PROLOGUE
Accompagné d'une délégation d'hommes de sa tribu, le " chef et grand homme-médecine " cheyenne Little Wolf entreprit au mois de septembre de l'année 1874 de traverser les terres américaines jusqu'à Washington dans l'intention expresse de négocier une paix durable avec les Blancs. Little Wolf, qui avait passé plusieurs semaines à fumer le calumet et à débattre posément de différentes initiatives conciliatoires avec les quarante-quatre chefs du conseil tribal, se rendait à la capitale muni d'une proposition assez particulière, quoique parfaitement rationnelle du point de vue cheyenne. Elle était destinée à assurer la sécurité et la prospérité d'un peuple assiégé de toutes parts.
Le chef indien fut reçu à Washington avec la pompe normalement déployée pour un chef d'…tat étranger. Au cours d'une cérémonie formelle au Capitole en présence du président Ulysses S. Grant et d'une commission extraordinaire du Congrès, Little Wolf fut décoré de la Médaille de Paix présidentielle. C'était un insigne d'argent sculpté qu'il allait arborer plus tard sans la moindre ironie - la chose étant inconnue des Cheyennes -
lors des derniers combats désespérés qui opposèrent son peuple encore libre à l'armée américaine. Le profil du président Grant, gravé d'un côté, était cerné de la mention circulaire " Vivons ensemble dans la paix la liberté la justice et l'égalité " ; l'autre face représentait une bible ouverte audessus d'un r‚teau, d'une charrue, d'une hache, d'une pelle et de divers autres outils de ferme, avec les mots: " Paix et bonne volonté aux hommes de la terre, 1874 ".
Participèrent également à cette rencontre historique l'épouse du président Grant, Julia, qui l'avait supplié de la laisser y assister pour observer les sauvages dans leurs plus beaux atours, ainsi que quelques membres privilégiés de la presse de Washington. Date précise de l'événement: 18 septembre 1874.
De vieux daguerréotypes de l'assemblée réunie montrent les Cheyennes en grande tenue de cérémonie. Ils avaient revêtu de fins mocassins cousus de perles, des jambières de cuir sur les franges desquelles cliquetaient des dents de wapiti, des tuniques de guerre en peau de cerf aux coutures garnies des scalps de leurs ennemis - minutieusement ornés de perles et de piquants de porc-épic teints. Ils portaient dans leurs cheveux des pièces d'argent frappé, leurs tresses étaient garnies de rubans de cuivre et de franges en peau d'hermine. Jamais à Washington on n'avait vu un tel spectacle.
Bien qu'ayant dépassé la cinquantaine, Little Wolf semblait avoir au bas mot dix ans de moins. Mince, musclé, il avait le nez aquilin et les narines épatées, les pommettes hautes et colorées. Sa peau cuivrée était marquée de profondes cicatrices depuis l'épidémie de variole qui avait ravagé la tribu en 1865. S'il n'était pas grand, il avait belle allure et un port de tête altier. Son visage arborait une expression naturelle et féroce de défi -
les journaux devaient par la suite qualifier son attitude " de hautaine "
et " d'insolente ".
S'exprimant par l'intermédiaire d'un interprète du nom d'Amos Chapman, arrivé de Fort Supply au Kansas, Little Wolf alla droit à l'essentiel: " La tradition cheyenne veut qu'en venant au monde les enfants restent dans la tribu de leur mère ", commença-t-il en s'adressant au président des …tats-Unis - sans pour autant le regarder droit dans les yeux, ce que son peuple trouvait impoli. " Mon père était arapaho et ma mère cheyenne. J'ai donc grandi auprès de ma mère et suis cheyenne moi-même. Cependant j'ai toujours joui de la liberté d'aller et venir chez les Arapahos. J'ai pu ainsi connaître leur vie et je crois que c'est une bonne chose. " ¿ ce stade de son discours, Little Wolf aurait d'ordinaire tiré une bouffée sur sa pipe afin que l'assemblée puisse un instant peser ses paroles. Mais le Grand Père Blanc, mal élevé comme tous les siens, avait malgré l'importance de la rencontre négligé de mettre un calumet à disposition.
Le chef poursuivit: " Le Peuple " - les Cheyennes se référaient très simplement à eux-mêmes sous le terme de Tsitsistas : le Peuple -" est une petite tribu, moins importante que les Sioux ou les Arapahos. Nous n'avons jamais cherché à nous multiplier car nous
savons que la terre ne peut porter qu'un certain nombre d'entre nous, de la même façon qu'elle abrite seulement un certain nombre d'ours, de loups, de wapitis, d'antilopes 1 et d'autres animaux. Car s'il existe trop de bêtes d'une espèce donnée, elles meurent de faim jusqu'à ce qu'il s'en trouve à
nouveau la bonne quantité. Nous préférons rester peu mais avoir chacun suffisamment à manger plutôt que mourir de faim.
" ¿ cause du mal que vous avez apporté avec vous " - à cet instant Little Wolf posa la main sur sa joue couverte de cicatrices - " et à cause des guerres que vous nous avez déclarées " - ici il mit sa paume sur sa poitrine car il avait maintes fois été blessé au combat - " nous sommes maintenant peu nombreux. Le Peuple disparaîtra bientôt entièrement, comme les bisons de notre pays. Je suis le grand homme-médecine de mon peuple et mon devoir est d'assurer sa survie. Cela n'est possible pour nous qu'en intégrant le monde de l'Homme Blanc - je veux dire que nos enfants doivent devenir membres de votre tribu. C'est pourquoi nous avons l'honneur de demander au Grand Père le présent de mille femmes blanches. Nous les épouserons afin d'apprendre, à nous et à nos descendants, la vie nouvelle qu'il nous faudra mener quand le bison aura disparu. "
Piqué d'exclamations de surprise, un hoquet de stupeur souleva la salle.
Interrompre un orateur au milieu de son discours autrement que par de brefs murmures d'approbation était considéré chez les Cheyennes comme très grossier, et la réaction de la salle irrita Little Wolf. Mais il avait déjà
constaté l'impudence des Blancs et ne fut pas surpris. Il s'interrompit assez longtemps pour permettre à la foule de se reprendre et lui signifier que sa dignité de chef venait d'être froissée.
" Ainsi, reprit-il enfin, nos guerriers logeront leur graine de Cheyennes dans le ventre des femmes blanches. Elle s'épanouira dans leurs entrailles et la prochaine génération de nos enfants viendra au jour dans votre tribu pour jouir de tous les privilèges qui y sont associés. "
¿ ce moment précis de l'allocution du chef, Julia, l'épouse du président, perdit brusquement connaissance et tomba de sa chaise, 1. " Pronghorn " : antilocapre.
évanouie, presque morte, en émettant un long r‚le comparable àcelui d'un bison femelle atteint d'une balle en plein poumon (plus tard, dans ses mémoires, julia Dent Grant devait affirmer que son évanouissement n'était pas d˚ à l'idée insupportable que ces sauvages puissent s'accoupler avec de jeunes Blanches, mais à la chaleur étouffante qui régnait ce jour-là dans la pièce).
Tandis que l'on accourait au secours de la First Lady, le président, empourpré, se leva difficilement. Little Wolf comprit qu'il était ivre, ce qui, vu la solennité de la cérémonie, constituait un sérieux manquement au protocole.
" En échange des mille femmes blanches que vous nous confie rez ", poursuivit-il d'une voix plus ferme et plus puissante pour cou vrir le tollé général - et bien qu'à ce stade, Chapman, l'interprète, ne fit plus que chuchoter -, " nous vous donnerons mille chevaux. Cinq cents bêtes sauvages et cinq cents autres déjà dressées. "
Levant la main comme le pape au moment de la bénédiction, le chef conclut sa requête avec une intense dignité: " Les sangs de nos deux peuples seront désormais irrémédiablement liés. "
Une terrible fureur s'était emparée de la salle et pratiquement personne n'entendit les derniers mots du grand homme. Les sénateurs hurlaient en frappant du poing. " Arrêtez ces barbares! ", lança quelqu'un, et l'escouade en faction dans le couloir vint en ordre serré braquer ses baÔonnettes sur les Indiens. Voyant cela, les chefs cheyennes se levèrent comme un seul homme, dégainèrent leurs couteaux et se regroupèrent d'instinct en cercle comme une volée de cailles gîte le soir venu pour se protéger des prédateurs.
Titubant, Grant s'était redressé et, rouge comme une écrevisse, il cria: "
Outrage! Outrage! " en montrant Little Wolf du doigt. On avait appris au chef que le président était un valeureux guerrier respecté de ses ennemis.
Toutefois le grand homme-médecine n'appréciait guère d'être montré du doigt. S'il avait eu sa cravache sur lui, il aurait mis à genoux le Grand Père, saoul ou pas saoul, et lui aurait fait payer son arrogance par quelques coups bien sentis. Little Wolf était redouté de son peuple pour ses terribles changements d'humeur: s'il était lent à se f‚cher, sa férocité était ensuite celle du grizzly.
L'ordre revint finalement. Les Cheyennes rengainèrent leurs couteaux et les gardes firent sortir rapidement toute la délégation
- le grand chef marchant fièrement à leur tête - sans qu'un autre incident n'ait lieu.
¿ mesure que la rumeur de la scandaleuse proposition indienne se répandait au soir à Washington, on ferma soigneusement toutes les portes, tous les volets, et on interdit aux femmes et aux filles de sortir. Attisant les passions racistes, la une des journaux provoqua le lendemain la colère des citoyens: " Les sauvages veulent des esclaves blanches!"; "Des épouses blanches pour les diables rouges! " ; " Les Indiens à Grant: des femmes blanches en échange de nos chevaux! "
Confrontés certainement, de mémoire d'Américain, au pire cauchemar de tout le xixe siècle, les quelques citadins qui, les jours suivants, s'aventurèrent au-dehors une femme à leur bras, jetaient derrière eux des regards furtifs. Ils restaient en alerte au cas o˘ des hordes de PeauxRouges à cheval, fondraient soudain sur eux en hurlant comme des loups, avant de les scalper d'un seul coup de dague étincelante, puis d'emporter au loin leurs femmes pour peupler le territoire de sang-mêlé.
La réponse officielle à la singulière offre de paix imaginée par Little Wolf ne se fit pas attendre; tandis qu'une violente indignation teintait les proclamations du Congrès,
(administration entreprit rapidement de rassurer les citoyens angoissés: non, on ne ferait s˚rement pas commerce de femmes blanches avec les sauvages et oui, des mesures allaient être mises en oeuvre sans tarder pour assurer la protection de toutes les Américaines.
Deux jours plus tard on chargeait dans une bétaillère Little Wolf et sa suite, qui quittèrent la capitale sous escorte armée. La nouvelle de la proposition indienne avait circulé le long des fils du télégraphe, et les citoyens en colère, massés spontanément sur la route du retour de la délégation, se préparaient au lynchage. Ils brandirent des banderoles et lan«èrent sur le convoi autant de fruits pourris que d'insultes racistes.
Tandis que de voie ferrée en voie ferrée on huait dans le Midwest les Cheyennes du Nord, un autre phénomène d'ampleur nationale, de loin plus intéressant, prenait de l'ampleur. Dans le pays entier des femmes répondirent à (offre de mariage indienne en écrivant ou en télégraphiant à
la Maison-Blanche pour proposer leurs services de bornes et fidèles épouses. Loin d'être toutes
cinglées, elles semblaient au contraire former un vaste et disparate échantillon socio-économique, racial même, puisque parmi elles se trouvaient de jeunes célibataires souhaitant pimenter leurs ternes existences d'un parfum d'aventure, des esclaves récemment émancipées espérant échapper aux corvées ingrates qui les attendaient dans les filatures de coton et les usines inhumaines de l'industrie naissante, ou encore de jeunes veuves qui avaient perdu leur mari pendant la guerre de Sécession. Nous savons aujourd'hui que l'administration de Grant ne fit pas la sourde oreille.
Après la tempête, le président et ses conseillers reconnurent en privé que le projet d'intégration prôné par Little Wolf n'était pas dénué d'un certain sens pratique. S'il avait déjà mis en oeuvre son plan de paix avec les Indiens, par lequel il confiait la gestion des réserves à l'…glise américaine, Grant restait prêt à examiner d'autres solutions pacifiques susceptibles de mettre fin à la situation toujours explosive des Grandes Plaines - car, si elle faisait obstacle au développement économique du pays, elle promettait aussi de nouveaux bains de sang aux avant-postes des colonies.
Ainsi naquit le programme secret " Femmes Blanches pour les Indiens " - ou FBI comme on l'appela dans le cercle présidentiel. L'administration pensait qu'en plus d'apaiser les sauvages en leur offrant gentiment les épouses désirées, la " Noble Femme Américaine ", oeuvrant de conserve avec l'…
glise, pourrait exercer une influence positive sur les Cheyennes qui, bénéficiant ainsi de quelque instruction, troqueraient éventuellement leurs pratiques barbares contre une vie plus civilisée.
D'autres membres du cabinet, cependant, continuaient de soutenir le programme initial de résorption du " problème indien " et il restait entendu de part et d'autre que les tribus récalcitrantes seraient vouées à
l'anéantissement militaire.
Le génocide d'une race entière étant considéré par le grand nombre comme moralement tentant et politiquement acceptable, les membres les plus progressistes du cabinet Grant se doutaient forcément que l'idée d'accoupler des femmes blanches avec des sauvages ne trouverait jamais d'écho favorable auprès de l'opinion publique. C'est pourquoi, comme au bon vieux temps, l'administration décida au cours d'une série de réunions confidentielles,
de prendre l'affaire en main - puis de lancer, sous le sceau du secret, le programme matrimonial convenu.
Les hommes du président apaisèrent leur mauvaise conscience en stipulant que les femmes associées à l'audacieux projet seraient toutes volontaires -
mais en quelque sorte vendues par correspondance -, et d'autant plus légitimes, morales, qu'elles bénéficiraient de la tutelle de l'…glise. Le point de vue officiel était que, si des aventurières dévouées et généreuses décid‚ient de leur plein gré de partir vivre à l'Ouest, et que leur arrivée chez les Indiens se traduisait par une réduction des belligérances, alors tout le monde serait content; c'était en d'autres termes un parfait exemple de politique jeffersonienne, alliant le principe d'initiative personnelle à
la philanthropie.
