CHAPITRE 10
Menvatt clandestine
Lex déshabilla le cadavre du clown avant de le réduire en bouillie grâce au démembreur et de jeter ses restes dans une benne à déchets. Elle récupéra son chapeau à larges bords ainsi que sa canne de bronze ; elle fourra le tout dans son sac de sport violet, sous une pile de survêtements. Dans les poches intérieures du long manteau, elle avait trouvé divers accessoires typiquement menvatts : un déverrouilleur, un museleur, un ligoteur… et le fameux lecteur holographique avec lequel étaient transmises les requêtes. C’était un modèle récent, qui n’utilisait plus les cartouches de courriels comme à l’époque où elle avait égorgé Wilder. Celui qu’elle avait entre les mains était relié au réseau d’ondes ultra-sécurisé de l’Ordre d’Odi. Argo lui en avait parlé, une nuit, sur l’oreiller – l’une des rares informations d’ordre confidentiel qu’elle était parvenue à lui soutirer. Les menvatts avaient opté pour ce système après que des cartouches holographiques eurent été interceptées par les arcurides. Au service de renseignements, Argo travaillait avec des collègues programmeurs à tenter de pirater les émissions, sans succès jusqu’à présent.
Lex examina l’objet sous toutes ses coutures avant de se risquer à l’activer. Mis à part un jeu de boutons chiffrés dont l’application lui échappait, il ressemblait à un banal holo de communication, mais sans la fonction de conversation instantanée. Apparemment, elle ne pourrait pas contacter directement l’Ordre. Le contraire était également vrai, ce qui constituait une véritable bénédiction pour Lex. Elle aurait eu bien du mal à se faire passer pour Fanthorn, en tête-à-tête virtuel.
Lex se glissa dans la peau de Kyle Fanthorn aussi aisément que s’il s’était agi d’elle-même. Elle aspirait à cette vie depuis si longtemps, s’était imaginée arborant la canne vengeresse des menvatts tant de fois, que le tout lui vint naturellement.
La première requête qu’elle accomplit fut un moment de grande émotion pour Lex. Lorsqu’elle fit jaillir la lame de la canne de bronze et qu’elle trancha les doigts de ce salaud qui avait commis des attouchements sur une collègue de travail, elle éprouva une telle euphorie, un sentiment tellement grisant, qu’ensuite, elle n’eut d’autre désir que de recommencer. Elle consultait son lecteur de courriels toutes les dix minutes, jusqu’à ce qu’elle découvre le mode vibration. Elle conservait toujours l’appareil sur elle, glissé au fond de sa poche. Il n’y avait que lorsqu’elle voyait Argo qu’elle acceptait de s’en séparer ; elle ne voulait surtout pas qu’en la serrant contre lui il détecte l’objet, qu’il ne manquerait pas de reconnaître. Lorsque Lex avait rendez-vous avec lui, elle cachait son précieux lecteur avec le reste des affaires de Fanthorn, au fond de son sac de sport.
En fin de compte, elle n’avait pas cessé de fréquenter Argo après avoir mis la main sur le démembreur. Elle avait d’abord voulu s’assurer qu’il avait pu remplacer le sien sans se faire prendre. Et quand il était passé chez elle, le lendemain du jour où elle l’avait visité au Q.G., et qu’il lui avait murmuré à l’oreille qu’il avait réussi, elle s’était dit : « Voilà, c’est la dernière fois que je le vois. » Elle s’était montrée encore plus passionnée que d’habitude, ne laissant Argo fermer l’œil qu’au moment où l’aube avait fini par percer, entre les deux bâtiments voisins. Sauf que lorsqu’il s’était préparé à partir pour le bureau ensuite et qu’il lui avait dit « On se voit ce soir ? », elle avait répondu : « Oui. »
Comme une idiote.
Bah, il pourrait encore se révéler utile, avait-elle pensé. Elle ne perdait pas espoir de parvenir à lui extorquer d’autres confessions au sujet de l’Ordre. Et elle en profiterait également pour garder un œil sur les opérations anti-menvatts des arcurides. Bref, un légiokhan pouvait toujours servir.
Cet après-midi-là, un mois après avoir commencé sa nouvelle vie de menvatt clandestine au cours de laquelle elle avait déjà exécuté quatre requêtes, elle sentit son lecteur de courriels vibrer dans la poche de son survêtement.
— Continuez à pratiquer cet exercice, les filles, lança-t-elle à ses élèves du cours d’autodéfense. Je reviens tout de suite.
Elle se dirigea vers le vestiaire et s’enferma dans le cabinet de toilette. Elle ajusta le son au niveau minimal, activa le mode lecture de l’appareil, et une voix électronique se fit entendre tout bas : « Requête numéro 3277 : Egon Gyotan contre Roy Maxter. » L’hologramme apparut, laissant voir un homme dans la vingtaine, yeux gris et vitreux, visage décharné, cheveux en bataille. Un toxicomane, à coup sûr. L’image se mit en mouvement, et le drogué exprima ses doléances d’un ton traînant.
« Bon, là, j’en ai assez. Ce mec, ce Maxter, il ne m’a pas payé sa drogue depuis des lustres. J’ai des comptes à rendre plus haut, moi ! J’ai beau lui avoir promis de me taper sa femme, avoir envoyé mon homme de main le tabasser, rien à faire. C’est un cas désespéré, vous voyez le genre ? Le type de client qui vous détruit une réputation de revendeur. Les autres commencent déjà à essayer de différer leurs paiements. Je n’ai plus rien à attendre de ce Maxter, je le sais. La potion EM l’a brisé. Mais pour conserver le respect du reste de ma clientèle, il faut qu’il soit puni. Un châtiment qui fait réfléchir les autres, vous comprenez ce que je veux dire ? (Il adressa un clin d’œil mauvais à Lex.) Je compte sur vous. »
L’image se figea, et la voix électronique conclut avec cette précision : « Châtiment : exécution. » Lex referma le lecteur. Elle l’enfonça dans sa poche et retourna dans le gymnase. Elle eut de la difficulté à poursuivre son cours après cela. Elle prétexta une migraine et donna congé aux filles.
Ce soir, elle brandirait à nouveau la canne des menvatts. Et sa victime désignée était le mari de sa vieille amie de l’orphelinat, Elena Bildao.