C’est une photo sépia, ovale, collée à l’intérieur d’un livret bordé d’un liseré doré, protégée par une feuille gaufrée, transparente. Au-dessous, Photo-Moderne, Ridel, Lillebonne (S. Inf.re). Tel. 80. Un gros bébé à la lippe boudeuse, des cheveux bruns formant un rouleau sur le dessus de la tête, est assis à moitié nu sur un coussin au centre d’une table sculptée. Le fond nuageux, la guirlande de la table, la chemise brodée, relevée sur le ventre — la main du bébé cache le sexe —, la bretelle glissée de l’épaule sur le bras potelé visent à représenter un amour ou un angelot de peinture. Chaque membre de la famille a dû en recevoir un tirage et chercher aussitôt à déterminer de quel côté était l’enfant. Dans cette pièce d’archives familiales — qui doit dater de 1941 — impossible de lire autre chose que la mise en scène rituelle, sur le mode petit-bourgeois, de l’entrée dans le monde.
Une autre photo, signée du même photographe — mais le papier du livret est plus ordinaire et le liseré d’or a disparu —, sans doute vouée à la même distribution familiale, montre une petite fille d’environ quatre ans, sérieuse, presque triste malgré une bonne bouille rebondie sous des cheveux courts, séparés par une raie au milieu et tirés en arrière par des barrettes auxquelles sont attachés des rubans, comme des papillons. La main gauche repose sur la même table sculptée, entièrement visible, de style Louis XVI. Elle apparaît boudinée dans son corsage, sa jupe à bretelles remonte par-devant à cause d’un ventre proéminent, peut-être signe de rachitisme (1944, environ).
Deux autres petites photos à bords dentelés, datant vraisemblablement de la même année, montrent la même enfant, mais plus menue, dans une robe à volants et manches ballon. Sur la première, elle se blottit de façon espiègle contre une femme au corps massif, d’un seul tenant dans une robe à larges rayures, les cheveux relevés en gros rouleaux. Sur l’autre, elle lève le poing gauche, le droit est retenu par la main d’un homme, grand, en veste claire et pantalon à pinces, à la posture nonchalante. Les deux photos ont été prises le même jour devant un muret surmonté d’une bordure de fleurs, dans une cour pavée. Au-dessus des têtes passe une corde à linge sur laquelle une épingle est restée accrochée.
Les jours de fête après la guerre, dans la lenteur interminable des repas, sortait du néant et prenait forme le temps déjà commencé, celui que semblaient quelquefois fixer les parents quand ils oubliaient de nous répondre, les yeux dans le vague, le temps où l’on n’était pas, où l’on ne sera jamais, le temps d’avant. Les voix mêlées des convives composaient le grand récit des événements collectifs, auxquels, à force, on croirait avoir assisté.
Ils n’en avaient jamais assez de raconter l’hiver 42, glacial, la faim et le rutabaga, le ravitaillement et les bons de tabac, les bombardements
l’aurore boréale qui avait annoncé la guerre
les bicyclettes et les carrioles sur les routes à la Débâcle, les boutiques pillées
les sinistrés fouillant les décombres à la recherche de leurs photos et de leur argent
l’arrivée des Allemands — chacun situait précisément où, dans quelle ville —, les Anglais toujours corrects, les Américains sans-gêne, les collabos, le voisin dans la Résistance, la fille X tondue à la Libération
Le Havre rasé, où il ne restait plus rien, le marché noir
la Propagande
les Boches en fuite traversant la Seine à Caudebec sur des chevaux crevés
la paysanne qui lâche un gros pet dans un compartiment de train où se trouvent des Allemands et proclame à la cantonade « si on peut pas leur dire on va leur faire sentir »
Sur fonds commun de faim et de peur, tout se racontait sur le mode du « nous » et du « on ».
Ils parlaient de Pétain en haussant les épaules, trop vieux et déjà gaga quand on était allé le chercher faute de mieux. Ils imitaient le vol et le grondement des V2 tournant dans le ciel, mimaient l’effroi passé, avec de feintes délibérations aux moments les plus dramatiques, qu’est-ce que je fais, pour tenir en haleine.
C’était un récit plein de morts et de violence, de destructions, narré avec une jubilation que semblait vouloir démentir par intervalles un « il ne faut plus jamais revoir ça », vibrant et solennel, suivi d’un silence, comme une mise en garde à l’adresse d’une instance obscure, le remords d’une jouissance.
Mais ils ne parlaient que de ce qu’ils avaient vu, qui pouvait se revivre en mangeant et buvant. Ils n’avaient pas assez de talent ou de conviction pour parler de ce qu’ils savaient mais qu’ils n’avaient pas vu. Donc ni des enfants juifs montant dans des trains pour Auschwitz, ni des morts de faim ramassés au matin dans le ghetto de Varsovie, ni des 10 000 degrés à Hiroshima. D’où cette impression que les cours d’histoire, les documentaires et les films, plus tard, ne dissiperaient pas : ni les fours crématoires ni la bombe atomique ne se situaient dans la même époque que le beurre au marché noir, les alertes et les descentes à la cave.
Ils embrayaient par comparaison sur la guerre d’avant, la Grande, celle de 14, gagnée, elle, dans le sang et la gloire, une guerre d’hommes que les femmes de la table écoutaient avec respect. Ils parlaient du Chemin des Dames et de Verdun, des gazés, des cloches du 11 novembre 1918. Ils nommaient des villages dont pas un enfant parti au front n’était revenu. Ils opposaient les soldats dans la boue des tranchées aux prisonniers de 40, au chaud et à l’abri pendant cinq ans, qui n’avaient même pas reçu de bombes sur la tête. Ils se disputaient l’héroïsme et le malheur.
Ils remontaient en des temps où eux-mêmes n’étaient pas encore, la guerre de Crimée, celle de 70, les Parisiens qui avaient mangé des rats.
Dans le temps d’avant raconté, il n’y avait que des guerres et la faim.
Pour finir, ils chantaient Ah le petit vin blanc et Fleur de Paris, en hurlant les mots du refrain, bleu-blanc-rouge sont les couleurs de la patrie, dans un chœur assourdissant. Ils étiraient les bras et riaient, encore un que les Boches n’auront pas.
Les enfants n’écoutaient pas et se dépêchaient de quitter la table dès qu’ils en avaient reçu la permission, profitant de la bienveillance générale des jours de fête pour se livrer aux jeux interdits, sauter sur les lits et faire de la balançoire la tête en bas. Mais ils retenaient tout. À côté du temps fabuleux — dont ils n’ordonneraient pas avant longtemps les épisodes, la Débâcle, l’Exode, l’Occupation, le Débarquement, la Victoire — ils trouvaient terne celui, sans nom, où ils grandissaient. Ils regrettaient de ne pas avoir été nés, ou à peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des bohémiens. De ce temps non vécu ils garderaient le regret tenace. La mémoire des autres leur refilait une nostalgie secrète pour cette époque qu’ils avaient manquée de si peu et l’espérance de la vivre un jour.
De l’épopée flamboyante il ne restait que les traces grises et muettes des blockhaus au flanc des falaises, des monceaux de pierre à perte de vue dans les villes. Des objets rouillés, des carcasses de lit en ferraille tordue surgissaient des décombres. Les commerçants sinistrés s’installaient dans des baraquements provisoires à la lisière des ruines. Des obus oubliés par le déminage éclataient dans le ventre des petits garçons qui jouaient avec. Les journaux prévenaient, Ne touchez pas aux munitions ! Les médecins enlevaient les amygdales des enfants délicats de la gorge qui se réveillaient de l’anesthésie à l’éther en hurlant et qu’on forçait à boire du lait bouillant. Sur des affiches délavées le général de Gaulle, de trois quarts, regardait au loin sous son képi. Le dimanche après-midi on jouait aux petits chevaux et au mistigri.
La frénésie qui avait suivi la Libération s’estompait. Alors les gens ne pensaient qu’à sortir et le monde était plein de désirs à satisfaire sur-le-champ. Tout ce qui constituait la première fois depuis la guerre provoquait la ruée, les bananes, les billets de la Loterie nationale, le feu d’artifice. Par quartiers entiers, de la grand-mère soutenue par ses filles au nourrisson en landau, les gens se précipitaient à la fête foraine, à la retraite aux flambeaux, au cirque Bouglione où ils manquaient être piétinés dans la bousculade. Ils se portaient en foule priante et chantante sur la route pour accueillir la statue de Notre-Dame de Boulogne et la reconduire le lendemain sur des kilomètres. Profane ou religieuse, toute occasion leur était bonne d’être au-dehors ensemble, comme s’ils voulaient continuer de vivre collectivement. Le dimanche soir, les cars revenaient de la mer avec de grands jeunes gens en short qui chantaient à tue-tête, grimpés sur le toit à bagages. Les chiens se promenaient en liberté et s’accouplaient au milieu de la rue.
Ce temps même commençait à être souvenir de jours dorés dont on éprouvait la perte en entendant à la radio Je me souviens des beaux dimanches… Mais oui c’est loin c’est loin tout ça. Les enfants cette fois regrettaient d’avoir traversé trop petits cette période de la Libération sans vraiment la vivre.
Cependant on grandissait tranquillement, « heureux d’être au monde et d’y voir clair » au milieu des recommandations de ne pas toucher aux objets inconnus et de la déploration incessante à propos du rationnement, des coupons d’huile et de sucre, du pain de maïs lourd à l’estomac, du coke qui ne chauffe pas, Y aura-t-il du chocolat et de la confiture à Noël ? On commençait d’aller à l’école avec une ardoise et un porte-mine en longeant des espaces déblayés de leurs décombres, arasés dans l’attente de la Reconstruction. On jouait au mouchoir, à la bague d’or, à la ronde en chantant Bonjour Guillaume as-tu bien déjeuné, à la balle au mur sur Petite bohémienne toi qui voyages partout, on arpentait la cour de récréation en se tenant par les bras et en scandant qui est-ce qui joue à cache-cache. On attrapait la gale, des poux, asphyxiés sous une serviette à la Marie Rose. On grimpait à la file dans le camion de la radio pour la tuberculose en gardant manteau et cache-nez. On passait la première visite médicale en riant de honte d’être juste en culotte dans une salle que ne réchauffait pas la flamme bleue courant dans un plat rempli d’alcool à brûler sur la table à côté de l’infirmière. Bientôt on défilerait tout en blanc dans les rues sous les acclamations lors de la première fête de la Jeunesse, jusqu’au champ de courses où, entre le ciel et l’herbe mouillée, on exécuterait sur la musique hurlante des haut-parleurs le « mouvement d’ensemble » dans une impression de grandeur et de solitude.
Les discours disaient qu’on représentait l’avenir.
Dans la polyphonie bruyante des repas de fête, avant que surviennent les disputes et la fâcherie à mort, nous parvenait par bribes, entremêlé à celui de la guerre, l’autre grand récit, celui des origines.
Des hommes et des femmes surgissaient, sans autre désignation parfois que leur titre de parenté, « père », « grand-père », « arrière-grand-mère », réduits à un trait de caractère, une anecdote drôle ou tragique, à la grippe espagnole, l’embolie ou le coup de pied de cheval qui les avaient emportés — des enfants qui n’avaient pas atteint notre âge, une cohorte de figures qu’on ne connaîtrait jamais. Se mettaient en place les fils d’une parenté difficiles à débrouiller durant des années jusqu’à ce qu’enfin on puisse délimiter correctement les « deux côtés » et séparer ceux qui nous sont quelque chose par le sang de ceux qui ne nous sont « rien ».
Récit familial et récit social c’est tout un. Les voix des convives délimitaient les espaces de la jeunesse : la campagne et les fermes où, de mémoire perdue, les hommes avaient été commis et les filles servantes, l’usine où tous s’étaient rencontrés, fréquentés et mariés, les petits commerces où avaient accédé les plus ambitieux. Elles dessinaient des histoires sans événements personnels autres que les naissances, les mariages et les deuils, sans voyages en dehors du régiment dans une lointaine ville de garnison, des existences occupées par le travail, sa dureté et son usure, les menaces de la boisson. L’école était un arrière-fond mythique, un bref âge d’or dont l’Instituteur avait été le dieu rude avec sa règle en fer pour taper sur les doigts.
Les voix transmettaient un héritage de pauvreté et de privation antérieur à la guerre et aux restrictions, plongeant dans une nuit immémoriale, « dans le temps », dont elles égrenaient les plaisirs et les peines, les usages et les savoirs :
habiter une maison en terre battue
porter des galoches
jouer avec une poupée de chiffon
laver le linge à la cendre de bois
accrocher à la chemise des enfants près du nombril un petit sac de tissu avec des gousses d’ail pour chasser les vers
obéir aux parents et recevoir des calottes, il aurait fait beau répondre
Recensaient les ignorances, tout l’inconnu et le jamais d’autrefois :
manger de la viande rouge, des oranges
avoir la sécurité sociale, les allocations familiales et la retraite à soixante-cinq ans
partir en vacances
Rappelaient les fiertés :
les grèves de 36, le Front populaire, avant, l’ouvrier n’était pas compté
Nous, le petit monde, rassis pour le dessert, on restait à écouter les histoires lestes que, dans le relâchement des fins de repas, l’assemblée, oubliant les jeunes oreilles, ne retenait plus, les chansons de la jeunesse des parents qui parlaient de Paris, de filles tombées au ruisseau, de gigolettes et de rôdeurs de barrières, Le Grand Rouquin, L’Hirondelle du faubourg, Du gris que l’on prend dans ses doigts et qu’on roule, des romances de grande pitié et de passion auxquelles la chanteuse, les yeux fermés, se donnait de tout son corps et qui faisaient monter des larmes essuyées du coin de la serviette. À notre tour, nous avions le droit d’attendrir la tablée avec Étoile des neiges.
