CHAPITRE XI
Thorn regardait avec haine le sire d’Arcande. Assis sur un siège recouvert d’une peau d’ours, le Seigneur bâfrait bruyamment, rotant, crachant et échangeant avec ses courtisans des propos qu’il ne comprenait pas. A côté de lui, sur la table encombrée de plats, un fouet de cuir tressé. Un fouet avec lequel il venait de cingler profondément le dos, le visage et la poitrine de Thorn.
Le Seigneur se tourna enfin vers lui, les lèvres graisseuses.
— Debout, porc ! gronda-t-il.
Péniblement, Thorn obtempéra. Il souffrait atrocement et le sang ruisselait sur son torse nu. Mais, plus encore que la souffrance, c’était la rage qui le faisait trembler et haleter.
Thorn regarda le sabre que le sire d’Arcande portait au côté. Son sabre ! Il en frémissait… Comment ce brigand osait-il porter à son flanc l’arme sacrée de la Princesse de la Forêt ?
Thorn se redressa, plantant son regard dans celui du Seigneur. Il n’implorerait pas pitié, ne se plaindrait pas sous la torture. Il avait subi le fouet sans un gémissement. Jusqu’au bout, il se montrerait digne de son ascendance divine, dût-il pour cela endurer les pires tourments !
Le sire d’Arcande parut étonné – et amusé – par son air crâne. Il se souleva sur son siège, but à un gobelet d’argent, faisant ruisseler la bière sur son menton, dans sa barbe emmêlée.
— Qui es-tu ? demanda-t-il. D’où viens-tu ?
— Mon nom est Thorn, et je viens de la forêt, qui est mon domaine !
Le Seigneur haussa les sourcils. Il posa la main sur le pommeau du sabre enchanté.
— La forêt qui est ton domaine ! persifla-t-il. Je ne me connaissais pas un aussi reluisant suzerain que toi ! Mais peut-être que je ne me tiens pas assez au courant de ce qui se passe en ce monde.
Servile, la cour éclata de rire. Thorn resta de marbre.
— Je n’appartiens pas à ton monde, répondit-il. Ma mère est la Princesse de la Forêt qui vit au-delà des brumes.
Les rires cessèrent et un profond silence s’abattit sur la vaste salle. Le sire d’Arcande et ses courtisans considéraient Thorn avec stupeur. Un homme se dressa, maigre, vêtu d’une robe sombre, le crâne rasé. Un mage !
— Blasphème ! cria-t-il en pointant un doigt vers Thorn. Sire, ce gueux est un adepte de l’Ancienne-Religion ! Il doit être purifié par le bûcher !
Le sire d’Arcande eut un petit geste négligent.
— Plus tard, Puissant-Mage, grinça-t-il.
Il se pencha vers Thorn.
— Et peut-on savoir ce que tu voulais, fils de je ne sais qui ? Pourquoi as-tu tué deux de mes gardes ? Tu voulais t’introduire chez moi et me trancher la gorge ?
— Non… J’étais venu pour réclamer justice !
Le sire d’Arcande parut encore plus étonné.
— Qu’on te rende justice ? Parce que tu es victime d’une injustice, paysan ?
— Oui… Sire d’Arcande, tu m’as volé !
— Je t’ai volé ! Et qu’est-ce que je t’ai donc volé ?
— Ma fiancée et mon arme !
Cette fois, l’étonnement du Seigneur et de sa cour se traduisirent par le même murmure. Thorn serra les poings.
— La nuit dernière, on t’a amené une jeune fille rousse, dit-il. C’est ma fiancée. Elle a été enlevée à l’auberge où nous nous reposions.
— Une jeune fille rousse ?
Le Seigneur se tourna vers un de ses courtisans, le visage durci.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, sénéchal ? interrogea-t-il.
Le courtisan frottait nerveusement ses mains l’une sur l’autre.
— Eh bien, seigneur, bredouilla-t-il, la… la vieille maquerelle de l’auberge m’a en effet présenté une jeune fille rousse… Très avenante, aux charmes parfaits… J’ai… j’ai pensé qu’elle plairait à votre Seigneurie et… je l’ai achetée…
Le Seigneur éclata de rire.
— Voilà une bonne initiative ! s’écria-t-il. Mais pourquoi ne m’a-t-on pas encore amené cette merveille ?
Le sénéchal sourit, visiblement soulagé.
