CHAPITRE PREMIER
Forêt de Montmorency, mercredi 14 août 1895
La terre fumait. Une brise aromatisée rafraîchissait les sous-bois, distillait des senteurs de champignons, d’humus et de menthe. Étendu sur l’herbe devant sa cabane, Jéroboam Daragnac contemplait le ciel par-delà la cime des châtaigniers, il était tiraillé par le démon de la recherche. Il s’ensuivait pour son esprit une activité fiévreuse et constante qui lui interdisait de dormir. Il s’appuya sur un coude. Son intuition ne lui mentait jamais, quelque chose s’annonçait. Ébloui par l’éclat de la lune, il ne put d’abord rien distinguer. Peu àpeu, au cœur de l’océan des étoiles, il discerna une pulsation. Elle avait un aspect inhabituel, elle s’éteignait, se rallumait, elle striait la nuit. Il se concentra. Non, ce n’était pas une illusion. Un météore dansait, nimbé de flammèches. Puis, lentement, il se détacha du ballet stellaire et glissa silencieusement dans le noir.
Propriété de Hugo Malpeyre à Domont
Les deux femmes s’éventaient sur la terrasse chichement éclairée par un candélabre. Soudain, l’air s’emplit d’étincelles. Elles n’étaient pas rouges et jaunes comme celles d’un brasier, elles allaient et venaient, clignotaient en tourbillons laiteux, elles peuplaient l’obscurité.
— Oh ! Là, qu’est-ce que c’est ? Ça pique ?
— Ce ne sont pas des moustiques, ce sont des lucioles.
— Ça me répugne, tous ces insectes…
— Décidément, Suzanne, ce que tu peux être froussarde ! Et tu as le toupet de me qualifier d’évaporée ? Moi, je me demande si tu sais calculer. Nous étions treize, ce soir nous ne sommes que neuf ! s’exclama une créature efflanquée et longiligne aux cheveux noisette torsadés en chignon.
— Tu te trompes, Ida, et notre hôte, tu l’escamotes ? répliqua une blonde à la tournure rebondie, vêtue d’une toilette et d’un couvre-chef vert olive alourdis de dentelles. Nous sommes dix, Émile Legris et ton père sont au ciel.
— C’est bien ce que je dis, il en manque un !
— Tu m’enquiquines !
— Je t’enquiquine, je t’enquiquine, tu n’as que ce mot à la bouche ! J’avais treize ans en 76 quand ce benêt d’Émile a créé son association. Huit années nous séparent, ma vieille.
— Tu ne perds pas le nord ! Huit ans ? Ça m’étonnerait.
— Si. Papa tenait absolument à compléter mon éducation musicale, c’est Émile Legris qui payait mes cours de solfège, donc je devais impérativement assister à vos assemblées. Ce que je me suis barbée à écouter vos fadaises dans la librairie du déplumé, elle sentait le moisi.
— Le déplumé ? Quel déplumé ?
— Émile Legris, voyons ! Aussi lisse qu’un genou qu’il était, son crâne.
— Tu n’avais que treize ans ? Je n’en reviens pas ! Tu me dépassais d’une tête et tu poussais la ritournelle mieux qu’une diva.
— Contrainte et forcée. J’étais grande pour mon âge. Ah, cet hymne à la mie de pain composé par Émile que je devais entonner en début de séance :
Tel le phare d’Alexandrie
Charles Fourier illumine nos vies…
— J’ai le cœur qui saigne rien que d’y penser, ça ne nous rajeunit guère.
— Parle pour toi, j’ai encore un bel avenir.
— Sale chipie !
— Du calme, mesdames, du calme, il y a des jours consacrés où les conflits doivent être bannis, intervint un homme jovial aux hanches en forme de bouée de sauvetage.
— Vous avez raison, Virgile, trinquons.
Excédé, Hugo Malpeyre claqua la porte. Non contents d’être presque tous arrivés en retard, ses invités avaient enfourné d’énormes quantités de nourriture et de boisson, comme s’ils venaient de rompre le carême. Ils en étaient à ce point d’un plantureux repas où chacun, en dépit de l’inimitié que son voisin lui inspire, est prêt à le prendre dans ses bras et à y aller de sa larme.