De main en main passaient des photos brunies au dos taché par tous les doigts qui les avaient tenues dans d’autres repas, mélange de café et de graisse fondu en une couleur indéfinissable. Dans les mariés raides et graves, les invités de la noce s’étageant sur plusieurs rangs le long d’un mur, on ne reconnaissait ni ses parents ni personne. Ce n’était pas soi non plus qu’on voyait dans le bébé de sexe indistinct à demi nu sur un coussin mais quelqu’un d’autre, une créature appartenant à un temps muet et inaccessible.
Au sortir de la guerre, dans la table sans fin des jours de fête, au milieu des rires et des exclamations, on prendra bien le temps de mourir, allez ! la mémoire des autres nous plaçait dans le monde.
Hors des récits, les façons de marcher, de s’asseoir, de parler et de rire, héler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la mémoire passée de corps en corps du fond des campagnes françaises et européennes. Un héritage invisible sur les photos qui, par-delà les dissemblances individuelles, l’écart entre la bonté des uns et la mauvaiseté des autres, unissait les membres de la famille, les habitants du quartier et tous ceux dont il était dit ce sont des gens comme nous. Un répertoire d’habitudes, une somme de gestes façonnés par des enfances aux champs, des adolescences en atelier, précédées d’autres enfances, jusqu’à l’oubli :
manger en faisant du bruit et en laissant voir la métamorphose progressive des aliments dans la bouche ouverte, s’essuyer les lèvres avec un morceau de pain, saucer l’assiette si soigneusement qu’elle pourrait être rangée sans lavage, taper la cuiller dans le fond du bol, s’étirer à la fin du dîner. Se débarbouiller seulement la figure chaque jour et le reste selon le degré de saleté, les mains et les avant-bras après le travail, les jambes et les genoux des enfants les soirs d’été, le lavage en grand réservé aux fêtes
empoigner les choses avec force, claquer les portes. Faire tout avec brusquerie, qu’il s’agisse d’attraper un lapin par les oreilles, donner un bécot, serrer un enfant dans son giron. Les jours où le torchon brûle, entrer et sortir, bouger les chaises
marcher à longues enjambées en balançant les bras, s’asseoir en se jetant dans le siège, les vieilles femmes en enfonçant le poing au creux du tablier, se relever en décollant d’une main rapide la jupe restée dans les fesses
pour les hommes, l’usage continuel des épaules transportant la bêche, des planches et des sacs de pommes de terre, les enfants fatigués au retour de la foire
pour les femmes, des genoux et des cuisses coinçant le moulin à café, la bouteille à déboucher, la poule qu’il faut égorger dont le sang goutte dans la cuvette
parler fort et de façon grondeuse en toutes circonstances, comme s’il avait fallu se rebiffer contre l’univers depuis toujours.
La langue, un français écorché, mêlé de patois, était indissociable des voix puissantes et vigoureuses, des corps serrés dans les blouses et les bleus de travail, des maisons basses avec jardinet, de l’aboiement des chiens l’après-midi et du silence qui précède les disputes, de même que les règles de grammaire et le français correct étaient liés aux intonations neutres et aux mains blanches de la maîtresse d’école. Une langue sans compliments ni flatterie qui contenait la pluie transperçante, les plages de galets gris sous l’à-pic des falaises, les seaux de nuit vidés sur le fumier et le vin des travailleurs de force, véhiculait croyances et prescriptions :
observer la lune qui règle le moment de la naissance, la levée des poireaux et les corvées de vers des enfants
ne pas contrevenir au cycle des saisons pour quitter le manteau et les bas, mettre la lapine au mâle, planter la salade au principe qu’il y avait une époque pour tout, un laps de temps précieux et difficilement quantifiable, entre le « trop tôt » et le « trop tard » pendant lequel s’exerçait la bonne volonté de la nature, les enfants et les chats nés en hiver poussaient moins bien que les autres et le soleil de mars rend fou
sur les brûlures appliquer de la pomme de terre crue ou faire « arrêter le feu » par une voisine connaissant la formule magique, guérir une coupure avec de l’urine
respecter le pain, sur le grain de blé il y a la figure de Dieu
Comme toute langue, elle hiérarchisait, stigmatisait, les feignants, les femmes sans conduite, les « satyres » et vilains bonshommes, les enfants « en dessous », louait les gens « capables », les filles sérieuses, reconnaissait les haut placés et grosses légumes, admonestait, la vie te dressera.
Elle disait les désirs et les espérances raisonnables, un travail propre, à l’abri des intempéries, manger à sa faim et mourir dans son lit
les limites, ne pas réclamer la lune, des choses par-dessus les maisons, être heureux de ce que l’on a
l’appréhension des départs et de l’inconnu parce que, quand on ne part jamais de chez soi, n’importe quelle ville est le bout du monde
l’orgueil et la blessure, c’est pas parce qu’on est de la campagne qu’on est plus bête que d’autres
Mais nous, à la différence des parents, on ne manquait pas l’école pour semer du colza, locher des pommes et fagoter du bois mort. Le calendrier scolaire avait remplacé le cycle des saisons. Les années devant nous étaient des classes, chacune superposée au-dessus de l’autre, espaces-temps ouverts en octobre et fermés en juillet. À la rentrée on couvrait de papier bleu les livres d’occasion légués par les élèves de la classe d’avant. En regardant leur nom mal effacé sur la page de garde, les mots qu’ils avaient soulignés, on avait l’impression de prendre leur relais et d’être encouragés, par eux qui en étaient venus à bout, à savoir en un an toutes ces choses. On apprenait des poésies de Maurice Rollinat, Jean Richepin, Émile Verhaeren, Rosemonde Gérard, des chants, Mon beau sapin roi des forêts, C’est lui le voilà le dimanche avec sa robe de mai nouveau. On s’appliquait à faire zéro faute aux dictées de Maurice Genevoix, La Varende, Émile Moselly, Ernest Pérochon. Et l’on récitait les règles de grammaire du bon français. Sitôt rentrés à la maison, on retrouvait sans y penser la langue originelle, qui n’obligeait pas à réfléchir aux mots, seulement aux choses à dire ou à ne pas dire, celle qui tenait au corps, liée aux paires de claques, à l’odeur d’eau de Javel des blouses, des pommes cuites tout l’hiver, aux bruits de pisse dans le seau et aux ronflements des parents.
La mort des gens ne nous faisait rien.
La photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l’autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d’Ambre Solaire, d’échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Les cuisses, plus claires, ainsi que le haut des bras, dessinent la forme d’une robe et indiquent le caractère exceptionnel, pour cette enfant, d’un séjour ou d’une sortie à la mer. La plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-Mer.
Elle va avoir neuf ans. Elle est en vacances avec son père chez un oncle et une tante, des artisans qui fabriquent des cordes. Sa mère est restée à Yvetot, tenir le café-épicerie qui ne ferme jamais. C’est elle qui, habituellement, tresse ses cheveux en deux nattes serrées et les fixe en couronne autour de sa tête, avec des barrettes à ressort et des rubans. Soit ni son père ni sa tante ne savent attacher ses tresses ainsi, soit elle profite de l’absence de sa mère pour les laisser flotter.
Difficile de dire à quoi elle pense ou rêve, comment elle regarde les années qui la séparent de la Libération, de quoi elle se souvient sans effort.
Peut-être n’y a-t-il plus déjà d’autres images que celles-ci, qui résisteront à la déperdition de la mémoire :
l’arrivée dans la ville de décombres et la chienne en chaleur qui s’enfuit
le premier jour d’école à la rentrée de Pâques, elle ne connaît personne
la grande excursion de toute la famille maternelle à Fécamp, dans un train aux banquettes de bois, avec la grand-mère en chapeau de paille de riz noire et les cousins qui se déshabillent sur les galets, leurs fesses nues
le porte-aiguilles en forme de sabot fabriqué pour Noël dans un bout de chemise
Pas si bête avec Bourvil
des jeux secrets, se pincer les lobes d’oreille avec les anneaux à dents des rideaux.
Peut-être voit-elle comme une immense étendue le temps de l’école derrière elle, ces trois classes où elle est passée, la disposition des pupitres et du bureau de la maîtresse, du tableau, les camarades : Françoise C. qu’elle envie de faire le clown avec son bonnet en forme de tête de chat, qui lui a demandé à la récréation de lui prêter son mouchoir, s’est mouchée gras dedans, l’a roulé en boule avant de le lui rendre et de repartir en courant, son sentiment de souillure et de honte avec ce mouchoir sale dans la poche de son manteau toute la récréation
Évelyne J. à qui elle a mis la main dans la culotte sous le pupitre et touché la petite boule gluante
F. à qui personne ne parlait, envoyée en aérium, qui portait à la visite médicale un caleçon de garçon bleu, taché de caca, et toutes les filles la regardaient en riant
les étés d’avant, déjà lointains, le torride avec les citernes et les puits à sec, la file des gens du quartier montant jusqu’à la borne fontaine avec des brocs à la main, Robic avait gagné le Tour de France — un autre, pluvieux, elle ramasse des moules avec sa mère et sa tante sur la plage de Veules-les-Roses, se penche avec elles au-dessus d’un trou, sur la falaise, pour voir un soldat mort qu’on déterre, avec d’autres, afin de les inhumer ailleurs.
À moins qu’elle n’ait préféré comme d’habitude les multiples combinaisons de l’imaginaire à partir des livres de la Bibliothèque Verte ou des histoires de La Semaine de Suzette, et le rêve de son avenir tel qu’elle le ressent en entendant des chansons d’amour à la radio.
Sans doute rien dans sa pensée des événements politiques et des faits divers, de tout ce qui sera reconnu plus tard comme ayant fait partie du paysage de l’enfance, un ensemble de choses sues et flottantes, Vincent Auriol, la guerre en Indochine, Marcel Cerdan champion du monde de boxe, Pierrot le fou et Marie Besnard, l’empoisonneuse à l’arsenic.
Il n’y a de sûr que son désir d’être grande. Et l’absence de ce souvenir :
celui de la première fois où on lui a dit, devant la photo d’un bébé assis en chemise sur un coussin, parmi d’autres identiques, ovales et de couleur bistre, « c’est toi », obligée de regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant vécu dans un temps disparu une existence mystérieuse.
La France était immense et composée de populations distinctes par leur nourriture et leurs façons de parler, arpentée en juillet par les coureurs du Tour dont on suivait les étapes sur la carte Michelin punaisée au mur de la cuisine. La plupart des vies se déroulaient dans le même périmètre d’une cinquantaine de kilomètres. Quand s’élevait à l’église le grondement vainqueur du cantique Chez nous soyez reine on savait que chez nous désignait là où l’on habitait, la ville, au plus le département. L’exotisme commençait à la grande ville la plus proche. Le reste du monde était irréel. Les plus instruits ou qui aspiraient à l’être s’inscrivaient aux conférences de Connaissance du monde. Les autres lisaient Sélection du Reader’s Digest ou Constellation, « le monde vu en français ». La carte postale envoyée de Bizerte par un cousin qui y faisait son service militaire plongeait dans une sidération rêveuse.
Paris représentait la beauté et la puissance, une totalité mystérieuse, effrayante, dont chaque rue figurant dans un journal ou citée par la réclame, boulevard Barbès, rue Gazan, Jean Mineur 116 avenue des Champs-Élysées, excitait l’imagination. Les gens qui y avaient vécu, ou qui s’y étaient seulement rendus en excursion, avaient vu la tour Eiffel, étaient auréolés de supériorité. Les soirs d’été, à la fin des longues journées poussiéreuses des vacances, on allait à l’arrivée du train express regarder ceux qui étaient allés ailleurs et descendaient avec des valises, des sacs d’achats du Printemps, les pèlerins rentrant de Lourdes. Les chansons évoquant les régions inconnues, le Midi, les Pyrénées, les Fandango du pays basque, Montagnes d’Italie, Mexico, donnaient du désir. Dans les nuages du couchant bordés de rose, on voyait des maharadjahs et des palais indiens. On se plaignait aux parents, « on ne va jamais nulle part ! », ils répondaient avec étonnement « Où veux-tu aller, tu n’es pas bien là où tu es ? ».
Tout ce qui se trouvait dans les maisons avait été acheté avant la guerre. Les casseroles étaient noircies, démanchées, les cuvettes désémaillées, les brocs percés, colmatés avec des pastilles vissées dans le trou. Les manteaux étaient retapés, les cols de chemise retournés, les vêtements du dimanche passés au tous-les-jours. Qu’on n’arrête pas de grandir désespérait les mères, obligées de rallonger les robes d’une bande de tissu, d’acheter des chaussures une pointure au-dessus, trop petites un an après. Tout devait faire de l’usage, le plumier, la boîte de peintures Lefranc et le paquet de petits-beurre Lu. Rien ne se jetait. Les seaux de nuit servaient d’engrais au jardin, le crottin ramassé dans la rue après le passage d’un cheval à l’entretien des pots de fleurs, le journal à envelopper les légumes, sécher l’intérieur des chaussures mouillées, s’essuyer aux cabinets.
On vivait dans la rareté de tout. Des objets, des images, des distractions, des explications de soi et du monde, limitées au catéchisme et aux sermons de carême du père Riquet, aux dernières nouvelles de demain proférées par la grosse voix de Geneviève Tabouis, aux récits des femmes racontant leur vie et celle de leurs voisins l’après-midi autour d’un verre de café. Les enfants croyaient longtemps au Père Noël et aux bébés trouvés dans une rose ou un chou.
