Chapitre 18 UN SOUPER AUX ÎLES

 

Ce fut un triomphe ! Comme Balinsky était trop ivre, on ne donna pas le ballet de la Rose, mais on annonça un nouveau pas de la Kouliguine qui était de son invention. D’abord, il y eut de la stupeur quand le danseur apparut dans toute son ébriété. Il continuait à chantonner. Aussitôt, on pensa qu’il était invraisemblable qu’il se montrât en scène ou qu’on le laissât en scène, s’il était réellement ivre à ce point. On se dit alors que c’était dans le programme, et ce le fut en effet. Entre deux couplets et deux pas d’ivrogne, il s’élançait et essayait de saisir la Kouliguine. Dans son ivresse, il inventait des pas insensés pour retomber bientôt comme une masse et aussitôt rebondir comme une balle. Hélène tournait autour de lui, semblait un instant prisonnière de cette brute, mais les bras de Balinsky se refermaient sur le vide.

Jamais la Kouliguine n’avait été aussi légère, aussi aérienne. C’était la lutte de l’esprit ailé et de la matière.

Quand Balinsky, épuisé, n’était plus qu’une chose informe, écroulée dans un coin, elle allait l’agacer du bout de son chausson rose, lui glissait sur le visage, se courbait sur sa détresse physique, se relevait, précipitait autour de lui, sur les pointes, son tourbillon, jusqu’à ce qu’un nouvel élan soulevât un instant, dans un effort désespéré, la matière. Quand Hélène posa définitivement son pied léger sur l’homme vaincu, les bravos éclatèrent frénétiques.

Après le spectacle, sa loge fut envahie.

Elle eut la plus grande peine à chasser tous ces admirateurs, qui l’empêchaient de se déshabiller. Certains ne voulaient point quitter la loge. Elle n’en vint à bout qu’en les invitant à venir souper chez elle.

Schomberg et Khirkof étaient pâles d’émotion et se regardaient à la dérobée comme deux tigres autour de la même femelle. Nicolas Mikhaëlovitch faisait peine à voir. Hélène lui adressa un sourire à damner tous les saints orthodoxes. Avant de partir, il lui fit d’une voix qui tremblait de jalousie :

– Tu as invité tout le monde à souper, la Kouliguine, tu as invité même mon père, mais moi, tu me laisses là !

– Grosse bête ! lui glissa-t-elle à l’oreille, toi, tu viendras après le souper !

– Oh ! fit-il, presque suffoqué par le bonheur, est-ce possible, Hélène ? Est-ce possible ?…

– Je t’attendrai dans ma chambre. Ne viens pas avant trois heures. Trouve-toi à la petite porte du jardin qui donne sur la Néva, et tu attendras qu’elle s’ouvre ; quoi qu’il arrive, et quoi que tu entendes, ne te montre à personne, chut !… à trois heures, mon petit cœur.

Il était incapable de répondre. Il n’y voyait plus clair. Vera dut le pousser dehors, lui aussi. Il quitta aussitôt cette maison, comme dans un rêve.

* * * * * * *

 

À deux heures, le souper était dans son plein chez la Kouliguine. Hélène avait à sa droite Khirkof et à sa gauche Schomberg. En face d’elle, elle avait placé son camarade Balinsky, remis un peu de ses dernières émotions, dégrisé par un miracle et qui recommençait à se « regriser ». Nératof était là, et beaucoup d’autres, de hauts tchinovnicks, des généraux civils et militaires tout couverts de décorations, et il y avait aussi de jolies filles du corps de ballet.

On avait déjà porté quelques toasts enflammés à l’artiste et à l’amour, et on avait vidé d’un trait beaucoup de verres, et on avait jeté, comme il convient après avoir bu d’une façon aussi solennelle, les verres par-dessus l’épaule, et on avait entendu beaucoup de bruits de cristaux cassés.

