout seul. »

La femme comprit ; elle aurait agi de la même manière avec son fils. Elle se rendit jusqu’à l’endroit où auparavant s’élevait sa maison ; les pillards avaient quasiment tout retourné à la recherche d’objets de valeur, et sa collection de vases, créés par les grands maîtres verriers d’Akbar, gisait en morceaux sur le sol. Mais elle trouva les fruits secs et la farine qu’elle avait stockés.

Elle retourna sur la place et partagea sa nourriture avec Élie. L’enfant ne dit rien.

Un vieux s’approcha :

« J’ai vu que vous aviez passé la journée entière à ramasser les corps. Vous perdez votre temps. Ne savez-vous pas que les Assyriens reviendront, une fois Tyr et Sidon conquises ? Que le dieu de la peste vienne donc s’installer ici, pour les détruire aussi.

252

– Nous ne faisons pas cela pour eux, ni pour nous-mêmes, répliqua Élie. Elle travaille dans le but d’enseigner à un enfant qu’il existe un avenir.

Et moi, je le fais pour montrer qu’un passé n’est plus.

– Ainsi, le prophète n’est plus une menace pour la grande princesse de Tyr : quelle surprise !

Jézabel gouvernera Israël jusqu’à la fin de ses jours, et nous aurons toujours un endroit où nous réfugier, si les Assyriens ne sont pas généreux avec les vaincus. »

Élie resta silencieux. Le nom qui autrefois lui inspirait tant de haine sonnait maintenant d’une manière étrangement lointaine.

« Akbar sera reconstruite, de toute façon, insista le vieillard. Ce sont les dieux qui choisissent les lieux où l’on élève les cités, et ils ne vont pas l’abandonner ; mais nous pouvons laisser ce travail aux générations futures.

– Nous pouvons. Mais nous n’allons pas le faire. »

Élie tourna le dos au vieil homme, mettant fin à la conversation.

*

Ils dormirent tous les trois à la belle étoile. La femme prit l’enfant dans ses bras et remarqua 253

que la faim faisait gronder son estomac. Elle pensa lui donner un peu de nourriture ; mais elle changea aussitôt d’avis : la fatigue physique diminuait réellement la douleur, et cet enfant, qui paraissait souffrir beaucoup, devait s’occuper à quelque chose. La faim le persuaderait peut-être de travailler.

LE LENDEMAIN, ÉLIE ET LA FEMME REPRIRENT LEUR

ouvrage. Le vieillard qui s’était approché la veille revint les voir.

« Je n’ai rien à faire et je pourrais vous aider, dit-il. Mais je suis trop faible pour porter les corps.

– Alors, rassemble le petit bois et les briques.

Tu nettoieras les cendres. »

Le vieux se mit au travail.

*

Quand le soleil atteignit le zénith, Élie s’assit par terre, épuisé. Il savait que son ange était à ses côtés mais il ne pouvait plus l’entendre. « À quoi bon ? Il a été incapable de m’aider quand j’en avais besoin, maintenant je ne veux pas de ses conseils ; tout ce que je dois faire, c’est laisser 255

cette cité en ordre, montrer à Dieu que je suis capable de L’affronter, et ensuite partir où je le désirerai. »

Jérusalem n’était pas loin, à sept jours de marche seulement, sans passages difficiles, mais là-bas il était recherché comme traître. Il valait peut-être mieux aller à Damas, ou trouver un emploi de scribe dans une cité grecque.

Il sentit qu’on le touchait. Il se retourna et vit l’enfant, un petit vase à la main.

« Je l’ai trouvé dans une maison », dit le gamin, et il le lui tendit.

Il était plein d’eau. Élie but jusqu’à la dernière goutte.

« Mange quelque chose, dit-il. Tu travailles, tu mérites ta récompense. »

Pour la première fois depuis la nuit de l’invasion, un sourire apparut sur les lèvres du gamin, qui se précipita vers l’endroit où la femme avait laissé les fruits et la farine.

Élie se remit au travail ; il entrait dans les maisons en ruine, écartait les décombres, prenait les corps et les portait jusqu’au tas amoncelé au centre de la place. Le pansement que le berger lui avait fait au bras était tombé, mais cela n’avait pas d’importance ; il devait se prouver à lui-même qu’il était assez fort pour reconquérir sa dignité.

256

Le vieux, qui maintenant rassemblait les ordures répandues sur la place, avait raison ; d’ici peu, les ennemis seraient de retour, récoltant les fruits de ce qu’ils n’avaient pas semé. Élie épar-gnait du travail aux assassins de la seule femme qu’il avait aimée de toute sa vie, puisque les Assyriens, étant superstitieux, reconstruiraient Akbar de toute manière. D’après leurs croyances, les dieux avaient disposé les cités selon un ordre bien précis, en harmonie avec les vallées, les animaux, les fleuves, les mers. Dans chacune d’elles, ils avaient conservé un lieu sacré où se reposer durant leurs longs voyages de par le monde.

Lorsqu’une cité était détruite, il y avait toujours un grand risque que les cieux ne tombent sur la terre.

La légende racontait que le fondateur d’Akbar, venant du nord, était passé par là, voilà des siècles. Il décida de dormir sur place et, pour marquer l’endroit où il avait laissé ses affaires, il enfonça une baguette de bois dans le sol. Le lendemain, comme il ne réussissait pas à l’arracher, il comprit la volonté de l’univers ; il marqua d’une pierre l’endroit où le miracle s’était produit et découvrit une source non loin de là. Peu à peu, des tribus s’installèrent à proximité de la pierre et du puits : Akbar était née.

Le gouverneur avait expliqué une fois à Élie 257

que, selon la tradition phénicienne, toute cité était le troisième point, l’élément de liaison entre la volonté des cieux et celle de la terre. L’univers faisait que la semence se transformât en plante, le sol lui permettait de se développer, les hommes la cueillaient et la portaient à la cité, où ils consa-craient aux dieux les offrandes avant de les abandonner sur les montagnes sacrées. Même s’il n’avait pas beaucoup voyagé, Élie savait que de nombreuses nations dans le monde partageaient cette vision.

Les Assyriens avaient peur de priver de nourriture les dieux de la Cinquième Montagne ; ils ne désiraient pas mettre fin à l’équilibre de l’univers.

« Pourquoi pensé-je tout cela si cette lutte est une lutte entre ma volonté et celle du Seigneur qui m’a laissé seul au beau milieu de mes tribulations ? »

L’impression qu’il avait eue la veille au moment où il bravait Dieu revint. Il oubliait un élément important, et il avait beau chercher dans sa mémoire, il ne parvenait pas à s’en souvenir.

UN AUTRE JOUR PASSA. ILS AVAIENT DÉJÀ RASSEMBLÉ LA plupart des corps, quand une femme inconnue s’approcha.

« Je n’ai rien à manger, dit-elle.

– Nous non plus, répliqua Élie. Hier et aujourd’hui nous avons partagé en trois la part destinée à une personne. Va voir où l’on peut trouver des aliments et tiens-moi au courant.

– Comment le découvrir ?

– Demande aux enfants. Ils savent tout. »

Depuis qu’il lui avait offert de l’eau, le gamin paraissait reprendre un peu goût à la vie. Élie l’avait envoyé ramasser les ordures et les débris avec le vieux, mais il n’avait pas réussi à le faire travailler très longtemps ; maintenant il jouait en compagnie d’autres enfants dans un coin de la place.

« Cela vaut mieux. Il aura bien le temps de 259

suer, une fois adulte. » Mais il ne regrettait pas de lui avoir fait endurer la faim une nuit entière, sous prétexte qu’il devait travailler ; s’il l’avait traité en pauvre orphelin, victime de la méchan-ceté des guerriers assyriens, jamais il ne serait sorti de la dépression dans laquelle il était plongé lorsqu’ils étaient revenus dans la cité. Doréna-vant il avait l’intention de le laisser quelques jours tout seul trouver ses propres réponses à ce qui s’était passé.