Les gens se déplaçaient à pied ou à bicyclette d’un mouvement régulier, les hommes les genoux écartés, le bas du pantalon resserré par des pinces, les femmes les fesses contenues dans la jupe tendue, traçant des lignes fluides dans la tranquillité des rues. Le silence était le fond des choses et le vélo mesurait la vitesse de la vie.
On vivait dans la proximité de la merde. Elle faisait rire.
Il y avait des enfants morts dans toutes les familles. D’affections soudaines et sans remède, la diarrhée, les convulsions, la diphtérie. La trace de leur bref passage sur la terre était une tombe en forme de petit lit aux barreaux de fer avec l’inscription « un ange au ciel », des photos qu’on montrait en essuyant furtivement un pleur, des conversations à mi-voix, presque sereines, qui effrayaient les enfants vivants, se croyant en sursis. Ils ne seraient sauvés que vers douze quinze ans, après avoir traversé la coqueluche, la rougeole et la varicelle, les oreillons et les otites, la bronchite de tous les hivers, échappé à la tuberculose et à la méningite, et qu’on dirait ils ont forci. Pour le moment, « enfants de guerre » pâlots, anémiques, les ongles tachés de blanc, ils devaient avaler de l’huile de foie de morue et du vermifuge Lune, croquer des pastilles Jessel, monter sur la balance du pharmacien et s’emmitoufler dans des cache-nez pour éviter le moindre coup de froid, manger de la soupe pour grandir et se tenir droit sous peine de porter un corset de fer. Les bébés qui commençaient à naître de tous côtés étaient vaccinés, surveillés, présentés chaque mois à la pesée des nourrissons dans une salle de la mairie. Les journaux titraient qu’il en mourait encore cinquante mille par an.
L’idiotie de naissance ne faisait pas peur. On craignait la folie parce qu’elle arrivait d’un coup, mystérieusement, aux gens normaux.
La photo floue et abîmée d’une petite fille debout devant une barrière, sur un pont. Elle a des cheveux courts, des cuisses menues et des genoux proéminents. À cause du soleil, elle a mis sa main au-dessus des yeux. Elle rit. Au dos, il y a écrit Ginette 1937. Sur sa tombe : décédée à l’âge de six ans le jeudi saint 1938. C’est la sœur aînée de la fillette sur la plage de Sotteville-sur-Mer.
Les garçons et les filles étaient partout séparés. Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose, cailloux, marrons, pétards, boules de neige dure, disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or. Les jeudis en hiver, elles faisaient la classe à de vieux boutons ou des figurines découpées dans L’Écho de la mode, disposés sur la table de la cuisine. Encouragées par les mères et l’école, elles étaient rapporteuses, « je vais le dire ! » constituait leur menace favorite. Elles s’interpellaient entre elles en disant hé machine !, écoutaient et répétaient avec des chuchotements, la main sur la bouche, des histoires malpolies, ricanaient sous cape à l’histoire de Maria Goretti qui avait préféré mourir plutôt que de faire avec un garçon ce qui leur tardait tant d’avoir le droit de faire, s’effrayaient de leur viciosité, insoupçonnée des adultes. Elles rêvaient d’avoir des seins et des poils, une serviette avec du sang dans leur culotte. En attendant, elles lisaient les albums de Bécassine et Les Patins d’argent de P.-J. Stahl, En famille d’Hector Malot, elles allaient au cinéma avec l’école voir Monsieur Vincent, Le Grand Cirque et La Bataille du rail, qui élevaient l’âme et le courage, refoulaient les mauvaises pensées. Mais elles savaient que la réalité et l’avenir se trouvaient dans les films de Martine Carol, les journaux dont les titres, Nous deux, Confidences et Intimité, annonçaient la désirable et interdite impudicité.
Les immeubles de la Reconstruction sortaient de terre dans le grincement intermittent du pivotement des grues. Les restrictions étaient finies et les nouveautés arrivaient, suffisamment espacées pour être accueillies avec un étonnement joyeux, leur utilité évaluée et discutée dans les conversations. Elles surgissaient comme dans les contes, inouïes, imprévisibles. Il y en avait pour tout le monde, le stylo Bic, le shampoing en berlingot, le Bulgomme et le Gerflex, le Tampax et les crèmes pour duvets superflus, le plastique Gilac, le Tergal, les tubes au néon, le chocolat au lait noisettes, le Vélosolex et le dentifrice à la chlorophylle. On n’en revenait pas du temps gagné avec les potages express en sachet, la Cocotte-Minute et la mayonnaise en tube, on préférait les conserves aux produits frais, trouvant plus chic de servir des poires au sirop que des fraîches et des petits pois en boîte que ceux du jardin. La « digestibilité » des aliments, les vitamines et la « ligne » commençaient à importer. On s’émerveillait d’inventions qui effaçaient des siècles de gestes et d’efforts, inauguraient un temps où, disaient les gens, on n’aurait plus rien à faire. On les dénigrait : la machine à laver était accusée d’user le linge, la télévision d’abîmer les yeux et de faire coucher à des heures indues. On surveillait et on enviait chez ses voisins la possession de ces signes de progrès, marquant une supériorité sociale. Dans la ville, les grands garçons exhibaient leur Vespa et virevoltaient autour des filles. Raides fiers sur leurs sièges, ils en emportaient une avec son foulard noué sous le menton, qui les enlaçait par-derrière pour ne pas tomber. On aurait voulu grandir de trois ans d’un coup quand on les voyait s’éloigner dans une pétarade au bout de la rue.
La réclame martelait les qualités des objets avec un enthousiasme impérieux, les meubles Lévitan sont garantis pour longtemps ! Chantelle, la gaine qui ne remonte pas ! l’huile Lesieur trois fois meilleure ! Elle les chantait joyeusement, dop dop dop, adoptez le shampoing Dop, Colgate, Colgate c’est la santé de vos dents, rêveusement, il y a du bonheur à la maison quand Elle est là, les roucoulait avec la voix de Luis Mariano, c’est le soutien-gorge Lou qui habille la femme de goût. Pendant qu’on faisait ses devoirs sur la table de la cuisine, les réclames de Radio Luxembourg, comme les chansons, apportaient la certitude du bonheur de l’avenir et l’on se sentait entouré de choses absentes qu’on aurait le droit d’acheter plus tard. En attendant d’être assez grande pour mettre du rouge Baiser et du parfum Bourjois avec un j comme joie, on collectionnait les animaux de plastique cachés dans les paquets de café, les vignettes des fables de La Fontaine dans l’emballage du chocolat Menier, qu’on échangeait à la récréation.
On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelles de crêpe, la montre en or. Leur possession ne décevait pas. On les offrait à l’admiration des autres. Elles recelaient un mystère et une magie qui ne s’épuisaient pas dans leur contemplation et leur manipulation. Les tournant et les retournant, on continuait d’attendre d’elles on ne savait quoi après les avoir eues.
Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, les maisons lumineuses et les rues éclairées, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome. Il faut être de son temps, disait-on à l’envi, comme une preuve d’intelligence et d’ouverture d’esprit. En classe de quatrième, les sujets de rédaction invitaient à composer sur « les bienfaits de l’électricité » ou à écrire une réponse à « quelqu’un qui dénigre devant vous le monde moderne ». Les parents affirmaient les jeunes en sauront plus que nous.
Dans la réalité, l’exiguïté des logements obligeait les enfants et les parents, les frères et les sœurs, à dormir dans la même chambre, la toilette continuait de se faire dans une cuvette, les besoins dans des cabinets au-dehors, les serviettes hygiéniques en tissu-éponge dégorgeaient leur sang dans un seau d’eau froide. Les rhumes et les bronchites des enfants se dégageaient avec des cataplasmes à la farine de moutarde. Les parents soignaient leur grippe à l’aspro avec un grog. Les hommes pissaient en plein jour le long des murs et les études suscitaient la méfiance, la crainte que par une sanction obscure, un retournement punitif pour avoir voulu monter trop haut, elles rendent dingo. Des dents manquaient dans toutes les bouches. L’époque, disaient les gens, n’est pas la même pour tout le monde.
Le cours des jours ne bougeait pas, scandé par le retour des mêmes distractions, qui ne suivaient pas l’abondance et la nouveauté des choses. Au printemps revenaient les communions, la fête de la Jeunesse et la kermesse paroissiale, le cirque Pinder, et les éléphants de la parade bouchaient d’un seul coup la rue de leur immensité grise. En juillet le Tour de France qu’on écoutait à la radio, collant dans un dossier les photos de Geminiani, Darrigade et Coppi découpées dans le journal. À l’automne, les manèges et les baraques d’attractions de la fête foraine. On prenait pour un an d’autos tamponneuses dans le cliquetis et les étincelles des tiges métalliques, la voix qui tonitruait roulez jeunesse ! roulez petits bolides ! Sur l’estrade de la loterie toujours le même garçon au nez maquillé de rouge imitait Bourvil, une femme décolletée dans le froid bonimentait et promettait un spectacle torride, « les Folies-Bergère entre minuit et deux heures du matin », interdit aux moins de seize ans. On guettait sur le visage de ceux qui avaient osé passer derrière le rideau et ressortaient rigolards des indices de ce qu’ils avaient vu. Dans l’odeur d’eau croupie et de graillon on sentait la luxure.
Plus tard, on aurait l’âge de soulever le rideau de la tente. Trois femmes en bikini dansaient sans musique, sur des planches. La lumière s’éteignait, se rallumait : les femmes se tenaient immobiles, les seins nus, face au public clairsemé, debout sur le sol goudronné de la place de la Mairie. Au-dehors un haut-parleur hurlait une chanson de Dario Moreno, Ey mambo, mambo italiano.
La religion était le cadre officiel de la vie et réglait le temps. Les journaux proposaient des menus pour le temps du carême, dont le calendrier des Postes notifiait les étapes, de la septuagésime à Pâques. On ne mangeait pas de viande le vendredi. La messe du dimanche demeurait une occasion de changer de linge, étrenner un vêtement, mettre un chapeau, un sac et des gants, voir des gens et être vu, suivre des yeux les enfants de chœur. Pour tout le monde un signe extérieur de moralité et la certitude d’un destin s’écrivant dans une langue particulière, le latin. Lire chaque semaine les mêmes prières dans son paroissien, subir le même ennui rituel du sermon jouait le rôle d’une purification probatoire au plaisir de manger du poulet et des gâteaux du pâtissier, d’aller à la séance de cinéma. Que des instituteurs et des gens instruits, à la conduite irréprochable, ne croient en rien paraissait une anomalie. La religion seule était à la source de la morale, conférait la dignité humaine sans laquelle la vie ressemblait à celle des chiens. La loi de l’Église l’emportait sur toutes les autres et les grands moments de l’existence ne recevaient leur légitimité que d’elle : « Les gens qui ne se marient pas à l’église ne sont pas vraiment mariés », déclarait le catéchisme. La religion catholique seulement, les autres étant erronées ou ridicules. Dans la cour de récréation, on braillait Mahomet était prophète / Du très grand Allah / Il vendait des cacahuètes / Au marché de Biskra / Si c’était des noisettes / Ce serait bien plus chouette/ Mais il n’en vend pas / Allah (3 fois).
On attendait avec impatience la communion solennelle, préalable glorieux de tout ce qui allait arriver d’important, les règles, le certificat d’études ou l’entrée en sixième. Dans les bancs, séparés par l’allée centrale, les garçons en costume sombre avec un brassard et les filles en robe longue et voile blancs ressemblaient aux mariés que, rassemblés deux par deux, ils seraient dans dix ans. Après avoir tonné d’une seule voix aux vêpres je renonce au démon et je m’attache à Jésus pour toujours, on pouvait se dispenser ensuite des pratiques religieuses, adoubé chrétien, muni du bagage nécessaire et suffisant pour se sentir intégré dans la communauté dominante et être certain qu’il y a sûrement quelque chose après la mort.
Tout le monde savait distinguer ce qui se fait de ce qui ne se fait pas, le Bien du Mal, les valeurs étaient lisibles dans le regard des autres sur soi. À l’habillement on distinguait les petites filles des adolescentes, les adolescentes des jeunes filles, les jeunes filles des jeunes femmes, les mères des grands-mères, les ouvriers des commerçants et des bureaucrates. Les riches disaient des vendeuses et des dactylos trop bien vêtues « elle a toute sa fortune sur son dos ».
Publique, privée, l’école se ressemblait, lieu de transmission d’un savoir immuable dans le silence, l’ordre et le respect des hiérarchies, la soumission absolue : porter une blouse, se mettre en rang à la cloche, se lever à l’entrée de la directrice mais non d’une surveillante, se munir de cahiers, plumes et crayons réglementaires, ne pas répondre aux observations, ne pas mettre en hiver un pantalon sans une jupe par-dessus. Le droit de poser des questions n’appartenait qu’aux professeurs. Si l’on ne comprenait pas un mot ou une explication, c’était notre faute. On était fiers comme d’un privilège d’être contraints à des règles strictes et à l’enfermement. L’uniforme imposé par les institutions privées constituait la marque visible de leur perfection.
Les programmes ne changeaient pas, Le Médecin malgré lui en sixième, Les Fourberies de Scapin, Les Plaideurs et Les Pauvres Gens en cinquième, Le Cid en quatrième, etc., ni les manuels, Malet-Isaac pour l’histoire, Demangeon la géographie, Carpentier-Fialip l’anglais. Ce bloc de connaissances était délivré à une minorité, confortée d’année en année dans son intelligence et son élévation, de rosa rosam à Rome l’unique objet de mon ressentiment, en passant par la relation de Chasles et la trigonométrie, au lieu que le plus grand nombre continuait à faire des problèmes de trains et du calcul mental, à chanter La Marseillaise pour l’oral du certificat. Avoir celui-ci, ou le brevet, était un événement, salué dans les journaux qui publiaient les noms des lauréats. Ceux qui échouaient mesuraient précocement le poids de l’indignité, ils n’étaient pas capables. L’éloge de l’instruction partout dans les discours recouvrait sa distribution parcimonieuse.