Le projet " Femmes Blanches pour les Indiens " avait son talon d'Achille et l'administration le savait: elle anticipa donc l'éventuelle pénurie de volontaires en allant recruter des femmes dans les prisons et les pénitenciers, auprès des insolvables et dans les asiles de fous. On leur offrit l'absolution ou la liberté sans condition, sous réserve, bien s˚r, de s'enrôler. Le gouvernement avait fini par comprendre, au contact des indigènes, qu'il s'agissait de gens terreà-terre pour lesquels les traités devaient être respectés à la lettre Si les Cheyennes avaient demandé mille épouses, ils s'attendaient à en recevoir exactement ce nombre - et offriraient en échange mille chevaux, ni plus ni moins, pour remplir leur part de contrat. Aussi infime f˚t-il, tout manquement serait susceptible de les renvoyer dare-dare sur le sentier de la guerre. L'administration s'assura donc que cela n'aurait pas lieu - même s'il fallait libérer pour faire le compte quelques criminelles de droit commun ou d'inoffensives arriérées mentales.
Le premier train de femmes blanches en partance pour les grandes plaines du Nord, et une vie maritale nouvelle dans la nation cheyenne, quitta Washington à l'automne suivant, en pleine nuit et dans le secret le plus absolu. C'était au début de mars 1875 - soit un peu plus de six mois après que Little Wolf eut officiellement présenté son étrange requête au président Grant. Les semaines suivantes, des convois semblables quittèrent les gares de New York, Boston, Philadelphie et Chicago.
Le 23 mars 1875, une jeune femme répondant au nom de May Dodd fêtait son vingt-cinquième anniversaire. Ancienne patiente de l'asile d'aliénés privé
de Lake Forest, situé à cinquante kilomètres au nord de Chicago, elle prit place avec quarante-sept autres volontaires et recrues de la région dans un train de l'Union Pacific àUnion Station - à destination de Camp Robinson dans le territoire du Nebraska.
Excepté quelques ajustements minimes du point de vue de l'orthographe et de
la ponctuation, les carnets présentés aux chapitres suivants n ont pratiquement
pas subi de corrections. Ils ont été transcrits exactement comme leur auteur, May
Dodd, les a écrits. Sils contenaient plusieurs lettres adressées à sa famille et à
ses amis, rien ne permet d'a
'armer qu'aucune d'elles aitjamais été expédiée et il semblerait plutôt que May les ait rédigées dans le but, avant tout, de "
parler h
à dfiérentes personnes à certains moments de son récit. IL est aussi probable,
comme elle l'indique dans son journal, quelle ait laissé cette correspondance à
l'attention de sa famille pour que celle-ci puisse la lire un jour, au cas o˘ May
ne serait pas ressortie vivante de son aventure. Les lettres sont présentées dans
l'ordre et sous la forme o˘ elles apparaissent dans les carnets originaux.
PREMIER CARNET
Un train vers la gloire
Franchement, vu la façon dont j ‚i été traitée
par les gens dits `civilisés'; il me tarde finalement daller virrre chez les saurages. "
(Extrait des journaux intimes de May Dodd.)
La note suivante, sans date, apparaît au tout début du premier carnet de May Dodd
Au cas o˘ ils ne me reverraient jamais, moi leur mère qui les aime, je rédige ce journal afin de conserver mon témoignage pour mes très chers enfants Hortense et William, qu'ils puissent tout savoir de mon internement injuste, de mon évasion hors de l'enfer, et de ce que ces pages encore blanches leur révéleront un jour sur mon avenir...
23 mars 1875
C'est aujourd'hui mon anniversaire et j'ai reçu le plus beau des cadeaux: la liberté 1 Je griffonne maladroitement ces premières lignes à bord d'un train de la Union Pacific, parti ce matin àsix heures trente-cinq de la gare de Chicago, vers l'Ouest et le Nebraska. On nous a dit que le voyage allait durer quatorze jours, avec un changement de train à Omaha. Si notre destination finale est sciemment gardée secrète, j'ai surpris les conversations des soldats de l'escorte (les militaires sous-estiment l'acuité d'une oreille féminine) et j'ai appris que le train nous emmène tout d'abord à Fort Sidney - d'o˘ nous serons ensuite convoyées en chariot vers le Wyoming, à Fort Laramie, et finalement à Camp Robinson dans le Nebraska.
La vie est si imprévisible. quelle sensation étrange de me trouver dans ce train, en route pour un long voyage, et de contempler la ville qui s'éloigne. Je me suis assise dans le sens contraire de la marche pour garder avec moi une image fuyante de Chicago, son épais nuage de fumée charbonneuse qui, à la manière d'un parasol géant, s'étend au-dessus des rives du lac Michigan. Toute grouillante et noire, la cité vient une dernière fois de défiler sous mes yeux. Son éclat et ses bruits m'ont tant manqué dans le silence et l'obscurité de la réclusion. Et j'ai maintenant l'impression d'être un personnage de thé‚tre, arraché au monde réel et voué
à un terrible rôle que l'auteur n'aurait pas encore écrit. Comme j'envie ces gens que j'aperçois depuis la fenêtre du train, pressés de retrouver la sécurité d'un labeur quotidien, tandis qu'on nous emporte, déjà captives d'un destin et d'un monde inconnus.
Nous longeons maintenant les enchevêtrements de petites bicoques qui ont poussé partout après le grand incendie de 1871. Avec leurs charpentes grossières assemblées à la h‚te, vacillant sous le vent comme un ch‚teau de cartes, elles forment une clôture improbable autour de Chicago -
désireuses, semble-t-il, de contenir l'expansion constante de la métropole.
Sales et en haillons, des enfants qui jouent dans les cours boueuses s'arrêtent pour nous regarder passer, comme s'ils voyaient en nous les créatures d'un autre monde. Mes propres enfants me manquent terriblement!
Je ne sais ce que je donnerais pour les voir une dernière fois et les serrer contre moi... Derrière ma fenêtre, je fais un signe de la main à ce tout petit garçon qui, malgré ses cheveux blonds et crasseux, me rappelle mon cher William. Les boucles grasses de celui-là bordent un visage crotté
et des yeux intensément bleus. Hésitant, il lève à mon intention une minuscule menotte et me rend mon salut... ou plutôt mes adieux... Je le regarde devenir de plus en plus petit, tandis que nous quittons les derniers avant-postes de la misère civilisée. Le soleil d'orient illumine la ville dont les contours bientôt se fondent dans le lointain. Mes yeux restent rivés sur elle aussi longtemps que mon regard le peut. Alors seulement, je trouve assez de courage pour changer de siège, tourner le dos à un passé sombre et agité, pour faire face à un avenir, terrifiant, incertain. J'ai le souffle coupé devant le spectacle des terres immenses qui s'ouvrent devant nous, de l'indescriptible étendue de la vaste prairie solitaire. J'en reste étourdie, défaillante, mes poumons me donnent l'impression de s'être soudain vidés, et moi, de m'être jetée à la lisière du monde, précipitée la tête la première dans le vide infini. Peut-être que... oui.,. c'est peut-être bien ce qui m'arrive.
Mais, Seigneur bien-aimé, veuillez me pardonner: jamais plus je n'oserai formuler une plainte, toujours je me rappellerai le bonheur d'être libre, et les prières, aujourd'hui exaucées, que je vous ai adressées chaque jour de mon internement! La terreur qu'inspire à mon coeur cette aventure nouvelle semble bien insignifiante, comparée à l'idée de poursuivre mon existence de " détenue " dans cette immonde " prison " - car c'était une prison bien plus qu'un hôpital, et nous, des prisonnières bien plus que des patientes. Le " traitement" que l'on nous y administrait se résumait à la captivité, sur fond de barreaux d'acier. Semblables aux animaux d'un zoo, nous étions ignorées par ces médecins sans ‚me, mais torturées, injuriées, agressées par leurs sadiques gardiens.
Ma définition de l'asile d'aliénés: le lieu o˘ l'on crée les fous.
" Pour quelle raison suis-je ici a ai je demandé au Dr Kaiser lors de sa première visite, une bonne quinzaine de jours après mon "admission".
- Enfin, voyons a Pour vos débauches sexuelles ", répondit-il, comme réellement surpris que je lui fasse l'affront de poser une telle question.
"Mais je ne suis pas une débauchée, je suis amoureuse d'un homme!
protestai-je avant de lui parler de Harry. Ma famille m'a placée ici parce que je l'ai quittée pour vivre hors des liens du mariage avec un homme qu'elle considérait d'un rang inférieur au mien. C'est la seule et unique raison. Comme ils n'ont pas réussi àme convaincre de le quitter, ils m'ont arrachée à lui et de mes enfants. Vous ne voyez donc pas, docteur, que je ne suis pas plus folle que vous a "
Il fronça les sourcils et, hochant la tête d'un air de saintenitouche effarouchée, griffonna quelques mots sur son carnet de notes. " Ah, dit-il, je vois: vous pensez être victime d'une conspiration familiale. " Alors il se leva, partit, et je ne le revis plus pendant près de six mois.
Au cours de cette période, je dus subir d'atroces " traitements "prescrits par le bon docteur pour me guérir de ma " maladie ".
Ceux-ci consistaient en des injections quotidiennes d'eau bouillante dans le vagin - destinées, d'évidence, à calmer mon "énorme" appétit sexuel. Je restais confinée au lit des semaines entières, avec l'interdiction de sympathiser avec les autres patients, de lire, d'écrire des lettres et de m'adonner à quelque loisir que ce soit. Comme si je n'existais pas, les infirmières et les surveillants ne m'adressaient pas la parole. Je dus en plus endurer l'humiliation d'utiliser un bassin, contre mon gré, bien que je n'eus absolument rien qui m'y oblige‚t physiquement. Si je protestais ou si une infirmière me surprenait hors du lit, on m'y attachait pour le reste du jour et de la nuit.
C'est lors de ce confinement que je perdis réellement la raison. Comme si la torture que l'on m'infligeait chaque jour ne suffisait pas, l'isolation complète et l'inaction auxquelles j'étais astreinte étaient insupportables.
Je rêvais d'air frais, d'exercice physique et des promenades sur les rives du lac Michigan, comme autrefois... ¿ mes risques et périls, je quittais mon lit avant l'aube pour monter sur une chaise et, me haussant sur la pointe des pieds afin que mes yeux s'élèvent jusqu'aux barreaux de fer, je m'efforçais de surprendre un rayon de soleil ou un carré de pelouse verte derrière la fenêtre aux étroits volets. Je pleurais amèrement sur mon sort, mais combattais mes larmes jusqu'à les faire disparaître. Car j'avais également appris que je ne devais offrir ce spectacle à personne, faute de quoi on m'aurait déclarée hystérique ou mélancolique en sus de ce premier diagnostic absurde de débauche: cela se serait traduit par de nouvelles tortures.
Laissez-moi ici décrire une fois pour toutes les circonstances réelles de mon incarcération.
Je suis tombée amoureuse d'un homme, Harry Ames, il y a quatre ans. De quelques années plus vieux que moi, il était contremaître aux silos familiaux. Nous avons fait connaissance chez mes parents, o˘ il se rendait régulièrement pour parler affaires avec mon père. Bien que de manières parfois frustes, Harry est un homme très séduisant avec de bons bras virils et l'assurance qui émane de certains ouvriers. Il n'avait rien des garçons bien nés, insipides, que les filles de mon rang sont réduites à retrouver pour le thé ou les quadrilles. Les charmes de Harry m'ont envo˚tée tout entière... et peu à peu, j'ai pris aux yeux de certains l'apparence d'une débauchée.
Je n'ai aucune honte à admettre que j'ai toujours été une femme passionnée, sujette à de vifs désirs charnels. Je ne les renie pas. J'ai été pubère assez tôt et j'ai toujours intimidé les jeunes hommes inhibés du cercle social étriqué que fréquentait ma famille.
Harry était différent. C'était un homme, un vrai, et je fus attirée par lui comme un papillon par la lumière. Nous avons commencé à nous voir en cachette. Nous pensions l'un comme l'autre que Père ne nous le pardonnerait jamais, et Harry avait aussi peur que moi qu'il ne découvre cette relation, dont il savait qu'elle lui co˚terait son emploi. Mais nous ne pouvions résister l'un à l'autre - ni rester trop longtemps séparés.
Je tombai enceinte dès nos premiers ébats de ma fille Hortense, que je sentis littéralement prendre vie en moi tandis que nous faisions l'amour.
Je dois reconnaître que Harry, se conduisant comme un gentleman, a assumé
ses responsabilités. Il m'a proposé le mariage. J'ai refusé tout net.
Malgré l'amour que je lui vouais et lui voue encore aujourd'hui, je suis une femme indépendante, certains diraient anticonformiste. Je n'étais pas prête pour le mariage. Mais il était hors de question que je renonce à mon enfant. C'est pourquoi, sans explication, j'ai quitté le domicile familial pour m'installer avec mon bien-aimé dans une petite bicoque vétuste sur les rives du fleuve Chicago, o˘ nous avons vécu un certain temps, de façon simple, mais heureux.
Naturellement, il ne fallut pas longtemps à Père pour découvrir la trahison de son contremaître. Il le congédia aussitôt. Harry se vit offrir une autre place chez un concurrent, et je cherchai un emploi. J'en trouvai un dans une entreprise qui apprêtait des tétras des prairies pour les vendre aux marchés de Chicago. C'était un travail épuisant, salissant, auquel mon éducation privilégiée ne m'avait aucunement préparée. En même temps, et peut-être pour ces mêmes raisons, d'être ainsi confrontée au monde réel et de devoir m'y frayer un chemin me procurait un étrange sentiment de liberté.
Je tombai de nouveau enceinte presque aussitôt après la naissance d'Hortense, cette fois de mon fils William - adorable Willie. Je m'efforçais de garder le contact avec mes parents. Je souhaitais qu'ils puissent connaître leurs petits-enfants et qu'ils ne me jugent pas trop sévèrement d'avoir choisi un autre chemin. Mais Mère devenait franchement hystérique à chaque fois que je m'arrangeais pour leur rendre visite - en vérité, c'est sans doute elle qui aurait d˚ être internée, pas moi. Père, quant à lui, demeurait inflexible et refusait de me voir.
Décidant finalement de ne plus y aller du tout, je gardai cependant quelque forme de lien avec ma famille par l'intermédiaire de ma sueur aînée, mariée, elle aussi prénommée Hortense.
Lorsque
Willie vint au monde, Harry et moi vivions une période difficile. Je me demande si les hommes de mon père n'avaient pas déjà commencé à le talonner, puisque je le vis changer d'attitude du jour au lendemain ou presque. 11 devint subitement distant, puis hors d'atteinte. Il se mit à
boire, à sortir tous les soirs, et lorsqu'il rentrait enfin, c'était avec le parfum d'une autre femme. J'en eus le coeur brisé car je l'aimais toujours. En revanche, je me félicitais de ne pas l'avoir épousé.
