XV
— Serait temps de faire du régime, Sarah, dit Morane en déposant son fardeau près du 4 x 4.
Il soufflait à s’arracher la poitrine. Lentement, la jeune Chinoise reprenait conscience. Elle interrogea :
— Que s’est-il passé ?
— Vous avez failli être tuée, tout simplement. On vous avait droguée.
Elle se souvint soudain, enfouit son visage dans ses mains jointes en coupe, sanglota.
— Oui… C’était horrible !… Horrible !…
Longeant le fond d’étroits ravins, par le chemin qu’ils avaient suivi à l’aller, Bob portant Sarah à demi inconsciente et John Dumbrille avaient réussi à atteindre la voiture sans être rejoints. Mais, derrière eux, montait la rumeur de vengeance des Dragons Enlacés – ou des Fils de la Nuit.
— Dépêchons ! fit Dumbrille. Ils ne vont pas tarder à retrouver notre trace… Prenez le volant, Bob… Je suppose que vous êtes meilleur pilote automobile que moi…
Ils s’installèrent dans le 4 x 4, Morane au volant, Sarah allongée sur la banquette arrière. Elle n’était pas encore totalement sortie de son engourdissement.
En tournant la clef de contact, Bob pensa : « Évidemment, ça ne va pas tourner du premier coup. Le démarreur aura des ratés… je mettrai la batterie à plat… C’est toujours comme ça dans les films… »
Mais ses compagnons et lui ne jouaient pas dans un film. La preuve : le moteur tourna au premier essai.
— Accrochez-vous, dit Morane. Ça risque de secouer pas mal !
Il démarra sec. Si les Fils de la Nuit retrouvaient leurs traces, ils les poursuivraient en voiture et il n’était pas certain de réussir à les distancer. Les autres devaient avoir des voitures plus rapides en terrain plat que le 4 x 4.
Morane faisait de son mieux pour éviter les inégalités du mauvais chemin de terre sur lequel il avait engagé son véhicule. Mais il ne parvenait pas à éviter tous les nids-de-poule et le 4 x 4 tressautait comme une coquille de noix dans la tempête.
— Si vous continuez comme ça, remarqua Dumbrille, vous allez fiche cette guimbarde en l’air.
— Tout ce que je lui demande, fit Bob les dents serrées, c’est tenir jusqu’à la nationale… Faut prendre de l’avance…
Dans le ciel maintenant dépouillé de nuages, la lune brillait comme un phare. De temps à autre, passant la tête par la vitre baissée de la portière côté passager, Dumbrille regardait en arrière. Comme le 4 x 4 allait s’engager sur la piste menant à Guemeville, il constata :
— On nous file le train…
Un coup d’œil dans le rétroviseur révéla à Bob une colonne de poussière montant au loin, vers le ciel, dans la lumière crue de la lune. Cela indiquait la présence de plusieurs véhicules, et ils allaient dans la même direction que le 4 x 4. Aucun doute, ils poursuivaient ce dernier.
Au passage, un cahot du 4 x 4 arracha l’écriteau Sa… Jo.é. Un coup de volant. Le 4 x 4 effectua un virage à quatre-vingt-dix degrés, s’engagea sur la piste, en direction de Guemeville. Bob accéléra.
De temps en temps, Dumbrille regardait en arrière, surveillait le nuage de poussière. Au bout d’un moment, il déclara :
— Ils ont quitté le chemin de San José. Ils sont toujours à notre poursuite. On dirait qu’ils gagnent sur nous…
Morane accéléra et la distance séparant le 4 x 4 des poursuivants demeura constante. Jusqu’au moment où la piste s’emmanchait à une nationale macadamisée qui, plus loin, accédait à une autoroute menant en direction de San Francisco.
Ils roulaient depuis quelques minutes à peine quand, venant de gauche, deux voitures débouchèrent d’une route adjacente. Elles allaient à tombeau ouvert et Bob ne réussit à les éviter qu’en donnant un coup de volant et d’accélérateur.
— On dirait qu’elles voulaient nous barrer la route, fit Dumbrille.
— Ouais, dit Morane, mais si c’était le cas, c’est raté…
Les deux voitures s’étaient lancées dans le sillage du 4 x 4. On ne pouvait douter qu’elles appartenaient aux Dragons Enlacés.
— Ces deux-là ont pris un raccourci pour nous intercepter, supposa Bob.
Il serra les dents, enfonça l’accélérateur. Il ne formulait qu’un souhait : que la police intervienne afin de verbaliser pour excès de vitesse. Cela ferait peut-être réfléchir leurs poursuivants. Mais, comme toujours et partout quand on avait besoin d’elle, la police, justement, brillait par son absence.