Ceci se passait dans la grande salle à manger de la datcha, dont les fenêtres étaient grandes ouvertes sur le parc, par cette belle et douce nuit blanche comme seulement on peut en jouir au nord du monde. On avait fait venir du vieux derevnia, le chœur des bohémiennes qui avaient chanté dans le jardin, en tapant sur les tambourins, des hymnes sauvages… La gaieté avait été fameuse, car le souper avait été exquis.

Nératof disait à Balinsky :

– Alors, c’est vrai, vous étiez parfaitement ivre ? c’est pour de bon ! c’est incroyable !

Et Hélène lui jetait à travers la table, cependant que le pied de Schomberg, à sa gauche, lui emprisonnait la jambe, et que Khirkof, à droite, s’était emparé de son bras et le mangeait de baisers :

– Mais quand Balinsky danse, il est toujours ivre !

Cette phrase eut un joli succès et le danseur polonais fut le premier à l’applaudir. Mais il fit assez bruyamment :

– Ça n’empêche pas les Polonais d’être les premiers danseurs du monde !…

– Après les Russes !… cria le vieux général Semezof, parfaitement furieux de l’outrecuidance de Balinsky.

– Et puis, soyez poli pour Hélène, qui est Russe, fit observer Schomberg.

– Les femmes ne comptent pas ! répliqua Balinsky, mais pour les hommes, je m’en tiens à ce que j’ai dit !

– Au lieu de danser, ils feraient mieux de se battre ! jeta le vieux général.

Balinsky brisa son verre.

– Pour qui ? Pour vous ?… Dieu des Jagellons[6] hurla-t-il dans son ivresse.

« Seigneur Dieu tout-puissant ! continuait Balinsky, cette vieille barbe dit que nous ne savons pas nous battre ! Ah ! Jésus, accorde-nous de pouvoir encore te prier un jour comme te priaient nos ancêtres sur le champ de bataille, les armes à la main, devant un autel de tambours et de canons, et sous un baldaquin d’aigles blancs et d’ardentes bannières !

– Bravo, Balinsky ! cria Hélène.

Encouragé, le danseur se leva et, calé sur le dossier de sa chaise qui chancelait sous son propre poids, il voulut continuer son discours, mais tout à coup il s’effondra sous la table en tirant la nappe, et dans un grand bruit de vaisselle brisée.

On lui glissa une bouteille de champagne sous la table, mais il ne se tut pas tout de suite, on l’entendit grogner :

– Moi, j’ai l’amour du prochain ! Moi, je peux donner des leçons sévères !

Mais ce fut tout et il ne fut plus question de lui pendant quelque temps.

Alors, le souper put reprendre une physionomie moins combative. Personne ne contredit plus le brave général Semezof, qui s’était rassis et expliquait à sa voisine de gauche les bienfaits de l’autocratie, laquelle avait été, de tout temps, destinée à sauver le monde. On voulait l’interrompre et sa voisine ne l’écoutait plus, mais il continuait pour lui-même :

– Comprenez-moi bien, je vous prie, ma chère enfant. Dieu, ne pouvant être en même temps partout, a divisé la terre en royaumes. Il leur a choisi des chefs, comme le tsar, qui, lui-même, ne peut être en même temps partout, n’est-ce pas, ma chère enfant ? Alors le tsar délègue à son tour son autorité à des seigneurs ou à de vieux généraux comme moi, chargés de veiller dans chaque ville et dans chaque village, de contenir le peuple et de régner sur lui. Voilà la vraie loi. Voilà la seule administration, donc ! Elle est d’institution divine, et ce ne sont point les criailleries de cette brute de Polonais qui… à votre santé, mademoiselle… Je parle comme un vrai Russe. À bas la Douma ! Vive le tsar ! N’est-ce pas, mon vieux Schomberg ? Toi aussi, tu es un vrai Russe !

– Lui Schomberg ! un vrai Russe ! lança en ricanant Khirkof, parlons-en !… Son grand-père était Suédois, d’origine prussienne, son père est né en Russie, mais lui, Schomberg, est né en Grèce, d’une mère danoise sur un navire autrichien !

– Eh bien ! répliqua avec un rire énorme Schomberg, plaignez-vous, je vous apporte la sextuple alliance !