C'est au cours d'une de ces soirées o˘ Harry était absent que les sbires de mon père sont venus me chercher. Ils ont fracassé la porte au milieu de la nuit. L'infirmière qui les accompagnait s'est précipitée sur mes enfants et les a éloignés en douce tandis que les hommes me maîtrisaient. Je me suis débattue de toutes mes forces -j'ai crié, rué, mordu, griffé, mais en vain.
Et je n'ai pas revu mes enfants depuis cette sombre nuit.
On m'a emmenée directement à l'asile d'aliénés o˘ l'on m'a gardée alitée dans une pièce obscure, des jours, des semaines, des mois, sans rien d'autre pour passer le temps que mes tortures quotidiennes et mes constantes pensées pour mes enfants.
Je ne doutais pas qu'ils se soient retrouvés sous le toit de Père et Mère.
Je ne savais pas ce qu'il était advenu de Harry et son souvenir me hantait.
(Harry, Harry, amour de ma vie, père de mes petits, Père t'a-t-il couvert de pièces d'or pour me livrer à ses ruffians au milieu de la nuit? Lui astu vendu tes bébés? Ou bien t'a-t-il simplement fait assassiner? Peut-être ne saurai-je jamais la vérité...)
Le coeur brisé de toutes ces souffrances pour le seul crime d'avoir aimé un homme sans rang... Toute cette peine, toutes ces horreurs, cet ignoble ch
‚timent pour me punir de vous avoir fait naître, mes chéris... Ce désespoir sombre et sans issue parce que j'ai choisi une existence non-conformiste...
Pourtant rien de ce qui s'est passé alors ne saurait être encore qualifié
de " non-conformiste " à la lumière de ce que je vis maintenant! Laissez-moi relater exactement les événements qui m'ont conduite à bord de ce train: il y a maintenant deux semaines, un homme et une femme sont arrivés dans la salle des femmes àl'asile. Du fait de mon " infirmité " - ma "
perversion morale
comme le stipule l'assignation à résidence (c'est un faux! un simulacre 1
et je me demande combien d'autres femmes ont été ainsi enfermées sans cause véritable!) - je faisais partie de ces patientes à qui l'on interdisait strictement tout contact avec (autre sexe, de peur sans doute que je ne sois tentée de copuler. Dieu tout-puissant! Ce même diagnostic a cependant d˚ être pris comme une invitation par certains membres du personnel qui se mirent à me rendre visite au milieu de la nuit. Combien de fois me suis-je réveillée en train d'étouffer sous le poids de ce détestable surveillant allemand, ce Franz puant et corpulent, suant à grosses gouttes au-dessus de moi... Dieu me pardonne, j'ai prié pour trouver le courage de le tuer de mes mains.
L'homme et la femme nous évaluèrent du regard, comme du bétail dans une salle d'enchères, avant de choisir six ou sept d'entre nous et de nous isoler dans une pièce spéciale. Je ne pus m'empêcher de remarquer l'absence, dans notre groupe, des patientes ‚gées ou atteintes de folie incurable - celles qui se balancent, assises, gémissant d'heure en heure, qui pleurent sans arrêt ou entretiennent de larmoyants dialogues avec ces démons qui les hantent. Non, ces pauvres démentes ne furent pas prises en compte et, seules, les plus présentables " de nos folles furent sélectionnées pour l'entrevue.
Une fois que nous f˚mes rassemblées dans une pièce à part, notre visiteur, un dénommé Benton, nous expliqua qu'il venait chercher d'éventuelles recrues pour un programme gouvernemental concernant les Indiens des plaines de l'Ouest. Sa collègue, (infirmière Crowley qu'il présenta alors, allait procéder avec notre accord à un examen physique. Dans le cas o˘, suite aux différents entretiens et à la visite médicale, nous serions jugées aptes, nous serions alors susceptibles d'être immédiatement libérées. J'étais bien s˚r intriguée et intéressée par leur proposition. Mais il fallait également obtenir le consentement de ma famille, que j'avais faible espoir de trouver.
Je me suis malgré tout aussitôt portée volontaire. Un entretien et un examen corporel me semblaient mille fois préférables à ces heures infinies d'agonie monotone lorsque, assise ou couchée, je n'avais pour passer le temps que de sombres réflexions sur l'injustice de mon sort et la perte accablante de mes enfants - entretenues par le profond désespoir de ma situation et la crainte de nouveaux " traitements " abominables.
Avais-je quelque raison de me croire stérile? fut la première question que me posa l'infirmière au début de l'examen. Je dois avouer que j'en restai interdite - toutefois, bien décidée à ce qu'on me déclare apte quel que soit leur diagnostic, je répondis sans attendre: "Au contraire!" 1.
J'appris à l'infirmière l'existence des deux enfants à qui j'avais donné
naissance hors des liens du mariage; une fille et un garçon cruellement arrachés à l'amour de leur mère.
"Je suis si fertile que, lorsque mon bien-aimé Harry Ames posait seulement sur moi le regard romantique dont il avait le secret, les nouveau-nés s'échappaient de mes reins comme les graines d'un sac de blé ouvert! "
Je dois narrer l'inénarrable: si je ne suis pas tombée enceinte du répugnant Franz, le monstre qui s'introduisait la nuit dans ma chambre, c'est seulement parce que ce pathétique crétin, cambré, gémissant et pleurant amèrement sa douloureuse précocité, étalait sa révoltante semence sur mes couvertures.
J'eus peur de m'être montrée trop enthousiaste tant je désirais impressionner mademoiselle Crowley avec mes aptitudes. Elle me regarda avec cet air peiné, maintenant familier, d'intense circonspection qu'affichent les gens devant les fous - ou les fous prétendus tels - dans la crainte que nos pathologies se révèlent contagieuses.
Ayant semble-t-il passé l'épreuve initiale, je fus ensuite interviewée par M. Benton qui me posa à son tour une série d'étonnantes questions: savais-je faire la cuisine au-dessus d'un feu de campa Aimais-je vivre au grand air? Dormir à la belle étoile? quelle opinion avais-je personnellement des indigènes américains a
1. En français dans le texte.
" Des indigènes américains a l'interrompis-je. N'en ayant jamais rencontré, monsieur, il me serait difficile de m'être formé une quelconque opinion à
leur sujet. "
Benton rentra dans le vif du sujet. " Seriez-vous prête à faire un grand sacrifice personnel au bénéfice de notre gouvernement?
- Mais bien s˚r, répondis-je sans hésitation.
- Iriez-vous jusqu'à considérer un mariage de raison avec un indigène dans l'intention expresse de porter son enfant?
- Ha! " …bahie, j'aboyai plus que je ne m'esclaffai. " Mais dans quel but, grands dieux?" demandai-je, plus curieuse qu'offensée.
- Celui d'assurer une paix durable dans les Grandes Plaines, proposa M.
Benton. Celui aussi de permettre à nos braves colons d'occuper des terres éloignées sans craindre les déprédations coutumières de ces barbares assoiffés de sang.
-Je vois, dis-je, bien que ce ne f˚t pas tout à fait le cas.
- En contrepartie, poursuivit-il, le président vous manifestera son éternelle gratitude en permettant que vous soyez libérée sur-lechamp de cette institution.
-Vraiment? On me libérerait? m'exclamai-je en m'efforçant d'atténuer le tremblement de ma voix.
-Je vous en donne toute mon assurance, à la condition cependant que votre tuteur légal, s'il s'en trouve un, veuille bien signer les décharges nécessaires. "
Déjà en train d'échafauder un plan afin de venir à bout de cet ultime obstacle sur le chemin de la liberté, je répondis encore sans une seconde d'hésitation. Les jambes en coton - à cause de ces mois d'inactivité et de confinement autant qu'à la perspective de ma libération -, je me levai et fis gracieusement la révérence. "Je serais profondément honorée, monsieur, d'offrir mon humble concours à la présidence des …tats-Unis. " La vérité
était que j'aurais volontiers pris un aller simple pour l'enfer, dans le seul but d'échapper à l'asile... et, pourtant, qui sait si ce n'est pas exactement ce que j'ai fait...
quant à la difficulté d'obtenir l'assentiment de mes parents, laissez-moi affirmer tout de go que, si l'on m'a accusée de débauches et d'aliénation mentale, on ne m'a par contre jamais taxée d'imbécillité.
Il incombait au Dr Sidney Kaiser, médecin-chef et auteur de mon absurde diagnostic, de prévenir les familles des patientes candidates au plan FBI et de les inviter à l'hôpital afin de signer les formulaires permettant notre libération. Après quoi les heureuses élues pourraient réellement prendre part au programme. Pendant mes dix-huit mois d'internement forcé, je n'ai, comme j'en ai déjà fait part, reçu que deux fois la visite de ce bon docteur. En revanche, dans le cadre de mes efforts - répétés mais vains
- destinés à obtenir une entrevue avec lui, j'ai fait la connaissance de son assistante, Martha Atwood, une femme admirable qui, ayant pitié de moi, m'a prise en affection. Martha est devenue mon unique amie et confidente dans ce lieu de désolation. Sans sa sympathie, ses visites, les nombreuses attentions qu'elle m'a témoignées, je ne sais comment j'aurais survécu.
¿ mesure que nous faisions connaissance, elle fut de plus en plus convaincue que je n'avais rien à faire dans ces murs, que je n'étais pas plus folle qu'elle et que, comme d'autres femmes ici, j'avais été internée de façon inique à la demande de ma famille. quand l'occasion d'une " fuite
" s'est présentée, elle a accepté de m'aider. Tout d'abord en " empruntant
" le courrier échangé entre mon père et le docteur, dans le bureau même de celui-ci, afin de copier son papier à en-tête. Nous avons ensuite toutes deux contrefait une lettre signée de mon père, à l'attention du Dr Kaiser, dans laquelle il expliquait qu'étant actuellement en voyage d'affaires il serait incapable de se rendre à la réunion prévue. Kaiser n'avait aucune raison de douter de cela; il connaissait la situation de mon père à la tête des chemins de fer de Chicago and Northwestern Railroads, acquise après avoir conçu et érigé tout le système de chargement des entrepôts à grains -
le plus grand et le plus moderne de la ville, comme Père ne cessait de le répéter. Ses fonctions exigeaient des déplacements constants et je le vis rarement lorsque j'étais enfant. Martha et moi, ou devrais-je dire mon père, expliqu‚mes dans cette lettre que ma famille venait d'être contactée directement par Washington à propos de ma participation au projet FBI et que l'agent Benton avait donné sa garantie personnelle que ma sécurité
serait assurée d'un bout à l'autre de mon séjour en territoire indien.
Martha étant au courant de toutes les étapes du
processus de sélection, je savais que j'avais satisfait aux exigences préliminaires et qu'on voyait en moi une candidate de premier ordre - non qu'il faille y déceler une prouesse de ma part, puisque le critère essentiel d'admission voulait que nous ne soyons pas folles au point d'être invalides, et surtout jeunes et encore fécondes. Je me permets d'affirmer que l'…tat se préoccupait moins de la réussite des unions envisagées que de fournir le nombre exact de femmes " désirées " - ce à quoi mon père, homme d'affaires pragmatique et avisé, était probablement sensible.
Par cette lettre, Père a donc accepté que je prenne part à ce qu'il a appelé de notre main, je cite de mémoire, " un projet passionnant et noble d'intégration des sauvages ". Je sais que Père a toujours vu en eux, avant tout, un frein au développement de l'agriculture américaine. Il déteste penser que les grandes plaines fertiles de l'Ouest restent en friche alors qu'elles serviraient si bien, comme le commande la Bible, à remplir ses silos. La vérité est que Père conçoit une haine profonde pour les PeauxRouges qui sont pour lui de piètres hommes d'affaires - défaut qu'il considère comme le pire de tous. Lors des interminables dîners qu'il offre à la maison, il aime à rappeler, en lui portant un toast, que ses amis et lui doivent leurs vastes fortunes au chef Sac Black Hawk qui lui avait dit un jour que " la terre ne se vend pas, car rien ne peut être vendu que l'on ne peut emporter avec soi ", idée que mon père a toujours trouvée terriblement originale et amusante.
Je pense aussi qu'en secret - il faut le reconnaître - mon père aurait peut-être salué cette opportunité de se débarrasser de moi, et de l'opprobre que mon comportement et ma " condition sociale "ont jeté sur ma famille. ¿ dire vrai Père est un abominable snob. Devant ses amis comme ses relations, le fait d'avoir élevé une aliénée, pire encore, une débauchée, a d˚ lui sembler un insupportable chemin de croix.
Aussi faisait-il part dans " sa " lettre, avec ce style ampoulé et confus qui le caractérise - le même qu'il aurait employé s'il avait rédigé pour moi une demande d'admission dans un pensionnat de jeunes filles et qu'il me fut diaboliquement facile d'imiter, puisqu'après tout le même sang coule dans nos veines -, de sa conviction que " le bon air fortifiant de l'Ouest, la vie robuste et rude des
indigènes au contact de la terre et l'extraordinaire échange culturel ainsi offert pourraient bien fournir une solution idéale aux problèmes psychologiques de ma fille ". Il reste toutefois étonnant que l'on puisse demander (et obtenir!) d'un père la permission que sa progéniture s'accouple avec des sauvages, non ?
Joint à la lettre se trouvait le formulaire d'autorisation de remise en liberté, d˚ment signé, et Martha fit porter le tout par porteur spécial au bureau du Dr Kaiser - un petit paquet bien présenté et finalement très convaincant.
Bien s˚r, Martha savait qu'elle risquait d'être immédiatement licenciée, peut-être même inculpée, le jour o˘ l'on découvrirait la nature de son rôle dans cette supercherie - cela n'aurait pas tardé. C'est pourquoi cette amie sincère autant qu'intrépide - sans enfant ni mari (son physique n'ayant rien d'attrayant), confrontée à la perspective d'un long célibat et d'une probable solitude - s'est elle aussi portée candidate au programme FBI.
Elle est assise près de moi dans ce train... Je ne me suis donc pas embarquée toute seule dans cette aventure, qui est bien à ce jour la plus étrange de mon existence.
24 mars 1875
Il serait malhonnête de ma part d'affirmer que je ne ressens pas d'inquiétude au sujet de la vie qui nous attend. M. Benton nous a assuré
que les clauses de notre contrat ne nous obligent à donner naissance qu'à
un enfant seulement, après quoi nous serons libres de partir ou de rester.