— Pleurs de crocodiles et fricassées de museaux dignes d’un mélodrame ! Les gésiers sont gavés, Lâchez les écluses, place au quart d’heure d’attendrissement annuel à la mémoire de ce cher Émile Legris. Tartuffes ! grommela-t-il à mi-parcours d’une avenue bordée d’arbres fruitiers.
La tradition instaurée en 1880, trois ans après la disparition de leur bienfaiteur, stipulait que, juste avant le dessert du dîner qui célébrait le triste événement, fût prononcé un discours panégyrique, œuvre d’un des affiliés de la confrérie. Ce soir-là, c’était Évariste Voisin, cet illustre crétin, qui se chargerait d’officier. Il venait de s’humecter les amygdales d’une lampée de crémant, sans doute pour délier une langue prompte à fourcher, lorsque Hugo Malpeyre avait sollicité une pause afin de se rendre au chenil où l’un des épagneuls souffrait de pyorrhée alvéolaire.
— Profitez-en ! Une partie de billard pour ces messieurs, ces dames n’auront qu’à noter les résultats en sirotant du madère !
Ils avaient applaudi, les imbéciles, inconscients de l’exaspération à l’origine de ce mensonge. En vérité, les chiens étaient en parfaite santé et Hugo Malpeyre déplorait qu’il lui fût refusé de demeurer auprès d’eux jusqu’au départ de ces écornifleurs. Mais impossible de se défiler, d’autant que ces agapes commémoratives dans sa propriété des environs de Domont étaient de son cru. Quand il avait conçu ce projet, encore vibrant de fraternité envers ceux qu’une même gratitude animait, et qu’il avait désigné pour date anniversaire le jour où sa destinée avait croisé celle d’Émile Legris, il ignorait qu’il se mordrait les doigts de cette initiative. En outre, à l’époque, il était vaguement épris de Suzanne. À présent, grasse et vulgaire, elle le dégoûtait. Cependant, bien que dès le mois de juin il commençât à se promettre d’annuler le festin, il ne se sentait pas la force de déclarer forfait.
Une lanterne à la main, il poussa une grille trouée d’un étroit vantail, contourna un puits à margelle et longea les niches de ses protégés. Un concert d’aboiements discordants s’amplifia à mesure que les chiens apercevaient leur dieu ou humaient son odeur. Ils étaient trente et un, mâles ou femelles, bâtards ou de race, jeunes ou vieux. Leur caractéristique commune : avoir été abandonnés. Ils constituaient la lignée qu’Hugo Malpeyre avait rêvé de fonder, et dont l’avait privé la fin brutale de son épouse Caroline au lendemain de leur voyage de noces en Bretagne. Il était alors professeur de philosophie dans un de ces établissements chics de la capitale où les familles huppées relèguent leurs fils aînés avec la conviction de métamorphoser des adolescents lymphatiques en bacheliers capables de lire et de citer Platon dans le texte.
Hugo contempla son manoir, copie d’une gentilhommière du XVIe siècle, élevée sous le Second Empire selon les plans de son grand-père. Trop de tourelles, trop de briques, et un nombre de fenêtres qui provoquait le découragement des femmes de charge successives. La dernière engagée, Mme Bonnefont, avait choisi un compromis : nettoyer une partie des carreaux en automne, le reliquat au printemps, de sorte qu’aucune des façades n’exposait au monde une vue dessillée.
— Qu’est-ce qu’il fabrique, Taïaut ? Ses chiens, toujours ses chiens ! Il y a deux appétissantes tartes au citron meringuées qui se morfondent à la cuisine, et le soufflé au rhum va se dégonfler, marmonna Ida.
— Tu sais que Hugo déteste ce sobriquet, c’est un ennemi des tueries de bestioles.
— Ça lui apprendra à m’avoir baptisée Double Croche.
— Admets que ça te colle à la peau, une asperge montée qui chante, c’est tapé ! Ben, t’excite pas, on jurerait que tu vas me serrer la gargamelle ! Crois-tu que j’apprécie le surnom ridicule d’Entre-Deux ?
— Toi, Suzanne, tu adores les encombrements, que ce soit dans le domaine vestimentaire ou sentimental, rétorqua Ida d’un ton sec. Et les autres ? Leur totem, c’est quoi ? Ça m’est sorti de la tête, huit ans que je me suis mise à l’écart de vos réunions, si je suis là c’est pour t’être agréable !