« Comment les enfants peuvent-ils savoir quelque chose ? insista la femme qui lui avait demandé à manger.

– Vois par toi-même. »

La femme et le vieux qui aidaient Élie la virent discuter avec les enfants qui jouaient dans la rue.

Ils lui dirent quelques mots, elle se retourna, sourit et disparut au coin de la place.

« Comment as-tu découvert que les enfants savaient ? demanda le vieux.

– Parce que j’ai été gamin, et je sais que les enfants n’ont pas de passé, répondit-il, se rappe-lant de nouveau la conversation avec le berger. Ils ont été horrifiés par la nuit de l’invasion mais ils ne s’en soucient déjà plus ; la cité est transformée en un immense parc où ils peuvent aller et venir sans être dérangés. Tôt ou tard, ils devaient bien tomber sur la nourriture stockée par les habitants d’Akbar pour soutenir le siège.

260

« Un enfant peut toujours enseigner trois choses à un adulte : être content sans raison, s’occuper toujours à quelque chose, et savoir exiger – de toutes ses forces – ce qu’il désire. C’est à cause de ce gosse que je suis revenu à Akbar. »

*

Cet après-midi-là, d’autres vieillards et d’autres femmes participèrent au ramassage des morts. Les enfants éloignaient les charognards et apportaient des morceaux de bois et de tissu.

Quand la nuit tomba, Élie mit feu à la montagne de corps. Les survivants d’Akbar contemplèrent en silence la fumée qui s’élevait vers les cieux.

Sa tâche terminée, Élie s’effondra de fatigue.

Mais avant de dormir, il éprouva de nouveau la sensation qu’il avait eue le matin même : un élé-

ment capital luttait désespérément pour lui revenir en mémoire. Ce n’était rien qu’il eût appris pendant le temps qu’il avait passé à Akbar, mais une histoire ancienne, qui semblait donner sens à tout ce qui était en train de se produire.

« CETTE NUIT-LÀ, UN HOMME LUTTA AVEC JACOB

jusqu’au lever du jour. Voyant qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il lui dit : “ Laisse-moi partir. ”

Jacob répondit : “ Je ne te laisserai pas, que tu ne m’aies béni. ”

Alors l’homme lui dit : “ Comme un prince, tu as lutté avec Dieu. Comment t’appelles-tu ? ”

Jacob dit son nom, et l’homme répondit :

“ Désormais, tu t’appelleras Israël. ” »

ÉLIE SE RÉVEILLA D’UN BOND ET REGARDA LE FIRMAment. Voilà l’histoire qui manquait !

Longtemps auparavant, alors que le patriarche Jacob avait installé son camp, quelqu’un entra dans sa tente au cours de la nuit et lutta avec lui jusqu’au lever du soleil. Jacob accepta le combat, bien qu’il sût que son adversaire était le Seigneur.

À l’aube, il n’était toujours pas vaincu, et le combat ne prit fin que lorsque Dieu accepta de le bénir.

L’histoire s’était transmise de génération en génération afin que personne ne l’oubliât jamais : quelquefois il était nécessaire de lutter avec Dieu.

Tout être humain, à un moment donné, voyait une tragédie traverser sa vie ; ce pouvait être la destruction d’une cité, la mort d’un enfant, une accusation sans preuve, une maladie qui le laissait invalide à tout jamais. À cet instant, Dieu le 263

mettait au défi de L’affronter et de répondre à Sa question : « Pourquoi t’accrocher autant à une existence si courte et si pleine de souffrances ?

Quel est le sens de ta lutte ? »

L’homme qui ne savait répondre se résignait.

Mais celui qui cherchait un sens à l’existence trouvait que Dieu avait été injuste, et il bravait le destin. C’est alors qu’un autre feu descendait des cieux, non pas celui qui tue, mais celui qui détruit les antiques murailles et donne à chaque être humain ses véritables possibilités. Les lâches ne laissent jamais cette flamme embraser leur cœur

– tout ce qu’ils désirent, c’est que la situation redevienne vite ce qu’elle était auparavant, afin qu’ils puissent continuer de vivre et de penser comme ils y étaient accoutumés. En revanche, les courageux mettent le feu à ce qui était vieux, dépassé, et, même au prix d’une grande souffrance intérieure, ils abandonnent tout, y compris Dieu, et vont de l’avant.

« Les courageux sont toujours têtus. »

Du ciel, le Seigneur sourit de contentement : c’était cela qu’Il voulait, que chacun prît en main la responsabilité de sa propre vie. Finalement, il avait donné à ses enfants le plus grand de tous les dons : la capacité de choisir et de décider de leurs actes.

Seuls les hommes et les femmes ayant le feu 264

sacré avaient le courage de L’affronter. Et eux seuls connaissaient la voie du retour vers Son amour, car ils comprenaient enfin que la tragédie n’était pas une punition, mais un défi.

Élie revit chacun de ses pas ; depuis qu’il avait quitté la charpenterie, il avait accepté sa mission sans discuter. Même si elle était juste – et il pensait qu’elle l’était –, il n’avait jamais eu l’occasion de regarder ce qui se passait sur les chemins qu’il s’était refusé à parcourir par peur de perdre sa foi, son dévouement, sa volonté. Il considérait qu’il était très risqué de prendre le chemin des gens ordinaires – il pouvait finir par s’y habituer et aimer ce qu’il voyait. Il ne comprenait pas qu’il était lui aussi comme tout le monde, même s’il entendait des anges et recevait de temps en temps des ordres de Dieu ; il était tellement convaincu de savoir ce qu’il voulait qu’il s’était comporté de la même manière que ceux qui n’avaient jamais pris une décision importante de leur vie.

Il avait échappé au doute, à la défaite, aux moments d’indécision. Mais le Seigneur était généreux, et Il l’avait conduit à l’abîme de l’inévitable pour lui montrer que l’homme a besoin de choisir – et non d’ accepter – son destin.

Bien des années auparavant, par une nuit semblable à celle-ci, Jacob n’avait pas laissé Dieu partir avant qu’Il ne l’ait béni. C’est alors 265

que le Seigneur lui avait demandé : « Comment t’appelles-tu ? »

Telle était la question : avoir un nom. Une fois que Jacob eut répondu, Dieu l’avait baptisé Israël. Chacun a un nom au berceau, mais il doit apprendre à baptiser sa vie du mot qu’il a choisi pour lui donner un sens.

« Je suis Akbar », avait-elle dit.

Il avait fallu la destruction de la cité et la perte de la femme aimée pour qu’Élie comprît qu’il avait besoin d’un nom. Et, à l’instant même, il donna à sa vie le nom de Libération.

*

Il se leva et regarda la place devant lui : la fumée montait encore des cendres de ceux qui avaient perdu la vie. En mettant le feu à ces corps, il avait bravé une coutume très ancienne de son pays qui exigeait que les gens fussent enterrés selon les rites. Il avait lutté avec Dieu et la tradition en décidant l’incinération, mais il sentait qu’il n’avait pas péché, car il fallait une solution nouvelle à un problème nouveau. Dieu était infini dans Sa miséricorde, et implacable dans Sa rigueur à l’égard de ceux qui n’ont pas le courage d’oser.

Il parcourut de nouveau la place du regard : 266

quelques survivants n’étaient pas encore allés se coucher et ils gardaient les yeux fixés sur les flammes, comme si ce feu avait consumé aussi leurs souvenirs, leur passé, les deux cents ans de paix et d’inertie d’Akbar. L’époque de la peur et de l’attente était révolue : il ne restait désormais que la reconstruction ou la défaite.