En cas d'impossibilité de concevoir, nous sommes tenues de demeurer auprès de nos conjoints deux années entières, au terme desquelles nous ferons ce que nous voudrons... C'est du moins la version des autorités. Il n'a pas manqué de me venir à l'esprit que nos futurs maris n'entendront peut-être pas les choses de cette oreille. Il n'empêche que le prix à payer pour échapper à l'enfer quotidien de l'hôpital, dans lequel je serais sans doute restée enfermée jusqu'à la fin de mes jours, me semble relativement modeste. Mais maintenant que nous sommes en route vers cet avenir si improbable, avec l'inconnu pour seul horizon, il est impossible de n'éprouver aucune crainte. Il est tout de même franchement ironique de remarquer que, pour échapper à l'asile, je me retrouve embarquée dans l'entreprise la plus folle de ma vie.
Je crois honnêtement que ma naÔve et bien-aimée Martha se prépare ardemment à l'expérience à venir: elle est tout excitée, radieuse par anticipation à
l'idée de ses noces 1 Voyez un peu: elle est venue me demander il y a quelques instants, le souffle court, si je pouvais lui prodiguer quelque conseil en matière de choses charnelles. Il semble qu'au vu des causes revendiquées pour mon internement, toute personne liée de près ou de loin à
l'institution - y compris ma bonne et véritable amie - voie en moi une autorité dans ce domaine 1
" quel genre de conseil, ma chère? " lui ai-je demandé.
Très gênée, Martha s'est penchée vers moi et, d'une voix plus faible encore, s'est mise à murmurer: " Eh bien... à propos de... la façon dont une femme rend un homme heureux... Je veux dire, comment faut-il s'y prendre pour satisfaire les désirs d'un monsieur ? "
J'ai ri de sa charmante innocence. Martha pense déjà àrépondre à l'appel sauvage de la chair! " Admettons tout d'abord, commençai-je, que les besoins physiques des indigènes soient similaires à ceux des hommes de notre noble race. Nous n'avons d'ailleurs pas de raison d'en douter, n'est-ce pas ? Si, de fait, tous les hommes partagent les mêmes besoins, dans leur chair et dans leur coeur, mon expérience somme toute limitée me souffle que la meilleure façon de les rendre heureux - si c'est bien votre dessein -veut que nous veillions affectueusement sur eux, que nous préparions leurs repas et que nous honorions leurs désirs, en temps et en lieu, lorsqu'ils se manifestent. En revanche, il ne faut pas en prendre nous-mêmes l'initiative ni témoigner de dispositions personnelles à cet égard, car cela semble effrayer nos amis, qui ne sont pour la plupart que des petits garçons qui veulent jouer aux grands. Sans doute plus important encore, de même qu'ils redoutent les femmes qui expriment leurs désirs, les hommes dédaignent celles qui affichent leurs opinions - quelles qu'elles soient et quel qu'en soit le sujet. J'ai appris toutes ces choses au contact de M. Harry Ames. Je vous recommanderai donc d'être systématiquement
d'accord avec ce que votre élu dira . Al:, si, une dernière chose faites-lui croire qu'il est extrêmement bien pourvu, même et surtout si ce n'est pas le cas.
- Mais comment le saurai-je ? demanda ma pauvre et innocente Martha.
- Ma chère, ai-je répondu, voyez-vous quelle différence il y a entre, disons, une chipolata et un salami ? Entre un cornichon et un concombre? Un crayon et un sapin?"
Martha s'empourpra jusqu'au violet profond, mit une main sur sa bouche et commença à pouffer sans pouvoir s'arrêter. Riant avec elle, je me rendis subitement compte qu'il y avait bien longtemps que cela ne m'était arrivé... c'est un sentiment merveilleux que je redécouvre.
27 mars 1875
Ma bien chère sueur Hortense,
¿ cette heure, tu as sans doute eu vent de mon départ soudain de Chicago.
Mon seul regret sera de ne pas avoir pu être présente quand la famille a été avertie des circonstances de ma " fuite ", loin de cette " prison " o˘
d'un commun accord vous avez voulu m'enfermer. J'aurais particulièrement aimé observer la réaction de Père au moment o˘ il a appris que j'allais me marier - car c'est bien cela, je vais épouser et, évidemment, partager la couche d'un authentique Indien de la nation cheyenne ! Ah, parlez-moi encore de perversion morale. J'entends d'ici Père s'exclamer: " Mon Dieu, mais elle est vraiment folle! " Ce que je ne donnerais pas pour voir son expression!
Maintenant, franchement, ne t'es-tu pas toujours doutée que ta pauvre petite soeui capricieuse tenterait un jour une telle aventure ? Essaie, si tu peux, de m'imaginer à bord d'un train bruyant parti vers l'Ouest rejoindre des terres sauvages et inconnues. Saurais-tu décrire deux existences plus dissemblables que les nôtres ? Toi douillettement confinée (ce que cela doit être ennuyeux, quand même!) dans les salons de la bourgeoisie de Chicago, mariée à ce banquier p‚lot de Walter Woods, avec ta progéniture bien rose
- combien as-tu d'enfants maintenant, je ne sais plus, quatre, cinq ou six petits monstres ? Tous aussi incolores et informes que de la p‚te à pain...
Pardonne-moi, ma chère sueur, si je te parais agressive. Mais il aura fallu que j'attende ce jour pour, enfin libre de toute censure et éventuelle récrimination, pouvoir exprimer ma colère à ceux d'entre vous qui m'ont si mal traitée; je peux enfin dire ce que je pense sans craindre une fois de plus que l'on se serve de mes paroles pour confirmer ma " démence ", ou sans risquer encore que mes enfants soient pour toujours tenus loin de moi
- tout cela étant fini, je n'ai plus rien à perdre. Me voici de nouveau libre - de corps et d'esprit, ou du moins autant qu'on peut l'être lorsqu'on vient d'acheter sa liberté au prix de son ventre...
Mais il suffit... je veux maintenant te parler un peu de mon aventure, de notre long voyage, de ce pays extraordinaire qui défile sous mes yeux...
t'en rapporter tout à la fois la fascination, la solitude, la désolation...
à toi qui as rarement mis le pied hors de Chicago, et qui n'en peux rien imaginer. La ville en pleine effervescence, tout affairée qu'elle est à
renaître de ses cendres après le terrible incendie, croît comme un organisme vivant qui s'étend chaque jour plus loin sur la prairie (est-ce si surprenant que les sauvages se révoltent puisqu'on les repousse sans cesse à l'ouest?). Tu ne peux imaginer les foules, les relations humaines, l'activité brutale qui ont pour cadre la prairie autrefois nue de notre enfance. Le train vient de dépasser les nouveaux parcs à bestiaux - très proches du quartier o˘ nous avons vécu, Harry et moi (tu n'es jamais venue nous voir, hein, Hortense ?... Pourquoi ne m'en étonnais-je pas ?).
Maintenant les cheminées crachent des nuages de toutes les couleurs - bleu, orange, rouge - qui semblent se mêler dans l'atmosphère comme les huiles sur la palette du peintre. C'est un très beau spectacle qui a pourtant quelque chose de grotesque, le tableau d'un dieu dérangé. Puis viennent les abattoirs et l'on entend les hurlements terrifiés des bêtes par-dessus le vacarme constant du chemin de fer. Une puanteur sanguine, un relent sirupeux et rance, vient d'envahir le wagon. Enfin le train perce le linceul de fumée qui enveloppe la ville, fend cette brume dense d'un seul coup pour déboucher au milieu de champs bien cultivés, de sols noirs et riches fraîchement retournés, des céréales bienaimées de Père qui quittent seulement leur enveloppe de terre.
Je dois te révéler que, nonobstant l'insistance paternelle, la beauté
véritable de la prairie ne réside pas dans l'alignement parfait des labours. Bien au contraire, elle prend forme au-delà des terres cultivées, là o˘ le mot prairie se justifie vraiment: c'est une mer d'herbes sauvages, une créature vivante avec son souffle propre dont les ondulations courent rejoindre l'horizon. J'ai vu aujourd'hui des poules des prairies qui, par cent ou par mille, se détachaient des rails et formaient de vrais nuages à
notre passage. Je ne peux qu'imaginer le bruit de leurs ailes dans le rugissement du train. quel spectacle incroyable de les voir ainsi voler, après un an passé dans cette affreuse usine o˘ je les plumais et vidais en pensant que plus jamais je ne pourrais poser les yeux sur un poulet jusqu'à
la fin de ma vie. Je sais que ni toi ni le reste de la famille n'aviez compris ma décision d'accepter un travail si ingrat, ni de vivre, sans être mariée, avec un homme d'un rang inférieur au nôtre. Ce que vous avez toujours pris pour les premiers symptômes de mon aliénation. Mais ne vois-tu pas, Hortense, que c'est précisément notre éducation confinée sous le toit de Père et Mère qui m'a poussée àrechercher le contact avec un monde plus vaste? J'aurais étouffé, je serais morte d'ennui si j'avais d˚ rester un jour de plus dans cette maison sombre et lugubre. Et si mon travail à
l'usine avait, je le reconnais, quelque chose de répugnant, je ne regretterai jamais d'en être passée par là. J'ai tant appris des hommes et des femmes avec qui j'ai peiné; j'ai vu de quelle façon vivent les autres dans ce bas monde, ces familles qui sont dans tous les sens du terme moins fortunées que la nôtre et qui, d'évidence, forment la majorité. C'est une chose que tu ne sauras jamais, ma bien chère sueur, et cette ignorance t'appauvrira toujours.
Non que je te recommande de travailler dans un tel endroit! Bon Dieu, je ne me remettrai jamais de cette puanteur et, encore aujourd'hui, lorsque je lève mes mains à la hauteur de mes yeux, elles semblent avoir gardé cette odeur innommable de sang, de plumes, d'intestins... Je crois que plus jamais je ne mangerai de volaille
J'admets quand même que ma rancoeur s'estompe au spectacle des oiseaux sauvages qui s'envolent à notre passage comme les étincelles jaillissent des essieux du train. Ils sont si beaux lorsqu'ils déploient leurs ailes devant le couchant - leurs arcs et leurs ellipses m'aident à oublier la monotonie rectiligne du voyage. J'ai tenté d'attirer sur eux l'attention de mon amie Martha, mais elle dort àpoings fermés. Sa tête tremble gentiment contre la vitre du train.
Mais voici soudain une rencontre amusante: tandis que je regardais les tétras s'envoler devant nous, une grande femme anguleuse et à la peau très claire, aux cheveux de sable coupés courts sous une casquette de tweed, a traversé en h‚te l'allée centrale en s'arrêtant à chaque fenêtre pour observer un instant la course des oiseaux avant de repartir vers la banquette suivante. Comme elle porte un costume d'épais coton peigné
irlandais, avec des culottes bouffantes, on la prendrait aisément, avec ses cheveux courts et son couvre-chef, pour une personne de l'autre sexe. Son veston d'homme est complété par un gilet, des bas, de grosses chaussures de marche et elle se déplace avec un carnet à croquis.
" Vous m'excusez, je vous prie, n'est-ce pas ? " demande-t-elle aux occupantes de chacune des banquettes o˘ elle prend successivement place afin de profiter du meilleur angle de vue. Elle parle avec un très net accent britannique. " Veuillez vraiment me pardonner! " Et elle continue de s'exclamer, les sourcils levés, avec un regard o˘ se lisent l'étonnement et le plaisir. " Fantastique! Magnifique ! Splendide! "
Lorsqu'elle prend finalement la place restée libre près de moi, les poules de la prairie sont parties à tire-d'aile vers de lointains horizons, et l'Anglaise dégingandée s'affale, les jambes molles, sur la banquette. "
Grands gallinacés sauvages, dit-elle. Nom scientifique: tympanuchus cupido, dits également tétras, cousins des grouses d'…cosse, appelés communément poules de prairies. Ce sont les premières que je vois en liberté, même si j'ai bien s˚r étudié certains spécimens. J'ai aussi vu de près, évidemment, la branche orientale de l'espèce, le coq de bruyère, lors de mes voyages en NouvelleAngleterre. Son nom vient des mots grecs tympananon, qui veut dire timbale, et echem, qui signifie "en posséder un", par référence à un oesophage évasé de chaque côté de la gorge, qui permet au m‚le de se gonfler littéralement devant les femelles, puis de faire ce bruit caractéristique lorsqu'elles répondent à ses avances. On l'appelle aussi "cupidon des prairies" - je m'empresse d'ajouter qu'il ne faut y déceler aucune allusion à l'amour. C'est simplement que les longues plumes raides qui se dressent sur la tête du m‚le lorsqu'il fait sa cour ressemblent à celles d'un angelot. "
Elle se tourne maintenant vers moi comme si elle venait de me remarquer, braquant sur mon visage cet air continuellement surpris, gravé dans sa contenance britannique et son teint de lait. Les sourcils levés et un sourire ravi aux lèvres, elle semble vouloir dire que le monde en lui-même n'est pas seulement merveilleux, mais aussi parfaitement étonnant.
"J'espère que vous voudrez bien m'excuser d'être aussi bavarde? Je m'appelle Helen Elizabeth Flight, dit-elle en me tendant sa main avec une droiture toute masculine. Peut-être connaissez-vous mes travaux? Mon ouvrage Les Oiseaux d Angleterre en est à sa troisième réédition. Toute la typographie est assurée par ma chère amie et collaboratrice Miss Ann Hall de Sunderland. Malheureusement, Miss Ann, indisposée, n'a pu m'accompagner aux …tats-Unis o˘ je suis venue chercher des spécimens et ébaucher quelques esquisses pour mon prochain livre Les Oiseaux d Amérique - à ne pas confondre, bien s˚r, avec la série de M. Audubon dédiée au même sujet.
C'est un peintre intéressant, ce monsieur Audubon, bien qu'un peu trop fantaisiste à mon go˚t. J'ai toujours trouvé que ses oiseaux étaient dépeints d'une manière bien... capricieuse! Il se moque franchement de la biologie, vous ne trouvez pas a "
Je me doutais que ce n'était pas seulement une question de pure forme.
Tandis que je m'efforçais de penser à une réponse, Miss Flight demanda encore: " Et vous êtes... a ", le sourcil toujours haut d'étonnement anticipé, comme si révéler mon identité, en sus d'être une affaire de la plus grande urgence, devait apporter également son lot de surprise.
" May Dodd.