— Zut ! T’as la cervelle qui clapote, elle est bourrée de blanc-manger ! Accroche-toi un pense-bête en sautoir ! Le vieux roquentin rembourré près de l’âtre, c’est Virgile Sernin, cinquante-trois ans. Un coureur de jupons, ce qui ne lui a pas évité de faire six enfants à son épouse, elle n’y a pas survécu. Quant à ses filles, elles sont toutes casées. S’il souffre, il n’en joue pas moins les dons Juans.
— Il souffre de quoi ?
— Coliques néphrétiques. Cloué au lit tous les trois ou quatre mois. La douleur l’a rendu compatissant envers les animaux à sang froid, il a équipé son restaurant de cages vitrées où il emprisonne, vivants, des monstres répugnants. On l’appelle Gobe-Mouche.
— Tous les goûts sont dans la nature ! Oh, ceux-là je sais ! Reine et Lazare Ducoudray ! Ils tiennent un magasin de jouets, elle c’est Toupie et lui Toton. Et puis le birbe aux cheveux jaunâtres… Attends… Maxence Vigneux !
— Dit Max Oreille. Il nous emmouscaille avec son Marc Aurèle et il devient dur de la feuille… Ça y est ? C’est gravé dans ta caboche ?
— Il en manque.
— Flûte ! Je ne vais pas t’énumérer les abonnés de la clique ! Oh, regarde, c’est rigolo, on dirait Jean qui pleure !
La lune émergeait d’un nuage, éclairant d’une lumière orangée le vaste parc à la lisière d’une futaie. Les deux femmes, apaisées, se sourirent. Somme toute, elles s’estimaient, probablement parce qu’elles se voyaient rarement et qu’elles ne prétendaient pas rivaliser entre elles.
Maxence Vigneux s’encadra dans la porte-fenêtre de la terrasse.
— Mesdames, on vous cherche partout. Votre présence est requise.
— Nous prenions le frais. Taïaut est là ?
— Non. La partie est finie. Évariste suggère que nous nous regroupions dans la salle à manger.
— Pourquoi ? Il souhaite réviser son laïus ?
Le vieil homme à l’ouïe défaillante avait-il perçu la question ? Il garda le silence. Les deux femmes inclinèrent. Quand elles pénétrèrent dans la pièce meublée d’une table de ferme et de bancs sur lesquels se tassaient les invités, leur guide s’était éclipsé.
— Qui c’est donc cet Évariste ? Jamais vu, murmura Ida à sa compagne.
— T’es amnésique ? On le dénomme Agaric, comme un champignon de couche, parce qu’il bosse dans une champignonnière, tu ne le remets pas ? Rouquin, la cinquantaine.
— On se fréquente si peu !
— Où est Maxence ? s’écria un individu malingre, aux mèches clairsemées et aux favoris queue de vache, qui compulsait une liasse de feuillets noircis.
— Mon pauvre Déodat, nous ne l’avons pas boulotté.
— Déodat, qui c’est ce coco-là ?
— T’es vraiment casse-pieds, Ida. Ce ratichon genre clergyman à la mine chafouine, c’est Déodat Brique-bec, dit Greenwich, employé à l’Observatoire, cœur à prendre.
— Plutôt demeurer chaste et pure, grommela Ida, qui se casa contre l’embonpoint de Reine Ducoudray.
— Je me souviens, le jour de l’enterrement, nous n’étions pas au grand complet. Toupie, Toton et Piston nous ont fait faux bond.
— Je vous en prie, Suzanne, renonçons à ces puérilités et reprenons nos patronymes, déclara un des convives, l’allure juvénile en dépit de ses rides, la mise beaucoup plus élégante que celle de ses commensaux, costume de serge et nœud régate.
— Voyons, Donatien, vous paraissez oublier que c’est Émile qui a inventé ces noms, et qu’il s’était réservé celle de Fourre-Tout, à cause de son admiration sans bornes pour les utopistes, et notamment Charles Fourier. Je conçois que Piston vous déplaise, n’empêche, le soutien d’une des relations influentes de ce charitable Émile vous a catapulté au poste de sous-chef de la gare de l’Ouest.