Comme Élie, eux aussi pouvaient se choisir un nom. Réconciliation, Sagesse, Amant, Pèlerin, il y avait autant de choix que d’étoiles dans le ciel, mais chacun devait donner un nom à sa vie.

Élie se leva et pria :

« J’ai lutté contre Toi, Seigneur, et je n’ai pas honte. Ainsi, j’ai découvert que je suis sur mon chemin parce que je le désire, non parce que cela m’a été imposé par mes parents, par les traditions de mon pays, ou par Toi-même.

« Vers Toi, Seigneur, j’aimerais revenir en cet instant. Je veux T’offrir toute la force de ma volonté, et non la lâcheté de celui qui n’a pas su choisir un chemin différent. Cependant, pour que Tu me confies Ton importante mission, je dois poursuivre cette bataille contre Toi, jusqu’à ce que Tu me bénisses. »

Reconstruire Akbar. Ce qu’Élie prenait pour un défi à Dieu était, en vérité, ses retrouvailles avec Lui.

LA FEMME QUI AVAIT RÉCLAMÉ DE LA NOURRITURE

reparut le lendemain matin. Elle était accompagnée d’autres femmes.

« Nous avons découvert plusieurs dépôts, dit-elle. Comme beaucoup de gens sont morts et que beaucoup d’autres ont fui avec le gouverneur, nous avons des réserves pour un an.

– Trouve de vieilles personnes pour superviser la distribution des aliments, ordonna Élie. Elles ont l’expérience de l’organisation.

– Les vieux n’ont pas envie de vivre.

– Prie-les de venir de toute façon. »

La femme se préparait à partir quand Élie la retint :

« Tu sais écrire en te servant des lettres ?

– Non.

– J’ai appris, et je peux t’enseigner. Cela te sera utile pour m’aider à administrer la cité.

268

– Mais les Assyriens vont revenir.

– Quand ils arriveront, ils auront besoin de notre aide pour gérer les affaires de la cité.

– Pourquoi faire cela pour l’ennemi ?

– Fais-le pour que chacun puisse donner un nom à sa vie. L’ennemi n’est qu’un prétexte pour mettre à l’épreuve notre force. »

Les vieux vinrent, ainsi qu’il l’avait prévu.

« Akbar a besoin de votre aide, leur dit Élie. Et devant cela, vous ne pouvez pas vous offrir le luxe d’être vieux ; nous avons besoin de la jeunesse que vous aviez jadis et que vous avez perdue.

– Nous ne savons pas où la retrouver, répondit l’un d’eux. Elle a disparu avec les rides et les désillusions.

– Ce n’est pas vrai. Vous n’avez jamais eu d’illusions, et c’est pour cette raison que la jeunesse se cache. Il est temps de la retrouver, puisque nous avons un rêve commun : reconstruire Akbar.

– Comment pouvons-nous réaliser quelque chose d’impossible ?

– Avec enthousiasme. »

Les yeux voilés par la tristesse et le décourage-ment voulaient briller de nouveau. Ce n’étaient plus les habitants bons à rien qui allaient assister aux jugements en quête d’un sujet de conversation pour la fin de l’après-midi ; ils avaient main-269

tenant devant eux une mission importante, ils étaient nécessaires.

Les plus résistants séparèrent les matériaux encore utilisables des maisons qui avaient été très endommagées et s’en servirent pour remettre en état celles qui tenaient encore debout. Les plus âgés aidèrent à disperser dans les champs les cendres des cadavres incinérés, afin qu’on se rappelât les morts de la cité lors de la prochaine récolte ; d’autres se chargèrent de séparer les grains emmagasinés dans toute la cité dans le plus grand désordre, de fabriquer le pain et de tirer l’eau du puits.

DEUX NUITS PLUS TARD, ÉLIE RÉUNIT TOUS LES

habitants sur la place, nettoyée maintenant de la plus grande partie des décombres. On alluma des torches et il prit la parole :

« Nous n’avons pas le choix. Nous pouvons laisser l’étranger faire ce travail, mais alors cela signifie que nous renonçons à la seule chance que nous offre une tragédie : celle de reconstruire notre vie.

« Les cendres des morts que nous avons inciné-

rés il y a quelques jours vont nourrir des plantes qui naîtront au printemps. Le fils perdu la nuit de l’invasion s’est changé en de nombreux enfants qui courent librement dans les rues détruites et s’amusent à envahir des lieux interdits et des maisons qu’ils n’avaient jamais connues. Jusqu’à présent, seuls les enfants ont été capables de surmonter les événements parce qu’ils n’ont pas de 271

passé – pour eux, tout ce qui compte est le moment présent. Alors, essayons d’agir comme eux.

– Un homme peut-il éteindre dans son cœur la douleur d’une perte ? demanda une femme.

– Non. Mais il peut se réjouir d’avoir gagné quelque chose. »

Élie se retourna et montra la cime de la Cinquième Montagne, toujours couverte de nuages.

La destruction des murailles la rendait visible du centre de la place.

« Je crois en un Seigneur unique, mais vous, vous pensez que les dieux habitent dans ces nuages, au sommet de la Cinquième Montagne. Je ne veux pas discuter maintenant pour savoir si mon Dieu est plus fort ou plus puissant que les vôtres ; je ne veux pas évoquer nos différences, mais nos ressemblances. La tragédie nous a réunis en un sentiment commun : le désespoir. Pourquoi est-ce arrivé ? Parce que nous pensions que tout avait trouvé une réponse et une solution dans nos âmes, et nous ne pouvions accepter le moindre changement.

« Vous et moi, nous appartenons à des nations commerçantes, mais nous savons aussi nous comporter en guerriers, poursuivit-il. Et un guerrier est toujours conscient du motif pour lequel cela vaut la peine de lutter. Il n’entreprend pas 272

des combats dénués d’intérêt, et il ne perd jamais son temps en provocations.

« Un guerrier accepte la défaite. Il ne la traite pas comme un événement indifférent, ni ne tente de la transformer en victoire. La douleur de la perte le rend amer, il souffre de la froideur et la solitude le désespère. Une fois qu’il est passé par tout cela, il lèche ses blessures et prend un nouveau départ. Un guerrier sait que la guerre est faite de nombreuses batailles ; il va de l’avant.

« Des tragédies surviennent. Nous pouvons en découvrir la raison, en rendre les autres coupables, imaginer combien nos vies auraient été différentes sans elles. Mais rien de tout cela n’a d’importance : elles sont arrivées, point. Dès lors, nous devons oublier la peur qu’elles ont suscitée et entreprendre la reconstruction.

« Chacun de vous se donnera désormais un nom nouveau. Ce sera un nom sacré, qui synthé-

tise tout ce pour quoi vous avez rêvé de vous battre. Je me suis choisi le nom de Libération. »

La place resta silencieuse un certain temps.

Alors, la femme qui la première avait aidé Élie se leva.

« Mon nom est Retrouvailles, dit-elle.

– Je m’appelle Sagesse », déclara un vieux.

Le fils de la veuve qu’Élie avait tant aimée s’écria :

273

« Mon nom est Alphabet. »

Les gens éclatèrent de rire. Honteux, l’enfant se rassit.

« Comment peut-on s’appeler Alphabet ? »

cria un autre enfant.

Élie aurait pu intervenir mais il était bon que le garçon apprît à se défendre tout seul.

« Parce que c’est ce que faisait ma mère, dit le gamin. Chaque fois que je regarderai les lettres dessinées, je penserai à elle. »

Cette fois, personne ne rit. Un à un, les orphelins, les veuves et les vieillards d’Akbar annoncèrent leur nom et leur nouvelle identité. La cérémonie terminée, Élie conseilla à tout le monde de se coucher tôt : ils devaient se remettre au travail le lendemain matin.

Il prit l’enfant par la main et ils regagnèrent l’endroit de la place où ils avaient étendu quelques tissus en forme de tente.