Le bonhomme était d’une humeur parfaite, car Hélène lui permettait de manger dans son assiette et de boire dans son verre. De l’autre côté, Khirkof, qui assistait à ce manège, commençait à nourrir une belle rage.

– Tu nous apportes ton ventre qui n’est pas gonflé des flots de la Volga ! Bois et tais-toi ! Mais bois dans ton verre, cher petit père, tu feras plaisir à ta voisine de droite !

– Est-ce que tu serais jaloux, Khirkof ? murmura le gros homme en prenant le petit pied de la danseuse.

– Pour me croire jaloux de toi, aimable camarade, repartit le prince, penses-tu que je sois privé de la lumière du jour ?

– Regardez-moi tous le cher petit frisé, lança Schomberg. (Khirkof était à peu près chauve.)

– Avez-vous fini de vous chamailler comme des gamins à l’école, chers petits vieux de mon cœur ? fit Hélène en riant.

– Écoute-la, Antoine Vassilievitch !… je ne serais pas tranquille à ta place !… elle a mis deux petits vieux dans son cœur !…

– C’est bon ! En voilà assez ! Tu es plus bête que méchant ! fit Khirkof, qui n’en pouvait plus. Je te prie de laisser Hélène tranquille !

– Et moi, je ne vous permets pas, mon cher prince, de parler sur ce ton à ce considérable ami, vous entendez ! fit Hélène. Que vous croyez-vous donc ici, cher seigneur ? Vous n’êtes rien plus que les autres, assurément !

– Ça, c’est parlé ! remarqua Schomberg.

– Taisez-vous, vous. En vérité, à vous entendre l’un et l’autre, on imaginerait que je suis votre petite esclave préférée… Je ne suis à personne, moi ! ou à tout le monde, selon qu’il me plaît… Mais assez de disputes ! Je veux qu’on s’embrasse ! Schomberg et Khirkof, debout ! le verre en main ! et jurez-vous l’un à l’autre, en me regardant bien en face, une amitié durable jusqu’à la mort et buvez, comme il convient, là-dessus !… et brisez votre verre après ce joli serment ! Allons donc…

Ils obéirent tous deux, avec des gestes d’automates, et pleins de solennité, voyant bien qu’elle ne riait pas et qu’il fallait en passer par là, se jurèrent cette amitié éternelle qu’elle leur demandait, s’embrassèrent, burent, brisèrent leur verre et se rassirent avec une haine à mort dans le cœur.

Aussitôt, les bohémiennes reprirent leurs chants et leurs danses, et Hélène donna le signal du redoublement de la gaieté en buvant dans tous les verres qu’on lui tendait.

On avait tout à fait oublié Khirkof et Schomberg.

Tout à coup, un éclat terrible les rappela à l’attention de tous.

Voici ce qui s’était passé : Schomberg avait continué sournoisement à faire le galant avec Hélène, puis il s’était enhardi jusqu’à lui prendre la taille, à lui faire vider lui-même sa propre coupe de champagne dans laquelle il buvait ensuite et qu’il jetait par-dessus son épaule, brisant un objet aussi précieux pour qu’il ne servît pas deux fois après avoir eu l’honneur et la gloire de joindre leurs lèvres. Enfin, ses discours, agrémentés comme toujours d’anecdotes plus qu’inconvenantes, avaient le don, ce soir-là, de faire rire aux larmes la Kouliguine, ce qui finit par exciter furieusement l’ire de cet excellent Khirkof, lequel n’avait pas pris le temps de se calmer.

Il ne put se retenir de dire à Hélène, sur un ton peu obligeant :

– Je ne comprends pas que tu puisses t’amuser vraiment à des histoires que nous avons entendues cent fois.

– Michel Dimitrief m’amuse toujours, répondit Hélène, en donnant avec sa voix la plus douce son nom de baptême au gros Schomberg.

