5 novembre 2008
Au lendemain de l’élection, New York était en liesse. Dans les rues, les gens avaient célébré la victoire démocrate jusque tard dans la nuit, comme pour chasser les démons du dernier double mandat. Pour ma part, je n’avais participé à la ferveur populaire qu’à travers le poste de télévision de mon bureau, dans lequel j’étais enfermé depuis trois jours.
Ce matin-là, Denise arriva à huit heures au bureau avec un pull Obama, une tasse Obama, un badge Obama et un paquet d’autocollants Obama. « Oh, vous êtes déjà là, Marcus, me dit-elle en passant la porte d’entrée et en voyant que tout était allumé. Vous étiez dehors hier soir ? Quelle victoire ! Je vous ai apporté des autocollants pour votre voiture. » Tout en parlant, elle déposa ses affaires sur sa table, alluma la machine à café et débrancha le répondeur, puis elle pénétra dans mon bureau. En voyant l’état de la pièce, elle ouvrit de grands yeux et s’écria :
— Marcus, au nom du Ciel, que s’est-il passé ici ?
J’étais assis sur mon fauteuil et je contemplais l’un des murs que j’avais passé une partie de la nuit à détapisser avec mes notes et les schémas de l’enquête. Je m’étais repassé en boucle les enregistrements de Harry, de Nancy Hattaway, de Robert Quinn.
— Il y a quelque chose dans cette affaire que je ne comprends pas, dis-je. C’est en train de me rendre fou.
— Vous avez passé la nuit ici ?
— Oui.
— Oh, Marcus, et moi qui pensais que vous étiez dehors, à vous amuser un peu. Ça fait si longtemps que vous ne vous êtes pas amusé. C’est votre roman qui vous tracasse ?
— C’est ce que j’ai découvert la semaine dernière qui me tracasse.
— Qu’avez-vous découvert ?
— Justement, je n’en suis pas sûr. Que doit-on faire lorsqu’on réalise qu’une personne que vous avez toujours admirée et prise en exemple vous a trahi et vous a menti ?
Elle eut un instant de réflexion puis elle me dit :
— Ça m’est arrivé. Avec mon premier mari. Je l’ai retrouvé dans un lit avec ma meilleure amie.
— Et qu’avez-vous fait ?
— Rien. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien fait. C’était dans les Hamptons, on était partis pour le week-end avec ma meilleure amie et son mari, dans un hôtel du bord de l’océan. Le samedi, en fin de journée, je suis allée me promener le long de l’océan. Toute seule, parce que mon mari m’avait dit qu’il était fatigué. Je suis revenue beaucoup plus tôt que prévu. Se promener toute seule n’était pas si amusant finalement. Je suis retournée à ma chambre, j’ai ouvert la porte avec la clé magnétique et là, je les ai vus, dans le lit. Lui étalé sur elle, sur ma meilleure amie. C’est fou, avec ces clés magnétiques, vous pouvez entrer dans les chambres sans faire le moindre bruit. Ils ne m’ont ni vue, ni entendue. Je les ai regardés quelques instants, j’ai regardé mon mari se secouer dans tous les sens pour la faire gémir comme un petit chien, puis je suis ressortie de la pièce sans faire de bruit, je suis allée vomir dans les toilettes de la réception et je suis repartie me promener. Je suis rentrée une heure plus tard : mon mari était au bar de l’hôtel en train de boire un gin et de rire avec le mari de ma meilleure amie. Je n’ai rien dit. On a tous dîné ensemble. J’ai fait comme si de rien n’était. Le soir, il s’est endormi comme une masse, il m’a dit que ne rien faire, ça l’épuisait. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien dit pendant six mois.
— Et finalement, vous avez demandé le divorce…
— Non. Il m’a quittée pour elle.
— Vous regrettez de ne pas avoir agi ?
— Tous les jours.
— Donc je devrais agir. C’est ce que vous essayez de me dire ?
— Oui. Agissez, Marcus. Ne soyez pas une pauvre gourde trompée de mon espèce.
Je souris.
— Vous êtes tout, sauf une gourde, Denise.
— Marcus, que s’est-il passé la semaine dernière ? Qu’avez-vous découvert ?
*
5 jours plus tôt
Le 31 octobre, le professeur Gideon Alkanor, l’un des grands spécialistes en pédopsychiatrie de la côte Est et que Gahalowood connaissait bien, confirma ce qui était désormais une évidence : Nola souffrait de troubles psychiatriques importants.