Soudain, dominant le bruit des moteurs, il y eut quelque chose ressemblant à une pétarade, mais qui n’était pas une pétarade. Une série de détonations brèves, si rapprochées qu’elles se confondaient presque.
— Ces salopards nous tirent dessus ! constata Dumbrille. Et avec des armes automatiques en plus !
Le pied au plancher, Morane accéléra au maximum. Pourtant, les voitures lancées à la poursuite du 4 x 4 se révélaient plus rapides que celui-ci. Par bonheur, la route était sinueuse et Bob réussissait à maintenir la distance grâce à son habileté de pilote, prenant les lacets à la limite de l’adhérence, freinant et accélérant quand il le fallait. Pourtant, dans les lignes droites, les poursuivants parvenaient à se rapprocher et Bob ne pouvait qu’attendre le prochain virage pour parvenir à regagner du terrain. De temps à autre, une giclée de balles s’éparpillait autour de la Ford, et c’était miracle que celle-ci ne soit pas atteinte.
Pourtant, les miracles ne sont pas éternels. Comme il s’engageait sur un pont métallique enjambant un large ravin, le 4 x 4, lancé à toute allure, fit une brusque embardée. L’un des pneumatiques arrière venait d’être touché par une balle. Pas question de freiner dans un cas pareil, et ce fut tout juste si Bob réussit à corriger la trajectoire au volant. Cela n’empêcha pas le 4 x 4 de heurter le parapet du pont, de rebondir, de se mettre de travers. Bob redressa à nouveau, reprit le pont en enfilade. Au moment où celui-ci semblait se tordre en demi tire-bouchon, vibrer, se fractionner.
*
* *
« Earthquake !… pensa Bob. Earthquake !… Jamais deux sans trois ! »
Le tremblement de terre changeait le paysage en un décor mal accroché, sur le point de se déchirer à tout moment. La nuit se transformait en une étendue montante où les lumières s’agitaient telles des lucioles affolées.
Dans la ligne de mire de Morane, il n’y avait qu’une seule cible : l’extrémité du pont. Une cible mouvante qui se dérobait sans cesse et qu’il fallait à tout prix atteindre.
Bob avait l’impression de conduire sur un tapis roulant, de perdre deux mètres tout de suite après en avoir gagné un. L’extrémité du pont reculait jusqu’à des années-lumière, puis se rapprochait jusqu’à être à portée de main, reculait encore. Le tout dans un fracas de fin du monde, les chocs métalliques du pont en train de se briser.
Les roues avant de la Ford accrochèrent la terre ferme au moment où le tablier du pont cédait, brisé en deux, basculait dans le vide. Un ultime coup d’accélérateur. La voiture hésita, demeura suspendue puis, soudain, elle se stabilisa. Ses roues arrière mordirent à leur tour la terre ferme.
Encore un coup d’accélérateur pour éloigner le véhicule du vide tandis que, derrière, les voitures des poursuivants, déjà engagées sur le pont, disparaissaient avec lui dans les profondeurs du ravin, où elles s’écrasèrent dans des gerbes de flammes.
Dans un décor qui se fracassait autour de lui, le 4 x 4 roula encore en tanguant sur une distance de quelques centaines de mètres. Sous ses roues, la route se tordait, se fendillait, dans le bruit de tonnerre montant des profondeurs du sol. Puis, soudain, tout se calma, le monde se stabilisa et un grand silence se fit.
Bob avait arrêté la voiture en bordure de la route. Il se mit à rire.
— Ouf !… Content que ça soit passé !
John Dumbrille poussa un sifflement admiratif.
— Champion, Bob !… Vous ne faites pas mentir votre réputation. Sans votre maîtrise, on aurait fait le grand saut.
— On l’aurait fait de toute façon si nous n’avions pas eu un quatre roues motrices, fit calmement Morane.
Il se passa la main dans les cheveux, les trouva humides de transpiration, rigola à nouveau, pour dire :
— N’empêche qu’on a eu chaud !
Le silence qui avait succédé à la catastrophe fut soudain rompu. Tout à fait comme si le monde se remettait à vivre. Un peu partout, des rumeurs montaient, dominées par le bruit lointain des avertisseurs des voitures de police et de pompiers. En même temps, les lueurs tremblantes des incendies trouaient la nuit où montaient des colonnes de fumée ou de poussière.
Derrière le 4 x 4 venant du fond du ravin, une autre lueur. Les voitures des Fils de la Nuit qui flambaient.