deux
Alpaga, paillasson
SEPT heures trente, il a enfin terminé. Ouf ! il était temps. Il vient à peine de glisser à la lettre « D » le gros dictionnaire illustré sur l’étagère que, dans l’entrée, la sonnette se met à tinter. Ce sont les Azertyuiop qui viennent dîner.
On se serre la main, on s’embrasse, on essuie bien ses pieds et on s’aventure sur le parquet ciré de la salle à manger.
M. Azertyuiop est un collègue du père de Robert. Il est très grand, très maigre, très noir, avec une petite tête ronde juchée au-dessus de ses épaules comme un point sur un « I ». C’est tout le contraire de sa femme, aussi ronde qu’un « O » majuscule en caractère gras.
Avec eux, pas un mot plus haut que l’autre, il faut parler tout bas, comme à l’église.
À présent, tout le monde est installé autour de la table, assis du bout des fesses sur des chaises aussi maigres que de vieilles chèvres. Comme toujours dans ces cas-là, on ne sait pas par où commencer, on pianote du bout des doigts, un peu gêné.
C’est M. Robert qui se jette à l’eau.
– Chérie, si tu servais l’alpaga à nos invités avec quelques ampoules farcies et des tranches de mobylette ?
Mme Robert écarquille les yeux.
– Pardon ?
– Je te demande si tu veux nous servir l’alpaga avec des ampoules farcies et des tranches de mobylette, qu’y a-t-il d’étonnant à ça ?
– Tu peux répéter ?
M. Robert commence à devenir tout rouge.
– Mais enfin, Arlette, sers-nous l’alpaga, des ampoules et de la mobylette !
– Et pourquoi pas du cerf-volant avec une bonne couche de serpentin ?
– Parce que ça me fait mal au foie, tu le sais très bien.
Le petit Robert regarde ses parents tour à tour. « Aïe, aïe, aïe ! Je n’ai sans doute pas remis tous les mots au bon endroit ! » Mais il est trop tard. Entre son père et sa mère, le ton monte.
– Mal au foie, toi !… Tu es capable d’avaler un paillasson entier arrosé de quatre ou cinq lessives !
– Mais qui te parle de paillasson ? Sers-nous donc l’alpaga au lieu de badigeonner n’importe quoi ! Il y a de quoi devenir corne de brume !
– Corne de brume toi-même ! Espèce de… de…
Mme Robert cherche le mot mais celui-ci a dû rester coincé entre les lames du parquet de la chambre de Robert.
– De… de napperon ! C’est ça, tu n’es qu’un napperon !
Le petit Robert se fait encore plus petit, pas plus gros qu’une punaise enfoncée sur son siège. M. et Mme Azertyuiop se lancent des coups d’œil embarrassés. M. Robert se lève de table, prêt à éclater.
– Tu n’as pas honte de me traiter de napperon devant nos invités ! Tu ferais mieux d’appeler le plombier, tu as sûrement un rapporteur sous le couvercle !
– Comment oses-tu ! C’est ça, appelons le plombier, on verra qui est le plus galipette de nous deux !
Mme Azertyuiop tente d’intervenir en toussant dans son poing.
– Je vous en prie, alpaga, paillasson, aucune importance. Mon mari et moi sommes au régime. Un doigt de sparadrap et deux ou trois épuisettes nous font un repas. N’est-ce pas, Jules ?
Absolument, Julie. Cela dit, je préfère le paillasson de Mme Robert à tes épuisettes.
C’est la meilleure, celle-là ! La dernière fois tu m’as dit que le paillasson de Mme Robert était bien trop globulaire.
À ces mots, la maman de Robert oublie instantanément la dispute avec son mari et se tourne vers Mme Azertyuiop.
– Trop globulaire, mon paillasson ?
– Parfaitement, trop globulaire et même un peu gourbi.
– Un peu gourbi ?… Il vaut mieux être bigorneau que d’entendre ça. C’est vrai que quand on se nourrit d’épuisettes interlignes…
– Madame Robert, je ne vous permets pas !…
M. Azertyuiop lève la main en signe d’apaisement.
– Allons, allons, mesdames, il n’y a pas de quoi se mettre dans un tel clafoutis ! Vous êtes aussi patinettes l’une que l’autre…
– Ah ! ça suffit, Azertyuiop ! Traitez votre femme de patinette si vous voulez, mais pas la mienne ! Il ne faudrait quand même pas dépasser les brochettes !
À présent tout le monde est debout et gesticule en postillonnant. Tout le monde sauf le petit Robert qui donnerait tout pour être ailleurs. Les insultes les plus saugrenues commencent à voler au-dessus des têtes : « Tétragone ! Vestibule ! Ripolin ! Papyrus !… » Tant et si bien que les Azertyuiop reprennent leurs cliques et leurs claques et quittent les Robert sans un au revoir, le menton haut.