Le regard de Raymond descend encore et il aperçoit alors rampant sur les dalles qu’il avait cru désertes, glissant d’un autel à l’autre, et de chapelle en chapelle, actifs à la besogne religieuse et finissant de tout préparer pour la cérémonie, les trois gnomes, les trois gardiens du Temple aux trois crânes hideux. La casquette-crâne, à qui les mammaconas ont donné dès son plus jeune âge, par la déformation de sa tête, le goût du sang, presse les deux autres et de temps à autre saute sur les degrés de l’autel, se hausse jusqu’au plateau d’or et regarde le couteau. Derrière l’autel et au-dessus de l’autel, il y a une sorte de pyramide d’or au sommet de laquelle se trouve un trône d’or. « Le trône du Roi », dit Orellana. Des deux côtés de l’autel, et devant l’autel, il y a trois autres pyramides assez hautes, mais qui ne sont pas en or. Et il semble bien que ce sont les seules choses du temple qui ne soient pas en or. Ce sont des pyramides de bois. « Les trois bûchers », dit Orellana.
– Les bûchers ?… mais est-ce qu’on va la brûler ? demande la voix expirante de Raymond.
– Non ! non ! elle, elle va être murée vive ; elle, c’est l’Épouse du Soleil ! Pourquoi veux-tu qu’on brûle l’épouse du Soleil ? Cela ne se fait pas ! Tu n’as donc jamais parlé de ces choses avec un simple petit enfant aïmara. Un simple petit enfant aïmara sait cela ! Les petits enfants ne voient pas le Temple de la Mort tant qu’ils n’y doivent pas mourir, mais tout le peuple aïmara et les petits enfants du peuple aïmara savent ce qui s’y passe. Tais-toi donc et regarde ! Cela vaudra mieux ainsi. Brûler l’Épouse du Soleil ! C’est inouï !… brûler ma fille !… Et tu crois que je laisserais s’accomplir une horreur pareille ? Pour qui me prends-tu ? Et pourquoi aurais-je apporté ma pioche ? Je te le demande. Tu ne me réponds pas. Tu fais bien ! Regarde tout autour de toi, sur les murs du Temple. Entre les plaques d’or, tu distingues des plaques de granit rouge. C’est le porphyre avec lequel on ferme les tombes des épouses du Soleil murées vivantes ! Compte ces plaques de porphyre, compte tout alentour, tout autour, elles sont cent dans la muraille. Cent ! pas une de plus, pas une de moins ! Je suis venu souvent ici, tout seul, reprit le pauvre fou, en soupirant, oui, tout seul, depuis que j’ai découvert les couloirs de la nuit un matin que je me réveillai dans la grotte, au bord du lac !… Eh bien ! je te dis qu’elles sont cent ! Si j’avais su dans laquelle de ces cent tombes de porphyre on avait enfermé ma fille vivante, tu penses bien que je l’aurais délivrée. Mais comment savoir ? Impossible ! Rien ne distingue ces tombes l’une de l’autre. Ce sont des plaques de porphyre toutes pareilles. Seulement, ils n’ont pas pensé qu’aujourd’hui je serais là, avec ma pioche ! Je verrai bien, cette fois, où ils mettront ma fille. Et quand ils seront partis, j’aurai tôt fait de la délivrer !
– Elle sera peut-être déjà morte quand tu la délivreras, morte étouffée, fit Raymond qui étouffait, mais qui, dans son atroce agonie, essayait de percevoir, dans la bizarre conversation du vieillard et dans ce qu’il disait des tombes, une lueur d’espoir.