Harassé par ces précisions, Lazare Ducoudray, alias Toton, un courtaud à la figure en pain de sucre agrémentée d’un bouc, replongea incontinent dans une douce léthargie.
— C’est le piston qui fait tourner la machine, hein ? lança Suzanne d’un ton égrillard.
Donatien Vendel blêmit et détourna la tête. Il abhorrait la trivialité.
— T’es obsédée par la chose, grogna Ida. J’ai encore faim, moi, qu’est-ce qu’il fiche, Hugo ?
Hugo Malpeyre parcourait les enclos et saluait ses canidés. Lorsqu’il se fut assuré qu’ils avaient été pourvus de pâtée, il s’attarda auprès de sa préférée, Pichette. Cette épagneule âgée de sept ans avait le galbe d’un broc à grosse panse, rétrécie au collet, élargie au postérieur. Elle idolâtrait cet humain et n’ambitionnait qu’un bonheur : cavaler à sa botte.
— Ah si tu savais, ma Pichette, ils me tannent, ces parasites, ils m’emmerdent ! chuchota-t-il en la flattant derrière les oreilles.
Dans le box mitoyen, un basset au pelage mité modulait des gémissements.
— Œdipe, ta gueule ! Épargne-nous tes vocalises, la corvée me réclame !
Donatien Vendel s’ennuyait à mourir. S’il avait accepté de participer à cette cérémonie grotesque, c’était pour complaire à sa sœur Bernadette qui caressait le projet de le voir promu au rang de chef de gare. « Vas-y, Donatien, M. Malpeyre a de l’entregent, il te recommandera à l’administration, sois sociable. » Il jeta un regard venimeux à Évariste Voisin en train de potasser son allocution et se retrancha au cœur de son jardin secret. Il pensait à la plaquette dégotée récemment chez un bouquiniste. Imprimée à Liège en 1870 par Vaillant Carmanne, elle traitait d’un programme d’installation de wagons-lits sur les chemins de fer européens. Pour un amateur tel que lui, ce document historique valait son pesant d’or. Cette année avait été favorable à sa passion. Sa collection de modèles réduits s’était enrichie d’un convoi Märklin et d’un wagon Pullman ainsi que d’un numéro du Monde illustré de 1870 montrant l’intérieur d’une voiture-lit. Un cheminot à la retraite lui avait donné une affichette du train de luxe de la Malle des Indes assortie d’accessoires pour réseau avec rails, passages de voies, potences, signaux, aiguillages, maisons, tunnels et arbres. Ah, larguer le turbin, la famille, pousser les portes à tambour de l’International Sleeping Car de la rue de la Paix, et se payer une place à bord de l’Orient-Express !
En bout de table, Évariste Voisin s’impatientait. S’il en avait eu l’audace il se serait versé une pinte, mais lui, le cul-terreux transplanté parmi ces « plus évolués », il n’osait pas. Il avait honte de son habit des dimanches élimé, de ses souliers éculés, de sa tignasse rousse piquetée d’épis blancs, il sentait qu’il faisait tache. Grattant par-ci, grattant par-là à l’insu de son épouse, il s’était procuré un dictionnaire chez un marchand qui commerçait aux barrières de la capitale, et, chaque soir, depuis des mois, il peaufinait son élégie avec assiduité. Par une ironie du sort, il se méprenait quant à la situation financière de quelques-uns des convives aussi impécunieux que lui. Il remâchait des récriminations qu’il n’aurait jamais eu le cran d’exprimer à haute voix.
« Non mais, r’gardez-les, ces enfarinés qui font des épates ! Ben, alors ? Qu’est-ce qu’il fout, le châtelain ? Et cette dondon enrubannée, pourquoi qu’elle me zieute en clignant des mirettes ? Fichtre, j’ai la pépie ! »
Il s’apprêtait à saisir la bouteille de crémant quand le maître de céans reparut. Sa silhouette massive, sa barbe grise qui, mêlée à une moustache en croc, lui mangeait la bouche et le menton, son pantalon enfoncé dans des guêtres en imposaient à ses hôtes qu’il toisa d’un visage impénétrable. Il s’était longtemps cru l’unique ami d’Émile Legris, jusqu’à ce que celui-ci lui révélât un dessein qui lui tenait à cœur : réunir en une société dénommée A cloche-pied des particuliers qu’il avait pris sous son aile. Il n’en serait lui-même qu’un des membres, et non le responsable, car il se voulait leur égal. Hugo consentait-il à l’épauler dans cette entreprise ?