À partir de cette nuit-là, il lui enseigna l’écriture de Byblos.

LES JOURS DEVINRENT DES SEMAINES, ET AKBAR

changeait de visage. L’enfant avait rapidement appris à dessiner les lettres et il parvenait désormais à créer des mots qui avaient un sens. Élie le chargea d’écrire sur des tablettes d’argile l’histoire de la reconstruction de la cité.

Les plaques d’argile étaient cuites dans un four improvisé, transformées en céramique et soigneusement archivées par un couple de vieillards.

Lors des réunions qui se tenaient chaque soir, Élie demandait aux vieux de raconter ce qu’ils avaient vu dans leur enfance et il enregistrait le plus grand nombre d’histoires possible.

« Nous conserverons la mémoire d’Akbar dans un matériau que le feu ne peut détruire, expliquait-il. Un jour, nos enfants et petits-enfants sauront que la défaite n’a pas été acceptée et que l’inévitable a été surmonté. Cela peut leur servir d’exemple. »

275

Toutes les nuits, après l’étude avec le gamin, Élie marchait dans la cité déserte, il allait jusqu’au début de la route menant à Jérusalem, songeait à partir, puis y renonçait.

Le poids de sa tâche l’obligeait à se concentrer sur le présent. Il savait que les habitants d’Akbar comptaient sur lui pour la reconstruction ; il les avait déçus une fois, le jour où il s’était montré incapable d’empêcher la mort de l’espion, et d’éviter la guerre. Pourtant, Dieu offre toujours une seconde chance à ses enfants, et il devait saisir l’opportunité nouvelle. En outre, il s’attachait de plus en plus à l’enfant ; il voulait lui enseigner non seulement les caractères de Byblos, mais la foi dans le Seigneur et la sagesse de ses ancêtres.

Cependant, il n’oubliait pas que, dans son pays, régnaient une princesse et un dieu étranger.

Il n’y avait plus d’anges tenant des épées de feu ; il était libre de partir quand il voulait et de faire ce que bon lui semblait.

Toutes les nuits, il songeait à s’en aller. Et toutes les nuits, il levait les mains vers le ciel et priait :

« Jacob a lutté la nuit entière et il a été béni à l’aurore. J’ai lutté contre Toi pendant des jours, des mois, et Tu refuses de m’écouter. Mais si Tu regardes autour de Toi, Tu sauras que je suis en train de vaincre : Akbar se relève de ses ruines et 276

je vais reconstruire ce que Toi, en te servant des épées des Assyriens, Tu as transformé en cendres et en poussière.

« Je lutterai avec Toi jusqu’à ce que Tu me bénisses, et que Tu bénisses les fruits de mon travail. Un jour, Tu devras me répondre. »

*

Femmes et enfants apportaient l’eau dans les champs et luttaient contre la sécheresse qui paraissait sans fin. Un jour que le soleil implacable brillait de toute sa force, Élie entendit ce commentaire :

« Nous travaillons sans arrêt, nous ne pensons plus aux douleurs de cette nuit-là, et nous oublions même que les Assyriens reviendront dès qu’ils auront fini de mettre à sac Tyr, Sidon, Byblos et toute la Phénicie. Cela nous a fait du bien.

« Cependant, parce que nous sommes très concentrés sur la reconstruction de la cité, rien ne semble changer ; nous ne voyons pas le résultat de notre effort. »

Élie médita quelque temps sur ces paroles. Il exigea désormais que, au terme de chaque journée de travail, les gens se réunissent au pied de la Cinquième Montagne pour contempler ensemble le coucher du soleil.

277

Ils étaient en général tellement fatigués qu’ils échangeaient à peine un mot, mais ils découvraient combien il était important de laisser sa pensée errer sans but, comme les nuages dans le ciel. Ainsi, l’anxiété abandonnait leur cœur et tous retrouvaient la force et l’inspiration nécessaires pour le lendemain.

À SON RÉVEIL, ÉLIE ANNONÇA QU’IL N’IRAIT PAS

travailler.

« Aujourd’hui, dans mon pays, on célèbre le jour du Pardon.

– Il n’y a pas de péché dans ton âme, remarqua une femme. Tu as fait de ton mieux.

– Mais la tradition doit être maintenue. Et je la respecterai. »

Les femmes allèrent porter l’eau dans les champs, les vieux retournèrent à leur tâche, élever des murs et façonner des portes et des fenêtres en bois. Les enfants aidaient à mouler les petites briques d’argile qui, plus tard, seraient cuites dans le feu. Élie les contempla, une joie immense dans le cœur. Ensuite, il quitta Akbar et se rendit dans la vallée.

Il marcha sans but, faisant les prières qu’il avait apprises enfant. Le soleil n’était pas encore 279

complètement levé et, de là où il se trouvait, il voyait l’ombre gigantesque de la Cinquième Montagne recouvrir une partie de la vallée. Il eut un horrible pressentiment : cette lutte entre le Dieu d’Israël et les dieux des Phéniciens allait se prolonger durant des générations et des millé-

naires.

*

Il se rappela qu’un soir il était monté jusqu’au sommet de la montagne et qu’il avait conversé avec un ange ; mais, depuis qu’Akbar avait été détruite, plus jamais il n’avait entendu les voix venant du ciel.

« Seigneur, aujourd’hui c’est le jour du Pardon, et la liste des péchés que j’ai commis envers Toi est longue », dit-il en se tournant en direction de Jérusalem. « J’ai été faible, parce que j’ai oublié ma propre force. J’ai été compatissant quand j’aurais dû être dur. Je n’ai pas choisi, de crainte de prendre de mauvaises décisions. J’ai renoncé avant l’heure, et j’ai blasphémé lorsque j’aurais dû remercier.

« Cependant, Seigneur, Tes péchés envers moi forment aussi une longue liste. Tu m’as fait souffrir plus que nécessaire, emportant de ce monde quelqu’un que j’aimais. Tu as détruit la cité qui 280

m’a accueilli, Tu as fait échouer ma quête, Ta dureté m’a presque fait oublier l’amour que j’ai pour Toi. Pendant tout ce temps, j’ai lutté avec Toi, et Tu n’admets pas la dignité de mon combat.

« Si nous comparons la liste de mes péchés et la liste des Tiens, Tu verras que Tu as une dette envers moi. Mais, comme aujourd’hui c’est le jour du Pardon, Tu me pardonnes et je Te pardonne, pour que nous puissions continuer à marcher ensemble. »

À ce moment le vent souffla, et il sentit que son ange lui parlait : « Tu as bien fait, Élie. Dieu a accepté ton combat. »

Des larmes coulèrent de ses yeux. Il s’agenouilla et embrassa le sol aride de la vallée.

« Merci d’être venu, parce que j’ai encore un doute : n’est-ce pas un péché d’agir ainsi ? »

L’ange répondit :

« Quand un guerrier lutte avec son instructeur, l’offense-t-il ?

– Non, c’est la seule manière d’apprendre la technique dont il a besoin.

– Alors continue jusqu’à ce que le Seigneur t’appelle et te renvoie en Israël, reprit l’ange.

Lève-toi et continue à prouver que ta lutte a un sens, parce que tu as su traverser le courant de l’Inévitable. Beaucoup y naviguent et font nau-281

frage ; d’autres sont rejetés vers des lieux qui ne leur étaient pas destinés. Mais toi, tu affrontes la traversée avec dignité, tu sais contrôler la direction de ton bateau et tu t’efforces de transformer la douleur en action.

– Dommage que tu sois aveugle, dit Élie.

Sinon tu verrais comme les orphelins, les veuves et les vieillards ont été capables de reconstruire une cité. Bientôt, tout redeviendra comme avant.

– J’espère que non, répliqua l’ange. Finalement, ils ont payé le prix fort pour que leurs vies changent. »

Élie sourit. L’ange avait raison.