– Non ! Non ! elle n’aura pas le temps d’étouffer !… La niche est profonde comme un placard. Elle peut s’asseoir dedans. Tu sais bien que nos morts s’assoient dans nos tombes comme chez eux. Elle peut respirer là-dedans au moins pendant une heure, peut-être pendant deux heures. Et moi je l’aurai délivrée en dix minutes, c’est sûr ! »
Raymond, maintenant, ne quittait plus des yeux ces plaques de porphyre derrière lesquelles dormaient les épouses du Soleil. Cette disposition funèbre des tombes n’était point faite pour l’étonner, car dans les panthéons (cimetières) péruviens, il avait vu des murailles pleines de morts. Et encore actuellement, on les emmure ainsi, mais morts et non vivants certainement autant que possible. Et les plaques qui les recouvrent sont disposées en bel ordre comme les rayons d’une bibliothèque.
– Mais si elles sont cent dans leurs cent tombes, dit Raymond, il n’y a plus de place pour personne ! Ces bûchers m’épouvantent ! Es-tu sûr qu’on ne la brûlera pas ?…
– Mais oui ! J’en suis sûr ! affirme le vieillard, agacé. Sois donc tranquille. Les bûchers sont pour les deux mammaconas qui doivent mourir et précéder l’Épouse dans les demeures enchantées du Soleil.
– Mais il y a trois bûchers, riposta Raymond qui se sentait devenir fou.
– Justement, le troisième bûcher qui est devant l’autel est pour l’Épouse du Soleil la plus ancienne que l’on va désemmurer pour mettre ma fille à sa place. Et cette vieille épouse, bien entendu, on va la brûler ! Qu’est-ce que tu veux qu’ils en fassent ?
– Tu vois bien qu’on brûle les épouses du Soleil ! répond Raymond qui délire autour de cette idée du feu contre lequel il ne pourrait rien si c’était par le feu que Marie-Thérèse devait mourir, tandis que l’emmurement tel que l’avait dépeint Orellana lui laissait quelque espoir.
– Je t’ai dit, répliqua encore le vieillard, cette fois tout à fait fâché, qu’il y a là cent épouses du Soleil auquel on en offre une tous les dix ans. Sais-tu compter, oui ou non ? Eh bien ! la plus ancienne qu’on lui reprend tous les dix ans pour mettre à sa place, une ancienne, la plus ancienne a mille ans !… On peut bien brûler une épouse de mille ans !… Le Soleil en a assez au bout de mille ans !… Et la preuve, c’est qu’il la brûle lui-même !… Oui ! oui ! c’est le Soleil qui allume les trois bûchers ! Sans cela, personne ne se le permettrait. C’est le Soleil en personne ! Tu vas voir !… Écoute ! Écoute ! les voilà !… les voilà !…
Les chants se rapprochaient et bientôt les prêtres apparurent.
En effet, le lointain grondement des chants se percevait et bientôt les nobles, reconnaissables à leurs bijoux d’oreilles, pendants et poinçons que seuls pouvaient porter des descendants de l’Inca firent leur entrée. Ils étaient vêtus d’une sorte de chemise rouge sans manches et portaient chacun une oriflamme sur laquelle était brodé l’arc-en-ciel en couleurs différentes qui constituait les armoiries de chaque maison. Puis ce fut une troupe de jeunes filles qui balançaient, en marchant, des guirlandes de la saison et dont la chevelure s’ornait de couronnes fleuries. C’étaient les filles des nobles, qui devaient jadis entrer dans les couvents des vierges du Soleil puis s’offrir en sacrifice au dieu ou être choisies pour épouses par l’Inca. Elles étaient suivies de leurs frères adultes : un groupe de jeunes gens habillés de chemises blanches sur lesquelles était brodée une croix[48], comme c’était la coutume pour les fils de nobles qui allaient être armés chevaliers. Puis s’avancèrent les curacas, qui étaient les caciques ou descendants de caciques, chefs des nations soumises par l’Inca et des tribus qui avaient prêté le serment de fidélité à l’Inca. Ceux-là étaient habillés de chemises multicolores sans broderie d’or. Ils s’étaient avancés jusqu’au milieu du Temple et tout à coup, comme les chants cessèrent, ils se retournèrent et tout le cortège se retourna vers la porte par laquelle il était entré. Un étrange silence avait succédé à l’espèce de bourdonnement rythmé que faisait le chant sous la terre et Raymond, dont la terrible angoisse grandissait de minute en minute, se demandait ce qui allait se passer quand un cri affreux, atroce, une clameur désespérée d’enfant que l’on égorge se fit entendre jusqu’au fond du temple. Les cheveux de Raymond se dressèrent sur son front.