Quand on croiserait sur le trottoir après avoir été assise à côté d’elle jusqu’au cours moyen l’élève mise en apprentissage ou inscrite au cours Pigier, il ne viendrait pas à l’idée de s’arrêter pour lui parler, pas plus que la fille du notaire, dont le hâle jaunissant au retour d’un séjour aux sports d’hiver était le signe de sa condition supérieure, ne nous accordait un regard en dehors de l’école.
Le travail, l’effort et la volonté évaluaient les comportements. Le jour des prix, on recevait des livres exaltant l’héroïsme des pionniers de l’aviation, des généraux et des colonisateurs, Mermoz, Leclerc, de Lattre de Tassigny, Lyautey. Le courage quotidien n’était pas oublié, il fallait admirer le père de famille, « cet aventurier du monde moderne » (Péguy), « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles » (Verlaine), commenter en rédaction des sentences de Georges Duhamel et de Saint-Exupéry, « la leçon d’énergie des héros de Corneille », montrer « comment l’amour de la famille conduit à l’amour de la patrie » et que « le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin » (Voltaire). On lisait Vaillant et Âmes vaillantes.
Pour fortifier la jeunesse dans cet idéal et l’endurcir physiquement, la maintenir à l’écart des pièges de la paresse et des activités débilitantes (la lecture et le cinéma), préparer « des chics types » et « des filles bien, claires et droites », il était conseillé aux familles d’envoyer leurs enfants aux Louveteaux, Pionniers, Guides et Jeannettes, Croisés, Francs et Franches Camarades. Le soir autour d’un feu de camp ou à l’aube dans un sentier, derrière un fanion brandi martialement, aux accents de Youkaïdi Youkaïda se réalisait l’union enchantée de la nature, l’ordre et la morale. Sur les couvertures de La Vie catholique et de L’Humanité des visages radieux regardaient l’avenir. Cette jeunesse saine, ces fils et filles de France, allaient prendre la relève de leurs aînés Résistants comme s’était écrié le président René Coty dans un discours vibrant en juillet 54 sur la place de la Gare, au-dessus des têtes d’élèves groupés par établissements tandis que dans un ciel d’averse couraient les nuages blancs d’un été qui serait entièrement pluvieux.
Au-dessous de l’idéal et des yeux clairs s’étendait, on le savait, un territoire informe, gluant, contenant des mots et des objets, des images et des comportements : les filles mères, la traite des Blanches, les affiches du film Caroline chérie, les capotes anglaises, les mystérieuses publicités pour « l’hygiène intime, discrétion assurée », les couvertures du journal Guérir, « les femmes ne sont fécondes que trois jours par mois », les enfants de l’amour, les attentats à la pudeur, Janet Marshall étranglée avec son soutien-gorge dans un bois par Robert Avril, l’adultère, les mots lesbienne, pédéraste, la volupté, les fautes inavouables à confesse, les fausses couches, les vilaines manières, les livres à l’index, Tout ça parce qu’au bois de Chaville, l’union libre, à l’infini. Une somme de choses innommables — que les adultes seuls étaient censés savoir — se ramenant toutes aux organes génitaux et à leur usage. Le sexe était le grand soupçon de la société qui en voyait les signes partout, dans les décolletés, les jupes étroites, le vernis à ongles rouge, les sous-vêtements noirs, le bikini, la mixité, l’obscurité des salles de cinéma, les toilettes publiques, les muscles de Tarzan, les femmes qui fument et croisent les jambes, le geste de se toucher les cheveux en classe, etc. Il était le premier critère d’évaluation des filles, les départageait en « comme il faut » et « mauvais genre ». La « cote de moralité » affichée à la porte de l’église pour les films de la semaine ne concernait que lui.
Mais on déjouait la surveillance, on allait voir Manina la fille sans voiles, La Rage au corps avec Françoise Arnoul. On aurait voulu ressembler aux héroïnes, avoir la liberté de se comporter comme elles. Mais entre les livres, les films et les injonctions de la société s’étendait l’espace de l’interdiction et du jugement moral, on n’avait pas droit à l’identification.
Dans ces conditions elles étaient interminables les années de masturbation avant la permission de faire l’amour dans le mariage. Il fallait vivre avec l’envie de cette jouissance qu’on croyait réservée aux adultes et qui réclamait d’être satisfaite coûte que coûte en dépit de toutes les tentatives de diversion, les prières, en portant un secret qui rangeait parmi les pervers, les hystériques et les putains.
Il était écrit dans le Larousse :
onanisme : ensemble des moyens adoptés pour provoquer artificiellement la jouissance sexuelle. L’onanisme détermine souvent des accidents très graves ; aussi devra-t-on surveiller les enfants à l’approche de la puberté. Les bromures, l’hydrothérapie, la gymnastique, l’exercice, la cure d’altitude, les médications martiales et arsenicales, etc., seront tour à tour employés.
Dans le lit ou les vécés, on se masturbait sous le regard de la société entière.
Les garçons étaient fiers de partir au régiment et on les trouvait beaux en soldats. Le soir du conseil de révision, ils faisaient la tournée des cafés pour célébrer la gloire d’être reconnus comme de vrais hommes. Avant le régiment, ils étaient encore des gamins et ne valaient rien sur le marché du travail et du mariage. Après, ils pourraient avoir une femme et des enfants. L’uniforme qu’ils promenaient dans le quartier lors des permissions les enveloppait de beauté patriotique et de sacrifice virtuel. L’ombre des combattants vainqueurs, des GI, flottait autour d’eux. Le drap rêche de la vareuse, effleurée quand on se hissait sur la pointe des pieds pour les embrasser, matérialisait la coupure absolue entre l’univers des hommes et celui des femmes. À les voir on éprouvait un sentiment d’héroïsme.
Sous l’immuabilité, les affiches du cirque de l’année dernière avec la photo de Roger Lanzac, les images de première communion distribuées aux camarades, le Club des Chansonniers sur Radio Luxembourg, les jours se remplissaient de désirs nouveaux. Le dimanche après-midi, on s’agglutinait à la vitrine du magasin d’électricité générale devant la télévision. Des cafés investissaient dans l’achat d’un poste pour attirer la clientèle. Au flanc des collines serpentaient des pistes de motocross et l’on regardait monter et descendre les engins assourdissants la journée entière. L’impatience grandissante du commerce avec ses nouveaux mots d’ordre, « initiative », « dynamisme », secouait le train-train des villes. Entre la fête foraine et la kermesse, la Quinzaine commerciale s’installait comme rite de printemps. Dans les rues du centre, les haut-parleurs beuglaient des incitations à acheter, entrecoupées de chansons d’Annie Cordy et d’Eddie Constantine, pour gagner la Simca ou la salle à manger. Sur le podium, place de la Mairie, un animateur local faisait rire avec les blagues de Roger Nicolas et de Jean Richard, rameutait des candidats pour le Crochet ou Quitte ou double, comme à la radio. Assise dans un coin du podium trônait sous sa couronne la Reine du Commerce. La marchandise avançait sous les couleurs de la fête. Les gens disaient « ça change » ou « il ne faut pas s’encroûter, on s’abrutit à rester chez soi ».
Une joie diffuse parcourait les jeunes des classes moyennes, qui organisaient des surpats entre eux, inventaient un langage nouveau, disaient « c’est cloche », « formidable », « la vache » et « vachement » dans chaque phrase, s’amusaient à imiter l’accent de Marie-Chantal, jouaient au baby-foot et appelaient la génération des parents « les croulants ». Yvette Horner, Tino Rossi et Bourvil les faisaient ricaner. On cherchait tous confusément des modèles pour notre âge. On s’enthousiasmait pour Gilbert Bécaud et les chaises cassées de son concert. Au poste, on écoutait Europe n˚ 1 qui ne passait que de la musique, des chansons et de la réclame.
Sur une photo en noir et blanc, deux filles dans une allée, épaule contre épaule, toutes les deux les bras derrière le dos. En fond des arbustes et un haut mur de brique, au-dessus le ciel avec de grands nuages blancs. Au dos de la photo : juillet 1955, dans les jardins du pensionnat Saint-Michel.
À gauche, la plus grande des filles, blonde avec des cheveux courts en « coup de vent », une robe claire et des socquettes, son visage est dans l’ombre. À droite, une brune aux cheveux frisés, courts, des lunettes sur un visage plein, au front haut, traversé par la lumière, un pull foncé à manches courtes, une jupe à pois. Toutes les deux portent des ballerines, la brune est pieds nus dedans. Elles ont dû enlever leur blouse de classe pour la photo.
Même si on ne reconnaît pas dans la brune la petite fille à nattes de la plage, qui pourrait aussi bien être devenue la blonde, c’est elle, et non la blonde, qui a été cette conscience, prise dans ce corps-là, avec une mémoire unique, permettant donc d’assurer que les cheveux frisés de cette fille provenaient d’une permanente, rituelle en mai depuis la communion solennelle, que sa jupe avait été taillée dans une robe de l’été d’avant, devenue trop étroite, et le pull tricoté par une voisine. Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective.
En dehors des ballerines, il n’y a rien dans l’apparence de cette adolescente qui ressortisse à « ce qui se fait » alors et qu’on voit dans les journaux de mode et les magasins des grandes villes, longue jupe écossaise à mi-mollet, pull noir et gros médaillon, queue-de-cheval avec frange à la façon d’Audrey Hepburn dans Vacances romaines. La photo pourrait dater de la fin des années quarante ou du début des années soixante. Aux yeux de tous ceux qui sont nés après, elle est simplement ancienne, appartient à la préhistoire de soi où s’aplanissent toutes les vies qui ont précédé. Pourtant, cette lumière qui éclaire d’un côté le visage de cette fille et son pull entre les seins qui pointent a été sensation de chaleur d’un soleil de juin d’une année qui, pour les historiens comme pour les vivants d’alors, ne peut se confondre avec aucune autre, 1955.
Peut-être ne perçoit-elle pas l’écart qui la sépare d’autres filles de la classe, celles avec qui il serait inimaginable de se faire prendre en photo. Un écart qui se marque dans les distractions, l’emploi du temps à l’extérieur de l’école, la façon générale de vivre, et qui l’éloigne autant des filles chics que de celles qui travaillent déjà dans des bureaux ou des ateliers. Ou bien elle mesure cet écart sans s’en préoccuper.
Elle n’est jamais allée encore à Paris, à cent quarante kilomètres, ni à aucune surpat, elle n’a pas de tourne-disques. En faisant ses devoirs, elle écoute les chansons du poste dont elle écrit les paroles dans un carnet et qu’elle porte dans la tête des journées entières en marchant, en suivant les cours, toi qui disais qui disais que tu l’aimais qu’as-tu fait de ton amour pour qu’il pleure sous la pluie.
Elle ne parle pas aux garçons, elle y pense tout le temps. Elle voudrait avoir le droit de mettre du rouge à lèvres, porter des bas et des talons hauts — les socquettes lui font honte, elle les enlève hors de la maison — afin de montrer qu’elle appartient à la catégorie des jeunes filles et qu’elle peut être suivie dans la rue. À cette fin, le dimanche matin après la messe, elle « traîne » en ville en compagnie de deux ou trois copines du même milieu « simple » qu’elle, veillant toujours à ne pas transgresser la rigoureuse loi maternelle de l’heure (« quand je dis telle heure, c’est telle heure, pas une minute de plus »). Elle compense l’interdiction générale de sortir par la lecture des feuilletons dans les journaux, Les Gens de Mogador, Afin que nul ne meure, Ma cousine Rachel, La Citadelle. Constamment elle s’irréalise dans des histoires et des rencontres imaginaires qui finissent en orgasmes le soir sous les draps. Elle se rêve en putain et elle admire aussi la blonde de la photo, d’autres filles de la classe au-dessus, qui la renvoient à son corps empoissé. Elle voudrait être elles.
Au cinéma, elle a vu La Strada, Le Défroqué, Les Orgueilleux, La Mousson, La Belle de Cadix, le nombre de films qui lui sont interdits, dont elle a envie — Les Enfants de l’amour, Le Blé en herbe, Les Compagnes de la nuit, etc. —, est plus grand que l’autorisé.
(Monter en ville, rêver, se faire jouir et attendre, résumé possible d’une adolescence en province.)
Qu’y a-t-il en elle comme savoir sur le monde, en dehors des connaissances accumulées jusque dans cette classe de quatrième, quelles traces des événements et faits divers qui font dire plus tard « je me souviens » quand une phrase entendue par hasard les évoque ?
la grande grève des trains de l’été 53
la chute de Diên Biên Phu
la mort de Staline annoncée à la radio un matin froid de mars, juste avant de partir pour l’école
les élèves des petites classes en rang vers la cantine pour boire le verre de lait de Mendès France
la couverture faite de morceaux tricotés par toutes les élèves et envoyée à l’abbé Pierre, dont la barbe est prétexte à des histoires cochonnes
la vaccination monstre, de toute la ville, à la mairie, contre la variole, parce que plusieurs personnes en sont mortes à Vannes
Sans doute pas dans sa pensée les derniers morts d’une embuscade en Algérie, nouvel épisode des troubles dont elle saura seulement plus tard qu’ils se sont déclenchés à la Toussaint 54 et elle se reverra ce jour-là, dans sa chambre, assise près de la fenêtre, les pieds sur son lit, regardant les invités d’une maison en face sortir les uns après les autres dans le jardin, pour uriner derrière le mur aveugle, si bien qu’elle n’oubliera jamais ni la date de l’insurrection algérienne ni cet après-midi de Toussaint pour lequel elle disposera d’une image nette, une sorte de fait pur, une jeune femme s’accouvant dans l’herbe et se relevant en rabattant sa jupe.