Celui-ci, qui avait tout entendu, déclara :

– Je te l’ai toujours dit, Antoine Vassilievitch, ça ne vaut rien un air comme le tien auprès des femmes. Il faut te garder pour le jour où tu porteras en terre ta bien-aimée Sonia (la princesse Khirkof) ou l’oncle Rostopof. Seulement, je te connais, ce jour-là tu seras si heureux qu’on te verra rire pour la première fois de ta vie ! Hélène n’a vraiment pas de chance avec toi : tu n’es gai que lorsque tu reviens de l’enterrement.

La danseuse eut un rire clair et qui fit plus de mal à Khirkof que la lourde plaisanterie de son ami.

– Par saint Michel, je ne puis pourtant pas me fâcher des propos stupides d’un répugnant farceur ! déclara Khirkof, qui éclatait. Toutes tes blagues, grosse outre remplie d’alcool, ne t’ont jamais conduit auprès des femmes qu’à les faire rire, j’en conviens, mais c’est un résultat qui ne satisfait pas un homme triste comme moi.

– Schomberg ne vous raconte pas toutes ses bonnes fortunes, répliqua Hélène. Schomberg est discret.

Et elle rit comme s’il y avait eu un secret entre eux, ce qui fit rire aussi Schomberg.

– … Si discret, continua Schomberg, que je ne te raconterai certainement pas la plus belle de toutes mes histoires… et c’est dommage, parce qu’elle t’aurait bien amusé !…

Et il rit encore et Hélène avec lui.

Cette fois, Khirkof avait compris. Il devint blême.

– Si j’entends bien ! fit-il d’une voix tremblante, cette histoire que tu ne dis pas, Hélène la connaît aussi bien que toi !…

– Demande-le-lui !…

– Dame ! je me demande qui la connaîtrait si je ne la connaissais pas !… déclara effrontément la danseuse. Mais je suis aussi discrète que Schomberg, moi !…

– Et cette histoire t’a plu, Hélène ? interrogea d’une voix râlante le malheureux prince.

– Comment ! si elle m’a plu ! si bien qu’il pourra, quand il voudra, la re… re… recommencer…

– Par la Vierge ! ce ne sera pas ce soir, en tout cas ! hurla Khirkof.

Et il se dressa, armé d’une carafe qu’il brisa sur le front de Schomberg.

Aussitôt, tout le tumulte environnant s’arrêta.

Le comte avait une légère blessure au front. Son épaisse chevelure avait amorti le coup. Quoi qu’il en fût, le sang coulait abondamment et jusque sur la nappe.

– Ah ! la brute ! avait crié Hélène.

– Je te tuerai ! Khirkof ! éclatait Schomberg, qui, instinctivement, avait cherché à sa ceinture le sabre qu’il avait déposé au vestiaire, comme il convient… Ah ! si j’avais une lame ou un pistolet !…

Et il voulait se ruer sur Khirkof… mais ses amis le retenaient pendant que la danseuse lui bandait le front avec une serviette.

– Tue-le donc ! disait Hélène à son oreille, tue-le ce soir, mon petit Michel ! et tu pourras me raconter une fois encore la belle histoire que tu aimes tant !

– Ah ! par saint Michel ! je te jure que je vais le crever ! explosa Schomberg, transporté par cette promesse.

La rage de Khirkof n’était point calmée par le coup qu’il avait frappé, au contraire ! la vue du sang de son rival ne faisait que l’exciter et il demandait à grands cris des armes, pendant que Nératof essayait en vain de le calmer.

– Lui ou moi ! il y a un des deux de trop sur les bords de la Néva ! rugissait-il.

– Oui, c’est toi, c’est toi qui es de trop ! et je vais te le prouver, antique ganache ! faisait Schomberg en roulant des yeux furibonds sous son bandeau ensanglanté.

– Barrique à harengs, mon talon fera sauter ta douve, damné du Christ !

– Ils ont raison, dit froidement celui qui essuyait posément le sang qui coulait de la blessure de Schomberg. Ils ont raison ! des injures pareilles entre seigneurs d’une aussi haute noblesse et d’une aussi grande éducation demandent une réparation immédiate. Ce sang veut être vengé !…

– Mon sabre ! que je le lui passe dans les tripes ! clamait Schomberg.