– Qu’est-ce que ceci ? demanda-t-il d’une voix râlante.
– Ceci, lui répondit Orellana, ne nous regarde pas. C’est l’enfant que l’on sacrifie à l’entrée du Temple dans la chapelle noire de Pacahuamac, le Dieu Pur Esprit.
– Les misérables ! s’écria Raymond. Et il était prêt à bondir sur eux, à commettre quelque folie quand Orellana le retint.
– Si tu veux sauver avec moi l’Épouse du Soleil, ne dis rien, ne fais pas un geste ou tout est perdu !… Si tu ne te sens pas la force de cela, va-t-en !
Le jeune homme avait pris le poignet du vieillard et lui meurtrissait les chairs.
– Tu me fais mal ! dit Orellana… Il faut te tenir tranquille, quoi qu’il arrive, quoi qu’il arrive !…
– Ah ! le malheureux petit !… le malheureux petit !… gémit Raymond… c’est Christobal qu’ils ont égorgé !… qu’ils en finissent donc une bonne fois et qu’ils nous tuent tous… je voudrais être mort !
– Tu devrais avoir honte, mon fils, de parler ainsi ! répliqua le fou qui était extraordinairement calme. Quand on a des nerfs de femme, on ne pénètre point dans le Temple de la Mort !
Et maintenant, on n’entendait plus rien. Les nobles, les jeunes gens et les curacas se retournèrent et continuèrent leur marche en silence, faisant le tour du Temple. Derrière eux, arrivèrent les ameutas (les sages) qui instruisent les enfants de l’Inca. Puis ce furent les punchs rouges, qui entourèrent l’autel comme une garde sacrée. Ni les uns, ni les autres n’avaient d’armes visibles. Défilèrent ensuite les hauts dignitaires de la maison royale, vêtus du blanchana, qui est une chemise d’écorce légère, très ample et peinte des plus riches couleurs. Ces dignitaires portaient chacun un emblème barbare à gueule ouverte destiné à faire peur aux mauvais esprits qui rôdent toujours autour de la maison.
Dans le moment que Raymond croyait voir apparaître Marie-Thérèse, il vit s’avancer une grande litière portée par des nobles et sur laquelle était assis un personnage qu’il ne reconnut pas tout d’abord. Sa robe, ses sandales paraissaient tout en or, ses oreilles étaient alourdies par d’énormes, de prodigieux anneaux d’or qui tombaient jusqu’à ses épaules. Autour de sa tête, il portait le llantu royal, turban du tissu le plus délicat, roulé en plis, de couleurs vives et diverses et orné des deux plumes de coraquenque. Ses tempes s’entouraient encore du borla dont la frange écarlate, mêlée d’or, lui couvrait en partie les yeux. Il descendit de sa litière soutenu par deux pages et gravit les degrés de la pyramide d’or pendant que toute l’assistance se mettait à genoux et courbait la tête. C’était le Roi. Quand il eut atteint le sommet de la pyramide, il s’assit dans son fauteuil en disant à tous Dios anik tiourata, qui est le bonjour que l’on souhaite en langue aïmara. Alors, tous se relevèrent et, dès lors, il ne bougea plus. Raymond le voyait maintenant de face. Il le reconnut. « Le commis de la banque france-belge ! » murmura-t-il. C’était en effet Oviedo Huaynac Runtu, Roi des Incas !