Dans la même mémoire illégitime, celle des choses qu’il est impensable, honteux ou fou de formuler, il y a :
une tache brune sur un drap de sa grand-mère morte depuis trois ans, dont sa mère a hérité — une tache indélébile, qui l’attire et lui répugne violemment, comme vivante
la scène entre ses parents, le dimanche avant l’examen d’entrée en sixième, au cours de laquelle son père a voulu supprimer sa mère en l’entraînant dans la cave près du billot où la serpe était fichée
le souvenir qui lui vient tous les jours quand, dans la rue vers l’école, elle passe devant le talus où elle a vu, un dimanche de janvier d’il y a deux ans, une petite fille en manteau court s’amusant à enfoncer un pied dans l’argile gorgée d’eau. L’empreinte du pied était là le lendemain, elle est restée pendant des mois.
Les grandes vacances seront une longue étendue d’ennui, d’activités minuscules pour remplir les journées :
écouter l’arrivée de l’étape du Tour de France, coller la photo du vainqueur dans un cahier spécial
relever les numéros de département sur les plaques minéralogiques des voitures croisées dans la rue
lire dans le journal régional les résumés des films qu’elle ne verra pas, des livres qu’elle ne lira pas
broder un porte-serviette
extraire des points noirs et se passer de l’Eau Précieuse ou des rondelles de citron
monter en ville acheter du shampoing et un Petit Classique Larousse, en passant les yeux baissés devant le café où les garçons jouent au flipper
L’avenir est trop immense pour qu’elle l’imagine, il arrivera, c’est tout.
Quand elle entend les petites filles des classes enfantines chanter dans la cour de récréation Cueillons la rose sans la laisser flétrir, il lui semble qu’elle a été enfant il y a très longtemps.
À la moitié des années cinquante, dans les repas de famille, les adolescents restaient à table, écoutant les propos sans s’y mêler, souriant poliment aux plaisanteries qui ne les faisaient pas rire, aux remarques approbatrices dont ils étaient l’objet sur leur développement physique, aux grivoiseries voilées destinées à les faire rougir, se contentant de répondre aux questions émises précautionneusement sur leurs études, ne se sentant pas encore prêts à entrer de plein droit dans la conversation générale, même si le vin, les liqueurs et les cigarettes blondes autorisées au dessert marquaient le début de leur intronisation dans le cercle des adultes. On se pénétrait de la douceur de la tablée festive où la dureté habituelle du jugement social s’atténue, se mue en molle aménité, et les fâchés à mort de l’année dernière réconciliés se passent le bol de mayonnaise. On s’ennuyait un peu mais pas au point de préférer être au lendemain en cours de maths.
Après les commentaires sur les plats en train d’être dégustés, qui appelaient les souvenirs des mêmes mangés en d’autres circonstances, les conseils sur la meilleure façon de les préparer, les convives discutaient de la réalité des soucoupes volantes, du Spoutnik et de qui, des Américains ou des Russes, irait les premiers sur la Lune, des cités d’urgence de l’abbé Pierre, de la vie chère. La guerre finissait par revenir sur le tapis. Ils rappelaient l’Exode, les bombardements, les restrictions de l’après-guerre, les zazous, les pantalons de golf. C’était le roman de notre naissance et de notre petite enfance, qu’on écoutait dans une nostalgie indéfinissable, la même qu’on ressentait en récitant avec ferveur Rappelle-toi, Barbara, recopié dans un cahier personnel de poèmes. Mais dans le ton des voix il y avait de l’éloignement. Quelque chose s’en était allé avec des grands-parents décédés qui avaient connu les deux guerres, les enfants qui poussent, la reconstruction achevée des villes, le progrès et les meubles à tempérament. Les souvenirs des privations de l’Occupation et des enfances paysannes se rejoignaient dans un passé révolu. Les gens avaient tellement la conviction de vivre mieux.
Il n’était déjà plus question de l’Indochine, si lointaine, si exotique — « deux sacs de riz suspendus de part et d’autre d’une tige de bambou », selon le manuel de géographie — et perdue sans excès de regret à Diên Biên Phu, où n’avaient combattu que des têtes brûlées, des engagés volontaires qui n’avaient pas de métier dans les mains. C’était un conflit qui n’avait jamais été dans le présent des gens. Ils n’avaient pas non plus envie d’assombrir l’atmosphère avec les troubles en Algérie, dont personne au juste ne savait comment ils avaient commencé. Mais ils étaient tous d’accord, et nous aussi qui l’avions au programme du BEPC, l’Algérie avec ses trois départements était la France, comme une grande partie de l’Afrique où nos possessions couvraient sur l’atlas la moitié du continent. Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés les « nids de fellaghas », ces égorgeurs rapides dont on voyait l’ombre traîtresse sur la figure basanée du pourtant gentil sidi-mon-z’ami colportant des descentes de lit sur son dos. À la dérision dont les Arabes et leurs mots étaient rituellement l’objet, habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c’est chaud, s’ajoutait la certitude de leur sauvagerie. Normal donc que les soldats du contingent et des rappelés soient envoyés pour rétablir l’ordre, même si de l’avis général c’était malheureux pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont la photo figurait dans le journal régional sous la mention « tombé dans une embuscade ». C’était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup. Il n’y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille. On n’avait pas un sentiment de guerre. La prochaine viendrait de l’Est, avec les chars russes comme à Budapest pour détruire le monde libre et il était inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance. Déjà, on avait eu chaud avec le canal de Suez.
Personne ne parlait des camps de concentration, sinon incidemment, à propos de tel ou telle ayant perdu ses parents à Buchenwald, un silence contristé suivait. C’était devenu un malheur privé.
Au dessert, les chansons patriotiques d’après la Libération avaient disparu. Les parents entonnaient Parlez-moi d’amour, de vieux jeunes gens Mexico et les enfants Ma grand-mère était cow-boy. Nous, on aurait eu trop honte de chanter comme avant Étoile des neiges. Priés d’en pousser une, on prétendait ne connaître aucune chanson en entier, certains que Brassens et Brel détonneraient dans la béatitude des fins de repas, qu’il fallait de préférence des chansons que d’autres repas et des larmes essuyées avec le coin de la serviette avaient consacrées. On répugnait farouchement à dévoiler des goûts musicaux qu’ils ne pouvaient comprendre, eux qui ne connaissaient pas un mot d’anglais en dehors de fuck you appris à la Libération, ignoraient l’existence des Platters et de Bill Haley.
Mais le lendemain, dans le silence de la salle d’études, au sentiment de vide qui nous envahissait, on savait que la veille avait été, même si on s’en défendait, qu’on avait cru rester extérieurs et s’ennuyer, un jour de fête.
Pris dans le temps infiniment lent des études, le petit nombre de jeunes qui avait la chance de les continuer trouvait, dans la sonnerie régulière des heures de cours, le retour des compositions trimestrielles, les explications interminables de Cinna et d’Iphigénie, la traduction du Pro Milone, qu’il n’arrivait jamais rien. On notait des phrases d’écrivains sur la vie, découvrant le bonheur de se penser dans des formules étincelantes, exister c’est se boire sans soif. Le sentiment de l’absurde et la nausée nous envahissaient. Le corps poisseux de l’adolescence rencontrait l’être « en trop » de l’existentialisme. On collait sur les feuilles d’un classeur les photos de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme, gravait dans le bois du pupitre les initiales de James Dean. On recopiait des poèmes de Prévert, les chansons de Brassens, Je suis un voyou et La Première Fille, interdites à la radio. On lisait en cachette Bonjour tristesse et les Trois essais sur la théorie de la sexualité. Le champ des désirs et des interdictions devenait immense. La possibilité d’un monde sans péché s’entrouvrait. Les adultes nous suspectaient d’être démoralisés par les écrivains modernes et de ne plus rien respecter.
Dans l’immédiat, le désir le plus déterminé était de posséder un électrophone et au moins quelques microsillons, des objets chers dont on pouvait jouir seul, sans fin, jusqu’à l’écœurement, ou avec d’autres, qui classaient dans la tribu la plus évoluée de la jeunesse, la lycéenne aisée, qui portait des duffle-coats, appelait ses parents « mes vieux » et disait ciao pour au revoir.
On était avide de jazz et de negro spirituals, de rock’n roll. Tout ce qui se chantait en anglais était nimbé d’une mystérieuse beauté. Dream, love, heart, des mots purs, sans usage pratique, qui donnaient le sentiment d’un au-delà. Dans le secret de la chambre, on se faisait une orgie du même disque, c’était comme une drogue qui emportait la tête, éclatait le corps, ouvrait devant soi un autre monde de violence et d’amour — se confondant avec la surboum où il tardait tant d’avoir le droit d’aller. Elvis Presley, Bill Haley, Armstrong, les Platters incarnaient la modernité, l’avenir, et c’était pour nous, les jeunes, et nous seuls qu’ils chantaient, laissant derrière les vieux goûts des parents et l’ignorance des péquenots, Le Pays du sourire, André Claveau et Line Renaud. On se sentait appartenir à un cercle d’initiés. Cependant Les Amants d’un jour donnaient la chair de poule.
On se retrouvait encore dans le silence des vacances, les bruits séparés, distincts, de la province, les pas d’une femme allant aux commissions, le glissement d’une voiture, le martèlement d’un atelier de soudure. Les heures s’usaient en buts infimes, activités étirées, classer les devoirs de l’année, ranger un placard, lire un roman en s’efforçant de ne pas le finir trop vite. On se regardait devant la glace, on s’impatientait d’avoir les cheveux assez longs pour les tirer en queue-de-cheval. On guettait l’improbable venue d’une copine. Au souper, il fallait nous arracher les mots de la bouche, on laissait de la nourriture, s’attirant le reproche « si tu avais eu faim pendant la guerre tu serais moins difficile ». Aux désirs qui nous agitaient était opposée la sagesse des limites, « tu demandes trop à la vie ».
À force de tourner et de se croiser en bandes séparées, le dimanche après la messe ou le cinéma, d’échanger des regards, filles et garçons s’abordaient. Eux imitaient leurs profs, faisaient des jeux de mots et des contrepèteries, se traitaient de « puceau », se coupaient la parole, « raconte pas ta vie, elle est pleine de trous », « tu connais le refrain du presse-purée ? Écrase et continue », « T’as le gaz chez toi, va te faire cuire un œuf ». Ils s’amusaient à parler bas pour que l’on ne comprenne pas et s’écriaient « la masturbation rend sourd ». Ils feignaient de se boucher les yeux devant l’exhibition d’une gencive enflée et s’écriaient « on a vu assez d’horreurs pendant la guerre ». Ils s’octroyaient le droit de tout dire, ils étaient les détenteurs de la parole et de l’humour. Ils se débondaient en histoires sales, entonnaient le de morpionibus. Les filles souriaient avec réserve. Même si elles ne le trouvaient pas forcément drôle, c’était un spectacle que leur offraient les garçons en virevoltant autour d’elles, elles en concevaient de la fierté. C’est grâce à eux qu’elles enrichissaient leur stock de mots et d’expressions qui les ferait paraître évoluées aux yeux des autres filles quand elles diraient aller au pieu, un falzar, etc. Mais on se demandait avec angoisse, les uns et les autres, ce qu’on pourrait bien se dire en tête à tête et il fallait toute la sollicitude curieuse du groupe pour nous soutenir avant de se rendre au premier rencard.
La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d’une robe, à la clarté crépusculaire, quelle que soit l’heure de la pose, d’une photo en noir et blanc.
Sur celle-ci, une grande fille aux cheveux foncés, mi-longs et raides, visage plein, les yeux clignant à cause du soleil, se tient de biais, légèrement déhanchée de manière à faire saillir la courbe de ses cuisses, serrées dans une jupe droite descendant à mi-jambe, tout en les amincissant. La lumière effleure la pommette droite, souligne la poitrine pointant sous un pull d’où dépasse un col Claudine blanc. Un bras est caché, l’autre pend, la manche retroussée au-dessus d’une montre et d’une main large. La dissemblance avec la photo dans le jardin de l’école est frappante. En dehors des pommettes et de la forme des seins, plus développés, rien ne rappelle la fille d’il y a deux ans, avec ses lunettes. Elle pose dans une cour ouverte sur la rue, devant une remise basse, à la porte rafistolée, comme on en voit à la campagne et dans les faubourgs des villes. En fond, trois troncs d’arbres plantés sur un haut talus se détachent sur le ciel. Au dos, 1957, Yvetot.
Sans doute elle ne pense qu’à elle, en ce moment précis où elle sourit, à cette image d’elle qui fixe la fille nouvelle qu’elle se sent devenir :
en écoutant dans l’îlot de sa chambre Sidney Bechet, Édith Piaf et le 33 tours de jazz offert par la Guilde internationale du disque
notant dans un calepin des phrases qui disent comment vivre — qu’elles soient dans des livres leur assure un poids de vérité, il n’y a de bonheur réel que celui dont on se rend compte quand on en jouit
Elle connaît maintenant le niveau de sa place sociale — il n’y a chez elle ni Frigidaire, ni salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à Paris —, inférieur à celui de ses copines de classe. Elle espère que celles-ci ne s’en aperçoivent pas, ou le lui pardonnent, dans la mesure où elle est « marrante » et « relaxe », dit « ma piaule » et « j’ai les pétoches ».
Toute son énergie se concentre vers « avoir un genre ». Son souci reste ses lunettes de myope qui lui rapetissent les yeux et lui donnent l’air « polard ». Quand elle les enlève, elle ne reconnaît personne dans la rue.