- Ah, May Dodd. Très bien. Vous m'avez l'air de ne pas avoir les yeux dans la poche, avec ça. Je me suis demandé, en voyant votre teint clair, si vous n'étiez pas d'origine britannique a
- …cossaise. Mais cent pour cent américaine. Née et élevée àChicago, ajoutai-je d'un air vaguement mélancolique.
- Ne me dites pas qu'une personne aussi charmante que vous s'est portée volontaire pour vivre chez les sauvages a
- Eh bien, si, dis-je. Mais vous-même?
-J'ai peur d'avoir quelque peu épuisé mes allocations, expliqua Miss Flight avec une petite grimace de dégo˚t. Comme mes clients ont refusé de m'accorder une nouvelle avance pour mon travail ici, j'ai pensé que c'était l'occasion idéale d'étudier les oiseaux des prairies de l'Ouest sans débourser un sou. C'est affreusement excitant, comme aventure, n'est-ce pas a
- Oui, admis je en riant, affreusement
-Je dois quand même vous confier un petit secret, dit-elle en vérifiant autour de nous que personne ne nous entendait. Je ne peux pas avoir d'enfants. Je suis parfaitement stérile! ¿ cause d'une infection quand j'étais petite. " Elle leva les yeux au ciel, ravie. "J'ai menti à l'examinateur pour être acceptée! Je vais vous demander de m'excuser, maintenant, Miss Dodd, se reprit Miss Flight, de nouveau tout affairée. Mais il faut vite que je fasse quelques croquis pour conserver mon impression de ces sublimes tétras tant que leur spectacle est frais dans mon esprit. Dès que le train s'arrêtera, j'espère pouvoir descendre et chasser quelques spécimens. J'ai avec moi la carabine que Featherstone, Elder & Story de Newcastle upon Tyne ont spécialement fabriquée pour moi avant mon départ. Vous aimez sans doute les armes à feu a Dans ce cas, je serai ravie de vous la montrer. Avant de connaître des difficultés financières et de me laisser échouée sur cet immense continent, mes clients font fait fabriquer sur mesure pour mon séjour en Amérique. J'en suis plutôt fière. Mais vous voudrez bien m'excuser? Je suis terriblement heureuse de vous avoir rencontrée. C'est merveilleux que vous soyez de la partie! Il faudra que nous parlions plus longuement. J'ai le sentiment que nous allons devenir de formidables amies. Vous avez les yeux bleus les plus extraordinaires que j'aie jamais vus, dites-moi, couleur des rouges-gorges bleus d'Amérique. Es me serviront de référence quand je mélangerai mes teintes pour peindre cet oiseau-là, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
Et il me tarde d'avoir votre opinion à propos des travaux de M. Audubon.
"Et voilà cette toquée d'Anglaise qui prend congé!
Tant que j'y suis, et puisque la compagnie de Martha est pour (instant tout à fait ennuyeuse, laisse-moi, ma chère sueur, te décrire mes compagnes de voyage, seule distraction offerte au long de cette pénible et monotone route d'acier: tracée dans la campagne, elle
est magnifique de par son étendue et sa virginité, mais manque de vrais panoramas.
Je n'ai pas eu le temps de lier connaissance avec toutes les femmes, mais notre destination commune paraît encourager une certaine familiarité. Nous parlons facilement de nous en évoquant déjà quelques détails intimes sans être passées par la phase habituelle de réserve sociale ou de timidité. Mes camarades, plutôt filles que femmes il faut le reconnaître, sont dans l'ensemble originaires de la région de Chicago ou du Middle West, avec toutes sortes d'existences. Certaines semblent vouloir échapper à la misère, à un amour déçu ou, comme moi, à " une vie difficile ". S'il ne se trouve avec moi qu'une fille de mon asile, plusieurs dans notre groupe viennent d'autres établissements. J'en vois qui sont diablement plus excentriques que moi. J'ai eu tout le loisir d'observer à l'asile que pratiquement tous les patients se consolaient de la présence d'un autre pli¸s fou qu'eux. Il y a cette fille du nom d'Ada Ware qui s'habille toujours de noir, garde le voile du deuil, et dont les yeux portent sans arrêt les cernes du chagrin. Je ne l'ai jamais vue sourire ou afficher quelque expression. Les autres l'ont surnommée " Ada noire ".
Tu te souviendras peut-être de Martha, que tu as rencontrée la seule fois o˘ tu es venue me voir. Elle est adorable. Bien qu'elle semble plus jeune, Martha a à peine deux ans de moins que moi, et elle est aussi séduisante qu'une chaise. Je lui dois une reconnaissance éternelle, car elle m'a aidée au-delà de toute mesure à obtenir ma liberté.
Comme je te l'ai dit, une autre fille de mon asile est venue à bout du processus de sélection, alors que beaucoup ont décliné la proposition de M.
Benton. J'ai été frappée de les voir renoncer à cette chance unique de quitter un endroit épouvantable par peur, tout simplement, d'une relation conjugale avec un Indien. Je vivrai peutêtre assez vieille pour le regretter, mais je ne vois pas en quoi cela pourrait être pire que rester toute sa vie détenue dans un enfer humide et froid. Elle s'appelle Sara johnston. Jolie, pas très grande, timide, elle est à peine pubère. C'est comme s'il lui manquait le don de la parole - je sais que certaines personnes sont naturellement silencieuses - mais cette pauvre petite semble incapable ou en
aucune façon disposée à dire le moindre mot. Nous n'avons eu que peu de contacts à l'asile, donc pratiquement aucune occasion de faire connaissance. quelque chose me dit que cela pourrait changer, maintenant qu'elle semble s'être attachée à Martha et à moi. Assise en face de nous, elle se penche souvent vers moi, les larmes aux yeux, pour me prendre la main et la serrer très fort. Je ne sais rien de son passé ni des raisons de son internement. Elle n'a pas de famille et, selon Martha, se trouvait à
l'asile bien longtemps avant que je n'y arrive - depuis même sa tendre enfance. Je ne sais pas non plus qui payait ses frais de séjour - tu sais comme moi que cet endroit n'est pas une institution de charité. Martha pense que le Dr Kaiser a de lui-même offert la candidature de cette pauvre petite pour s'en débarrasser - ce que Père appellerait une réduction des co˚ts - car, toujours selon elle, elle était traitée à l'hôpital comme une
" parente éloignée ". Martha suppose finalement, même s'il reste impossible d'aborder le sujet avec Sara, qu'elle pourrait bien être la fille du bon docteur - voire le fruit de quelque liaison avec une ancienne patiente? On peut se demander tout de même quel genre d'homme serait prêt à envoyer son enfant vivre chez les sauvages... quelle que soit la situation de la petite, je trouve inquiétant qu'elle ait été acceptée dans ce programme. Si frêle, si peureuse des choses de ce monde, elle n'est s˚rement pas préparée à la t‚che difficile qui l'attend. Comment pourrait-elle l'être, d'ailleurs, après une vie passée derrière les briques et les grillages des fenêtres ?je suis certaine que, comme Martha, elle ne sait rien encore de la chair, à moins que l'ignoble Franz ne l'ait aussi gratifiée de ses visites nocturnes... je prie pour son bien que cela ne soit pas le cas.
J'ai de toute façon l'intention de veiller sur elle, de la protéger autant que je pourrai. Curieusement, sa jeunesse même et ses appréhensions me donnent force et courage.
Ah, voici maintenant Margaret et Susan, les sueurs Kelly du quartier irlandais de Chicago, qui remontent l'allée centrale en se pavanant: de jeunes jumelles rousses, parfaitement identiques, couvertes de taches de rousseur, deux larrons en jupons prêtes à toute occasion. Rien ne leur échappe; leurs yeux vifs et vert p‚le voient toujours tout; je serre mon sac contre mon ventre pour parer àtoute éventualité.
L'une des deux - je suis incapable de les distinguer - se glisse sur le siège le plus proche. " T'aurais pas un peu de tabac sur toi, May? " lance-t-elle d'un air complice, comme si nous étions les meilleures amies du monde alors que je les connais à peine. "Je me roulerais bien un petit clope. "
Je lui réponds que je ne fume pas.
" Ah, c'était plus facile de trouver du tabac en prison que dans ce foutu train, dit-elle. Pas vrai, Meggie a
- Tu l'as dit, bouffi! renchérit l'autre.
- Est-ce que je peux vous demander pourquoi vous étiez en prison a " Je leur montre mon carnet: "J'écris une lettre à ma sueur.
- Mais, pas de problème, ma chérie, dit Meggie qui se penche par-dessus le siège devant moi. Prostitution et vol qualifié : on a pris dix ans au pénitencier de l'Illinois. " Elle lance cela d'un air bravache comme s'il y avait de quoi en être fier. Puis, me voyant écrire ce-qu'elle vient de révéler, elle se penche pour vérifier que je rapporte la chose en détail.
"Hé, n'oublie pas que le vol est qualifié, répète-t-elle le doigt tendu.
- T'as raison, Meggie, dit l'autre en hochant la tête d'un air satisfait.
On ne nous aurait pas arrêtées d'ailleurs, si ce gentleman qu'on a brigandé
à Lincoln Park n'avait pas été un juge. Ah! cette vieille fripouille voulait nos faveurs. "Des jumelles", qu'il disait. "Deux tranches de pain autour de ma saucisse" qu'il voulait faire de nous. Le pauvre diable! C'est deux volées de brique qu'il a pris de chaque côté de la tête, tiens! En deux coups de cuiller à pot, on lui a piqué son portefeuille et son oignon.
Et dire qu'ignorantes on se félicitait de ce qu'il sit eu autant d'argent sur lui. Tous ses pots-de-vin de la semaine, je suis s˚re.
- Mais oui, Susie, c'est vrai, et ça se serait arrêté là, renchérit Margaret, sans cette sacrée oseille. Le juge est tout de suite allé voir son vieux pote commissaire et ç'a été la plus grande chasse àl'homme que Chicago ait jamais vue, juste pour traîner devant la justice les terribles sueurs Kelly.
- C'est bien la vérité, Meggie, reprend Susan en opinant du chef. Tu as s˚rement lu l'histoire dans les journaux, ma petite dame, me dit-elle à
présent. C'est qu'on a été célèbres un moment, moi et Meggie. On s'est retrouvées au tribunal avec l'avocat de
l'assistance qui a dormi pendant toute l'audience. En cinq minutes on nous a condamnées à dix ans de pénitencier. Mon Dieu, dix ans à cause qu'on a défendu notre honneur devant un vieux juge lubrique, les poches pleines d'argent malhonnête. Vous y croyez à ça, vous ma petite dame?
- Et vos parents a demandai je. O˘ sont-ils a
- On n'en a pas la moindre idée, ma chérie, répond Margaret. C'est qu'on nous a trouvées bébés, vois-tu. Deux petits bouts de chou sur les marches de l'église, pas vrai, Susie a On a grandi àl'orphelinat irlandais, et c'était pas Byzance, ça on peut le dire. On n'avait pas dix ans quand on a pris la poudre d'escampette, et depuis on s'est débrouillées toutes seules.
"
Margaret se redresse et scrute les passagères avec un air de prédateur. Ses yeux vont se poser sur une femme assise dans une autre aile près de nous.
Elle s'appelle Daisy Lovelace. Si je ne lui si parlé que brièvement, je sais qu'elle vient du Sud; elle a l'allure reconnaissable des aristocrates déchus. Elle garde sur ses genoux un vieux caniche blanc et sale. Les poils du chien sont tachés de rouge sur le museau, au bas du dos, et autour de ses yeux larmoyants.
" T'aurais pas un peu de tabac, par hasard, toi là-bas a lance Margaret.
-Je crains bien que non, répond l'intéressée d'une voix traînante, loin d'être sympathique.
-Joli petit bout de chien que t'as là, dit Margaret en se glissant sur la banquette près de la Sudiste. Comment qu'il s'appelle, si je peux demander a " Ses manières insidieuses ne trompent personne; elle n'a à l'évidence rien à faire de ce chien.
Ignorant la nouvelle arrivée, Miss Lovelace pose son caniche par terre entre ses pieds. " Va faire ton pipi, maintenant, Fern Louise, susurre-t-elle avec un accent lent comme le Mississippi àla saison sèche. Allez, va, ma chérie. Fais un petit pissou pour Momma. " Et la misérable créature, raide et mal assurée, de remonter l'allée centrale en reniflant et en grognant, pour finalement s'accroupir devant un siège inoccupé.
"Alors, son nom, c'est Fern Louise? commente Meggie. Si c'est pas mignon, ça, hein, Susie a
- Looovely, dit Susan. Adorable, ce petit chien. "
Sans cesser de les ignorer, Miss Belle du Sud sort de son sac un petit flacon en argent et s'octroie une courte rasade,, ce qui ne manque pas d'intéresser les jumelles.
" ça serait-y pas du whiskey, ma petite dame? lui demande Margaret.
- Non, ça n'est pas du whiskey, répond l'autre froidement. C'est le remède pour les nerfs que m'a donné mon docteur, et non, je ne vous en donnerai pas. "
Ces jumelles ont trouvé à qui parler, j'ai l'impression !
Arrive alors mon amie Gretchen Fathauer qui, massive et balançant les bras en cadence, arpente l'allée centrale à grands pas en chantant d'une voix robuste une ballade populaire suisse. Gretchen ne manque jamais de nous remonter le moral à toutes. Bonne ‚me et bon coeur, c'est un personnage, une grande fille exubérante à la forte poitrine et aux joues rouges qui semble capable à elle seule de pourvoir la nation cheyenne de tous les enfants souhaités.
Nous connaissons maintenant l'histoire de Gretchen presque aussi bien que la nôtre: ses parents, des immigrants suisses, se sont installés dans les hautes prairies à l'ouest de Chicago pour y cultiver le blé lorsqu'elle était enfant. Mais la ferme a périclité après une série de mauvaises récoltes dues à d'‚pres hivers, à la nielle des blés et aux insectes, c'est pourquoi Gretchen, jeune femme, a d˚ quitter les siens et partir à la ville chercher un emploi. Elle a trouvé une place de domestique chez les McCormick - oui, il s'agit bien de Cyrus McCormick, très cher ami de notre père, inventeur de la moissonneuse... N'est-ce pas une curieuse cdincidence, Hortense, que pendant notre enfance nous ayons s˚rement rendu visite aux McCormick alors que Gretchen était leur employée ? Bien s˚r nous n'avons jamais prêté attention à leur épaisse femme de chambre.