Tels des gamins indisciplinés surpris par l’apparition intempestive d’un pion, les adhérents de la confrérie se figèrent.
— Où est Maxence ?
— Évanoui dans le décor, maugréa Évariste.
— Tant pis, commencez, ordonna Hugo. Mme Bonnefont vient de m’avertir que son soufflé au rhum allait bientôt avoir l’aspect d’une crêpe.
Évariste se recueillit un instant et articula :
— Jamais nous ne te remercierons assez, cher Émile Legris, toi qui as changé le fleuve de nos destinées en un torrent impétueux, et que nous avons pleuré en chœur, groupés autour de ton cercueil, en dépit de l’averse répandue par un ciel hivernal hostile qui dégorgeait des…
Tandis que l’orateur s’emberlificotait dans une ode aux ramifications périlleuses, Suzanne glapit à l’attention de son vis-à-vis :
— Dis donc, Lazare, il flottait comme vache qui pisse, ce jour-là ! J’ai failli choper une fluxion de poitrine !
Elle bomba un torse avantageux qui eut pour effet de libérer Lazare Ducoudray de sa somnolence.
Le météore se rapprochait en une longue spirale qui laissait dans le noir une empreinte violette. Jéroboam Daragnac se redressa sans le quitter des yeux. D’après sa trajectoire, il allait s’écraser non loin des marais, à environ deux ou trois kilomètres de sa cabane.
Jéroboam crut que son cœur allait exploser. Il fit un pas en arrière et se serait écroulé s’il n’avait trouvé appui contre le tronc de son châtaignier tutélaire. Ce qu’il espérait allait enfin se produire. Avec de la chance, il serait le premier sur les lieux de l’impact. Il n’ignorait rien des facultés surnaturelles attribuées par les ensorceleurs aux éclats de poussière d’étoiles : certains se composaient de pierre et de basalte, mais ceux en fer se comptaient sur les doigts. Ils étaient bénéfiques, à condition de savoir les poinçonner du bon chiffre et de réciter les incantations adéquates. Une joie aiguë l’envahit, il emplit ses poumons de l’air saturé d’effluves végétaux et s’élança sous les halliers.
— Je vous débusquerai, visiteurs des cieux, je vous débusquerai, antidotes aux maux de cette vallée de larmes !
Peu soucieux d’entendre l’éloge funèbre décliné par ce rustaud d’Évariste Voisin, Maxence Vigneux examinait avec émotion et envie la bibliothèque. Si ces rayonnages lestés de volumes et de revues consacrés à la sylviculture et aux animaux avaient été siens, il les aurait bourrés de livres autrement édifiants.
— Dire qu’il a été professeur de philosophie et qu’il a relégué ses inappréciables manuels sur l’étagère du haut ! Trahison et tragédie !
Il s’empara d’un magazine.
— Je m’en contrefiche qu’il y ait un chien pour douze habitants en France ! D’abord, lui, des cabots, il en héberge tellement que ça fausse les statistiques, marmonna-t-il en arpentant le plancher.
À l’ultime pirouette d’Émile Legris, Maxence Vigneux avait deviné en Hugo Malpeyre le loyal successeur de son mentor. Mais, au fil des ans, Hugo s’était lassé de son engouement pour les systèmes susceptibles de bonifier le sort des humains. Sa compassion à l’égard des chiens s’était doublée d’une misanthropie croissante et d’une méfiance affichée envers les professions de foi qui, se plaisait-il à marteler, accentuaient l’horreur de la réalité politique et sociale de cette fin de siècle.