Le lendemain de notre retour de Jackson, Gahalowood et moi descendîmes en voiture jusqu’à Boston, où Alkanor nous reçut dans son bureau du Children’s Hospital. Sur la base des éléments qui lui avaient préalablement été transmis, il considéra que l’on pouvait établir un diagnostic de psychose infantile.
— En gros, qu’est-ce que ça veut dire ? trépigna Gahalowood.
Alkanor retira ses lunettes et en nettoya les verres lentement, comme pour réfléchir à ce qu’il allait dire. Il finit par se tourner vers moi :
— Ça veut dire que je crois que vous avez raison, Monsieur Goldman. J’ai lu votre livre, il y a quelques semaines. À la lumière de ce que vous décrivez et des éléments que m’a rapportés Perry, je dirais que Nola perdait parfois pied avec la réalité. C’est probablement dans un de ces moments de crise, qu’elle a mis le feu à la chambre de sa mère. Cette nuit du 30 août 1969, Nola voit son rapport à la réalité faussé : elle veut tuer sa mère mais à ce moment précis, pour elle tuer ne signifie rien. Elle accomplit un geste dont elle n’a pas conscience de la portée. À ce premier épisode traumatique, s’ajoute ensuite celui de l’exorcisme dont le souvenir pouvait parfaitement être le déclencheur de crises de dédoublement de personnalité où Nola devient la mère qu’elle a elle-même tuée. Et c’est là que tout se complique : lorsque Nola perdait pied avec la réalité, le souvenir de la mère et de son acte venait la hanter.
Je restai stupéfait un instant.
— Alors vous voulez dire que…
Alkanor acquiesça de la tête avant que je n’aie pu finir ma phrase et dit :
— Nola se battait elle-même lors de moments de décompensation.
— Mais qu’est-ce qui peut produire ces crises ? demanda Gahalowood.
— Probablement des variations émotionnelles importantes : un épisode de stress, une grande tristesse. Ce que vous décrivez dans votre livre, Monsieur Goldman : la rencontre avec Harry Quebert, dont elle tombe éperdument amoureuse, puis le rejet par celui-ci, qui la pousse même à essayer de se suicider. On est dans un schéma presque « classique », je dirais. Lorsque les émotions s’emballent, elle décompense. Et lorsqu’elle décompense, elle voit arriver sa mère, qui vient la punir de ce qu’elle lui a fait.
Pendant toutes ces années, Nola et sa mère n’avaient fait qu’un. Il nous en fallait la confirmation par le père Kellergan et le samedi 1er novembre 2008, nous nous rendîmes en délégation au 245 Terrace Avenue : il y avait Gahalowood, moi, et Travis Dawn, que nous avions informé de ce que nous avions appris en Alabama et dont Gahalowood avait demandé la présence pour rassurer David Kellergan.
Lorsque ce dernier nous trouva devant sa porte, il déclara d’emblée :
— Je n’ai rien à vous dire. Ni à vous, ni à personne.
— C’est moi qui ai des choses à vous dire, expliqua calmement Gahalowood. Je sais ce qui s’est passé en Alabama en mars 1969. Je sais pour l’incendie, je sais tout.
— Vous ne savez rien.
— Tu devrais les écouter, dit Travis. Laisse-nous donc entrer, David. Nous serions mieux à l’intérieur pour discuter.
David Kellergan finit par céder ; il nous fit entrer et nous guida vers la cuisine. Il se servit une tasse de café, ne nous en proposa pas et s’assit à la table. Gahalowood et Travis s’installèrent face à lui et je restai debout, en retrait.
— Alors quoi ? demanda Kellergan.
— Je suis allé à Jackson, répondit Gahalowood. J’ai parlé au pasteur Jeremy Lewis. Je sais ce qu’a fait Nola.
— Taisez-vous !
— Elle souffrait de psychose infantile. Elle était sujette à des crises de schizophrénie. Le 30 août 1969, elle a mis le feu à la chambre de sa mère.
— Non ! hurla David Kellergan. Vous mentez !
— Ce soir-là, vous avez trouvé Nola qui chantait sous le porche. Vous avez fini par comprendre ce qui s’était passé. Et vous l’avez exorcisée. En pensant lui faire du bien. Mais ça a été une catastrophe. Elle s’est mise à être sujette à des épisodes de dédoublement de personnalité pendant lesquels elle essayait de se punir elle-même. Alors vous avez fui loin de l’Alabama, vous avez traversé le pays en espérant laisser les fantômes derrière vous, mais le fantôme de votre femme vous a poursuivi parce qu’elle existait toujours dans la tête de Nola.