— Seigneur, les manières de cette fille laissent à désirer. Son caractère est farouche. Je voulais briser son arrogance et…
— Et goûter à ses charmes avant moi, chien !
— Non pas, Seigneur ! se récria vivement l’homme. La fille est pucelle. L’honneur d’être le premier ne peut appartenir qu’à vous !
— Pucelle, hein ?
Arcande se mit à rire, au point que sa bedaine en tressauta.
— C’est bien la première pucelle que je verrai au milieu de toutes les putains qui vivent à ma cour !
Il se leva.
— Pas vrai, mesdames ?
Les courtisanes se détournèrent. Thorn tira sur les liens qui entravaient ses poignets. En vain… Les nœuds étaient bien serrés.
— Qu’on m’amène cette fille ! ordonna Arcande.
Thorn frémit. Laëlle… Il se demanda pourquoi son cœur se mettait à battre si fort.
Le Seigneur se tourna à nouveau vers lui.
— Tu as aussi parlé d’une arme, paysan ?
— Le sabre que tu portes au côté. C’est le mien !
Le sire d’Arcande posa sa main sur le magnifique fourreau de l’arme. Il partit de son rire tonitruant.
— Et comment un pouilleux dans ton genre posséderait-il un tel sabre ? s’étrangla-t-il.
Thorn hésita. Il décida de jouer le tout pour le tout.
— Ce sabre est enchanté, dit-il lentement. Il vient du monde au-delà des brumes. Tire-le de son fourreau et il te brûlera comme les flammes de l’enfer.
A nouveau, un grand silence régna dans la salle. A nouveau, le mage cria :
— Blasphème ! Le bûcher pour cet hérétique, sire ! Le bûcher !
Arcande était devenu très rouge. Il esquissa un geste, mais à cet instant précis, des gardes apparurent qui poussaient Laëlle devant eux.
Thorn ne put retenir un petit mouvement admiratif. Son amie n’avait plus rien de la petite paysanne qu’il avait toujours connue. On l’avait lavée, parée et parfumée. Ses seins étaient nus sous de longs voiles qui tombaient jusqu’à ses pieds, recouvrant une jupe somptueuse. Ses cheveux roux, semés de pétales de fleurs et ramenés sur le haut de la tête, lui donnaient un air de majesté qui impressionna Thorn. Il sembla au jeune homme qu’il ne s’était jamais rendu compte à quel point Laëlle était belle.
— Thorn !
Laëlle avait crié. Elle fit mine de se précipiter vers son ami, mais le sénéchal la retint par le bras et la poussa vers le sire d’Arcande. Elle se dégagea, lança sa main droite, les ongles en avant. Le courtisan recula, le visage en sang, et la foule éclata de rire.
— Voilà une fille comme je les aime ! brailla Arcande. Approche, petite furie !
Laëlle sursauta, reconnaissant tout à coup le Seigneur. Mais, loin de s’humilier ou de se prosterner, elle se redressa et attendit.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Arcande.
— Laëlle, répondit-elle sèchement. Je suis une paysanne libre ! Pourquoi m’a-t-on amenée ici ?
— Pour devenir le plus beau joyau de ma cour, répondit le Seigneur, goguenard.
Laëlle cilla.
— Je suis la fiancée de Thorn ! clama-t-elle.
Arcande eut un ricanement.
— Gardes, ordonna-t-il, amenez-moi cette péronnelle !
Trois hommes d’armes se précipitèrent sur Laëlle, et, malgré ses ruades et ses cris, la poussèrent devant leur maître. Le Seigneur saisit Laëlle par le bras, la maintint solidement.
— Tu as la peau douce, le visage avenant et le tétin orgueilleux, dit-il. Ce qui se cache sous ta jupe, est-ce que c’est aussi roux que tes cheveux ? Tu es pucelle, à ce qu’on m’a dit ?
Laëlle haletait, dans un vain effort pour se dégager. Mais le Seigneur était fort et ses vastes mains enserraient son avant-bras comme un étau.
— Je… ne serai qu’à mon promis ! siffla Laëlle. Lui vivant, nul ne me touchera !
Le sire d’Arcande la lâcha brusquement. Son visage brillait d’un mauvais sourire.
— Lui vivant, dis-tu… Eh bien je vais te délier de ton serment, ma jolie !
Arcande se leva. Lentement, il s’approcha de Thorn.