Maxence Vigneux n’avait eu droit qu’à une instruction élémentaire et avait dû se débrouiller afin de grappiller son propre bagage. Il préservait pieusement une plaquette dépenaillée intitulée Pensées pour soi-même, œuvre de Marc Aurèle. Ce viatique, offert par Émile Legris, l’avait à maintes reprises soutenu à travers les vicissitudes d’une vie d’ouvrier fondeur fauché et malheureux en amour. Face à une baie à meneaux, il psalmodia :
— « Tu n’auras pas le temps de relire tes Mémoires, ni les hauts faits des anciens Romains et des Grecs, ni les recueils que tu avais mis à part pour ta vieillesse. »
Au moment où il prononçait le mot vieillesse, il vit, glissant rapidement devant la lune, un corps céleste pareil à une boule de métal rougi. Bien que son ouïe diminuât, il perçut un grondement qui s’amplifia et étouffa le déchaînement des chiens. Un hoquet s’échappa de ses lèvres. L’atmosphère vibra, le miroitement d’un soleil boréal enflamma l’horizon.
— Levons nos verres à notre guide spirituel, ce regretté Émile Legris, qui, n’en dout…
Au milieu d’une cacophonie de clameurs et d’aboiements, Évariste Voisin interrompit ses trémolos alors que la porte s’ouvrait à la volée et que Mme Bonnefont hurlait :
— Not’ maît, au s’cours ! Le ciel nous tombe sur la cafetière !
Les convives se précipitèrent aux fenêtres et distinguèrent un globe lumineux se déplaçant d’est en ouest, une traînée flamboyante à ses trousses. Une salve de détonations retentit. Instinctivement, ils reculèrent, persuadés qu’une cargaison de gravier pleuvait sur la maison. Deux secondes plus tard, l’air siffla, comme fouetté par une turbine démesurée, une lueur embrasa un bouquet de châtaigniers et s’éteignit presque aussitôt, tandis qu’une bande verdâtre s’épanouissait au zénith.
— Un météore ! rugit Déodat.
— Vous êtes sûr ?
— Positif ! J’ai épluché des témoignages embellis de gravures dans les archives de l’Observatoire, c’était exactement identique.
— Il a atterri du côté du prieuré de Sainte-Radegonde.
— Les météores ne tombent pas sur la terre, ce qui la touche ne sont que des météorites, rectifia Déodat Briquebec d’un ton docte.
— Vite, sortons les ramasser ! suggéra Virgile Serein.
— Vous n’y songez pas, en pleine nuit ! Demain, nous irons demain à la première heure, trancha Reine Ducoudray. Et s’il le faut, nous rempilerons vendredi, et samedi, ça fera un séjour à la croquignole !
— Vous n’avez tout de même pas l’intention d’inspecter le moindre buisson de la forêt ! s’exclama Hugo Malpeyre.
— Mais si, mon cher.
— C’est ridicule !
— Je vais expérimenter une méthode de repérage, rétorqua Déodat Briquebec. Papier, crayon.
— Il faut être complètement fou pour envisager de dénicher quoi que ce soit parmi cet enchevêtrement de futaies et d’étangs !
« Je veux qu’ils caltent », pensait Hugo Malpeyre.
En d’autres circonstances, il les aurait poliment congédiés. Il s’efforça d’adopter une inflexion amicale.
— À votre guise. Je vais dire à la cuisinière qu’elle garnisse des paniers de pique-nique.
Il enrageait à la perspective de voir la troupe s’incruster. Régaler et loger ces énergumènes lui infligeait déjà une pléthore de désagréments ; il avait été contraint de recruter des auxiliaires afin de seconder Mme Bonnefont lors de la préparation des chambres et des repas. Il ne serait soulagé qu’à l’instant où le train de Saint-Leu-Taverny avalerait ces importuns pour les déverser gare du Nord.
— J’espère que vous avez formulé un vœu ? Parce que c’est la règle, déclara-t-il en exhalant un soupir de défaite.
— Et comment ! Des météores ! Combien en voit-on dans une vie ? brailla Virgile Sernin au comble de l’excitation.
— Que vous attendez-vous à trouver ? s’enquit Donatien Vendel.
— Des pierres issues d’un univers mystérieux.
— Des pierres ? Plutôt des cailloux, et encore ! bougonna Donatien. Si j’étais vous, je ménagerais mes reins, vous allez irriter vos calculs à crapahuter en tirailleur.
— Oh, vous, le chef de gare, on ne vous a pas sonné !
La porte se rouvrit. Livide, Maxence Vigneux se tenait sur le seuil, l’opuscule de Marc Aurèle brandi a bout de bras.
— Un signe ! C’est un signe d’Émile ! proféra-t-il, l’index pointé au plafond.