Dans ses représentations de l’avenir le plus lointain — après le bac — elle se voit, son corps, son allure, sur le modèle des magazines féminins, mince, les cheveux longs flottant sur les épaules, et ressemblant à Marina Vlady dans La Sorcière. Elle est devenue institutrice quelque part, peut-être à la campagne, avec une voiture à elle, signe suprême d’émancipation, 2 CV ou 4 CV, libre et indépendante. Sur cette image s’étend l’ombre de l’homme, l’inconnu, qu’elle rencontrera comme dans Un jour tu verras, la chanson de Mouloudji, ou s’élançant l’un vers l’autre comme Michèle Morgan et Gérard Philipe à la fin des Orgueilleux. Elle est sûre qu’elle doit « se garder pour lui » et ressent comme une faute contre le grand amour de connaître déjà le plaisir toute seule. Bien qu’elle ait inscrit dans un carnet les jours où l’on ne risque pas d’être enceinte d’après la méthode Ogino, elle n’est que sentiment. Entre le sexe et l’amour, le divorce est total.
Au-delà du bac, sa vie est un escalier à gravir qui se perd dans la brume.
Dans la pauvreté de mémoire nécessaire à seize ans pour agir et exister, elle voit son enfance comme une espèce de film muet en couleurs, où surgissent et se mêlent des images de tanks et de décombres, de vieilles gens disparus, de compliment écrit et décoré pour la fête des mères, les albums de Bécassine, la retraite de communion et des jeux de balle au mur. Des années récentes, elle n’a pas non plus envie de se souvenir, tout n’est que gaucherie et honte, les déguisements en danseuse de music-hall, la permanente frisée, les socquettes.
Elle ne peut savoir que de cette année 57 elle retiendra :
le bar du casino de la plage, à Fécamp, où, un dimanche après-midi, elle a été fascinée par un couple qui dansait seul sur la piste, un blues, lent et serré. La femme, longue et blonde, portait une robe blanche en plissé « soleil ». Ses parents, qu’elle avait entraînés là contre leur gré, se demandaient s’ils avaient assez d’argent pour payer les consommations
les cabinets glacés, dans la cour de récréation, où elle a dû descendre un jour de février en plein cours de maths à cause d’une crise d’entérite et elle pense à Roquentin dans le jardin public, se dit le ciel est vide et Dieu ne répond pas, elle n’a pas de nom pour cette sensation d’être abandonnée, avec ses cuisses grenues de froid, le ventre retourné de douleur. Ni pour celle qui l’envahit les jours de fête foraine, dans cette même cour de la photo, quand lui proviennent de derrière les arbres la grande voix des haut-parleurs, les musiques et les annonces fondues en une rumeur incompréhensible. C’est comme si elle était hors de la fête, séparée de quelque chose d’antérieur.
Sans doute est-ce aussi à l’état de sensations, de sentiments et d’images — sans traces de l’idéologie qui les a suscités — que sont réfractées en elle les informations qu’elle reçoit sur le monde. Ainsi elle voit :
l’Europe coupée en deux par une muraille de fer, à l’ouest du soleil et des couleurs, à l’est l’ombre, le froid, la neige et les chars soviétiques qui franchiront un jour la frontière française, s’installeront à Paris, comme à Budapest, les noms d’Imre Nagy et de Kadar l’obsèdent, elle en répète les syllabes par intermittence
l’Algérie en terre brûlée de soleil et de sang, creusée d’embuscades autour desquelles voltigent de petits hommes en burnous flottants, image elle-même issue du livre d’histoire de troisième racontant la conquête de l’Algérie en 1830 illustrée par un tableau, La Prise de la smala d’Abd el-Kader
les soldats morts dans les Aurès ressemblent au Dormeur du val, couchés dans le sable où la lumière pleut avec deux trous rouges au côté droit
Représentations qui traduisent probablement un assentiment à la répression contre les rebelles mais qu’une photo, parue dans le journal local, de jeunes gens français vêtus de façon chic en train de discuter à la sortie d’un lycée de Bab el-Oued, a beaucoup ébranlé, comme si la cause pour laquelle mouraient les soldats de vingt ans se justifiait moins.
Il n’y a rien de tout cela dans le journal intime qu’elle a commencé de tenir, où elle décrit son ennui, son attente de l’amour dans un vocabulaire romanesque et grandiloquent. Elle a noté qu’elle doit disserter sur Polyeucte mais préfère les romans de Françoise Sagan qui, « bien que foncièrement immoraux, ont cependant un accent de vérité ».
Les gens faisaient fond de plus belle, sur une existence meilleure grâce aux choses. Selon leurs moyens, ils changeaient la cuisinière à charbon pour une gazinière, la table en bois couverte d’une toile cirée pour une en Formica, la 4 CV pour une Dauphine, remplaçaient le rasoir mécanique et le fer à repasser en fonte par leurs équivalents électriques, les ustensiles en métal par les mêmes en plastique. L’objet le plus enviable et le plus cher était la voiture, synonyme de liberté, de maîtrise complète de l’espace, d’une certaine manière, du monde. Apprendre à conduire et obtenir le permis considéré comme une victoire, saluée par l’entourage comme la réussite au brevet.
Ils s’inscrivaient à des cours par correspondance pour apprendre le dessin, l’anglais ou le jiu-jitsu, le secrétariat. À l’heure actuelle, disaient-ils, il faut en savoir plus qu’avant. D’aucuns ne craignaient pas de partir en vacances à l’étranger sans connaître la langue, comme en témoignait le F collé sur la plaque d’immatriculation. Les plages étaient bondées le dimanche de corps en bikini, offerts au soleil dans l’indifférence au monde. Rester assis sur les galets ou se baigner seulement les pieds la jupe relevée se faisait de moins en moins. On disait des timides et de ceux qui ne se pliaient pas à la joie du groupe, il a des complexes. On annonçait « la société des loisirs ».
Mais ils s’énervaient de la politique, des présidents du Conseil valsant tous les deux mois, et des jeunes envoyés inlassablement se faire tuer dans des embuscades. Ils voulaient la paix en Algérie mais pas un deuxième Diên Biên Phu. Ils votaient Poujade. Ils répétaient « où on va ». Le coup d’État du 13 mai à Alger les jetait dans la débâcle, ils stockaient des kilos de sucre et des litres d’huile en prévision de la guerre civile. Ils ne croyaient que dans le général de Gaulle pour sauver tout, l’Algérie et la France. Ils étaient soulagés que le sauveur de 40 accepte, magnanime, de revenir pour reprendre le pays en main — comme protégés par la grande ombre de celui dont la stature, objet de leurs continuelles plaisanteries, était la preuve visible de sa surhumanité.
Nous qui avions le souvenir d’un visage sec sous un képi, petite moustache d’avant guerre, sur les affiches de la ville en ruine, qui n’avions pas entendu l’appel du 18 juin, étions ahuris et déçus par ces joues pendantes et ces sourcils broussailleux de notaire engraissé, cette voix parasitée par un tremblement de vieux. Le personnage ressorti de Colombey mesurait de façon grotesque le temps écoulé de l’enfance à aujourd’hui. Et on lui en voulait d’avoir si vite mis fin à ce qui, pendant qu’on révisait les sinus et les cosinus, le Lagarde et Michard, nous avait paru le commencement d’une révolution.
« Avoir ses deux bacs » — le premier en fin de première, le second l’année d’après — était le signe incontestable de la supériorité intellectuelle et la certitude d’une future réussite sociale. Pour la plupart des gens, les examens et les concours qu’on passerait par la suite n’avaient pas autant d’importance, ils trouvaient seulement « beau d’aller jusque-là ».
Sur la musique du Pont de la rivière Kwaï on se sentait parti pour le plus bel été de la vie. D’un seul coup, le succès au bac conférait une existence sociale, comme si on n’avait pas démérité d’une confiance que la communauté adulte avait placée en nous. Les parents s’arrangeaient pour faire le tour de la famille et des amis, annoncer la nouvelle glorieuse. Il s’en trouvait toujours pour plaisanter, « moi aussi j’ai passé le bac, sur la Seine à Caudebec ! ». Insensiblement juillet se mettait à ressembler au précédent avec son emploi du temps filandreux de lecture et de disques, de débuts de poèmes. L’euphorie refluait. Il fallait la pensée de ce qu’auraient été les vacances en cas d’échec pour redonner du prix au succès. La vraie récompense du bac aurait été de vivre une histoire d’amour ressemblant à Marianne de ma jeunesse. En attendant, on flirtait, retrouvant en cachette celui qui descendait un peu plus bas à chaque rendez-vous, et qu’il faudrait quitter bientôt parce qu’on n’allait pas faire l’amour pour la première fois avec un garçon que les copines trouvaient rougeaud.
L’espace s’élargissait enfin, cet été-là ou un autre. Les plus riches partaient en Angleterre, allaient sur la Côte d’Azur avec leurs parents. Les autres, moniteurs dans une colonie de vacances, pouvaient changer d’air, découvrir la France et se payer les livres de la rentrée en sillonnant les routes et chantant Pirouette cacahouète aux côtés d’une douzaine de petits garçons piailleurs ou de gamines cramponneuses, avec la trousse à venin et les goûters dans le sac en bandoulière. Ils touchaient leur premier salaire, un numéro de sécurité sociale. Ils étaient fiers de leurs responsabilités, porteurs provisoires de l’idéal laïque et républicain dont les « méthodes d’éducation active » constituaient la réalisation joyeuse. En surveillant la toilette des Lionceaux alignés en culotte devant les robinets, les tables houleuses où l’arrivée d’un plat de riz au lait soulevait des hurlements d’enthousiasme, ils avaient la conviction de participer à un modèle d’ordre juste, harmonieux et bon. C’était, tout compte fait, des vacances exténuantes et glorieuses. Qu’on était sûr de ne jamais oublier quand, dans l’ivresse d’une mixité nouvelle, loin enfin du regard des parents, en blue-jean et une Gauloise à la main, on sautait les marches deux par deux vers la cave d’où s’échappait la musique de la surboum, que le sentiment d’une jeunesse absolue et précaire à ce moment-là nous submergeait, comme si on allait mourir à la fin des vacances à la manière du film Elle n’a dansé qu’un seul été. C’est à cause de cette sensation éperdue qu’on se retrouvait après un slow sur un lit de camp ou sur la plage avec un sexe d’homme — jamais vu sauf en photo et encore — et du sperme dans la bouche pour avoir refusé d’ouvrir les cuisses, se souvenant in extremis du calendrier Ogino. Un jour blanc se levait, sans signification. Sur les mots qu’on aurait voulu oublier aussitôt après les avoir entendus, prends ma queue suce-moi, il fallait mettre ceux d’une chanson d’amour, c’était hier ce matin-là c’était hier et c’est loin déjà, embellir, construire la fiction de « la première fois » sur le mode sentimental, envelopper de mélancolie le souvenir d’un dépucelage raté. Si on n’y arrivait pas, on s’achetait des éclairs et des bonbons, on noyait le chagrin dans la crème et le sucre ou bien l’on s’en purgeait par l’anorexie. Mais une chose était sûre, il ne serait plus jamais possible de se rappeler comment était le monde avant d’avoir eu un corps nu contre le sien.
La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s’habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d’elles était l’objet d’une surveillance généralisée de la société. À celles qui étaient obligées de quitter le giron familial, elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité universitaire séparée de celle des garçons, pour les protéger des hommes et du vice. Rien, ni l’intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que la réputation sexuelle d’une fille, c’est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à l’instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes : si tu couches avant d’être mariée, personne ne voudra plus de toi — sous-entendu, sauf un autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un malade, ou pire, un divorcé. La fille mère ne valait plus rien, n’avait rien à espérer, sinon l’abnégation d’un homme qui accepterait de la recueillir avec le produit de la faute.
Jusqu’au mariage, les histoires d’amour se déroulaient sous le regard et le jugement des autres.
Cependant on flirtait de plus en plus loin, pratiquait ce qui n’était dicible nulle part ailleurs que dans les ouvrages médicaux, la fellation, le cunnilingus et parfois la sodomie. Les garçons se moquaient de la capote anglaise et refusaient le coïtus interruptus de leurs pères. On rêvait aux pilules contraceptives qui, on disait, se vendaient en Allemagne. Le samedi, à la file, se mariaient des filles en voile blanc qui accouchaient six mois après de prétendus et robustes prématurés. Prises entre la liberté de Bardot, la raillerie des garçons qu’être vierge c’est malsain, les prescriptions des parents et de l’Église, on ne choisissait pas. Personne ne se demandait combien de temps ça durerait, l’interdiction d’avorter et de vivre ensemble sans se marier. Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement « rien ne changera donc jamais » à des milliers d’individus en même temps.
Sur la photo de groupe en noir et blanc insérée à l’intérieur d’un livret gaufré, vingt-six filles s’étagent sur trois rangs, dans une cour, sous les feuilles d’un marronnier, devant une façade dont les fenêtres à petits carreaux peuvent aussi bien être celles d’un couvent, d’une école ou d’un hôpital. Toutes vêtues d’une blouse claire qui les fait ressembler à un corps d’infirmières.
Au-dessous de la photo, noté à la main : Lycée Jeanne-d’Arc — Rouen — Classe de philosophie 1958-1959. Ne figurent pas les noms des élèves comme s’il avait été sûr, au moment où la photo a été remise par le chef de classe, qu’on se les rappellerait tous. Sans doute était-il impossible de s’imaginer quarante ans plus tard en femme âgée regardant des visages, alors familiers, et ne voyant plus sur cette photo de classe qu’une triple rangée de fantômes aux yeux brillants et fixes.