Une larme roula sur sa joue.
— Elle avait parfois des crises, s’étrangla-t-il. Je ne pouvais rien faire. Elle se battait elle-même. Elle était la fille et la mère. Elle se donnait des coups, puis elle se suppliait elle-même d’arrêter.
— Alors vous mettiez la musique et vous vous enfermiez dans le garage, parce que c’était insupportable.
— Oui ! Oui ! Insupportable ! Mais je ne savais que faire. Ma fille, ma fille chérie, elle était tellement malade.
Il se mit à sangloter. Travis le regardait, épouvanté par ce qu’il était en train de découvrir.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait soigner ? demanda Gahalowood.
— J’avais peur qu’on me l’enlève. Qu’on l’enferme ! Et puis avec le temps, les crises s’espaçaient. Il me sembla même, durant quelques années, que le souvenir de l’incendie s’estompait et j’ai même été jusqu’à penser que ces épisodes disparaîtraient complètement. C’est allé de mieux en mieux. Jusqu’à l’été 1975. Soudain, sans que je comprenne pourquoi, elle a été de nouveau sujette à des séries de crises violentes.
— À cause de Harry, dit Gahalowood. La rencontre avec Harry a été un trop-plein d’émotions pour elle.
— Ce fut un été épouvantable, dit le père Kellergan. Je sentais venir les crises. Je pouvais presque les prédire. C’était atroce. Elle s’infligeait des coups de règle sur les doigts et sur les seins. Elle remplissait un bac d’eau et plongeait la tête dedans, en suppliant sa mère d’arrêter. Et sa mère, par sa propre voix, la traitait de tous les noms.
— Ces noyades, c’est ce que vous lui aviez vous-même fait subir ?
— Jeremy Lewis jurait qu’il n’y avait que ça à faire ! On m’avait dit que Lewis se prétendait exorciste, mais nous n’en avions jamais parlé ensemble. Et puis soudain, le voilà qui décrète que le Malin avait pris possession du corps de Nola et qu’il fallait l’en délivrer. J’ai accepté uniquement pour qu’il ne dénonce pas Nola à la police. Jeremy était complètement fou, mais qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je n’avais pas le choix… Ils mettent les enfants en prison dans ce pays !
— Et les fugues ? demanda Gahalowood.
— Il lui est arrivé de fuguer. Une fois, pendant toute une semaine. Je me rappelle, c’était à la toute fin juillet 1975. Que devais-je faire ? Appeler la police ? Pour leur dire quoi ? Que ma fille sombrait dans la folie ? Je m’étais dit que j’attendrais la fin de la semaine avant de donner l’alerte. J’ai passé une semaine à la chercher partout, nuit et jour. Et puis elle est revenue.
— Et le 30 août, que s’est-il passé ?
— Elle a eu une crise très violente. Je ne l’avais jamais vue dans un tel état. J’ai essayé de la calmer, mais rien n’y faisait. Alors je suis allé me terrer dans le garage pour réparer cette maudite moto. J’ai mis la musique le plus fort possible. Je suis resté caché une bonne partie de l’après-midi. La suite, vous la connaissez : lorsque je suis allé la voir, elle n’était plus là. Je suis d’abord sorti faire le tour du quartier, et j’ai entendu dire qu’une fille avait été vue en sang à proximité de Side Creek. J’ai compris que la situation était grave.
— À quoi avez-vous pensé ?
— Pour être honnête, j’ai d’abord pensé que Nola s’était enfuie de la maison et qu’elle portait les stigmates de ce qu’elle venait de se faire subir à elle-même. Je pensais que Deborah Cooper avait peut-être vu Nola en pleine crise. Après tout, c’était le 30 août, la date de l’incendie de notre maison de Jackson.
— Avait-elle déjà eu des épisodes violents à cette même date ?
— Non.
— Alors, qu’est-ce qui aurait pu déclencher une pareille crise ?
David Kellergan hésita un instant avant de répondre. Travis Dawn comprit qu’il fallait l’inciter à parler.
— Si tu sais quelque chose, David, tu dois nous le dire. C’est très important. Fais-le pour Nola.
— Lorsque je suis entré dans sa chambre, ce jour-là, et qu’elle n’y était pas, j’ai trouvé une enveloppe décachetée sur son lit. Une enveloppe à son nom. Elle contenait une lettre. Je pense que c’est cette lettre qui a provoqué la crise. C’était une lettre de rupture.