« J’espère que tu te comporteras comme les hommes à qui l’on offre une seconde chance : ne commets pas deux fois la même erreur. N’oublie jamais la raison de ta vie.

– Je n’oublierai pas », répondit-il, content que l’ange fût revenu.

LES CARAVANES N’EMPRUNTAIENT PLUS LE CHEMIN DE

la vallée ; les Assyriens avaient dû détruire les routes et modifier les voies commerciales. Chaque jour, des enfants montaient dans la seule tour des remparts qui avait échappé à la destruction ; ils étaient chargés de surveiller l’horizon et d’avertir au cas où les guerriers ennemis reviendraient.

Élie projetait de les recevoir avec dignité et de leur remettre le commandement. Alors, il pourrait partir.

Mais, chaque jour qui passait, il sentait qu’Akbar faisait partie de sa vie. Sa mission n’était peut-être pas de chasser Jézabel du trône, mais de rester là, avec ces gens, jusqu’à sa mort, jouant l’humble rôle de serviteur du conquérant assyrien. Il aiderait à rétablir les voies commerciales, il apprendrait la langue de l’ennemi et, dans ses moments de repos, il pourrait s’occuper 283

de la bibliothèque qui s’enrichissait de plus en plus.

Ce que l’on avait pris, une certaine nuit perdue dans le temps, pour la fin d’une cité signifiait maintenant la possibilité de la rendre encore plus belle. Les travaux de reconstruction comprenaient l’élargissement des rues, l’installation de toits plus résistants, et un ingénieux système pour porter l’eau du puits jusqu’aux endroits les plus éloignés. Son âme aussi se renouvelait ; chaque jour, il apprenait des vieux, des enfants, des femmes, quelque chose de nouveau. Ce groupe

– qui n’avait pas abandonné Akbar en raison de l’impossibilité absolue où il était de le faire –

formait maintenant une équipe disciplinée et compétente.

« Si le gouverneur avait su qu’ils étaient aussi utiles, il aurait inventé un autre type de défense, et Akbar n’aurait pas été détruite. »

Élie réfléchit un peu et comprit qu’il se trom-pait. Akbar devait être détruite, pour que tous puissent réveiller en eux les forces qui dormaient.

DES MOIS PASSÈRENT, ET LES ASSYRIENS NE DONNAIENT

pas signe de vie. Akbar était maintenant quasi prête et Élie pouvait songer à l’avenir ; les femmes récupéraient les morceaux d’étoffe et en confectionnaient des vêtements. Les vieux réorganisaient les demeures et s’occupaient de l’hygiène de la cité. Les enfants aidaient quand on les solli-citait mais, en général, ils passaient la journée à jouer : c’est la principale obligation des enfants.

Élie vivait avec le gamin dans une petite maison en pierre, reconstruite sur le terrain de ce qui avait été autrefois un dépôt de marchandises.

Chaque soir, les habitants d’Akbar s’asseyaient autour d’un feu sur la place principale et racontaient des histoires qu’ils avaient entendues au cours de leur vie ; avec l’enfant, il notait tout sur les tablettes qu’ils faisaient cuire le lendemain. La bibliothèque grossissait à vue d’œil.

285

La femme qui avait perdu son fils apprenait elle aussi les caractères de Byblos. Quand il vit qu’elle savait créer des mots et des phrases, il la chargea d’enseigner l’alphabet au reste de la population ; ainsi, lorsque les Assyriens reviendraient, ils pourraient servir d’interprètes ou de professeurs.

« C’était justement cela que le prêtre voulait éviter », dit un après-midi un vieux qui s’était appelé Océan, car il désirait avoir l’âme aussi vaste que la mer. « Que l’écriture de Byblos survécût et menaçât les dieux de la Cinquième Montagne.

– Qui peut éviter l’inévitable ? » rétorqua-t-il.

Les gens travaillaient le jour, assistaient ensemble au coucher du soleil et contaient des histoires à la veillée.

Élie était fier de son œuvre. Et il l’aimait de plus en plus.

*

Un enfant chargé de la surveillance descendit en courant.

« J’ai vu de la poussière à l’horizon ! dit-il, excité. L’ennemi est de retour ! »

Élie monta dans la tour et constata que l’information était exacte. Il calcula qu’ils arriveraient aux portes d’Akbar le lendemain.

286

L’après-midi, il prévint les habitants qu’ils ne devraient pas assister au coucher du soleil mais se retrouver sur la place. La journée de travail terminée, il rejoignit l’assemblée et remarqua que les gens avaient peur.

« Aujourd’hui nous ne raconterons pas des histoires du passé, et nous n’évoquerons pas les projets d’Akbar, dit-il. Nous allons parler de nous-mêmes. »

Personne ne dit mot.

*

« Il y a quelque temps, la pleine lune a brillé dans le ciel. Ce jour-là, il est arrivé ce que tous nous pressentions, mais que nous ne voulions pas accepter : Akbar a été détruite. Lorsque l’armée assyrienne s’est retirée, nos meilleurs hommes étaient morts. Les rescapés ont vu qu’il ne valait pas la peine de rester ici et ils ont décidé de s’en aller. Seuls sont restés les vieillards, les veuves et les orphelins, c’est-à-dire les bons à rien.

« Regardez autour de vous ; la place est plus belle que jamais, les bâtiments sont plus solides, la nourriture est partagée, et tous apprennent l’écriture inventée à Byblos. Quelque part dans cette cité se trouve une collection de tablettes sur lesquelles nous avons inscrit nos histoires, et les 287

générations futures se rappelleront ce que nous avons fait.

« Aujourd’hui, nous savons que les vieux, les orphelins et les veuves sont partis aussi. Ils ont laissé place à une bande de jeunes gens de tous âges, pleins d’enthousiasme, qui ont donné un nom et un sens à leur vie.

« À chaque moment de la reconstruction, nous savions que les Assyriens allaient revenir. Nous savions qu’un jour il nous faudrait leur livrer notre cité et, avec elle, nos efforts, notre sueur, notre joie de la voir plus belle qu’avant. »

La lumière du feu illumina les larmes qui coulaient des visages. Même les enfants, qui d’habitude jouaient pendant les réunions nocturnes, étaient attentifs à ses paroles. Élie poursuivit :

« Cela n’a pas d’importance. Nous avons accompli notre devoir envers le Seigneur, car nous avons accepté Son défi et l’honneur de Sa lutte. Avant cette nuit-là, Il insistait auprès de nous, disant : “ Marche ! ” Mais nous ne l’écoutions pas. Pourquoi ?

« Parce que chacun de nous avait déjà décidé de son propre avenir : je pensais chasser Jézabel du trône, la femme qui maintenant s’appelle Retrouvailles voulait que son fils fût navigateur, l’homme qui aujourd’hui porte le nom de Sagesse désirait simplement passer le reste de ses jours à 288

boire du vin sur la place. Nous étions habitués au mystère sacré de la vie et nous ne lui accordions plus d’importance.

« Alors le Seigneur s’est dit : “ Ils ne veulent pas marcher ? Alors ils vont rester arrêtés très longtemps ! ”

« Et là, seulement, nous avons compris Son message. L’acier de l’épée assyrienne a emporté nos jeunes gens, et la lâcheté s’est emparée des adultes. Où qu’ils soient à cette heure, ils sont encore arrêtés ; ils ont accepté la malédiction de Dieu.

« Mais nous, nous avons lutté contre le Seigneur. Comme nous avons lutté avec les hommes et les femmes que nous aimions durant notre vie, parce que c’est le combat qui nous bénit et qui nous fait grandir. Nous avons saisi l’opportunité de la tragédie et nous avons accompli notre devoir envers Lui, prouvant que nous étions capables d’obéir à l’ordre de marcher. Même dans les pires circonstances, nous sommes allés de l’avant.

