CHAPITRE XIII

 

Pierce était mort.

Anson se pencha au-dessus du cadavre fluet. Même dans la mort, la figure du mercenaire restait empreinte d’une impuissance mêlée de rage.

Pierce avait déposé la dépouille dans la capsule, la fourrant dans un sac réfrigéré pour la conserver au frais. Puis il avait dégage la tronçonneuse Squale bouchant le passage, et fait un détour par les soutes.

Le scooter était rangé dans un container étanche aux coins arrondis, s’ouvrant comme une bivalve. Déplié, il ressemblait moins à un scooter qu’à une structure tubulaire pleine d’angles, mal définie, munie de seize fusées rotatives de gaz comprimé commandées par des câbles. Au centre, une simple cuvette ayant fonction de siège. L’engin ne possédait pas d’ordinateur de bord ni de direction par implant intégré. C’était aussi rudimentaire qu’une massue comparée à un Baz-Beretta 5’56mm. Mais souvent, le plus simple était le plus efficace. 

Pierce choisit également un fusil de guerre Ster-16SR conçu pour l’apesanteur, et attela une bouteille d’air supplémentaire à son armure. À l’extérieur, la structure en alliage se déploya sans souci d’harmonie en un polyèdre approximatif, quand Pierce la mit sous tension. Il posa le cul sur le siège, et accrocha le lance-sangsues à une des traverses darmature. Puis il saisit le manche à balai constituant la seule commande directionnelle, le tira à lui tout en pressant le bouton des gaz. Vissé à l’axe du manche à balai, un gros compteur sphérique marqué 100 descendit à 98, et le scooter fit un grand bond en avant. 

Afin de se familiariser avec les commandes, Pierce fit le tour du véhicule tarabiscoté des peaux-épaisses apponté non loin de là. Un véhicule à leur image, misérable et dépassé.

« Bon, songea-t-il. Je dispose d’au moins dix minutes. Pair, je me mets en planque. Impair, je visite les sculptures. »

Il plaça les tuyères au point mort, ferma les yeux et appuya sur les gaz. Quand ils les rouvrit, le compteur affichait : 93. Impair. Le mercenaire se dirigea vers le champ de cairns et de sculptures baroques que la capsule avait repéré en arrivant.

Il programma les capteurs de son armure pour qu’ils l’avertissent du moindre mouvement. Ici, tout intrus était un ennemi à abattre.

 

Elles étaient bizarres, ces sculptures. Malsaines. Pierce esquissa le geste de se lisser la moustache, – cette moustache qui lui coûtait une demi-heure d’entretien par jour – avant de se raviser. Les réflexes avaient la vie dure. Peut-être qu’il faudrait les foutre en l’air, elles aussi, ces statues empestaient la mort. Des trucs aussi macabres, aussi morbides ne devaient pas être beaux. Ou alors, ce genre de beauté devait être détruit par tous les moyens.

Il dirigea le scooter sous une arche décorée d’un sphinx à la gueule distendue, dont les pattes jouaient avec un crâne humain étiré en longueur.

« Maniables, ces appareils, » pensa-t-il en redressant in extremis. Le paysage de statues torturées défila devant ses yeux, il… une sonnerie retentit sous son casque, le faisant sursauter. Il immobilisa le scooter.

— Localisation ! fit-il à l’armure. 

Celle-ci produisit une grille sur la vitre de son casque, et triangula.

— Et merde, grommela-t-il. 

Il n’y avait rien d’autre que des statues dans ce secteur. Pierce fit descendre l’appareil en douceur. Soit l’ordinateur s’était trompé en pensant avoir détecté un mouvement, soit il avait détecté une punaise du vide. Ces parasites d’un mètre de long en forme de trilobites rongeaient les câbles électriques et se nourrissaient des ordures ménagères des stations orbitales. Leurs élytres en oligomères leur servaient à écoper l’hydrogène capté par les astéroïdes, dont ils se servaient pour se propulser. D’ordinaire ils n’empiétaient pas sur le territoire humain, mais il était arrivé que des personnes se soient fait attaquer. Les punaises du vide étaient capables de fabriquer des outils rudimentaires, et d’expulser des billes d’acier mâché avec suffisamment de force pour percer une tenue spatiale.

Comme les peaux-épaisses, les punaises du vide avaient de l'hémocyanine à la place du sang. Comme les peaux-épaisses, c’était de la vermine. À éliminer.