— Une lettre ? Mais tu ne nous as jamais parlé de cette lettre ! s’exclama Travis.
— Parce que c’était une lettre écrite par un homme dont l’écriture indiquait qu’il n’était visiblement pas en âge de vivre une histoire d’amour avec ma fille. Que voulais-tu ? Que toute la ville pense que Nola était une traînée ? À ce moment-là, j’étais certain que la police la retrouverait et la ramènerait à la maison. Alors je l’aurais fait soigner pour de bon ! Pour de bon !
— Et qui était l’auteur de cette lettre de rupture ? demanda Gahalowood.
— C’était Harry Quebert.
Nous restâmes tous interdits. Le père Kellergan se leva et disparut un instant avant de revenir avec une boîte en carton pleine de lettres.
— Je les ai retrouvées après sa disparition, cachées dans sa chambre, derrière une latte bancale. Nola entretenait une correspondance avec Harry Quebert.
Gahalowood prit une lettre au hasard et la parcourut rapidement.
— Comment savez-vous que c’était avec Harry Quebert ? interrogea-t-il. Elles ne sont pas signées…
— Parce que… Parce que ce sont les textes qui figurent dans son livre.
Je fouillai dans le carton : il contenait effectivement la correspondance des Origines du mal, du moins les lettres reçues par Nola. Il y avait tout : les lettres à propos d’eux, les lettres de la clinique de Charlotte’s Hill. Je retrouvais cette écriture limpide et parfaite du manuscrit, j’en étais presque terrifié : tout ceci était bien réel.
— Voici la fameuse dernière lettre, dit le père Kellergan en tendant une enveloppe à Gahalowood.
Il la lut puis me la donna.
Ma chérie,
Ceci est ma dernière lettre. Ce sont mes derniers mots.
Je vous écris pour vous dire adieu.
Dès aujourd’hui, il n’y aura plus de « nous ».
Les amoureux se séparent et ne se retrouvent plus, et ainsi se terminent les histoires d’amour.
Ma chérie, vous me manquerez. Vous me manquerez tant.
Mes yeux pleurent. Tout brûle en moi.
Nous ne nous reverrons plus jamais ; vous me manquerez tant.
J’espère que vous serez heureuse.
Je me dis que vous et moi c’était un rêve et qu’il faut se réveiller à présent.
Vous me manquerez toute la vie.
Adieu. Je vous aime comme je n’aimerai jamais plus.
— Elle correspond à la dernière page des Origines du mal, nous expliqua alors Kellergan.
J’acquiesçai. Je reconnaissais le texte. J’en restai abasourdi.
— Depuis quand savez-vous que Harry et Nola correspondaient ? interrogea Gahalowood.
— Je l’ai réalisé il y a quelques semaines seulement. Au supermarché, je suis tombé sur Les Origines du mal. Ils venaient de le remettre en vente. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai acheté. J’avais besoin de lire ce livre, pour essayer de comprendre. Rapidement, j’ai eu l’impression d’avoir déjà vu certaines phrases quelque part. C’est fou la force de la mémoire. Et puis à force d’y penser, tout s’est éclairé : c’était les lettres que j’avais trouvées dans la chambre de Nola. Je ne les avais plus touchées depuis trente ans mais je les avais imprimées quelque part dans mon esprit. Je suis allé les relire et c’est là que j’ai compris. Cette saleté de lettre, sergent, a rendu ma fille folle de chagrin. Luther Caleb a peut-être tué Nola, mais à mes yeux Quebert est autant coupable que lui : sans cette crise, elle ne se serait peut-être pas enfuie de la maison et elle n’aurait pas croisé Caleb.
— C’est la raison pour laquelle vous êtes allé trouver Harry à son motel… déduisit Gahalowood.
— Oui ! Pendant trente-trois ans, je me suis demandé qui avait écrit ces foutues lettres. Et la réponse, depuis toujours, était dans les bibliothèques de l’Amérique tout entière. Je suis allé au Sea Side Motel et nous avons eu une dispute. J’étais tellement en colère que je suis revenu ici prendre mon fusil, mais à mon retour au motel il avait disparu. Je l’aurais tué je pense. Il savait qu’elle était fragile et il l’a poussée à bout !
Je tombai des nues.
— Qu’est-ce que vous entendez par « il savait » ? demandai-je.
— Il savait tout à propos de Nola ! Tout ! s’écria David Kellergan.
— Vous voulez dire que Harry était au courant pour les épisodes psychotiques de Nola ?