« Il y a des moments où Dieu exige obéissance.

Mais il y a des moments où Il désire tester notre volonté et nous met au défi de comprendre Son amour. Nous avons compris cette volonté quand les murailles d’Akbar se sont écroulées : elles ont ouvert notre horizon et laissé chacun de nous voir de quoi il était capable. Nous avons cessé de réflé-

289

chir à la vie, et nous avons décidé de la vivre. Le résultat a été bon. »

Élie remarqua que les yeux se mettaient à briller. Les gens avaient compris.

« Demain, je livrerai Akbar sans lutte ; je suis libre de partir quand je veux, car j’ai accompli ce que le Seigneur attendait de moi. Cependant, mon sang, ma sueur et mon unique amour sont dans le sol de cette cité, et j’ai décidé de passer ici le reste de mes jours, pour empêcher qu’elle ne soit de nouveau détruite. Que chacun prenne la décision qu’il voudra, mais n’oubliez jamais ceci : vous êtes bien meilleurs que vous ne le pensiez.

« Vous avez saisi la chance que la tragédie vous a donnée ; tout le monde n’en est pas capable. »

Élie se leva et annonça que la réunion était close. Il avertit l’enfant qu’il allait rentrer tard et lui conseilla de se coucher sans l’attendre.

*

Il alla jusqu’au temple, le seul monument ayant échappé à la destruction ; ils n’avaient pas eu besoin de le reconstruire, bien que les statues des dieux aient été emportées par les Assyriens.

Respectueusement, il toucha la pierre qui marquait l’endroit où, selon la tradition, un ancêtre avait enfoncé une baguette dans le sol et n’était pas parvenu à la retirer.

290

Il songea que, dans son pays, Jézabel avait édi-fié des monuments comme celui-ci et qu’une partie de son peuple se prosternait pour adorer Baal et ses divinités. De nouveau, le pressentiment traversa son âme : la guerre entre le Seigneur d’Israël et les dieux des Phéniciens durerait très longtemps, bien au-delà de ce que son imagination pouvait atteindre. Comme dans une vision, il entrevit les étoiles qui croisaient le soleil et répandaient dans les deux pays la destruction et la mort. Des hommes qui parlaient des langues inconnues chevauchaient des animaux d’acier et s’affrontaient en duel au milieu des nuages.

« Ce n’est pas cela que tu dois voir maintenant, car le temps n’est pas encore venu, lui dit son ange. Regarde par la fenêtre. »

Élie obéit. Dehors, la pleine lune illuminait les maisons et les rues d’Akbar, et, bien qu’il fût tard, il pouvait entendre les conversations et les rires de ses habitants. Malgré le retour des Assyriens, ce peuple avait encore envie de vivre, il était prêt à affronter une nouvelle étape de son existence.

Alors, il aperçut une silhouette et il sut que c’était la femme qu’il avait tant aimée et qui maintenant marchait de nouveau orgueilleuse-ment dans la cité. Il sourit et sentit qu’elle touchait son visage.

291

« Je suis fière, semblait-elle dire. Akbar demeure vraiment belle. »

Il eut envie de pleurer mais il se rappela l’enfant qui jamais n’avait laissé couler une larme pour sa mère. Il contrôla ses pleurs et se remé-

mora les plus beaux moments de l’histoire qu’ils avaient vécue ensemble – depuis la rencontre aux portes de la cité jusqu’à l’instant où elle avait écrit le mot « amour » sur une tablette d’argile. Il revit sa robe, ses cheveux, l’arête fine de son nez.

« Tu m’as dit que tu étais Akbar. Alors j’ai pris soin de toi, je t’ai guérie de tes blessures, et maintenant je te rends à la vie. Sois heureuse avec tes nouveaux compagnons. Et je voudrais te dire une chose : moi aussi j’étais Akbar, et je ne le savais pas. »

Il avait la certitude qu’elle souriait.

« Le vent du désert, il y a très longtemps, a effacé nos pas sur le sable. Mais, à chaque seconde de mon existence, je pense à ce qui s’est passé, et tu marches encore dans mes rêves et dans ma réalité. Merci d’avoir croisé mon chemin. »

Il s’endormit là, dans le temple, sentant que la femme lui caressait les cheveux.

LE CHEF DES MARCHANDS APERÇUT UN GROUPE DE GENS

en guenilles au milieu de la route. Il crut que c’étaient des brigands et demanda à tous les membres de la caravane de s’emparer de leurs armes.

« Qui êtes-vous ? interrogea-t-il.

– Nous sommes le peuple d’Akbar », répondit un barbu, les yeux brillants. Le chef de la caravane remarqua qu’il parlait avec un accent étranger.

« Akbar a été détruite. Nous sommes chargés par le gouvernement de Tyr et de Sidon de locali-ser son puits, afin que les caravanes puissent de nouveau emprunter cette vallée. Les communica-tions avec le reste du pays ne peuvent rester inter-rompues pour toujours.

– Akbar existe encore, répliqua l’homme. Où sont les Assyriens ?

293

– Le monde entier sait où ils sont, répondit en riant le chef de la caravane. Ils rendent plus fertile le sol de notre pays et il y a longtemps qu’ils nourrissent nos oiseaux et nos bêtes sauvages.

– Mais c’était une armée puissante.

– Une armée n’a aucun pouvoir, si l’on sait quand elle va attaquer. Akbar a fait prévenir qu’ils approchaient et Tyr et Sidon ont organisé une embuscade à l’autre bout de la vallée. Ceux qui ne sont pas morts au combat ont été vendus comme esclaves par nos navigateurs. »

Les gens en haillons applaudissaient et s’embrassaient, pleurant et riant en même temps.

« Qui êtes-vous ? répéta le marchand. Qui es-tu ? demanda-t-il en indiquant le chef.

– Nous sommes les jeunes guerriers d’Akbar », lui fut-il répondu.

LA TROISIÈME RÉCOLTE AVAIT COMMENCÉ, ET ÉLIE

était le gouverneur d’Akbar. Il y avait eu beaucoup de résistance au début – l’ancien gouverneur voulait revenir occuper son poste, ainsi que l’ordonnait la tradition. Mais les habitants de la cité avaient refusé de le recevoir et menacé pendant des jours d’empoisonner l’eau du puits.

L’autorité phénicienne avait finalement cédé à leurs requêtes – au bout du compte, Akbar n’avait pas tant d’importance, sinon pour l’eau qu’elle procurait aux voyageurs, et le gouvernement d’Israël était aux mains d’une princesse de Tyr. En concédant le poste de gouverneur à un Israélite, les gouvernants phéniciens pouvaient bâtir une alliance commerciale plus solide.

La nouvelle parcourut toute la région, portée par les caravanes de marchands qui s’étaient remises à circuler. Une minorité en Israël consi-295

dérait Élie comme le pire des traîtres, mais Jézabel se chargerait en temps voulu d’éliminer cette résistance, et la paix reviendrait dans la région.

La princesse était satisfaite parce que l’un de ses pires ennemis était devenu son meilleur allié.

*

La rumeur d’une nouvelle invasion assyrienne se répandit et on releva les murailles d’Akbar. On mit au point un nouveau système de défense, avec des sentinelles et des garnisons disséminées entre Tyr et Akbar ; de cette manière, si l’une des cités était assiégée, l’autre pourrait dépêcher des troupes par terre et assurer le ravitaillement par mer.

La région prospérait à vue d’œil : le nouveau gouverneur israélite avait instauré un rigoureux contrôle des taxes et des marchandises, fondé sur l’écriture. Les vieux d’Akbar s’occupaient de tout, utilisaient les nouvelles techniques et résolvaient patiemment les problèmes qui surgissaient.