Comme elle désirait fonder une famille, Gretchen a répondu un jour à une annonce de la Tribune qui demandait des épouses pour les colons de l'Ouest.
Elle posta sa candidature et reçut une réponse quelques mois plus tard, lui apprenant qu'on l'envoyait rejoindre un fermier de l'Oklahoma. Le promis l'attendrait le jour convenu à la gare de Saint-Louis et l'emmènerait rejoindre ses nouveaux foyers. Gretchen donna son congé aux McCormick et, deux semaines plus tard, prit le train pour le Missouri. Malheureusement, si elle a un coeur d'or, Gretchen est terriblement ordinaire... Je dois avouer qu'elle est moins encore que cela, au point que certains membres peu amènes de notre délégation l'ont surnommée " Face de Patate
"... les plus charitables admettent, hélas, que la comparaison n'est pas dénuée de fondement.
Le promis ne prit pas la peine de la regarder deux fois, s'éclipsa sous le prétexte d'aller chercher ses bagages, et Gretchen ne revit plus le misérable mufle. Elle raconte aujourd'hui sa mésaventure avec beaucoup d'humour, mais elle en fut lourdement accablée. Elle qui avait tout laissé
se retrouvait seule et démunie dans la gare de cette ville inconnue, sans rien d'autre que sa valise, quelques affaires personnelles et le maigre pécule qu'elle avait économisé chez les McCormick. Il était bien trop humiliant de rentrer àChicago pour leur demander de reprendre sa place.
L'idée de revenir chez ses parents, avec la honte d'une union fantôme, n'était guère plus convaincante. Non, Gretchen était bien décidée à trouver un mari et à faire des enfants d'une façon ou d'une autre. Sans quitter la gare, elle s'assit sur un banc et pleura ouvertement son malheur. Un gentleman vint alors à sa rencontre et lui tendit un prospectus sur lequel était imprimé
Si vous êtes une jeune femme en bonne santé, prête au mariage, et en ‚ge de donner la vie, si vous aimez l'aventure, l'exotisme et les voyages, pré
sentez-vous à l'adresse suivante mardi matin, douzième jour du mois de février de l'année 1875 de Notre Seigneur, à 9 heures précises.
Gretchen rit - d'un bon rire gaillard - lorsqu'elle fait le récit de ses déconvenues. Puis elle commente d'un fort accent: " Alors, fous safcx, chai cru que ce cheune gars était un messacher des dieux, fraiment. Et quand che suis allée à l'endroit indiqué, et qu'ils m'ont demandé si che foulais ébouser un Cheyenne et lui donner des bedits, ch'ai rébondu : "Si ces saufages sont moins difficiles que mon fermier, mais bourquoi bas ? la, bien s˚r que che donnerai à mon noufeau mari de grands et beaux enfants.
Y'a, che ferai même la nourrice bour toute la tribu I " "-Et elle repart d'un gros rire qui ébranle son immense poitrine.
Et nous rions toutes de conserve.
Faute d'arriver à bout de la froide indifférence de Miss Belle du Sud, les sueurs Kelly sont parties tenter leur chance dans un autre wagon. Elles me font penser à deux renards en train de courir les prés à la recherche d'une proie.
J'étais toujours en train d'écrire lorsque ma nouvelle amie Phemie est venue s'asseoir à mes côtés. Son nom entier est Euphemia Washington. C'est une fille de couleur, sculpturale, qui a rejoint Chicago depuis le Canada.
Elle a environ mon ‚ge et son allure est saisissante, avec quelque chose de sauvage. Phemie mesure plus d'un mètre quatre-vingts, sa peau magnifique luit comme de l'acajou verni, son nez est finement dessiné, ses narines épatées, et elle a de belles lèvres négroÔdes. Je suis bien s˚re, ma chère sueur, que toi et les autres trouveront scandaleux que je fraternise maintenant avec les nègres. Mais nous sommes toutes égales dans ce train, de mon point de vue du moins.
"J'écris une lettre à ma sueur de Chicago, dis-je à Phemie. Je lui explique les circonstances qui ont amené certaines d'entre nous ici. Parlez-moi de vous, que je puisse lui en faire part. "
Elle s'est esclaffée, d'un rire franc et chaleureux qu'elle semble puiser tout au fond d'elle. " Vous êtes la première personne à me le demander, May. Et pourquoi votre sueur serait-elle intéressée par l'histoire d'une négresse ? Certaines ici paraissent assez gênées par ma présence. "
Phemie s'exprime fort bien, avec l'une des voix les plus agréables, les plus mélodieuses que j'aie entendues. Claire et profonde, sa parole est un poème, un chant.
J'ai bien pensé, chère Hortense, que l'histoire de Phemie t'est certainement égale. Je ne lui ai pas dit.
Au contraire je lui ai demandé: " Comment vous êtes-vous retrouvée au Canada? "
Elle s'esclaffa encore. "Je n'ai pas l'air d'une vraie Canadienne, c'est cela que vous voulez dire, May?
- Non, vous avez l'air d'une Africaine, Phemie. " Et j'ose. " D'une princesse, même!
- Oui, ma mère est originaire de la tribu des Ashanti. Les plus grands guerriers de toute l'Afrique. Un jour, alors qu'elle était une jeune fille, elle est partie avec sa mère et les autres femmes ramasser du bois pour le feu. Elle avait du mal à les suivre et s'est assise pour se reposer, sans inquiétude, car elle savait que sa mère reviendrait la trouver. Alors elle s'est endormie contre un arbre. Lorsqu'elle s'est réveillée, des hommes d'une autre tribu étaient là autour d'elle àparler une langue qu'elle ne comprenait pas. Elle n'était qu'une enfant, et elle a eu très peur.
" Ils l'ont emmenée à un endroit qu'elle ne connaissait pas et l'y ont gardée enchaînée. Jusqu'à ce qu'on l'enferme dans les soutes d'un bateau avec des centaines d'autres Noirs. Le voyage a duré plusieurs semaines.
Sans comprendre ce qui lui arrivait, elle pensait toujours que sa mère viendrait la chercher. Elle n'a jamais cessé d'y croire. C'est ainsi qu'elle est restée en vie.
" Le bateau est finalement arrivé dans une de ces villes que ma mère n'avait jamais vues, ni même imaginées. Beaucoup de ses compagnons étaient morts en route, mais elle avait survécu. On la vendit aux enchères à un homme blanc, qui exportait du coton, et à qui appartenait toute une flotte au port maritime d'Apalachicola en Floride.
" Son premier maître a été très bon avec elle, poursuivit Phemie. Il l'a emmenée chez lui o˘ elle s'occupait des t‚ches ménagères. On lui a aussi donné un peu d'instruction. Elle a appris à lire et à écrire, ce qui était vraiment rare pour une esclave. Et lorsqu'elle est devenue femme, son maître l'a couchée dans son lit.
"Je suis le fruit de leur union. J'ai grandi dans cette maison, o˘ le tuteur des "vrais" enfants du maître m'a aussi donné des leçons. Dans la cuisine. Jusqu'au jour o˘ la maîtresse des lieux a compris qui était mon père - elle a peut-être sans doute fini par trouver quelque ressemblance entre la fille de la bonne et ses propres enfants. Une nuit, je n'avais pas sept ans, deux hommes, des marchands d'esclaves, sont venus me prendre -
comme ma mère avant moi. Elle les a suppliés, en pleurant, elle s'est battue mais ils l'ont frappée et laissée assommée par terre. C'est la dernière fois que je l'ai vue, inconsciente, blessée, le visage couvert de sang... "Phemie s'est interrompue pour regarder un instant par la fenêtre.
Les larmes perlent à ses yeux.
" Ils m'ont vendue à un planteur, près de Savannah en Géorgie. C'était un homme méchant, odieux, qui buvait et se montrait terriblement cruel envers ses esclaves. Le jour de mon arrivée, on m'a marqué ses initiales au fer rouge sur le dos... Oui, voilà ce qu'il
faisait à tous ses esclaves pour qu'on puisse les identifier au cas o˘ ils prendraient la fuite. Je n'étais qu'une enfant, ‚gée d'à peine huit ans, mais au bout d'une semaine, le planteur à commencé à me faire venir la nuit dans ses quartiers privés. Je n'ai pas besoin de vous raconter la suite...
J'étais en pièces...
" Plusieurs années se sont écoulées ainsi, reprit Phemie d'une voix plus douce. Puis un jour un naturaliste est venu visiter la plantation. En fait, sous couvert d'étudier la faune et la flore, c'était un abolitionniste dont le vrai travail consistait à apprendre aux esclaves l'existence du chemin de fer souterrain 2. Mais il était muni d'excellentes lettres de recommandation et toutes les plantations lui ouvraient leurs portes sans se douter de rien. Comme j'avais un peu d'instruction, que je m'intéressais depuis toujours à toutes sortes de choses, mon maître m'a chargée d'accompagner le visiteur pendant la journée, pour chercher avec lui des spécimens dans la nature. Il est resté plusieurs jours et m'a souvent parlé
du Canada, des hommes, des femmes et des enfants qui vivaient tous là-bas libres et égaux, personne n'appartenant à personne. Le naturaliste m'aimait bien, il a eu pitié de moi. Il m'a dit que j'étais trop petite pour tenter de m'enfuir seule, mais que je devais demander à d'autres, plus ‚gés, de m'emmener avec eux. Il m'a montré des cartes avec les meilleurs itinéraires vers le nord et m'a donné aussi les noms des gens qui pouvaient nous aider en route.
"J'ai parlé aux autres esclaves, mais ils avaient tous trop peur du maître pour penser à s'échapper. Ils savaient, parce qu'ils l'avaient vu, ce qu'il faisait aux fuyards quand on les lui ramenait.
" Une semaine environ après le départ de l'abolitionniste, un soir que, rouée de coups, je sortais de la chambre du maître pour rentrer en pleurant aux quartiers des esclaves, j'ai fait un baluchon avec quelques vêtements et le peu de nourriture que j'ai pu rassembler et je suis partie toute seule. Il me faisait trop mal. «a m'était égal de mourir si on me retrouvait. La mort me semblait plus douce que la vie que je menais.
2. Réseau clandestin de libération des esclaves.
"J'étais jeune et forte, dit Phemie. Pendant plusieurs nuits, j'ai couru à
travers les forêts, les marais et les cannaies. Je n'ai pas arrêté de courir. J'entendais parfois des chiens aboyer derrière moi, mais le naturaliste m'avait dit de marcher dans l'eau, le long des ruisseaux ou au bord des lacs, pour leur faire perdre ma trace. Et j'ai continué.
" Des semaines entières, j'ai poursuivi vers le nord en voyageant de nuit et en me cachant la journée dans les sous-bois. Je mangeais ce que je trouvais dans les forêts et dans les champs, des racines, des herbes, parfois des fruits ou des légumes que je volais dans les fermes ou dans les jardins. J'avais faim et je ne savais jamais o˘ j'étais, mais je gardais toujours l'étoile du Nord en ligne de mire, et je me dirigeais à l'aide des repères que m'avait donnés le savant. J'ai souvent eu envie d'entrer dans les villes en chemin pour mendier un peu de nourriture, mais je n'osais pas. Je portais sur le dos les initiales de mon ancien maître et, si l'on me capturait, j'étais s˚re qu'on me ramènerait à lui et que ma punition serait terrible.
" Pendant ces semaines de solitude en pleine campagne, j'ai commencé à me souvenir de ce que ma mère m'avait dit de son peuple, des hommes qui chassaient et des femmes qui faisaient la cueillette. Je n'aurais jamais survécu sur la route de la liberté sans ce que ma mère m'avait appris de la brousse. Et c'est ce savoir ancestral, que ma mère tenait de ma grand-mère, qui m'a sauvé la vie. Comme si, bien des années après, la mère de ma mère était revenue me trouver moi, cette mère que ma mère aurait tant aimé
revoir...
"J'ai fini par franchir la frontière canadienne au bout de quelques mois.
Je suis allée voir les gens dont le naturaliste m'avait donné les noms, et ils m'ont placée au service d'une famille, chez un médecin. J'y étais très bien traitée et j'ai pu continuer à m'instruire. J'ai vécu parmi eux presque dix ans et ils me payaient honnêtement en échange de mon travail.
" Un jour j'ai remarqué un petit encart dans le journal o˘ l'on demandait à
de jeunes femmes célibataires de toute race, confession et couleur, si elles souhaitaient se porter volontaires dans le cadre d'un grand programme sur les territoires de la frontière américaine. J'ai répondu... et je suis là... avec vous.
-Mais si vous étiez heureuse chez ce docteur au Canada, demandais-je à
Phemie, pourquoi les avez-vous quittés pour vous lancer dans cette aventure insensée a
- C'était des gens très bien. Je les aimais beaucoup et je leur serai toujours reconnaissante. Mais voyez-vous, May, je restais quoi qu'il en soit au service de quelqu'un. On me payait mes heures de travail, bien s˚r, mais j'étais encore aux ordres des Blancs. Je veux plus que cela, je rêve d'être une femme libre, réellement indépendante, tributaire de personne. Je le dois à ma mère, à mon peuple. Je sais que pour une femme blanche comme vous, ce que je dis peut être difficile à comprendre. "
Je lui donnai une petite tape sur le dos de la main. " Vous seriez étonnée, Phemie, de savoir à quel point je connais ce besoin de liberté. "
Mais un acte méprisable vient de tout g‚cher. Tandis que nous conversions, Phemie et moi, Daisy Lovelace, la Sudiste assise de l'autre côté de l'allée, a posé sur le siège près d'elle son affreux vieux caniche et lui a demandé d'une voix si forte que nous n'avons pu nous empêcher de nous tourner vers elle: " Fern Louiiiiise, qu'est-ce tu aimerais mieux, être un nèèègre ou mourir tout de suiiiiite a " Pour toute réponse, le chien s'est laissé basculer, le ventre à l'air et les pattes à moitié repliées. Et Miss Lovelace de couiner de son petit rire méchant.
" Misérable bougresse, ai-je murmuré. Ne lui prêtez pas attention, Phemie.