Pierce dirigea le scooter vers la dernière position déterminée par les capteurs. Là, il arma son Ster-16 sans recul, et poussa ses extensions sensorielles au maximum.

Rien. Rien que des statues figées dans des poses grotesques… comme si elles avaient été interrompues dans leurs activités.

Interrompues par lui.

Bon sang, qu’est-ce qu’il foutait ici ? Si ça se trouvait, Roko avait besoin de lui. Il épaula, et fit voler la tête d’une statue.

— Toi, t’étais vraiment trop laide, ricana-t-il. 

mouvement !” signala son armure comme pour lui donner la réplique. Une flèche clignotante sur le moniteur de son casque lui indiquait la direction. Il se tourna en balayant l’espace de son arme. Là ! Une grosse pierre lancée à grande vitesse percuta son casque, éclatant en trois fragments qui se fracassèrent sur les tubes du scooter. Pierce retomba sur son siège, sonné, lâchant le Ster-16 qui disparut. Sans son casque, il aurait été décapité. 

« TRAJECTOIRE DE L’OBJET UN-NEUF-SEPT, indiqua l’armure, check-up : joint du casque fendu, réparation en cours» 

« — qui m’a fait ça ? » se demanda Pierce. L’armure n’indiquait à nouveau aucun mouvement. Une punaise du vide ? Impossible, la pierre accusait au moins dix kilos-g, c’était trop pour… mais pas trop lourd pour un peau-épaisse.

Le Ster-16 ! Il l’avait laissé choir quand…

« mouvement ! » Pierce se recroquevilla au fond de son siège. Un éclat de roc lui heurta l’épaule, raidissant son armure. Il ne ressentit presque rien, mais des alarmes s’allumèrent dans son casque. 

« mouvement ! » L’impact entre ses omoplates le pencha brutalement en avant, lui arrachant sa bouteille d’air qui se mit à ballotter au bout de son embout. 

Le Ster-16 reposait à terre, inaccessible à moins de s’extraire du scooter. Tant pis, il le récupérerait plus tard. Il fallait foutre le camp.

« MOUVEMENT ! – MOUVEMENT ! »

Deux blocs le percutèrent au même moment, comme il écrasait le bouton des gaz. Le scooter fit une embardée et racla le sol de l’astéroïde.

— Merde, merde, merde ! jura Pierce en tentant de s’accrocher. 

Dans une ruade, l’appareil l’éjecta de son siège et continua sur sa lancée, sous la poussée de ses fusées à gaz. En moins d’une minute, il fut réduit à la taille d’une tête d’épingle.

Pierce se rétablit sans peine. Il roula sur lui-même jusqu’au Ster-16.

Le fusil avait disparu. Ou plutôt non : il se trouvait entre les mains d’une des statues. La statue le mettait joue avec application. D’autres statues se réveillaient autour de lui, s’animant peu à peu. Pierce se rendit compte qu’elles l’entouraient. Qu’il avait perdu. 

« MOUVEMENT ! »

— Sales fils de… 

La balle perfora sa combinaison au niveau de la poitrine, où elle s’empêtra dans la résille durcie de l’armure. Une autre balle traversa le plastron à deux centimètres à gauche du premier trou, sectionna les filins composites, pour se nicher dans le cœur palpitant. Pierce était mort, mais l’armure se mit en devoir de colmater le trou.

Les peaux-épaisses se pressèrent autour de lui. Anson arrivait en compagnie de Susanne. Il contempla un peau-épaisse affairé sur le cadavre, – puis Susanne. Le vide s’opposait à toute conversation, aussi traça-t-il un point d’interrogation sur la paume de la jeune femme. Susanne sourit, et lui montra l’armure dont le peau-épaisse dépouillait le cadavre.

— Sa peau, articula-t-elle silencieusement. On l’écorche de sa peau spatiale. 

 

Roko rafla la tronçonneuse Squale, tandis qu’un Kieffer maussade se contentait d’un Baz-Beretta – il ne restait plus que ça, les soutes de la petite capsule n’étaient pas extensibles à l’infini. Kieffer attendit que Roko soit sorti de la soute pour glisser à Adam :

— Pierce s’est fait avoir à l’extérieur, ça, c’est évident. On n’est plus que cinq. Au train où vont les choses… 

Roko apparut à cet instant.

— J’ai entendu, dit-il. Rassure-toi, tu n’auras plus l’occasion de t’angoisser. Mais tu te trompes. On n’est plus que quatre. 