Les femmes partageaient leur temps entre leur labeur et le tissage. Pendant la période d’isole-ment de la cité, pour remettre en état le peu de tissus qui leur restaient, elles avaient été obligées d’inventer de nouveaux motifs de broderie ; 296

lorsque les premiers marchands arrivèrent, ils furent enchantés par les dessins et passèrent de nombreuses commandes.

Les enfants avaient appris l’écriture de Byblos ; Élie était certain que cela leur serait utile un jour.

Comme toujours avant la récolte, il se promenait dans la campagne et il remerciait le Seigneur cet après-midi-là des innombrables bénédictions qu’il avait reçues pendant toutes ces années. Il vit les gens tenant les paniers chargés de grain, les enfants jouant tout autour. Il leur fit signe et ils lui répondirent.

Un sourire sur le visage, il se dirigea vers la pierre où, très longtemps auparavant, il avait reçu une tablette d’argile portant le mot

« amour ». Il venait tous les jours visiter cet endroit, pour assister au coucher du soleil et se rappeler chaque instant qu’ils avaient passé ensemble.

« LA PAROLE DU SEIGNEUR FUT ADRESSÉE À ÉLIE, LA troisième année :

“ Va, montre-toi à Achab, je vais donner de la pluie sur la surface du sol. ” »

DE LA PIERRE SUR LAQUELLE IL ÉTAIT ASSIS, ÉLIE VIT LE

monde trembler autour de lui. Le ciel devint noir pendant un moment, puis très vite le soleil se remit à briller.

Il vit la lumière. Un ange du Seigneur se tenait devant lui.

« Que s’est-il passé ? demanda Élie, effrayé.

Dieu a-t-Il pardonné à Israël ?

– Non, répondit l’ange. Il veut que tu retournes libérer ton peuple. Ton combat avec Lui est terminé et, à cet instant, Il t’a béni. Il t’a donné la permission de poursuivre Son travail sur cette terre. »

Élie était abasourdi.

« Maintenant, justement quand mon cœur vient de retrouver la paix ?

– Rappelle-toi la leçon qui t’a été enseignée une fois. Et rappelle-toi les paroles que le Seigneur adressa à Moïse :

299

“ Souviens-toi du chemin sur lequel le Seigneur t’a guidé, pour t’humilier, pour te mettre à l’épreuve, pour savoir ce qui était dans ton cœur.

Quand tu auras mangé à satiété, quand tu auras construit de belles maisons pour y habiter, quand ton troupeau et ton bétail se seront multipliés, garde-toi de devenir orgueilleux et d’oublier le Seigneur ton Dieu. ” »

Élie se tourna vers l’ange.

« Et Akbar ? demanda-t-il.

– Elle peut vivre sans toi, car tu as laissé un héritier. Elle survivra de nombreuses années. »

L’ange du Seigneur disparut.

ÉLIE ET L’ENFANT ARRIVÈRENT AU PIED DE LA Cinquième Montagne. Les broussailles avaient poussé entre les pierres des autels ; depuis la mort du grand prêtre, plus personne ne venait ici.

« Nous allons monter, dit-il.

– C’est interdit.

– Oui, c’est interdit. Mais ce n’est pas dangereux pour autant. »

Il le prit par la main, et ils commencèrent à monter en direction du sommet. Ils s’arrêtaient de temps en temps et regardaient la vallée en contrebas ; la sécheresse avait marqué le paysage et, à l’exception des champs cultivés autour d’Akbar, le reste semblait un désert aussi rude que les terres d’Égypte.

« J’ai entendu mes amis dire que les Assyriens allaient revenir, dit le gamin.

– Peut-être, mais ce que nous avons fait valait 301

la peine ; c’est la manière que Dieu a choisie pour que nous apprenions.

– Je ne sais pas s’Il se donne beaucoup de mal pour nous, remarqua l’enfant. Il n’avait pas besoin d’être aussi sévère.

– Il a dû essayer par d’autres moyens, jusqu’à ce qu’Il découvre que nous ne L’écoutions pas.

Nous étions trop habitués à nos existences, et nous ne lisions plus Ses paroles.

– Où sont-elles écrites ?

– Dans le monde autour de toi. Il suffit de faire attention à ce qui se passe dans ta vie, et tu vas découvrir où, à chaque moment du jour, Il cache Ses paroles et Sa volonté. Essaie d’accomplir ce qu’Il demande : c’est ta seule raison d’être en ce monde.

– Si je les découvre, je les écrirai sur les tablettes d’argile.

– Fais-le. Mais écris-les surtout dans ton cœur ; là, elles ne pourront pas être brûlées ou détruites, et tu les emporteras où que tu ailles. »

Ils marchèrent encore un moment. Les nuages étaient maintenant tout proches.

« Je ne veux pas entrer là-dedans, dit l’enfant en les montrant du doigt.

– Ils ne te causeront aucun mal : ce ne sont que des nuages. Viens avec moi. »

Il le prit par la main, et ils montèrent. Peu à 302

peu, ils pénétrèrent dans le brouillard ; l’enfant se serra contre lui sans mot dire, même si, de temps en temps, Élie tentait d’engager la conversation.

Ils marchèrent parmi les rochers nus du sommet.

« Retournons », pria l’enfant.

Élie décida de ne pas insister, cet enfant avait déjà rencontré beaucoup de difficultés dans sa brève existence et connu la peur. Il fit ce qu’il demandait ; ils sortirent de la brume et de nouveau distinguèrent la vallée en bas.

« Un jour, cherche dans la bibliothèque d’Akbar ce que j’ai laissé écrit pour toi. Cela s’appelle Le Manuel du guerrier de la lumière.

– Je suis un guerrier de la lumière, répliqua l’enfant.

– Tu sais comment je m’appelle ? demanda Élie.

Libération, répondit le gamin.

– Assieds-toi là près de moi, dit Élie en indiquant un rocher. Il m’est impossible d’oublier mon nom. Je dois poursuivre ma mission, même si, en ce moment, tout ce que je désire est rester avec toi. C’est pour cela qu’Akbar a été reconstruite ; pour nous enseigner qu’il faut aller de l’avant, aussi difficile que cela puisse paraître.

– Tu t’en vas.

– Comment le sais-tu ? demanda-t-il, surpris.

– Je l’ai écrit sur une tablette, hier soir. Quel-303

que chose me l’a dit ; peut-être ma mère, ou bien un ange. Mais je le sentais déjà dans mon cœur. »

Élie caressa la tête de l’enfant.

« Tu as su lire la volonté de Dieu, dit-il, content. Alors je n’ai rien à t’expliquer.

– Ce que j’ai lu, c’était la tristesse dans tes yeux. Je n’ai pas eu de mal, certains de mes amis l’ont perçue aussi.

– Cette tristesse que vous avez lue dans mon regard est une partie de mon histoire. Mais une petite partie, qui ne va durer que quelques jours.

Demain, quand je prendrai la direction de Jérusalem, elle aura perdu de sa force, et peu à peu elle disparaîtra. Les tristesses ne durent pas éternellement, lorsque nous marchons vers ce que nous avons toujours désiré.

– Faut-il toujours partir ?

– Il faut toujours savoir quand finit une étape de la vie. Si tu persistes à y demeurer au-delà du temps nécessaire, tu perds la joie et le sens du repos. Et tu risques d’être rappelé à l’ordre par Dieu.

– Le Seigneur est dur.

– Seulement avec Ses élus. »

*

304

Élie regarda Akbar tout en bas. Oui, Dieu pouvait parfois se montrer très dur, mais jamais au-delà de ce que chacun pouvait endurer : l’enfant ignorait que, à l’endroit où ils étaient assis, Élie avait reçu la visite d’un ange du Seigneur et qu’il avait appris comment le ramener d’entre les morts.

« Je vais te manquer ? demanda-t-il.