- Bien s˚r que non, fit-elle, parfaitement détachée. Cette pauvre femme est saoule, May, et, croyez-moi, j'ai entendu bien pire. Je suis s˚re que ce petit jeu de société devait beaucoup amuser ses amis planteurs. Maintenant qu'elle se retrouve au sein de notre foule colorée, il lui faut bien trouver un moyen de se sentir supérieure. Mais je crois que nous ne devrions pas la juger trop vite. "
Pétais assoupie, la tête sur l'épaule de Phemie, lorsque m'a brutalement réveillée la voix haut perchée de cette épouvantable Narcissa White, la protestante épiscopalienne qui a pris part ànotre programme sous les auspices de la Société des missionnaires de l'…glise américaine. La voici qui s'affaire le long de l'allée à distribuer ses missels. " Celui qui sans la foi pénètre une terre vierge est voué à périr, dit notre Seigneurjésus-Christ", prêche-t-elle avec tout un chapelet d'absurdités, sans autre résultat que de semer le trouble parmi les volontaires dont certaines sont déjà nerveuses comme un troupeau aux portes de l'abattoir.
Je crains que Miss White et moi ne nous soyons prises en grippe à peine nous nous sommes vues et que cette antipathie ne se transforme bientôt en vive inimitié. Parfaitement exaspérante, elle nous assomme au-delà du raisonnable avec sa piété suffisante et son délire évangéliste. Comme tu le sais, Hortense, je n'ai jamais éprouvé un grand intérêt envers l'…glise.
Sans doute est-ce l'hypocrisie inhérente à la position de Père - aîné de l'…glise presbytérienne, mais l'homme le moins chrétien que j'aie connu -
qui m'a valu cette causticité à l'égard de toutes les religions organisées.
Miss White, qui nous a déjà fait savoir qu'elle n'a aucunement l'intention de donner un enfant à son futur Cheyenne, ni même d'entretenir avec lui de relations conjugales, nous assure qu'elle ne s'est engagée que dans le but de se donner au Christ lui-même, et de sauver l'‚me égarée de son sauvage promis en lui enseignant " les voies du Seigneur et l'unique chemin du salut ", comme elle répète si pieusement. Il ne fait pas de doute qu'elle se prépare à distribuer des missels chez les Cheyennes. Elle n'a pas semblé
le moins du monde découragée lorsque je lui ai fait remarquer qu'ils seront probablement incapables de les lire. Je blasphème peut-être mais, en ce qui me concerne, je pense que le bon Dieu proclamé des ouailles de ce genre sera d'une utilité douteuse auprès des indigènes...
Chère sueur, je t'écrirai bientôt de nouveau...
31 mars 1875
Nous avons franchi le fleuve Missouri il y a trois jours et passé une nuit dans une pension à Omaha. L'escorte militaire - je préfère dire nos "
gardes " - nous traite plus comme des prisonnières que comme des volontaires au service du gouvernement. Ils sont méprisants, sarcastiques, et leurs ricanements semblent indiquer qu'ils
connaissent la nature faustienne de notre contrat avec l'…tat. On nous a empêchées de visiter Omaha, même de seulement quitter la pension; sans doute craignent-ils que nous changions d'avis et que nous tentions de prendre la fuite.
Le lendemain matin, nous sommes montées à bord d'un autre train qui a longé
deux jours entiers les falaises qui dominent la Platte River, curieux fleuve, en réalité: large, lent et gonflé.
Nous avons traversé le petit campement de Grand Island, o˘ le train s'est réapprovisionné - et o˘ l'on nous a interdit de descendre -, puis nous avons suivi la direction du nord vers le village fangeux de North Platte o˘, à nouveau, on ne nous permit pas même de nous dégourdir les jambes à la gare. Hier matin à l'aube, nous avons assisté à un spectacle remarquable: des milliers, je dirais même des millions de grues étaient là dans le fleuve. Obéissant àquelque signal, ou simplement effrayées par l'arrivée du train, elles se sont s˚bitement toutes envolées, s'élevant au-dessus de la surface de l'eau. comme un seul être pour former un immense drap soulevé
par le vent. Notre ornithologue britannique, Miss Flight, était paralysée par l'émotion. Elle n'en perdit pas pour autant l'usage de la parole... "
Fantastique! disait-elle en frappant sur son inexistante poitrine.
Absolument extraordinaire! " J'ai vraiment cru que ses sourcils allaient eux aussi s'envoler par-dessus son front. " Un chefd'oeuvre, s'émerveillait-elle. Le chef-d'oeuvre de Dieu 1 "J'ai d'abord trouvé sa remarque curieuse, pour me rendre compte finalement àquel point sa description était juste. Des oiseaux se dégageait un tel bruit qu'on l'entendait malgré le rugissement de la locomotive. Un million d'ailes -
inimaginable! Comme le grondement du tonnerre ou la voix d'immenses cascades, ponctués par les étranges craquètements de ces grues, ce cri d'un autre monde! Et ces battements d'ailes, à la fois lourds et élégants, leurs corps si grands qu'on ne les croirait pas capables de voler, et leurs pattes ballantes et maladroites qui ressemblent aux rubans de chiffon d'un cerf-volant d'enfant... Le chef-d'oeuvre de Dieu... Sans doute, après le long confinement spartiate que j'ai enduré, derrière mes quatre murs et la porte fermée, le spectacle d'une telle liberté, d'une telle fécondité, me paraît-il plus merveilleux encore. que cette terre, ce matin, me semble un endroit si bien désigné pour vivre et se sentir libre! Je crois que je n'aurai pas de mal à m'adapter à la vie sauvage...
Je n'ai pas encore d'idée véritable de ce pays étrange et nouveau.
Comparées à celles de (Illinois, les vastes prairies que nous traversons ont un aspect aride, ingrat, et les rares fermes que nous rencontrons le long de la plaine inondée du fleuve respirent la pauvreté et l'odeur des marais. Les travailleurs des champs ont un air désolé, découragé, comme s'ils avaient déjà renoncé à leurs rêves de prospérité. Nous avons remarqué
un pauvre homme qui s'efforçait en vain de labourer un champ inondé avec un attelage de boeufs; son entreprise était à l'évidence condamnée, ses bêtes embourbées jusqu'au poitrail; abattu, il a fini par s'asseoir et recueillir sa tête entre ses bras croisés, prêt sans doute à pleurer.
J'ai l'impression que les hautes terres conviennent mieux à (élevage du bétail que ces bas marais à l'agriculture. De fait, plus nous avançons vers (ouest, plus nous remarquons la présence de bovins d'une variété tout à
fait différente de celle que j'ai toujours vue dans l'Illinois: plus élancés, plus sauvages, avec de hautes pattes et de longues cornes gracieusement courbées. Nous avons assisté hier au fameux tableau d'un troupeau de plusieurs milliers de bêtes certainement, guidé le long du fleuve par des " cow-boys ". Le conducteur du train a d˚ stopper ses machines pour éviter une collision avec les animaux, ce qui nous a laissé
le temps de bien observer la scène. J'ai bien s˚r appris l'existence de ces cow-boys dans les périodiques et j'ai vu les impressions qu'en ont rendu les peintres. Eh bien, ils sont aussi hauts en couleur et pittoresques qu'on nous les décrit. Martha est devenue toute rouge en les apercevant -
une habitude charmante qui trahit son excitation - et c'était, il est vrai, un moment étonnant. Ils lancent de terribles cris aigus lorsqu'ils chargent devant leurs bêtes en faisant gaiement tournoyer leurs chapeaux. C'est un spectacle à la fois fantastique et romantique de voir le grand troupeau patauger lourdement dans les basses eaux, guidé et pressé par ces hommes.
Un soldat de l'escorte nous a appris que, partis du Texas, ils sont en route vers le Montana o˘ (élevage est une industrie en plein essor. qui sait, peut-être les " épouses indiennes " que nous deviendrons partiront-elles un jour visiter à leur tour ce territoire, car on nous a prévenues que les Cheyennes sont un peuple nomade, et que nous devions nous attendre à des déplacements fréquents et subits.
3 avril 1875
Le train est resté arrêté aujourd'hui quelques heures tandis que plusieurs hommes du convoi se sont offert un genre de récréation " sportive ", tirant au fusil depuis les fenêtres sur des dizaines de bisons. Je ne vois pas exactement quel rapport ce jeu de massacre peut bien avoir avec le sport, les bisons me paraissant aussi confiants et stupides que les vaches laitières. Ces pauvres bêtes idiotes se contentent de tourner en rond alors qu'on les abat une par une comme au tir au fusil dans une foire aux plaisirs. Les hommes à bord, notamment les soldats de notre escorte, se comportent comme des mômes égarés, à crier et brailler et se félicitant mutuellement de leurs exploits à la carabine. Pour la plupart, les femmes restent silencieuses, un mouchoir sous le nez pour se protéger de l'‚cre fumée dégagée par les armes à feu qui remplit les wagons. Ce spectacle grotesque est aussi selon moi un parfait gaspillage: les animaux à terre resteront morts sur place, et ceux qui ne périssent pas tout de suite, mortellement blessés, beuglent pitoyablement. Certaines femelles ont auprès d'elles des petits qui font aussi le bonheur des tireurs. J'ai remarqué, ces derniers jours, que les terres sont jonchées d'os et de carcasses à un stade ou un autre de décomposition, et qu'une odeur sensible de chair pourrie plane dans l'air. D'aussi ignobles perversions sont de nature à
provoquer la colère des gens normaux, sinon l'ire des dieux. Je ne peux m'empêcher de penser une fois de plus que l'homme est bel et bien une créature brutale et imbécile. Est-il une autre espèce sur terre qui tue pour le plaisir a
Nous voilà enfin repartis, ces messieurs ayant étanché leur soif de sang...
8 avril 1875
Fort Sidney, territoire du Nebraska
Arrivées à notre première destination, nous sommes logées dans les quartiers des officiers en attendant de partir pour la prochaine étape.
Martha et moi avons été séparées, et je suis hébergée par la famille du lieutenant James. Son épouse Abigail, muette et froide, semble avoir adopté cet air de supériorité commun à pratiquement tous ceux qui nous ont approchées depuis le début de ce voyage. Nous avons beau être "
officiellement " des missionnaires dépêchées auprès des sauvages, tout le monde paraît au courant des objectifs réels de notre mission et, pour cette raison, nous méprise. Je suis peut-être naÔve d'espérer que l'on puisse nous accorder quelque respect, puisque nous sommes les volontaires d'une expérience notable tant du point de vue social que politique. Toutefois les esprits étroits telle l'épouse de ce lieutenant ont toujours besoin de se trouver supérieurs à quelqu'un, et pour eux nous sommes des putains.
Peu après notre arrivée, mon hôtesse a frappé à la porte de ma chambre et, lorsque j'ai répondu, m'a priée, d'un ton hautain et sans mettre le pied à
l'intérieur, de ne pas parler de notre mission devant les enfants au dîner.
" Cette mission est secrète, ai-je dit, je n'ai donc aucunement l'intention d'en parler. Mais puis-je vous demander, madame, la raison de votre requête?
- Les enfants ont été exposés au spectacle de ces sauvages alcooliques et dégénérés qui traînent autour du fort. Ce sont des gens répugnants que je ne laisserais en aucun cas entrer chez moi, encore moins s'asseoir à ma table. Et jamais je ne permettrais que mes petits lient connaissance avec leur progéniture. Nous avons reçu l'ordre du commandant du fort de vous recevoir et de vous nourrir, mais vous devez comprendre que ce n'est pas un choix et 'que nous n'avons pas eu le loisir de protester. Je ne laisserai pas corrompre mes enfants par quelque évocation de cette affaire honteuse.
Me faisje bien entendre ?
- Parfaitement, madame. Alors permettez-moi d'ajouter que j'aime mieux mourir de faim que m'asseoir à votre table. "
J'ai donc passé mon court séjour chez Miss James dans ma chambre. Je n'ai pris aucun repas. Tôt chaque matin, je suis sortie me promener dans le fort, mais les soldats eux-mêmes et les drôles de brigands, aux allures brutales et aux vêtements de daim, qui fréquentent les lieux m'ont reluquée d'un air égrillard. Leurs commentaires graveleux m'ont forcée, à
contrecoeur, à renoncer à
cette maigre distraction matinale. Notre mission semble n'être qu'un secret de polichinelle d'un bout à l'autre de la Frontière; on croirait presque qu'elle représente une terrifiante menace pour tous ceux au courant. Eh bien, soit; je ne m'en formaliserai pas, puisque j'ai plutôt l'habitude de suivre des voies peu conformistes, voire décriées... je m'en fais même un plaisir... Franchement, vu la façon dont j'ai été traitée par les gens dits
" civilisés ", il me tarde finalement d'aller vivre chez les sauvages.
J'espère qu'eux, au moins, sauront nous apprécier.
11 avril 1875
Nous sommes de nouveau en route, cette fois dans un train de l'armée en direction de Fort Laramie. Et nous avons perdu quelques recrues à Fort Sidney. Elles ont d˚ changer d'avis maintenant que nous approchons de notre destination finale, ou peutêtre les familles des militaires qui les ont hébergées ont-elles réussi à les convaincre d'abandonner notre dessein "
immoral ".
Ou encore - c'est l'hypothèse la plus vraisemblable - se sontelles émues du pathétique spectacle des pauvres sauvages qui résident aux environs du fort. Je dois admettre que c'est bien la plus inf‚me bande de gueux et de so˚lards que j'aie jamais vu. Tous répugnants et vêtus de haillons, ils tombaient ivres morts par terre et dormaient dans leur crasse. Mon Dieu, m'aurait-on dit qu'un de ces pauvres malheureux allait devenir mon mari, j'aurais moi aussi reconsidéré la chose. Ce qu'ils doivent puer!
Durant notre séjour à Fort Sidney, mon amie Phemie a été hébergée par le maréchal-ferrant, un Noir, et sa femme. Beaucoup de nos volontaires ont refusé de rester sous le même toit que Phemie, puisque c'est une négresse.
Comme nous allons toutes vivre et procréer avec des individus d'une autre race et à la peau plus sombre, ce genre de subtilités me paraît franchement absurde - je parie d'ailleurs qu'elles s'effaceront progressivement une fois que nous serons chez les sauvages. Et, par la même occasion, que Phemie se sentira peu à peu comme toutes les autres - ni plus ni moins blanche...
Le forgeron et son épouse ont été très aimables avec elle et lui ont même donné quelques vêtements de rechange. Ils lui ont appris que les Indiens "
libres " avec lesquels nous allons demeurer ne ressemblent en rien aux "
rapaces du fort ", que les Cheyennes ont la réputation chez les autres tribus de compter parmi eux les plus beaux hommes des plaines, et les femmes les plus vertueuses. Ces nouvelles nous ont grandement soulagées.