— Oui ! J’étais au courant que Nola allait parfois chez lui avec la machine à écrire. J’ignorais tout du reste évidemment. Je trouvais même plutôt bien pour elle qu’elle connaisse un écrivain. C’était les vacances, ça l’occupait. Jusqu’à ce que cet écrivain de malheur vienne me chercher des noises parce qu’il pensait que ma femme la battait.
— Harry est venu vous trouver cet été-là ?
— Oui. À la mi-août. Quelques jours avant la disparition.
*
15 août 1975
C’était le milieu de l’après-midi. De la fenêtre de son bureau, le révérend Kellergan remarqua une Chevrolet noire se garer sur le parking de la paroisse. Il vit Harry Quebert en sortir et se diriger d’un pas rapide vers l’entrée principale du bâtiment. Il se demanda quel pouvait bien être le motif de sa visite : depuis son arrivée à Aurora, Harry n’était jamais venu au temple. Il entendit le bruit des battants de la porte d’entrée, puis des pas dans le couloir, et quelques instants après, il le vit apparaître dans l’encadrement de la porte de son bureau, restée ouverte.
— Bonjour, Harry, dit-il. Quelle bonne surprise.
— Bonjour, révérend. Je vous dérange ?
— Pas le moins du monde. Entrez, je vous en prie.
Harry pénétra dans la pièce et ferma la porte derrière lui.
— Tout va bien ? demanda le révérend Kellergan. Vous faites une drôle de tête.
— Je viens vous parler de Nola…
— Oh, ça tombe bien : je voulais vous remercier. Je sais qu’elle va parfois chez vous, et elle en revient toujours très enjouée. J’espère que cela ne vous importune pas… Grâce à vous, elle a des vacances bien remplies.
Harry avait le visage fermé.
— Elle est venue ce matin, dit-il. Elle était en pleurs. Elle m’a tout raconté à propos de votre femme…
Le révérend blêmit.
— De… de ma femme ? Que vous a-t-elle dit ?
— Qu’elle la bat ! Qu’elle lui plonge la tête dans une bassine d’eau glaciale !
— Harry, Je…
— C’est terminé, révérend. Je sais tout.
— Harry, c’est plus compliqué que ça… Je…
— Plus compliqué ? Parce que vous allez essayer de me convaincre qu’il y a une bonne raison qui justifie vos sévices ? Hein ? Je vais aller trouver les flics, révérend. Je vais tout balancer.
— Non, Harry… Surtout pas…
— Oh oui, je vais y aller. Qu’est-ce que vous croyez ? Que je ne vais pas oser vous dénoncer parce que vous êtes un homme d’Église ? Mais vous n’êtes rien ! Quel genre de type laisse sa femme rosser sa fille ?
— Harry… écoutez-moi, je vous en prie. Je crois qu’il y a un terrible malentendu et que nous devrions parler calmement.
*
— J’ignore ce que Nola avait raconté à Harry, nous expliqua le révérend. Ce n’était pas le premier à se douter que quelque chose ne tournait pas rond, mais jusqu’alors je n’avais eu affaire qu’à des amis de Nola, des enfants dont je pouvais facilement éluder les questions. Là c’était différent. Alors j’ai dû lui avouer que la mère de Nola n’existait que dans sa tête. Je l’ai supplié de n’en parler à personne, mais le voilà qui s’est mis à se mêler de ce qui ne le regardait pas, à me dire quoi faire avec ma propre fille. Il voulait que je la fasse soigner ! Je lui ai dit d’aller se faire voir… Et puis, une semaine plus tard, elle a disparu.
— Et vous avez ensuite évité de croiser Harry pendant trente ans, dis-je. Parce que vous étiez les deux seuls à connaître le secret de Nola.
— Elle était mon seul enfant, vous comprenez ! Je voulais que tout le monde garde un bon souvenir d’elle. Pas qu’on pense qu’elle était folle. Elle n’était pas folle, d’ailleurs ! Juste fragile ! Et puis, si la police avait su la vérité sur ses crises, ils n’auraient pas entrepris toutes ces recherches pour la retrouver. Ils auraient dit qu’elle était une folle et une fugueuse !
Gahalowood se tourna vers moi.
— Qu’est-ce que tout ceci signifie, l’écrivain ?
— Que Harry nous a menti : il ne l’a pas attendue au motel. Il voulait rompre. Il savait depuis toujours qu’il allait rompre avec Nola. Il n’a jamais prévu de s’enfuir avec elle. Le 30 août 1975, elle a reçu une dernière lettre de Harry qui lui disait qu’il était parti sans elle.