– Tu m’as dit que la tristesse disparaissait si nous allions de l’avant, répondit le gamin. Il reste beaucoup à faire pour rendre Akbar aussi belle que ma mère le mérite. Elle se promène dans ses rues.

– Reviens ici lorsque tu auras besoin de moi.

Et regarde en direction de Jérusalem : j’y serai, cherchant à donner un sens à mon nom, Libération. Nos cœurs sont liés à tout jamais.

– C’est pour cela que tu m’as amené en haut de la Cinquième Montagne ? Pour que je puisse voir Israël ?

– Pour que tu voies la vallée, la cité, les autres montagnes, les rochers et les nuages. Le Seigneur avait coutume d’ordonner à Ses prophètes de se rendre sur les montagnes pour converser avec Lui. Je me suis toujours demandé pourquoi, et maintenant je comprends la réponse : du sommet, nous sommes capables de voir tout petit. Nos gloires et nos chagrins perdent leur importance.

305

Ce que nous avons gagné ou perdu est resté là en bas. Du haut de la montagne, tu peux voir comme le monde est vaste et comme l’horizon s’étend loin. »

L’enfant regarda tout autour. Du haut de la Cinquième Montagne, il percevait l’odeur de la mer qui baignait les plages de Tyr. Il entendait le vent du désert qui soufflait d’Égypte.

« Un jour, je gouvernerai Akbar, dit-il à Élie. Je connais ce qui est grand, mais je connais aussi chaque recoin de la cité. Je sais ce qu’il faut transformer.

– Alors, transforme-le. Ne laisse pas les choses se figer.

– Dieu ne pouvait-Il pas choisir une meilleure manière de nous montrer tout cela ? À un moment, j’ai pensé qu’Il était mauvais. »

Élie resta silencieux. Il se rappelait une conversation qu’il avait eue, des années auparavant, avec un prophète lévite, alors qu’ils attendaient que les soldats de Jézabel viennent les mettre à mort.

« Dieu peut-Il être mauvais ? insista l’enfant.

– Dieu est tout-puissant, répondit Élie. Il peut tout, et rien ne Lui est interdit ; sinon, cela signi-fierait qu’il existe quelqu’un de plus puissant et de plus grand que Lui pour l’empêcher de faire certaines choses. En ce cas, je préférerais adorer et révérer ce quelqu’un plus puissant. »

306

Il s’interrompit quelques instants, pour que le gamin pénètre bien le sens de ses propos. Puis il reprit :

« Cependant, dans Son infini pouvoir, Il a choisi de faire seulement le Bien. Si nous parvenons jusqu’à la fin de notre histoire, nous verrons que très souvent le Bien a l’apparence du Mal mais qu’il reste le Bien et fait partie du plan qu’Il a créé pour l’humanité. »

Il prit le garçon par la main et ils s’en retournèrent en silence.

*

Cette nuit-là, l’enfant dormit serré contre lui.

Dès que le jour commença à poindre, Élie l’écarta délicatement de sa poitrine pour ne pas le réveiller.

Ensuite, il s’habilla du seul vêtement qu’il possédait et sortit. Sur le chemin, il ramassa un morceau de bois et s’en fit un bâton. Il avait l’intention de ne jamais s’en séparer : c’était le souvenir de son combat avec Dieu, de la destruction et de la reconstruction d’Akbar.

Sans regarder en arrière, il prit la direction d’Israël.

Épilogue

CINQ ANS PLUS TARD, L’ASSYRIE ENVAHIT DE NOUVEAU

le pays, cette fois avec une armée plus profes-sionnelle et des généraux plus compétents. Toute la Phénicie tomba sous la domination du conqué-

rant étranger, à l’exception de Tyr et de Sarepta, que ses habitants dénommaient Akbar.

L’enfant se fit homme, gouverna la cité et fut considéré comme un sage par ses contemporains.

Il mourut âgé, entouré des êtres qu’il chérissait, et disant toujours qu’ « il fallait garder la cité belle et forte, parce que sa mère se promenait encore dans ces rues ». Grâce à un système de défense développé conjointement, Tyr et Sarepta ne furent occupées par le roi assyrien Sennachérib qu’en 701 avant Jésus-Christ, presque cent soixante ans après les faits relatés dans ce livre.

Mais les cités phéniciennes ne retrouvèrent jamais leur importance ; elles subirent dès lors 309

une succession d’invasions – par les néo-Babyloniens, les Perses, les Macédoniens, les Séleucides, et enfin les Romains. Pourtant elles ont continué d’exister jusqu’à nos jours, parce que, selon la tradition antique, le Seigneur ne choisissait jamais par hasard les lieux qu’Il désirait voir habités. Tyr, Sidon et Byblos font toujours partie du Liban, qui est aujourd’hui encore un champ de bataille.

ÉLIE RETOURNA EN ISRAËL ET RÉUNIT LES PROPHÈTES

sur le mont Carmel. Là, il leur demanda de se séparer en deux groupes : ceux qui adoraient Baal, et ceux qui croyaient dans le Seigneur. Suivant les instructions de l’ange, il offrit un bouvillon aux premiers et leur enjoignit de prier à grands cris leur dieu de recevoir le sacrifice. La Bible raconte :

« À midi, Élie se moqua d’eux et dit : “ Criez plus fort, c’est un dieu ; peut-être qu’il médite, ou qu’il est en voyage, ou qu’il dort. ”

Ils crièrent plus fort et, selon leur coutume, se tailladèrent à coups de couteaux et de lances, mais il n’y eut ni voix, ni personne qui répondît, ni aucune réaction. »

Alors Élie saisit l’animal et l’offrit selon les instructions de l’ange du Seigneur. À ce moment, le feu du ciel descendit et « dévora l’holocauste, le 311

bois, les pierres ». Quelques minutes plus tard, une pluie abondante tomba, mettant fin à quatre années de sécheresse.

À partir de cet instant, une guerre civile éclata.

Élie fit exécuter les prophètes qui avaient trahi le Seigneur, et Jézabel le recherchait partout pour le faire mettre à mort. Mais il se réfugia sur le flanc ouest de la Cinquième Montagne, qui donnait vers Israël.

Des gens venus de Syrie envahirent le pays et tuèrent le roi Achab, époux de la princesse de Tyr, d’une flèche qui pénétra accidentellement par une ouverture de son armure. Jézabel se réfugia dans son palais et, après quelques soulève-ments populaires, après l’ascension et la chute de plusieurs gouvernants, elle finit par être capturée.

Elle préféra se jeter par la fenêtre plutôt que de se livrer aux hommes envoyés pour l’arrêter.

Élie demeura dans la montagne jusqu’à la fin de ses jours. La Bible raconte qu’un certain soir, tandis qu’il conversait avec Élisée, le prophète qu’il avait désigné comme son successeur, « un char de feu et des chevaux de feu les séparèrent l’un de l’autre ; et Élie monta au ciel dans la tempête ».

QUELQUE HUIT CENTS ANS PLUS TARD, JÉSUS INVITE

Pierre, Jacques et Jean à gravir une montagne.

L’évangéliste Matthieu raconte que « [Jésus] fut transfiguré devant eux ; son visage resplendit comme le soleil et ses habits devinrent blancs comme la lumière. Et voici que leur apparurent Moïse et Élie qui s’entretenaient avec lui ».

Jésus demande aux apôtres de ne pas raconter cette vision tant que le Fils de l’homme ne sera pas ressuscité des morts, mais ils rétorquent que cela ne se produira que lorsque Élie reviendra.

Matthieu (17, 10-13) relata la suite de l’histoire :

« Et les disciples l’interrogèrent : “ Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord ? ”

Jésus répondit alors : “ Certes, Élie va venir et il 313

rétablira tout ; mais, je vous le déclare, Élie est déjà venu et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de lui tout ce qu’ils ont voulu. ”

Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste. »