– Je te ferai manger les balles de mon revolver en guise de truffes ! criait Khirkof.

– Je regrette que tout ceci soit arrivé à cause de moi ! reprenait Hélène. Ces pauvres petits vieux sont fous d’amour. En ce qui me concerne, je réparerai mon tort autant qu’il est possible ! et je déclare solennellement que la Kouliguine appartiendra au vainqueur !

– Hourra ! hourra ! cria-t-on de toutes parts.

– Des armes, des armes, réclamaient les combattants…

– Ce sera donc un combat à mort ? gémit Nératof, qui avait espéré qu’après un petit duel cette méchante affaire serait terminée.

– J’y compte bien ! répondit Hélène… Je ne puis appartenir à tous les deux !… La morale s’y oppose !… Il faut que l’un des deux disparaisse.

– À mort ! à mort ! criaient les rivaux.

Nératof, prévoyant que le scandale serait épouvantable et craignant avec juste raison pour sa haute position au ministère des Affaires étrangères, s’échappa par une porte, et on ne le vit plus.

Le vieux général Semezof servit de témoin à Schomberg, et le colonel Balatof à Khirkof, Ils prirent aussitôt la direction de l’affaire.

Et voici comment le programme de ce combat exceptionnel fut arrêté par des témoins fort excités, lesquels estimaient faire preuve de bravoure personnelle en exigeant les conditions les plus terribles pour leurs clients : on laissait aux combattants tout le jardin, qui avait la grandeur d’un parc. On leur laissait aussi la salle à manger d’hiver ouvrant sur le jardin où l’on avait soupé. Mais ils n’avaient pas le droit d’en franchir les portes intérieures donnant sur les appartements. On les armait chacun de leur sabre et d’un revolver browning. On leur remettait les chargeurs tout préparés. Ils avaient chacun une cinquantaine de coups à tirer.

Quand les témoins revinrent de leurs conciliabules avec ces conditions et qu’ils les eurent fait connaître, il y eut une grande satisfaction générale.

– Ils n’en réchapperont ni l’un ni l’autre ! fit une voix.

– Ce serait dommage ! dit Schomberg, qui avait entendu, et il lança à Hélène un regard passionné.

– Sois prudent, mon petit renard ! dit-elle à l’oreille du gros homme.

– Tu n’auras pas de mal à te débarrasser de cette panse d’éléphant, glissa-t-elle à Khirkof, sur le front duquel elle fit un signe de croix, du bout de son pouce rose, soit pour le protéger, soit pour le marquer d’avance pour le trépas ; ce qu’on ne sut jamais.

Hélène entraîna tous les convives hors de la salle d’hiver et les fit monter derrière elle au premier étage de la datcha. On apporta des sièges sur le balcon et les témoins s’y installèrent. Comme cette partie du bâtiment faisait angle avec le pavillon central où se trouvait la salle à manger, on était sûr de ne perdre rien du spectacle.

Le reste de la société se porta aux fenêtres avec des rires et des chuchotements.

La nuit devenait d’un rose admirable, sous la première touche de la rapide aurore. Il y avait suffisamment d’ombre cependant sous les bosquets pour cacher les combattants.

Ceux-ci n’étaient pas encore visibles : on les avait placés dans un coin opposé du jardin, derrière les arbres, et au signal de Semezof, ils avaient le droit d’agir comme ils l’entendraient…

De hauts murs entouraient la propriété et la datcha se situait dans un endroit des îles suffisamment isolé pour que l’on n’eût à craindre aucune regrettable intervention.

Semezof tira deux coups de revolver. C’était le signal.

Il y eut un silence de cinq minutes.

Les combattants restaient invisibles.

– Ils se sont peut-être endormis, dit Hélène.

Et tout le monde rit, excepté les témoins, qui firent entendre des « chut » énergiques et indignés.

Tout à coup, on perçut une série de coups de feu qui partaient d’un bosquet obscur, tout au fond du côté du nord, puis on vit Khirkof qui sortait rapidement du bosquet, traversait en courant une pelouse et s’enfonçait dans un autre bosquet. Sur la lisière du premier bosquet, Schomberg parut, son revolver fumant à la main.