Les filles du premier rang sont assises sur des chaises tube, les mains jointes sur les genoux, les jambes droites et serrées ou repliées sous le siège, une seule les a croisées. Les filles du deuxième — debout — et du troisième — surélevées par un banc — sont visibles jusqu’aux hanches. Que six seulement aient les mains enfoncées dans les poches, signe alors de mauvaise éducation, témoigne que le lycée est fréquenté majoritairement par la bourgeoisie. Toutes, sauf quatre, regardent l’objectif avec un léger sourire. Ce qu’elles voient — le photographe, un mur ? d’autres élèves ? — est perdu.
C’est elle au deuxième rang, la troisième à partir de la gauche. Difficile de reconnaître l’adolescente à la pose provocante de la photo précédente d’il y a deux ans à peine dans cette fille qui porte à nouveau des lunettes, les cheveux tirés en un catogan d’où s’échappe une mèche dans le cou. Une frange frisottée n’atténue pas l’aspect sérieux. Aucun signe sur sa figure de l’envahissement de tout son être par le garçon qui l’a déflorée à moitié cet été, comme l’atteste le slip taché de sang qu’elle conserve secrètement entre des livres dans un placard. Ni de ses faits et gestes : marcher dans les rues après les cours en espérant le revoir, rentrer au foyer de jeunes filles et pleurer — rester des heures sur un sujet de dissertation sans le comprendre —, se passer sans arrêt Only You quand elle retourne chez ses parents, le samedi — se bourrer de pain, de biscuits et de chocolat.
Aucun signe de cette lourdeur du vivant à laquelle elle doit s’arracher pour s’approprier le langage de la philosophie. Pour, à force d’essence et d’impératif catégorique, refouler le corps, l’envie de manger, l’obsession du sang mensuel qui ne coule plus. Réfléchir sur le réel pour qu’il cesse de l’être, qu’il devienne une chose abstraite, impalpable, d’intelligence. Dans quelques semaines, elle va arrêter de manger, acheter du Néo-Antigrès, n’être qu’une conscience pure. Quand elle remonte après les cours le boulevard de la Marne bordé par les baraques de la fête foraine, le hurlement de la musique la suit comme le malheur.
Les vingt-six élèves de la photo ne se parlent pas toutes entre elles. Chacune n’adresse la parole qu’à une dizaine, ignorant les autres et ignorée d’elles. Toutes savent d’instinct ce qu’elles doivent faire quand elles se croisent près du lycée, s’attendre ou non, se sourire sans plus, ne pas se voir. Cependant, d’heure de métaphysique en heure de gym, toutes les voix qui répondent « présente » à l’appel, toutes les particularités physiques et vestimentaires des unes et des autres sont imprimées dans les consciences si bien que chaque fille de la classe possède en elle un échantillon de la personnalité des vingt-cinq autres. Au total, ce sont vingt-six visions chargées de jugements et de sentiments qui circulent constamment dans la classe. Pas plus que les autres elle ne saurait dire comment on la voit, souhaitant par-dessus tout ne pas être vue, faisant plutôt partie des ignorées, des bonnes élèves sans brillance et sans repartie. Elle n’a pas envie de dire que ses parents tiennent un café-épicerie. Elle a honte d’être hantée par la nourriture, de ne plus avoir ses règles, de ne pas savoir ce qu’est une hypokhâgne, de porter une veste en suédine et non en vrai daim. Elle se sent très seule. Elle lit Poussière de Rosamond Lehmann et tout ce qu’elle peut dans la collection des Poètes d’aujourd’hui, Super-vielle, Milosz, Apollinaire, Sais-je mon amour si tu m’aimes encore.
Si l’une des grandes questions susceptibles de faire avancer la connaissance de soi est la possibilité, ou non, de déterminer comment, à chaque âge, chaque année de son existence, on se représente le passé, quelle mémoire prêter à cette fille du deuxième rang ? Peut-être n’en a-t-elle plus d’autre que celle de l’été d’avant, mémoire presque sans images, incorporation en elle d’un corps manquant, un corps d’homme. Pour l’avenir coexistent en elle deux visées : 1) devenir mince et blonde, 2) être libre, autonome et utile au monde. Se rêvant en Mylène Demongeot et Simone de Beauvoir.
Même si les soldats du contingent continuaient de partir en Algérie, l’époque était à l’espérance et à la volonté, aux grands desseins sur terre, sur mer et dans le ciel, aux grandes paroles et aux grands deuils, Gérard Philipe et Camus. Il y aurait le paquebot France, la Caravelle et le Concorde, l’école jusqu’à seize ans, les maisons de la culture, le Marché commun et, un jour ou l’autre, la paix en Algérie. Il y avait le nouveau franc, le scoubidou, les yaourts aromatisés, le lait en berlingot et le transistor. Pour la première fois on pouvait entendre de la musique n’importe où, sur le sable de la plage à côté de sa tête, dans la rue en marchant. La joie du transistor était d’une espèce inconnue, celle de pouvoir être seul sans l’être, de disposer à sa guise du bruit et de la diversité du monde.
Et les jeunes arrivaient, de plus en plus nombreux. Les maîtres d’école manquaient, il suffisait d’avoir dix-huit ans et le bac pour être envoyé dans un cours préparatoire faire lire Rémi et Colette. On nous fournissait de quoi nous amuser, le hula hoop, Salut les copains, Âge tendre et tête de bois, on n’avait le droit de rien, ni voter ni faire l’amour ni même donner son avis. Pour avoir le droit à la parole, il fallait d’abord faire ses preuves d’intégration au modèle social dominant, « entrer » dans l’enseignement, à la Poste ou à la SNCF, chez Michelin, Gillette, dans les assurances : « gagner sa vie ». L’avenir n’était qu’une somme d’expériences à reconduire, service militaire de vingt-quatre mois, travail, mariage, enfants. On attendait de nous l’acceptation naturelle de la transmission. Devant ce futur assigné, on avait confusément envie de rester jeunes longtemps. Les discours et les institutions étaient en retard sur nos désirs mais le fossé entre le dicible de la société et notre indicible nous paraissait normal et irrémédiable, ce n’était pas même quelque chose qu’on pouvait penser, seulement ressentir chacun dans son for intérieur en regardant À bout de souffle.
Les gens en avaient plus qu’assez de l’Algérie, des bombes de l’OAS déposées sur le rebord des fenêtres à Paris, de l’attentat du Petit-Clamart — de se réveiller avec l’annonce d’un putsch de généraux inconnus qui troublaient la marche vers la paix, vers « l’autodétermination ». Ils s’étaient faits à l’idée d’indépendance et à la légitimité du FLN, familiarisés avec les noms de ses chefs, Ben Bella et Ferhat Abbas. Leur désir de bonheur et de tranquillité coïncidait avec l’instauration d’un principe de justice, une décolonisation naguère impensable. Cependant, ils manifestaient toujours autant de crainte, au mieux d’indifférence, à l’égard des « Arabes ». Ils les évitaient et les ignoraient, n’ayant jamais pu se résigner à côtoyer dans leurs rues des individus dont les frères assassinaient des Français de l’autre côté de la Méditerranée. Et le travailleur immigré, quand il croisait les Français, savait — plus vite et plus clairement qu’eux — qu’il portait le visage de l’ennemi. Qu’ils vivent dans des bidonvilles, bossent sur des chaînes ou au fond d’un trou, que leur manifestation d’octobre soit interdite, puis matée avec la plus extrême violence, et même peut-être, si on l’avait appris, qu’une centaine d’entre eux soient balancés dans la Seine paraissait dans l’ordre des choses. [Plus tard, quand on apprendrait ce qui s’était passé le 17 octobre 61, on serait dans l’incapacité de dire ce qu’on avait su à l’époque des faits, ne retrouvant rien, sinon le souvenir d’une douceur du temps, de la proche rentrée universitaire. Éprouvant le malaise de ne pas avoir su — même si l’État et les journaux avaient tout fait pour cela — comme si l’ignorance et le silence ne se rattrapaient jamais. Et on aurait beau faire, il n’y aurait pas de lien de similitude entre la charge haineuse de la police gaullienne contre les Algériens en octobre et celle de février suivant contre les militants anti-OAS. Les neuf morts du métro Charonne plaqués contre les grilles et les morts incomptés de la Seine ne se rejoindraient pas.]
Personne ne s’est demandé si les accords d’Évian étaient une victoire ou une défaite, c’était le soulagement et le commencement de l’oubli. On ne se préoccupait pas de la suite, des pieds-noirs et des harkis là-bas, des Algériens ici. On espérait partir l’été prochain en Espagne, tellement bon marché selon les dires de ceux qui y étaient allés.
Les gens étaient habitués à la violence et à la séparation du monde : Est/Ouest, Khrouchtchev le moujik/Kennedy le jeune premier, Peppone/ Don Camillo, JEC/UEC, L’Huma/L’Aurore, Franco/ Tito, cathos/cocos. Sous le couvercle de la guerre froide à l’extérieur ils se sentaient tranquilles à l’intérieur. En dehors des discours syndicaux à la violence codifiée, ils ne se plaignaient pas, ils avaient pris leur parti d’être tenus par l’État, d’écouter Jean Nocher faire la morale à la radio tous les soirs et de ne pas voir les grèves aboutir. Quand ils avaient voté oui au référendum d’octobre, c’était moins la volonté d’élire le président de la République au suffrage universel que le désir secret de garder de Gaulle président à vie, sinon jusqu’à la fin des temps.
Nous, on préparait nos certificats de licence en écoutant le transistor. On allait voir Cléo de cinq à sept, L’Année dernière à Marienbad, Bergman, Buñuel et le cinéma italien. On aimait Léo Ferré, Barbara, Jean Ferrat, Leny Escudero et Claude Nougaro. On lisait Hara-Kiri. On ne se sentait rien de commun avec les yéyés qui disaient Hitler connais pas et leurs idoles plus jeunes que nous, filles à couettes et à chansons pour cour de récréation, garçon rugissant se roulant par terre sur la scène. On avait l’impression qu’ils ne nous rattraperaient jamais, auprès d’eux nous étions vieux. Peut-être que nous aussi on mourrait sous de Gaulle.
Mais nous n’étions pas adultes. La vie sexuelle restait clandestine et rudimentaire, hantée par « l’accident ». Nul n’était censé en avoir une avant le mariage. Les garçons croyaient exhiber leur science érotique par des allusions salaces, ils ne savaient que tirer leur coup à l’endroit du corps des filles où la prudence conseillait à ces dernières qu’ils le fassent. Les virginités étaient incertaines, la sexualité une question mal résolue sur laquelle les filles épiloguaient des heures dans les chambres de la cité universitaire où aucun garçon n’était autorisé à pénétrer. Elles s’informaient dans des livres, lisaient le Rapport Kinsey pour se persuader de la légitimité du plaisir. Elles conservaient la honte des mères vis-à-vis du sexe. Il y avait toujours des mots pour les hommes et pour les femmes, elles ne disaient ni « jouir » ni « queue », ni rien, répugnaient à nommer les organes sauf d’une voix détimbrée, spéciale, « vagin », « pénis ». Les plus hardies osaient se rendre discrètement chez une conseillère du Planning familial, un organisme clandestin, se faisaient prescrire un diaphragme de caoutchouc qu’elles peinaient à s’insérer.
Elles ne se doutaient pas que les garçons assis à côté d’elles sur le banc de l’amphi s’effrayaient de leurs corps. Que s’ils répondaient par monosyllabes à leurs questions les plus innocentes, ce n’était pas mépris mais crainte des complications de leur ventre-piège, tout compte fait ils préféraient se branler le soir.
Faute d’avoir eu peur à temps dans la pinède ou sur le sable de la Costa Brava, le temps s’arrêtait devant un fond de culotte toujours blanc depuis des jours. Il fallait « faire passer » d’une façon — en Suisse pour les riches — ou d’une autre — dans la cuisine d’une femme inconnue sans spécialité sortant une sonde bouillie d’un fait-tout. Avoir lu Simone de Beauvoir ne servait à rien qu’à vérifier le malheur d’avoir un utérus. Les filles continuaient donc de prendre leur température comme des malades, de calculer les périodes à risques, trois semaines sur quatre. Elles vivaient dans deux temps différents, celui de tout le monde, des exposés à faire, des vacances, et celui, capricieux, menaçant, toujours susceptible de s’arrêter, le temps mortel de leur sang.
Dans les amphis les profs cravatés expliquaient l’œuvre des écrivains par leur biographie, disaient « Monsieur » André Malraux, « Madame » Yourcenar en signe de respect pour leur personne vivante et ne faisaient étudier que des auteurs morts. On n’osait pas citer Freud, de peur de s’attirer des sarcasmes et d’avoir une mauvaise note, à peine si on hasardait Bachelard et le Temps humain de Georges Poulet. On croyait manifester une grande indépendance d’esprit en déclarant au début d’un exposé qu’il fallait « refuser les étiquettes » et que L’Éducation sentimentale était le « premier roman moderne ». Entre amis, on s’offrait des livres sur lesquels on écrivait une dédicace. C’était le temps de Kafka, Dostoïevski, Virginia Woolf, Lawrence Durrell. On découvrait le « nouveau roman », Butor, Robbe-Grillet, Sollers, Sarraute, on voulait l’aimer mais on ne trouvait pas en lui assez de secours pour vivre.
On préférait les textes avec des mots et des phrases qui résumaient l’existence, la nôtre et celle des femmes de ménage de la cité, des livreurs, et nous distinguaient cependant d’eux, parce qu’à leur différence nous nous « posions des questions ». Il nous fallait des mots qui contiennent en eux des principes d’explication du monde et de soi, nous dictent une morale : « l’aliénation » et ses satellites, la « mauvaise foi » et la « mauvaise conscience », « immanence » et « transcendance ». On évaluait tout à l’aune de « l’authenticité ». Sans la crainte de se fâcher avec les parents qui unissaient dans le même opprobre les divorcés et les communistes, on aurait adhéré au Parti. Dans un café, au milieu du brouhaha et de la fumée, d’un seul coup le décor perdait sa signification, on se sentait étranger au monde, sans passé ni avenir, « une passion inutile ».