L’assemblée répéta trois fois, toujours en aïmara « Le dieu est assis dans sa lumière ! » et aussitôt on entendit le chant des flûtes. C’étaient les joueurs de quena qui soufflaient dans leurs os de morts et qui précédaient le cortège religieux : d’abord les quatre veilleurs du sacrifice qui, cette fois, pouvaient relever la tête, car leurs bonnets à oreillettes ne cachaient aucun subterfuge. Puis un autre punch rouge dont les mains portaient quantité de cordelettes à nœuds de différentes couleurs. Raymond reconnut le moine prêcheur de Cajamarca. C’était le gardien des quipos, transmetteur de la tradition, le chef vénéré du quipucamyas : celui qui sait l’Histoire. Derrière lui, devant un groupe de servants, venait Huascar dans la grande tunique safran du grand-prêtre. Le grand-prêtre appelé Villas Vmu apparaissait sous un dais porté par quatre curacas. Le dais était formé de plumes éclatantes. Tous s’inclinaient au passage de Huascar : l’Inca seul était au-dessus de lui.
Raymond vit sa figure tragique, ses yeux sombres, et il essaya de voir si ses mains n’étaient point déjà rouges du sacrifice ! Et comme il passait près de lui, sous lui, il pensa une seconde à le tuer, là, comme un chien, à l’abattre comme une bête malfaisante, à coups de revolver, au milieu de son cortège, de ses prêtres et de tous ses Incas. Mais les mammaconas survenaient en chantant. Il releva la tête, cherchant Marie-Thérèse. Il ne la vit point tout d’abord ; il fallut attendre que les mammaconas eussent fini le jeu des voiles noirs dont elles l’entouraient. Alors, elles s’écartèrent et d’abord les deux femmes qui allaient mourir s’avancèrent, le visage découvert et montrant à tous des sourires, une joie presque enfantine. Les quenas cessèrent leurs chants, et, dans le silence solennel de tous, la seconde litière apparut, portant deux statues d’or assises. C’était le roi défunt Huayna Capac et Marie-Thérèse, sur le double fauteuil d’or. Derrière eux, venaient, fermant la marche, les trois gnomes à crâne hideux, les trois gardiens du Temple qui avaient un instant disparu et qui revenaient avec Marie-Thérèse, car on sait qu’ils avaient seuls le droit, avec les mammaconas, de toucher à l’Épouse du Soleil. Raymond, dont le souffle était suspendu, avait espéré que la litière de Marie-Thérèse passerait près de lui comme avait passé le dais de Huascar. Il avait espéré cela pour savoir si, dès maintenant, sa fiancée n’était point morte. Elle ne paraissait pas plus vivante que le mort. Et elle n’avait plus le petit Christobal dans les bras ! Ce que les joyaux d’or qui la couvraient laissaient voir de son visage appartenait déjà à la tombe. Les trépassés n’ont point plus de pâleur au front ni aux joues. Et les paupières étaient immobiles, comme lorsqu’on les a fermées et que la piété des proches parents les a rabaissées sur les pupilles sans regard, pour toujours.
Ah ! si elle était passée près de lui, Raymond aurait essayé une fois encore de soulever ces paupières-là, avec un mot tombé du ciel !… Mais le double fauteuil d’or fut déposé tout de suite entre l’autel et les trois bûchers.
Huascar s’était assis à droite de l’autel et le chef des quipucamyas à la gauche. Les mammaconas en couvraient les degrés dans une harmonie funèbre. Seules, les deux qui allaient mourir et qui avaient quitté leurs voiles noirs pour des robes de fête aux tissus éclatants et qui avaient des fleurs dans les cheveux étaient étendues aux pieds de Marie-Thérèse.
Les nobles et les curacas étaient rangés tout à l’entour du temple, les jeunes gens et les jeunes vierges au milieu d’eux. Les trois gardiens du Temple étaient allés fermer les portes. Le peuple, qui n’assiste jamais à ces mystères, avait été laissé au loin, en prière dans les couloirs de la nuit qui sont innombrables et dont il ignore les détours, dans l’attente des prêtres qui, après la cérémonie, devaient ramener les pèlerins à la lumière du jour.