– Ils ont dû faire le tour des murs et se joindre dans le premier bosquet, expliqua Semezof. À moins que Schomberg n’y ait attendu tranquillement Khirkof et l’ait « canardé » au moment où l’autre s’avançait sans le voir.

– Khirkof ne paraît pas touché !

– Khirkof n’a pas tiré, remarqua le colonel Balatof.

– Non, il ménage ses munitions et il fait bien. Qui veut vivre longtemps ménage sa poudre, dans ces sortes d’affaires, opina Semezof.

– M’est avis que Khirkof, qui est astucieux, expliqua un autre, s’est peut-être découvert exprès pour exciter Schomberg à tirer. Ils ont un peu bu tous les deux. Tant qu’ils ne seront pas à bout portant, la pétarade n’est pas très dangereuse.

– Schomberg est lourd, expliqua un quatrième, Khirkof encore agile, et le plan de Khirkof est peut-être de ne joindre Schomberg que lorsque celui-ci sera au bout de ses munitions…

– Oui ! oui ! certes. C’est bien cela… Voilà pourquoi nous l’avons vu fuir… Schomberg ferait bien de se méfier.

Comme pour donner raison à cette conception du combat, on revit Khirkof qui bondissait à travers une pelouse comme une gazelle. Du bosquet qui cachait Schomberg, des coups de feu partirent encore, poursuivant Khirkof, qui, cette fois, eut un geste brusque et bizarre et se cacha derrière un massif avec une allure singulière.

– M’est avis, cette fois, que Khirkof est touché, dit Semezof.

– Peut-être bien, dit Balatof. Un jeu comme le sien comporte aussi des risques.

On ne revit plus les adversaires pendant quelques minutes, puis, soudain, des coups de feu partirent d’un endroit tout à fait opposé.

En avant des écuries, il y avait deux gros arbres, séparés par une vingtaine de mètres ; abrités derrière eux, Khirkof et Schomberg se tiraient dessus avec entrain, essayant d’atteindre la partie de leur individu qui dépassait.

Deux balles vinrent frapper le coin de la fenêtre où se trouvait Hélène et ses amis. Il y eut un peu d’effarement et des rires. Seule Hélène n’avait pas bougé. Son sang-froid fit honte aux autres, qui s’étaient rejetés dans la pièce.

– Vous allez voir qu’ils vont s’épargner et que c’est nous qu’ils vont tuer. Ce sera très drôle, dit-elle. Que ceux qui ont une vieille mère à soutenir ou une petite sœur à élever descendent dans la cave.

– Silence ! commandèrent les témoins.

Mais tout à coup il n’y eut qu’un cri aux fenêtres :

– Schomberg en a !

En effet, le gros homme avait poussé un gémissement lugubre et s’était abattu derrière son arbre, les bras en croix.

– Il est mort ! crièrent des voix que les témoins étaient impuissants à faire taire. Il est mort !

De fait, il ne bougeait pas plus que s’il était trépassé. Khirkof ne s’étonna point de l’avoir atteint. La corpulence de Schomberg n’avait pas été si bien masquée par l’arbre qu’elle ne lui eût souvent présenté une cible presque facile. Pour plus de sûreté, il déchargea de loin son revolver sur ce qu’il apercevait, par terre, de Schomberg, puis, comme l’autre ne remuait toujours pas, il se risqua à quitter l’abri de son arbre et se découvrit tout à fait prêt à rebondir derrière l’arbre si l’autre faisait un mouvement.

Mais Schomberg devait être bien mort.

Khirkof s’avançait toujours, le revolver en avant.

Il constatait que le comte, en tombant, n’avait pas lâché son revolver qui était toujours crispé dans son poing. Mais, étendu comme il était là, Khirkof avait sur lui le gros avantage d’être prêt à tirer et à l’achever au moindre mouvement, et bien avant que l’autre eût pu se mettre en position.

C’est ce raisonnement si simple qui le fit plus hardi. Et il se prépara à franchir d’un bond la distance qui le séparait encore de son rival.