Après les révélations du père Kellergan, Gahalowood et moi retournâmes immédiatement au quartier général de la police d’État, à Concord, pour comparer la lettre avec la dernière page du manuscrit retrouvé avec Nola : elles étaient identiques.
— Il avait tout prévu ! m’écriai-je. Il savait qu’il la quitterait. Il savait depuis toujours.
Gahalowood acquiesça :
— Quand elle lui propose de s’enfuir, lui sait qu’il ne partira pas avec elle. Il se voit mal s’encombrer d’une fille de quinze ans.
— Pourtant elle a lu le manuscrit, relevai-je.
— Bien sûr, mais elle croit à un roman. Elle ignore que c’est leur histoire exacte qu’a écrite Harry et que la fin est déjà scellée : Harry ne veut pas d’elle. Stefanie Larjinjiak nous disait qu’ils correspondaient et que Nola guettait la venue du facteur. Le samedi matin, jour de la fuite, jour où elle s’imagine qu’elle va partir vers le bonheur avec l’homme de sa vie, elle va faire un dernier contrôle de la boîte aux lettres. Elle veut s’assurer qu’il n’y a pas une lettre oubliée qui pourrait compromettre leur fuite en révélant des informations de premier ordre. Mais elle trouve ce mot de lui, qui lui dit que tout est fini.
Gahalowood étudia l’enveloppe contenant la dernière lettre.
— Il y a bien une adresse sur l’enveloppe, mais elle n’est ni timbrée, ni cachetée, dit-il. Elle a été directement déposée dans sa boîte aux lettres.
— Vous voulez dire par Harry ?
— Oui. Sans doute l’a-t-il déposée pendant la nuit, avant de s’enfuir, loin. Il le fait probablement à la dernière minute, dans la nuit du vendredi au samedi. Pour qu’elle ne vienne pas au motel. Pour qu’elle comprenne qu’il n’y aura jamais de rendez-vous. Le samedi, lorsqu’elle découvre son mot, elle rentre dans une rage folle, elle décompense, elle fait une terrible crise, elle se martyrise elle-même. Le père Kellergan, paniqué, s’enferme une fois de plus dans son garage. Lorsqu’elle retrouve ses esprits, Nola fait le lien avec le manuscrit. Elle veut des explications. Elle prend le manuscrit, et se met en route pour le motel. Elle espère que ce n’est pas vrai, que Harry sera là. Mais en route, elle rencontre Luther. Et ça tourne mal.
— Mais alors, pourquoi Harry revient-il à Aurora le lendemain de la disparition ?
— Il apprend que Nola a disparu. Il lui a laissé cette lettre : il panique. Il s’inquiète certainement pour elle, probablement se sent-il coupable, mais surtout, j’imagine qu’il a peur que quelqu’un mette la main sur cette lettre, ou sur le manuscrit, et qu’il ait des ennuis. Il préfère être à Aurora pour suivre l’évolution de la situation, peut-être même pour récupérer des preuves qu’il juge compromettantes.
Il fallait retrouver Harry. Je devais impérativement lui parler. Pourquoi m’avoir fait croire qu’il avait attendu Nola alors qu’il lui avait écrit une lettre d’adieu ? Gahalowood lança une recherche générale, sur la base de ses relevés de cartes de crédit et d’appels téléphoniques. Mais sa carte de crédit était muette et son téléphone n’émettait plus. En interrogeant la base de données des douanes, nous découvrîmes qu’il avait franchi le poste de Milbrooke, dans le Vermont et qu’il était entré au Canada.
— Alors il a passé la frontière avec le Canada, dit Gahalowood. Pourquoi le Canada ?
— Il pense que c’est le paradis des écrivains, répondis-je. Dans le manuscrit qu’il m’a laissé, Les Mouettes d’Aurora, il finit là-bas avec Nola.
— Oui, mais je vous rappelle que son livre ne raconte pas la vérité. Non seulement Nola est morte, mais il semble qu’il n’ait jamais prévu de s’enfuir avec elle. Pourtant il vous laisse ce manuscrit, dans lequel Nola et lui se retrouvent au Canada. Alors, où est la vérité ?
— Je n’y comprends rien ! pestai-je. Pourquoi diable s’est-il enfui ?
— Parce qu’il a quelque chose à cacher. Mais nous ne savons pas exactement quoi.