Quand les jours rallongent en mars et qu’on a trop chaud dans les vêtements d’hiver — ce n’est pas seulement l’été qui vient, c’est la vie tout court, sans forme ni projet — on se répétait en allant vers la fac, the time is out of joint, life is a tale told by an idiot full of sound and fury signifying nothing. Entre amis on se racontait comment on préférerait se suicider, dans un sac de couchage avec des somnifères dans la sierra de Guadalajara.
Dans les déjeuners du dimanche, au milieu des années soixante, quand les parents profitaient de la présence de l’étudiant — rentré le week-end faire laver son linge — pour inviter des membres de la famille et des amis, la tablée discutait de l’apparition d’un supermarché et de la construction d’une piscine municipale, des 4 L et des Ami 6. Ceux qui avaient acheté une télévision discutaient du physique des ministres et des speakerines, parlaient des vedettes qu’ils voyaient à l’écran comme s’il s’agissait de voisins de palier. Avoir vu les images de la confection du steak flambé au poivre avec Raymond Oliver, une émission médicale d’Igor Barrère ou « 36 Chandelles » semblait leur conférer un droit de parole supérieur. Devant la raideur et le désintérêt de ceux qui n’avaient pas de télévision, ne connaissaient ni Zitrone ni Anne-Marie Peysson, ni les bébés passés à la moulinette de Jean-Christophe Averty, ils en revenaient aux sujets de proximité et d’intérêt commun, la meilleure façon d’apprêter le lapin, les avantages des fonctionnaires, la boucherie qui vous sert bien. Ils évoquaient l’an 2000, calculaient leurs probabilités d’être encore vivants, l’âge qu’ils auraient. Ils s’amusaient à imaginer la vie à la fin du siècle, les repas remplacés par une pilule, des robots qui feraient tout, des maisons dans la Lune. Ils s’arrêtaient vite, tout le monde se fichant de savoir comment on vivrait dans quarante ans, juste être en vie.
Avec le sentiment d’un nécessaire sacrifice — aux invités, qui s’extasiaient sur nos études, aux parents, pour l’argent de poche et le linge lavé-repassé qu’on remporterait — des heures qui auraient pu être consacrées à lire Les Vagues de Virginia Woolf ou La Psychologie sociale de Stoetzel, on se mêlait de bonne grâce et maladroitement à la conversation. Malgré soi, on remarquait les façons de saucer l’assiette, secouer la tasse pour faire fondre le sucre, de dire avec respect « quelqu’un de haut placé » et l’on percevait d’un seul coup le milieu familial de l’extérieur, comme un monde clos qui n’était plus le nôtre. Les idées qui nous habitaient étaient étrangères aux maladies, aux légumes à planter en lune montante, aux mises à pied à l’usine, à tout ce qui s’échangeait ici. D’où l’on renonçait à leur parler de nous, de nos cours, veillait à ne les contredire en rien, comme si déclarer qu’on n’était pas sûr d’avoir plus tard une bonne situation, ni d’être dans l’enseignement, allait faire s’effondrer leurs croyances, leur paraître une insulte et les faire douter de nos capacités.
Les souvenirs de l’Occupation et des bombardements n’échauffaient plus les convives. La reviviscence des émotions d’hier avait disparu. Quand quelqu’un disait à la fin du repas « encore un que les Boches n’auront pas », c’était simple citation.
À nous aussi les grands dimanches d’après guerre, Fleur de Paris et Le Petit Vin blanc semblaient appartenir à un temps révolu, celui de l’enfance, à propos duquel on n’avait envie de rien entendre, et si un oncle essayait de le raviver, « te souviens-tu quand je t’ai appris à monter à bicyclette ? », on le trouvait vieux. Dans la rumeur des voix, des mots et expressions entendus depuis que nous étions au monde, mais qui ne nous venaient plus spontanément, on se sentait flotter dans des images indiscernables d’autres dimanches, plongeant jusqu’à ce temps dont nous entendions les récits en revenant au dessert, essoufflés d’avoir trop joué, avant d’écouter des refrains que personne ne se souciait plus de reprendre aujourd’hui.
Sur cette photo en noir et blanc, au premier plan, à plat ventre, trois filles et un garçon, seul le haut du corps est visible, le reste plongeant dans une pente. Derrière eux, deux garçons, l’un debout et penché se détache sur le ciel, l’autre est agenouillé, semblant agacer l’une des filles de son bras tendu. En fond, une vallée noyée dans une espèce de brume. Au dos de la photo : Cité universitaire. Mont-Saint-Aignan. Juin 63. Brigitte, Alain, Annie, Gérald, Annie, Ferrid.
Elle est la fille du milieu, aux cheveux coiffés en bandeaux à l’imitation de George Sand, aux épaules larges et dénudées, la plus « femme ». Ses poings serrés émergent bizarrement de dessous son buste couché. Pas de lunettes. La photo a été prise dans la période séparant le passage des examens et les résultats. C’est un temps de nuits blanches, de discussions dans les bars et les chambres en ville, suivies de caresses déshabillées jusqu’au seuil d’imprudence sur fond de Javanaise. De sommeils dans l’après-midi d’où elle sort avec l’impression coupable de s’être mise hors du monde, comme le jour où le Tour de France et Jacques Anquetil étaient passés depuis longtemps quand elle s’est réveillée. Elle est entrée dans la fête et elle s’y ennuie. Les deux filles qui l’entourent sur la photo appartiennent à la bourgeoisie. Elle ne se sent pas des leurs, plus forte et plus seule. À trop les fréquenter, à les accompagner dans les surboums, elle a l’impression de déchoir. Elle ne pense pas non plus avoir rien de commun maintenant avec le monde ouvrier de son enfance, le petit commerce de ses parents. Elle est passée de l’autre côté mais ne saurait dire de quoi, derrière elle sa vie est constituée d’images sans lien. Elle ne se sent nulle part, seulement dans le savoir et la littérature.
À cet instant les connaissances abstraites de cette fille ne pourraient être répertoriées, non plus que ses lectures, la licence de lettres modernes qu’elle achève n’étant qu’un indicateur moyen de niveau. Elle s’est abreuvée d’existentialisme, de surréalisme, a lu Dostoïevski, Kafka, tout Flaubert, également éperdue de nouveauté, Le Clézio et le Nouveau Roman, comme si seuls les livres récents étaient capables d’apporter le regard le plus juste sur le monde d’ici et maintenant.
Plus encore qu’un moyen d’échapper à la pauvreté, les études lui paraissent l’instrument privilégié de lutte contre l’enlisement de ce féminin qui lui inspire de la pitié, cette tentation qu’elle a connue de se perdre dans un homme (cf. photo de lycée, cinq ans avant), dont elle a honte. Aucune envie de se marier ni d’avoir des enfants, le maternage et la vie de l’esprit lui semblent incompatibles. Elle est sûre que, de toute façon, elle serait une mauvaise mère. Son idéal est l’union libre d’un poème d’André Breton.
À certains moments, elle éprouve un accablement devant la somme de ce qu’elle a appris. Son corps est jeune et sa pensée vieille. Dans son journal intime, elle a écrit qu’elle se sent « sursaturée d’idées passe-partout, de théories », qu’elle est « à la recherche d’un autre langage », désirant « retourner à une pureté première », elle rêve d’écrire dans une langue inconnue. Les mots lui sont « une petite broderie autour d’une nappe de nuit ». D’autres phrases contredisent cette lassitude : « Je suis un vouloir et un désir. » Elle ne dit pas lesquels.
Elle voit l’avenir comme un grand escalier rouge, celui d’un tableau de Soutine reproduit dans le journal Lectures pour tous, qu’elle a découpé pour le coller sur le mur de sa chambre à la cité.
Il lui arrive de s’attarder sur des images de son enfance, le premier jour d’école, une fête foraine dans les décombres, les vacances à Sotteville-sur-Mer, etc. Elle s’imagine aussi dans vingt ans, en train de se rappeler leurs discussions de maintenant, à tous, sur le communisme, le suicide et la contraception. La femme de dans vingt ans est une idée, un fantôme. Elle n’atteindra jamais cet âge.
À la voir sur la photo, en belle fille solide, on ne soupçonnerait pas que sa plus grande peur est la folie, elle ne voit que l’écriture — peut-être un homme — pour l’en préserver, au moins momentanément. Elle a commencé un roman où les images du passé, du présent, les rêves nocturnes et l’imaginaire de l’avenir alternent à l’intérieur d’un « je » qui est le double décollé d’elle-même.
Elle est sûre de n’avoir aucune « personnalité ».
Aucun rapport entre sa vie et l’Histoire dont les traces demeurent déjà pourtant fixées par la sensation de froid et le temps gris d’un mois de mars — grève des mineurs — de moiteur d’un week-end de la Pentecôte — mort de Jean XXIII —, la phrase d’un copain, « c’est la guerre mondiale dans deux jours » — la crise de Cuba —, la coïncidence entre une nuit passée à un bal de l’Unef et le putsch des généraux, Salan, Challe, etc. Le temps des événements pas plus que celui des faits divers — elle méprise « les chiens crevés » — n’est le sien, tout en images de soi. Dans quelques mois, l’assassinat de Kennedy à Dallas la laissera plus indifférente que la mort de Marilyn Monroe l’été d’avant, parce que ses règles ne seront pas venues depuis huit semaines.
L’arrivée de plus en plus rapide des choses faisait reculer le passé. Les gens ne s’interrogeaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d’argent pour se les payer immédiatement. Ils s’habituaient à rédiger des chèques, découvraient les « facilités de paiement », le crédit Sofinco. Ils étaient à l’aise avec la nouveauté, tiraient fierté de se servir d’un aspirateur et d’un sèche-cheveux électrique. La curiosité l’emportait sur la défiance. On découvrait le cru et le flambé, le steak tartare, au poivre, les épices et le ketchup, le poisson pané et la purée en flocons, les petits pois surgelés, les cœurs de palmier, l’after-shave, l’Obao dans la baignoire et le Canigou pour les chiens. Les Coop et Familistère faisaient place aux supermarchés où les clients s’enchantaient de toucher la marchandise avant de l’avoir payée. On se sentait libre, on ne demandait rien à personne. Tous les soirs les Galeries Barbès accueillaient les acheteurs avec un buffet campagnard gratuit. Les jeunes couples des classes moyennes achetaient la distinction avec une cafetière Hellem, l’Eau sauvage de Dior, une radio à modulation de fréquences, une chaîne hi-fi, des voilages vénitiens et de la toile de jute sur les murs, un salon en teck, un matelas Dunlopillo, un secrétaire ou un scriban, meubles dont ils avaient lu le nom seulement dans des romans. Ils fréquentaient les antiquaires, invitaient avec du saumon fumé, des avocats aux crevettes, une fondue bourguignonne, lisaient Playboy et Lui, Barbarella, Le Nouvel Observateur, Teilhard de Chardin, la revue Planète, rêvaient sur les petites annonces d’appartements « de grand standing », avec dressing-room, dans des « Résidences » — le nom seul était déjà le luxe —, prenaient l’avion pour la première fois en masquant leur angoisse et s’émouvaient de voir des carrés verts et dorés au-dessous d’eux, s’énervaient de ne pas avoir encore le téléphone qu’ils réclamaient depuis un an. Les autres ne voyaient pas l’utilité de l’avoir et continuaient d’aller à la Poste, où le guichetier composait leur numéro et les envoyait dans la cabine.
Les gens ne s’ennuyaient pas, ils voulaient profiter.
Dans un opuscule à succès, Réflexions pour 1985, l’avenir apparaissait radieux, les tâches lourdes et malpropres seraient accomplies par des robots, tous les individus auraient accès à la culture et au savoir. Confusément, la première greffe du cœur, au loin, en Afrique du Sud, paraissait un pas vers l’éradication de la mort.
La profusion des choses cachait la rareté des idées et l’usure des croyances.
Les jeunes professeurs se servaient du Lagarde et Michard de leurs années de lycée, donnaient des bons points et des compositions trimestrielles, s’affiliaient à des syndicats qui affirmaient dans chaque bulletin « Le pouvoir recule ! ». La Religieuse de Rivette était interdite, les livres érotiques s’achetaient par correspondance au Terrain Vague. Sartre et Beauvoir refusaient d’aller à la télévision (mais tout le monde s’en fichait). On durait dans des valeurs et des langages épuisés. Plus tard, nous souvenant de la bonne voix grondeuse de Nounours dans Bonne nuit les petits on aura l’impression que c’était de Gaulle qui venait nous border tous les soirs.
Des mouvements de déplacement parcouraient la société en tous sens, les paysans descendaient des montagnes vers les vallées, les étudiants déportés du centre des villes montaient dans des campus sur les collines, partageaient à Nanterre la même boue que les immigrés des bidonvilles. Les rapatriés d’Algérie et les ménages d’OS qui avaient quitté leur maison basse avec les cabinets dehors se retrouvaient ensemble dans les grands ensembles divisés en F suivi d’un chiffre. Mais ce n’était pas d’être ensemble que les gens avaient envie, seulement du chauffage central, de murs clairs et d’une salle de bains.
Le plus défendu, ce qu’on n’avait jamais cru possible, la pilule contraceptive, était autorisé par une loi. On n’osait pas la réclamer au médecin, qui ne la proposait pas, surtout quand on n’était pas mariée. C’était une démarche impudique. On sentait bien qu’avec la pilule la vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que c’en était effrayant. Aussi libre qu’un homme.