Kieffer comprit et eut un mouvement vers son Baz-Beretta. Roko dégaina son petit automatique à la vitesse de l’éclair et logea une balle dans la bouche encore ouverte de l’athlète. Kieffer eut un sursaut, comme le projectile tiré à bout portant traversait son cerveau et sa brosse de cheveux blonds pour aller se ficher dans le rembourrage intérieur de son casque. Roko attrapa le cadavre secoué de spasmes réflexes, et le déposa à terre.

Adam n’avait pas bougé. Il considéra Kieffer sans tiquer. Roko se retourna.

— Des objections ? 

Le Noir haussa les épaules.

— Kieffer était un connard et un raciste, je le reconnais. Mais je croyais qu’on n’avait déjà pas assez de bras. 

— On en a suffisamment pour ce qu’on va faire. La priorité a changé : les peaux, on s’en balance. Il suffit d’éliminer les peaux-épaisses jusqu’au dernier. On se contentera de récupérer les têtes, pour preuve du travail effectué. Puis on fera sauter leur foutu Creuset. 

Adam hocha la tête et alla récupérer le pistolet-mitrailleur sur le cadavre de Kieffer. Tout devenait plus simple, tout à coup.

Ils repérèrent les peaux-épaisses dans la galerie principale. Ceux-ci gagnaient les dômes des anciennes usines biologiques, au centre du Creuset. Roko envisagea d’utiliser la peau de celui qu’ils avaient abattu comme camouflage pour s’introduire au sein du groupe et tuer les mâles les plus dangereux. Mais il rejeta cette idée, trop longue à mettre en œuvre.

— On les attaquera dans les dômes, fit-il. Et plus de finasseries. On truffe tout ce qui bouge. Le petit con d’universitaire y compris. 

 

Anson passa le fusil anti-recul à Susanne. Elle et lui formaient l’arrière-garde du convoi de peaux-épaisses revenant au bercail.

— Je ne veux pas de ça, dit-il. Je ne me battrai pas, même pour sauver ma vie. 

Susanne prit l’arme en haussant les épaules.

— Comme tu veux, dit-elle. Ce sera à moi de nous défendre. À mon avis, ce n’est pas prudent de revenir dans le Creuset. Lark ne nous a pas fait signe, ce qui signifie que les mercenaires ne sont pas tous morts. 

Ils arrivaient au niveau des quartiers d’habitation. Ils contemplèrent en silence les restes de l’explosion du lance-flammes qui avait eu lieu dans un des réfectoires. L’eau du système d’extinction avait été évacuée. Des tables et des chaises gisaient, fracassées. Des parois d’aggloméré avaient été déchirées par la déflagration. Au milieu, le sol se creusait d’un cratère noirâtre.

Ils repartirent. Tout le monde avait vu les longs filets de sang s’étirant jusqu’aux grilles d’égout. De qui s’agissait-il ? D’un mercenaire, ou d’un des leurs ?

Soudain quelque chose bougea, de l’autre côté du réfectoire. Susanne plaqua Anson au sol, tandis que des peaux-épaisses armés de barres de fer se postaient en encadrement du groupe. Une ombre se déplaça sur l’un des murs. Anson poussa un soupir de soulagement.

— C’est moi, Lark. Qu’est-ce que vous fichez là ? 

Anson se redressa :

— Tu nous a flanqués une de ces frousses ! On a eu un des mercenaires. Mais leurs combinaisons spatiales communiquent entre elles, nous n’étions plus en sécurité là où nous étions… 

Lark s’approcha. Un pistolet-mitrailleur pendait en bandoulière en travers de sa poitrine.

— Vous n’aviez rien à craindre au contraire, rétorqua-t-il. Mais il est trop tard pour revenir en arrière. Le vin est tiré, il faut le boire. Vous êtes suivis depuis un moment. 

Anson ne songea pas à demander à son ami d’où il tenait son renseignement.

— Pourquoi ne nous ont-ils pas attaqués plus tôt ? demanda Susanne. 

— Dans les couloirs, ils n’étaient pas sûrs de vous avoir tous. Dans les dômes des anciennes couveuses, ils auront plus de place pour manœuvrer. 

— Mais il n’y a pas d’autre endroit où se réfugier, s’ils nous trouvent là, objecta un peau-épaisse. 

— Raison de plus pour s’y rendre.