Nous l’ignorions encore à cet instant, mais nous n’étions pas au bout de nos surprises. Deux événements majeurs allaient bientôt apporter des réponses à nos questions.
Le soir même, j’indiquai à Gahalowood que je prenais un vol pour New York le lendemain.
— Comment ça, vous rentrez à New York ? Mais vous êtes complètement fou, l’écrivain, on touche au but ! Donnez-moi votre passeport, que je vous le confisque.
Je souris.
— Je ne vous abandonne pas, sergent. Mais il est temps.
— Le temps de quoi ?
— D’aller voter. L’Amérique a rendez-vous avec l’Histoire.
*
Ce 5 novembre 2008, à midi, alors que New York fêtait toujours l’avènement d’Obama, j’avais rendez-vous avec Barnaski pour déjeuner chez Pierre. La victoire démocrate l’avait mis de bonne humeur : « J’aime les blacks ! me dit-il. J’aime les beaux blacks ! Si vous vous faites inviter à la Maison-Blanche, emmenez-moi avec vous ! Bon, alors, qu’avez-vous de si important à me dire ? »
Je lui racontai ce que j’avais découvert à propos de Nola et de son diagnostic de psychose infantile, son visage s’illumina :
— Donc les scènes où vous décrivez les maltraitances de la mère, c’est en fait Nola qui se les inflige ?
— Oui.
— C’est formidable ! hurla-t-il à travers le restaurant. Votre bouquin est d’un genre précurseur ! Le lecteur est lui-même dans un moment de démence puisque le personnage de la mère existe sans exister vraiment. Vous êtes un génie, Goldman ! Un génie !
— Non, je me suis simplement planté. Je me suis laissé berner par Harry.
— Harry était au courant ?
— Oui. Et après il a disparu de la surface de la terre.
— Comment ça ?
— Il est introuvable. Apparemment, il a passé la frontière avec le Canada. Il m’a laissé pour seul indice un message sibyllin et un manuscrit inédit sur Nola.
— Vous avez les droits ?
— Je vous demande pardon ?
— Pour le manuscrit inédit, vous avez les droits ? Je vous les rachète !
— Mais bon sang, Roy ! Ce n’est pas la question !
— Oh, pardon. Je ne faisais que demander.
— Il y a un détail qui manque. Il y a quelque chose que je n’ai pas compris. Cette histoire de psychose infantile, Harry qui disparaît. Il manque un élément au puzzle, je le sais, mais je suis perdu.
— Vous êtes un grand angoissé, Marcus, et croyez-moi, les angoisses ça ne sert à rien. Allez chez le docteur Freud et faites-vous prescrire des pilules qui détendent. De mon côté, je vais contacter la presse, on va préparer un communiqué à propos de la maladie de la gamine, on va faire croire à tout le monde qu’on le savait depuis le début mais que c’était la surprise du chef : une façon de montrer que la vérité est parfois ailleurs et qu’il ne faut pas se limiter aux premières impressions. Ceux qui vous ont dégommés se couvriront de ridicule et il se dira que vous êtes un grand précurseur. Du coup, on reparlera de votre bouquin, et on en revendra un joli petit paquet. Parce qu’avec un coup pareil, même ceux qui n’avaient aucune intention de l’acheter ne pourront pas résister à la curiosité de savoir comment vous avez représenté la mère. Goldman, vous êtes un génie ; le déjeuner, c’est pour moi.
J’eus une moue et je lui dis :
— Je ne suis pas convaincu, Roy. J’aimerais avoir le temps de creuser encore.
— Mais vous n’êtes jamais convaincu, mon pauvre vieux ! Nous n’avons pas le temps de « creuser » comme vous dites. Vous êtes un poète, vous pensez que le temps qui passe a un sens, mais le temps qui passe, c’est soit de l’argent qu’on gagne, soit de l’argent qu’on perd. Et je suis un fervent partisan de la première solution. Néanmoins, vous êtes peut-être au courant, mais nous avons depuis hier un nouveau Président, beau, noir et très populaire. D’après mes calculs, on va entendre parler de lui à toutes les sauces pendant une bonne semaine. Une semaine où il n’y aura de la place que pour lui. Inutile donc que nous communiquions avec les médias durant cette période, nous n’aurions droit, au mieux, qu’à un entrefilet dans la rubrique des chiens écrasés. Je ne contacterai donc la presse que dans une semaine, ce qui vous laisse un peu de temps. À moins évidemment qu’une équipe de Sudistes à chapeaux pointus ne zigouille notre nouveau Président, ce qui nous empêcherait d’avoir la une pour un bon mois. Ça oui, un bon mois. Imaginez le désastre : dans un mois c’est la période de Noël, et là, plus personne ne prêterait attention à nos histoires. Dans une semaine donc, on diffuse l’histoire de psychose infantile. Suppléments dans les journaux, et tout le tralala. Si j’avais plus de marge, je ferais éditer en urgence un petit livre pour les parents. Du genre : Dépister la psychose infantile ou comment éviter que votre enfant soit la nouvelle Nola Kellergan et ne vous brûle vif durant votre sommeil. Ça pourrait marcher du tonnerre. Mais bref, on n’a pas le temps.