Et, de fait, Khirkof sauta. Mais, au même moment, Schomberg, qui ne faisait que le mort, ayant été assez grièvement blessé à l’épaule et étant tombé du coup, Schomberg se redressa beaucoup plus vivement que l’on ne pouvait s’y attendre, mais pas assez vivement pour empêcher Khirkof d’être sur lui et de le viser à bout portant.

Il était perdu s’il ne s’était produit un événement qui fit pousser à Kirkof un gémissement d’horreur et d’impuissance !

Son revolver n’avait plus de cartouches, et c’est en vain qu’il appuyait sur la gâchette : la foudre ne sortait plus de cette arme inutile.

Ce fut le revolver de Schomberg qui fit son œuvre : et Khirkof, n’ayant le temps ni de tirer son sabre, ni de recharger son arme, atteint trois fois à l’instant même par des projectiles dont deux lui traversaient les mâchoires et le troisième le bras gauche, ne put que s’enfuir le plus vite possible vers la grande bâtisse du garage et des écuries.

Schomberg, qui s’était péniblement relevé, le poursuivait déjà.

Khirkof, en courant, n’avait qu’un espoir : celui de prendre le temps de recharger son revolver et il arriva à verser dans l’arme le dernier chargeur qui lui restait, avant que le gros Schomberg apparût au coin du bâtiment que lui, Khirkof, venait de tourner.

Alors, s’appuyant au mur (car les forces commençaient à le trahir et il souffrait horriblement de sa mâchoire brisée), il se traîna, le revolver prêt, jusqu’au coin par lequel il s’attendait à voir paraître Schomberg. Comme Schomberg était décidément long à se montrer, Khirkof avança prudemment la tête. Aussitôt, il y eut un coup de feu et une balle siffla à l’oreille de Khirkof.

Alors, celui-ci, qui s’était naturellement rejeté en arrière, eut une idée, celle de reculer et de faire ainsi tout le tour du bâtiment à rebours, pour tomber sur le dos de Schomberg.

Ainsi commença-t-il, toujours en se traînant, de mettre son projet à exécution.

Khirkof, de plus en plus précautionneux, et retenant un souffle trop bruyant et qui ressemblait à un râle, continuait à s’avancer le long du mur. Il n’avait plus qu’un coin à tourner pour surprendre Schomberg, mais le malheur pour lui fut que Schomberg avait eu la même imagination que la sienne. Il avait espéré, lui aussi, de surprendre Khirkof, et avait rebroussé chemin de son côté, si bien que, tout à coup, ils se trouvèrent nez à nez, à leur grand ébahissement.

Alors, ils déchargèrent leurs revolvers sans trop savoir ce qu’ils faisaient.

Ce fut au tour de Schomberg de n’avoir plus de balles et il n’eut que le temps de courir à la salle à manger. Quand Khirkof y arriva, à son tour, se traînant lamentablement, il n’avait plus de cartouches, lui non plus, et il venait de tirer son sabre. Il entra dans la salle.

Alors, ceux qui étaient aux balcons, aux fenêtres et dans le jardin, entendirent un tapage effroyable de meubles renversés, de vaisselle cassée…

Par les fenêtres ouvertes, on voyait les deux moribonds se porter encore des coups affreux.

Leur silhouette se dressa une dernière fois, soulevant des sabres trop lourds et dégouttant de sang.

Enfin, Khirkof, au bout de ses forces, laissa tomber son arme et s’appuya contre l’encadrement de la fenêtre. Il ne pouvait plus faire un geste. Ses yeux grands ouverts dans sa face massacrée fixaient son vieux camarade Schomberg qui n’était guère dans un meilleur état que lui.

Et il n’essaya même pas de se garer du coup suprême que cet excellent ami lui portait…

Schomberg tenait son sabre à deux mains et, d’un coup de pointe terrible, il le lui planta dans la poitrine, puis il le retira avec effort. Alors Khirkof bascula et la moitié de son corps resta pendante en dehors de l’appui de la fenêtre, comme ces pantins, à Guignol, dont le buste tombe, vidé par-dessus la rampe, à la fin de la farce…

Les spectateurs s’apprêtaient à quitter leurs places, quand on vit le gros Schomberg sortir de la salle à manger et s’avancer dans le jardin en s’appuyant aux arbres.