— Paysan, tu t’es introduit dans mon palais avec l’intention de me tuer ! Tu as occis deux de mes hommes, tu m’as insulté et… tu as crié ton hérésie ! Pour tous ces crimes, tu auras la tête tranchée. Et c’est moi-même qui te la trancherai, de ce sabre que tu as l’audace de prétendre tien !
Arcande fit un signe à ses hommes d’armes. Ceux-ci se précipitèrent sur Thorn, le forcèrent à s’agenouiller. L’un d’eux l’empoigna par les cheveux, lui tira la tête en avant.
— Non ! cria Laëlle.
Le sire d’Arcande s’approcha sans hâte. Thorn serrait les dents. Ce n’était pas possible ! Il n’allait pas finir misérablement, décapité dans cette forteresse, lui qui appartenait à l’Autre-Monde.
— Adieu, paysan ! se moqua Arcande. Je penserai à toi en déflorant ta promise !
Il dégaina le sabre enchanté, tandis que les cris de Laëlle redoublaient…
Alors Thorn sentit s’éveiller dans sa poitrine une chaleur violente, presque insoutenable. Sans penser lucidement à ce qu’il faisait, il projeta mentalement cette chaleur sur le Seigneur. Il la projeta avec toute sa haine, toute sa soif de vivre, sa peur de la mort…
Le sire d’Arcande poussa un terrible hurlement. Les gardes qui maintenaient Thorn le lâchèrent, reculèrent précipitamment.
Thorn fixait le sabre magique. Il flambait d’une lueur éblouissante. Une lueur qui irradiait autour des poings du sire d’Arcande comme un feu dévorant.
— Il te brûlera comme les flammes de l’enfer, répéta le jeune homme à voix basse. Les flammes de l’enfer…
Le visage du Seigneur s’était convulsé d’épouvante et de douleur, ses yeux s’étaient exorbités. Les courtisans reculaient en hurlant de terreur.
Thorn se releva, regarda le Seigneur. Arcande tomba à terre, se tordit sur le sol. Le sabre magique semblait vivre d’une vie propre. La lame luisait de plus en plus et vibrait comme la corde d’une vielle. Une vibration qui allait s’intensifiant.
— Je brûle ! cria Arcande. Je brûle… Au… secours ! Je ne peux… pas lâcher ! A l’aide !
Il écumait, frappait des pieds dans le vide. Ses poings étaient comme soudés à la poignée du sabre. La lueur enserrait maintenant sa poitrine…
— Laëlle ! dit Thorn d’une voix forte. Viens me délier !
La jeune fille tressaillit, sortant de la stupeur qui l’avait frappée comme tout un chacun. Elle courut jusqu’à son ami, s’escrima quelques instants sur ses liens, les dénoua enfin. Thorn ramena ses mains devant son visage, se frotta les poignets. Il avança vers le Seigneur qui gémissait comme un enfant, le visage ruisselant de larmes. Il le considéra longuement.
En lui, une voix grondait, puissante, qui lui intimait de laisser périr Arcande. Par sa volonté, le sabre magique le brûlait lentement, à la mesure de la haine qu’il avait dans son cœur.
— E… pargne-moi… par pitié ! gémit Arcande.
Thorn se pencha, posa sa main sur l’acier du sabre. Instantanément, le feu disparut. Arcande eut un grand sursaut et lâcha l’arme. Il s’éloigna vivement du jeune homme, rampant comme un animal blessé.
— Va-t’en ! hurla-t-il. Reprends cette fille, ton arme maudite et va-t’en !
Thorn sourit. Il saisit fermement l’arme… et ne sentit rien d’autre que le contact de la poignée striée dans la paume de ses mains. Il regarda les courtisans, les soldats, les gardes qui reculaient, blêmes, comme s’ils étaient face au plus horrible des monstres. Le mage semblait pétrifié.
Thorn leva son sabre au-dessus de sa tête.
— Cette arme est mienne, tonna-t-il. Nul n’a le droit de la tirer du fourreau pour satisfaire ses basses passions ! Elle foudroie quiconque ose la souiller d’une main impie… Regardez-la, tous ! Et n’oubliez jamais ce que vous avez vu en ce jour !
Lentement, Thorn saisit le fourreau que Laëlle lui tendait d’une main tremblante, et rengaina. Il tendit son poing à la jeune fille.
— Viens ! dit-il.
Laëlle prit sa main. A pas lents, les deux jeunes gens se dirigèrent vers la porte. Nul ne tenta de les arrêter.