Je n’avais qu’une semaine avant que Barnaski ne déballe tout. Une semaine pour comprendre ce qui m’échappait encore. Il s’écoula alors quatre jours ; quatre jours stériles. Je téléphonais sans cesse à Gahalowood, qui ne pouvait que s’avouer vaincu. L’enquête était dans une impasse, et il n’avançait pas. Puis, dans la nuit du cinquième jour, un événement allait changer le cours de l’enquête. C’était le 10 novembre, peu après minuit. Au hasard d’une patrouille, l’agent de la police de l’autoroute Dean Forsyth prit en chasse une voiture sur la route Montbury-Aurora, après avoir constaté qu’elle avait brûlé un stop et qu’elle roulait au-dessus de la vitesse autorisée. Ç’aurait pu être une banale contravention si le comportement du conducteur du véhicule, qui semblait agité et transpirait abondamment, n’avait pas intrigué le policier.
— D’où venez-vous, Monsieur ? avait demandé l’officier Forsyth.
— Montburry.
— Que faisiez-vous là-bas ?
— J’étais… j’étais chez des amis.
— Leurs noms ?
L’hésitation et la lueur de panique qu’il décela dans le regard du conducteur intriguèrent plus encore l’officier Forsyth. Il braqua sa lampe de poche sur le visage de l’homme et remarqua une griffure sur sa joue.
— Que vous est-il arrivé au visage ?
— La branche basse d’un arbre que je n’avais pas vue.
L’officier n’était pas convaincu.
— Pourquoi rouliez-vous si vite ?
— Je… Je le regrette. J’étais pressé. Vous avez raison, je n’aurais pas dû.
— Avez-vous bu, Monsieur ?
— Non.
Le contrôle éthylométrique indiqua que l’homme n’avait effectivement pas consommé d’alcool. Le véhicule était en règle et, en balayant l’intérieur du faisceau de sa lampe de poche, l’agent ne vit aucune boîte de médicaments vide ou autres emballages qui jonchaient en général les banquettes arrière des voitures de toxicomanes. Pourtant, il avait une intuition : quelque chose lui faisait penser que cet homme était beaucoup trop agité et calme à la fois pour ne pas enquêter davantage. Il remarqua soudain ce qui lui avait échappé : ses mains étaient sales, ses chaussures couvertes de boue et ses pantalons trempés.
— Sortez de votre véhicule, Monsieur, intima Forsyth.
— Pourquoi ? Hein ? Hein ? balbutia le conducteur.
— Obéissez et sortez de votre véhicule.
L’homme tergiversa, et l’officier Forsyth, agacé, décida de le sortir de force et de procéder à son arrestation pour refus d’obtempérer. Il le conduisit à la station centrale de police du comté, où il se chargea lui-même de la prise des photos réglementaires, puis du relevé électronique des empreintes digitales. L’information qui s’afficha alors sur l’écran de son ordinateur le laissa perplexe un instant. Puis, bien qu’il soit une heure trente du matin, il décrocha son téléphone, considérant que la découverte qu’il venait de faire était suffisamment importante pour qu’il sorte de son lit le sergent Perry Gahalowood, de la brigade criminelle de la police d’État.
Trois heures plus tard, aux environs de quatre heures trente du matin, je fus réveillé à mon tour par un coup de téléphone.
— L’écrivain ? C’est Gahalowood à l’appareil. Où êtes-vous ?
— Sergent ? répondis-je à moitié comateux. Je suis dans mon lit, à New York, où voulez-vous que je sois ? Que se passe-t-il ?
— Nous avons notre oiseau, dit-il.
— Je vous demande pardon ?
— L’incendiaire de la maison de Harry… Nous l’avons arrêté cette nuit.
— Quoi ?
— Vous êtes assis ?
— Je suis même couché.
— Tant mieux. Parce que ça va vous faire un choc.