Il regardait éperdument du côté d’Hélène. Il tournait vers elle sa tête ensanglantée qui, de temps à autre, roulait sur son épaule. Cependant, par un miracle de volonté, il la redressait et il se remettait à faire quelques pas, laissant des flots de sang derrière lui… Il s’appuyait sur son sabre, rouge du sang de Khirkof. Il mettait une minute, un siècle, à faire un pas.

– Oh ! répondit simplement Hélène, allez-vous-en ! allez-vous-en tous !…

Il y en avait déjà beaucoup de partis. Ils se sauvaient comme des malfaiteurs qui ont fait un mauvais coup, songeant trop tard que cette affaire aurait du retentissement et escomptant déjà le mensonge avec lequel ils pourraient sauver leur responsabilité. Ils voulaient pouvoir prétendre qu’ils n’avaient pu rester jusqu’à la fin d’un duel abominable qu’ils réprouvaient.

Cependant il en était d’autres qui hésitaient à laisser Schomberg dans cet état et ils allèrent au-devant de lui pour lui proposer de le ramener chez lui.

Il les repoussa d’un geste farouche :

– Allez-vous-en ! allez-vous-en !… laissez-nous !… elle est à moi !… je l’ai bien gagnée ! râlait-il.

D’autres parlèrent sans conviction de se charger du cadavre de Khirkof et de l’aller déposer à son hôtel.

C’est alors que les domestiques, qui avaient disparu pendant tout le drame, vinrent dire que leur maîtresse se chargeait de tout et les priait de quitter la datcha.

La maison fut vide en un instant. Il n’y eut plus que ce gros moribond de Schomberg qui continuait de se traîner d’arbre en arbre, en haletant :

– Non ! non ! je veux bien mourir !… mais après !… après !…

Hélène était dans sa chambre, laissant ses femmes procéder à sa toilette de nuit. Très calme, elle donnait ses derniers ordres, cependant qu’une camériste peignait son admirable chevelure :

– Maintenant, dit-elle, en se polissant les ongles, allez me chercher ce bon jeune homme !…

Une des femmes sortit et revint deux minutes plus tard avec Nicolas Mikhaëlovitch.

Les servantes se retirèrent.

Nicolas, sans dire un mot, avait pris Hélène dans ses bras. Celle-ci lui souriait de toutes ses dents.

Une porte s’ouvrit :

– Ne te retourne pas, dit-elle… Ne te retourne pas, Nikolouchka !… Regarde-moi comme ça ! toujours comme ça !… dis-moi que tu m’aimes !…

– Ah ! si je t’aime ! soupira l’autre.

Et il lui prit les lèvres… mais tout à coup il y eut un double cri, un cri de rage, un cri de douleur, et deux corps roulèrent sur le tapis.

Le vieux Schomberg, qui était enfin arrivé à se traîner, grâce à des efforts surhumains, dans la chambre d’Hélène, n’y était parvenu que pour voir son fils dans les bras de cette femme pour la possession de laquelle il allait mourir… et sa dernière force, son dernier souffle, son dernier coup, avait été pour frapper cet enfant, le sien !… qui lui prenait sa place !

Et dans son égarement, dans la folie qui lui embrasait le cerveau, il avait planté son sabre, qui avait déjà fait, cette nuit-là, de si cruelle besogne, dans le dos de son fils. Il l’avait enfoncé de tout son poids en rendant, dans une suprême malédiction, le dernier soupir.

Hélène s’était jetée de côté et le corps du fils avait roulé à côté de celui du père.

Nicolas Mikhaëlovitch se tordait déjà dans les affres de l’agonie, en regardant Hélène qui n’avait pas cessé de sourire. Quand il ne remua plus, la fille d’Apostol poussa les deux corps du bout de sa mule :

– Je te donne encore ces deux-là, papka !