Cet autre train est sensiblement moins confortable; les sièges sont de simples bancs de bois brut; comme si l'on nous privait graduellement des plaisirs de la civilisation... Martha semble de plus en plus anxieuse; la pauvre Sara, toujours aussi silencieuse, est pratiquement folle d'angoisse
- elle n'a plus d'ongles au bout des doigts... Même Gretchen, d'ordinaire si joviale, si exubérante, s'est enfermée dans ses muettes appréhensions.
Et les autres sont toutes livrées à une forme ou une autre de détresse.
Miss Lovelace, qui tête en douce sa flasque de " potion ", serre son vieux caniche blanc sur sa poitrine. Miss Flight affiche son perpétuel air étonné, légèrement teinté maintenant du piquant de l'angoisse. Ada Ware, la femme en noir qui parle peu, ressemble plus que jamais à l'ange de la mort.
Les sueurs Kelly elles-mêmes paraissent avoir égaré leur effronterie de gosses des rues dans les prairies infiniment désolées que nous traversons.
Au grand soulagement de toutes, Narcissa White, l'évangéliste, qui prêche d'habitude assez fort pour que toutes les oreilles l'entendent, est plongée maintenant dans quelque fervente prière intérieure.
Seule Phemie, Dieu la bénisse, reste comme toujours calme et imperturbable, la tête haute et un petit sourire aux lèvres. Je crois que les amertumes et les tribulations que la vie lui a imposées lui ont donné une inébranlable solidité; c'est une force à regarder vivre.
Elle vient à l'instant d'accomplir une chose remarquable alors que nous sommes vraiment au plus bas, épuisées par notre long voyage, découragées et effrayées à l'idée de ce qui nous attend. Nous cheminions lentement le long des rails d'acier et regardions par la fenêtre, sans rien dire, le paysage de cette lande stérile, morne, sèche, rocailleuse et nue. Nous scrutions ce pays qui n'a rien pour se prévaloir, cette campagne qui accroît nos angoisses et
ne porte d'autre augure que celui du monde terrible o˘ nous serons reléguées, quand soudain Phemie s'est mise à entonner, de sa voix basse et mélodieuse, la chanson des esclaves du chemin de fer souterrain Il est en route pour la gloire, ce train Oui, il est en route pour la gloire, ce train Ce train est en route pour la gloire Monte à bord et dis ton histoire Car il est en route pour la gloire, ce train.
Tous les yeux ont convergé vers elle. quelques femmes sourient timidement et, envo˚tées, l'écoutent continuer
Il a bien peu de wagons, ce train Il a bien peu de wagons, ce train Il n én rattachera pas de nouveau Car c est l'express du fond de la nuit Il a bien peu de wagons, ce train.
L'émotion teintée de vaillance et de fierté contenue dans la voix ravissante de Phemie nous redonne courage et, lorsqu'elle reprend le premier couplet : H Il est en route pour la gloire, ce train ", je commence à chanter avec elle... " Oui, il est en route pour la gloire, ce train... H
D'autres se joignent à nous : "Il est en route pour la gloire, ce train, monte à bord et dis ton histoire". Bientôt le wagon entier - j'ai même vu la Noire Ada s'y mettre aussi - entonne en choeur " Car il est en route pour la gloire, ce train... " Oh oui, la gloire... quelle bonne idée, je trouve...
DEUXI»ME CARNET
Aux confins d'un monde sauvage
" La paix ressemble à nos conquètes Car des deux parties nobkment soumises Aucune n'a rn-aiment perdu. h
(William SHAKESPEARE, Henry V1 deuxième partie, acte IV, scène 2, extrait des journaux de May Dodd.)
13 avril 1875
Eh bien, nous voilà enfm à Fort Laramie, l'endroit le plus sale, le plus misérable, le plus perdu que Dieu ait bien voulu nous donner 1 Il semble que nous ayons quitté il y a cent ans les prairies de Chicago qu'on dirait luxuriantes comparées à ce désert poussiéreux de rocaille. Seigneur Logées dans les quartiers militaires, nous dormons sur de petits lits de bois brut - tout ce qu'il y a de primitif, vraiment inconfortables...
pourtant je ne devrais pas encore employer ces mots. Dans quel genre d'inconfort devrons-nous vivre dans quelque temps a Nous allons rester ici une semaine, nous dit-on, ensuite nous serons escortées par un détachement de l'armée jusqu'à Camp Robinson o˘ nous ferons enfm la connaissance de nos maris indiens. Je suis convaincue d'être parfaitement dérangée, comme toutes les autres. Il faut quand même être vraiment folle pour rejoindre de tels lieux de son plein gré, non? Accepter de vivre chez les sauvages! Et en épouser un! Mon Dieu, Harry, comment as-tu pu les laisser m'écarter de toi...
13 avril 1875
Mon cher Harry,
¿ l'heure qu'il est, tu dois savoir que j'ai quitté la région de Chicago.
que je vais m'établir à l'Ouest. Ou peut-être la nouvelle ne t'est-elle pas parvenue a Peut-être encore ces voyous engagés par mon père t'ont-il laissé mort... Oh Harry, j'ai essayé de ne plus penser à toi, et à
nos deux enfants chéris. Nous as-tu donnés pour unie poignée de dollars? je t'ai tant aimé, et ces questions qui restent sans réponse sont pour moi une torture. …tais-tu dans les bras d'une autre, ivre et dans l'ignorance de ce qui nous arrivait, la nuit o˘ l'on nous a enlevés ? Je préférerais le croire plutôt que te savoir de mèche avec Père. N'étais-je pas ta fidèle compagne, la mère de tes enfants? N'avons-nous pas été heureux ensemble?
N'avons-nous pas aimé nos beaux enfants ? Combien d'argent t'a-t-il donné, Harry a Combien as-tu demandé pour ta famille?
Je suis navrée... je t'accuse s˚rement à tort... peut-être ne sauraijejamais la vérité... Oh Harry, mon doux, mon merveilleux amour, ils ont pris nos petits... Dieu, ce qu'ils me manquent, je souffre la nuit à
leur pensée, je me réveille en sursaut quand mes rêves me rendent la douceur de leurs visages. Allongée sans pouvoir dormir, je me demande comment ils vont, s'ils ont gardé quelque souvenir de leur mère qui les aime. que ne ferais-je pour recevoir de leurs nouvelles! Les as-tu revus?
Non, s˚rement pas. Père ne le permettrait jamais, de même qu'il n'a jamais admis qu'un homme d'humble naissance puisse être le père de ses petits-
enfants. Comme moi, ils grandiront g‚tés, avec les privilèges de leur classe, ils deviendront d'insupportables petits monstres qui regarderont de haut les hommes de la tienne. N'est-ce pas incroyable: que l'on puisse d'un jour à l'autre nous priver de nos vies, nous voler nos enfants au beau milieu de la nuit, et enfermer leur mère dans un asile de fous pendant que leur père... Dieu seul sait ce que tu es devenu, Harry. T'ont-ils tué, t'ont-ils payé ? Es-tu mort ou nous astu vendus au plus offrant? Dois-je te haÔr ou porter le deuil? En l'absence de réponse, penser à toi m'est presque insupportable... Je ne peux que rêver de retourner un jour à
Chicago, quand j'aurai rempli ma mission, et de rentrer vivre avec mes enfants, vous revoir et trouver la vérité dans vos yeux.
Au stade o˘ en sont les choses, c'est en fait une chance que nous n'ayons pas été mariés, puisque me voilà aujourd'hui officiellement fiancée à un autre. Oui, je sais, tout cela est arrivé si vite. Malgré mes réticences devant le mariage, j'ai conclu un singulier contrat afin de gagner ma liberté. Et, si je ne connais pas encore le nom de l'heureux élu, je sais que c'est un Indien de la tribu Cheyenne. Je ne suis pas autorisée à m'en ouvrir à qui que ce soit mais, de toute façon, on ne me laisserait jamais poster cette lettre si je savais o˘ l'adresser. Cette affaire doit rester secrète, même si en vérité elle ne l'est plus guère...
Cela peut sembler insensé, mais je crois de mon devoir de te faire part de ma situation, de t'apprendre la nouvelle... même si je ne peux envoyer de courrier. Voilà, je me serai acquittée de mes obligations et je reste, à
défaut d'autre chose ...
... la dévouée mère de tes enfants,
May.
17 avril 1875
Au terme de cette semaine à Fort Laramie, je ne serai pas f‚chée de reprendre la route. C'est pour l'instant d'un ennui épouvantable. Nous sommes pratiquement enfermées, prisonnières de ces quartiers. On nous autorise seulement une heure de promenade autour du fort l'après-midi, et toujours sous bonne escorte. Peut-être craint-on que nous ne liions connaissance avec les Indiens assignés à proximité et que nous changions toutes d'avis. Je dois admettre qu'ils sont aussi abjects que ceux de Fort Sidney et il ne doit pas exister sur terre d'épaves aussi navrantes et disgracieuses. Ce sont pour l'essentiel des Sioux, des Arapahos et des Crows, nous a-t-on dit. Les hommes ne font rien d'autre que boire, jouer, mendier, quand ils n'offrent pas les services de leurs pauvres femmes et filles en haillons, aux soldats, aux sang-mêlé ou aux hors-la-loi blancs qui se retrouvent autour du fort contre une rasade de whiskey Tout cela est répugnant et pathétique. Les Indiennes sont ellesmêmes trop ivres pour protester, si tant est qu'elles aient leur mot à dire...
Il ne faut pas nous laisser abattre, car ces Indiens-là ne sont d'aucune façon représentatifs du peuple chez qui on nous emmène. C'est ce que je continue de répéter, pour le bien au moins de la petite Sara et de mon amie Martha. Comme je l'ai fait remarquer àcette dernière, il est peu probable que son mari se débarrasse d'elle en échange d'une bouteille de whiskey et, s'il le faisait, elle reprendrait
tout simplement sa liberté, son devoir accompli, et elle n'aurait plus qu'à
rentrer chez les siens. Mais j'avais oublié que Martha tient vraiment à
trouver l'amour sincère et véritable chez un de nos sauvages. C'est pourquoi, loin de la rassurer, l'éventualité d'une union malheureuse ne fait que l'inquiéter encore plus.
L'unique autre distraction de ce séjour monotone à Fort Laramie nous est offerte lors des repas communs au mess des officiers. Pour des raisons de sécurité sans doute, nous restons isolées de la population civile du fort, toutefois certains officiers et leurs épouses sont autorisés à manger avec nous. La version " officielle " de notre présence ici veut une fois de plus que nous soyons des " missionnaires " parties convertir les sauvages.
C'est ainsi que j'ai pu aujourd'hui m'asseoir à la table du capitaine john G. Bourke, à qui la responsabilité de notre groupe a été confiée jusqu'au terme de ce voyage. Le capitaine est l'aide de camp du général George Crook en personne, le célèbre pourfendeur d'Indiens qui a soumis il y a peu les rudes Apaches du territoire de l'Arizona. Certaines de nos camarades avaient pris connaissance de ses exploits à la lecture des quotidiens de Chicago. …videmment, la presse était un luxe inconnu dans l'asile...
Je suis très favorablement impressionnée par ce capitaine Bourke. C'est un vrai gentleman, et quelqu'un qui, enfin, nous traite avec la courtoisie et le respect appropriés. Il est célibataire, mais les rumeurs le disent fiancé à la fille du commandant du fort, une jolie jeune femme peu intéressante répondant au nom de Lydia Bradley qui, assise à sa droite, s'efforçait de monopoliser son attention par le discours le plus insipide que l'on saurait imaginer. S'il s'est montré plein de sollicitude envers elle, il est clair qu'elle l'ennuie terriblement.
Le capitaine Bourke, manifestant un grand intérêt pour nous, nous a posé
quantité de questions directes, quoique toutes délicatement formulées. Il ne fait pas de doute qu'il n'ignore rien de la vraie nature de notre mission - ce qui n'implique pas pour autant qu'il l'approuve. Comme il a passé un temps considérable au contact des indigènes en Arizona o˘ il était auparavant affecté, le capitaine se flatte de nombreuses connaissances d'ethnographe amateur et paraît fort au courant du mode de vie et des coutumes sauvages.
Soit dit en passant, j'ai cru remarquer d'une façon générale qu'il semble aussi très bien connaître les femmes. J'avoue qu'il est plutôt bel homme et que l'uniforme sied bien à sa carrure virile. Ses longs cheveux bruns lui tombent sur le col, il porte la moustache, et ses yeux noisette, enfoncés et expressifs, sont animés d'une lueur doucettement espiègle, comme s'il s'amusait constamment de quelque chose. Ce sont, me semble-t-il, moins les yeux d'un soldat que ceux d'un poète. Leur éclat est d'autant plus singulier que, pour ajouter au romantisme, notre homme a le front haut. Il respire l'intelligence et la sensibilité.
Je fus à la fois amusée et séduite de me rendre compte en outre que le capitaine s'adressait plus volontiers à moi qu'aux autres femmes de notre table. Ce qui n'échappa aucunement à sa fiancée qui n'eut d'autre recours que de poursuivre de plus belle ses babillages ineptes.
"John, chéri, l'interrompit-elle brusquement alors qu'il nous livrait un commentaire des plus intéressants à propos des cérémonies religieuses des tribus de l'Arizona. Je suis bien s˚re que ces dames apprécieraient quelque sujet de conversation un rien plus civilisé. Vous avez d'ailleurs fort cavalièrement omis de me féliciter à propos de mon nouveau chapeau, arrivé
aujourd'hui de SaintLouis. C'est pourtant le dernier cri de la mode new-yorkaise! "
Le capitaine la regarda d'un oeil distrait et vaguement amusé. " Votre chapeau, Lydia a quel rapport y a-t-il entre votre chapeau et les danses magiques des Chiricahuas a "
Voyant sa tentative de détourner la conversation ainsi rejetée, la pauvre fille, embarrassée, se mit à rougir. " Mais, aucun, bien s˚r, chéri, ditelle. Je pensais simplement que ces dames auraient préféré évoquer au dîner les dernières modes new-yorkaises plutôt que ces superstitions indiennes qui me paraissent bien ennuyeuses. N'est-ce pas votre avis, franchement, Miss Dodd a " me demanda-t-elle.
Je ne pus retenir un petit rire étonné. " Certes, Miss Bradley, votre chapeau est tout à fait remarquable. Dites-moi, capitaine, pensez-vous que nous pourrons inspirer à nos hôtes indiens une appréciation plus nuancée des modes new-yorkaises a "
Il me sourit en inclinant galamment la tête. " Mais avec quel talent vous me paraissez lier deux sujets aussi éloignés que la coiffure féminine et les coutumes indiennes! dit-il, les yeux luisants de malice.
Saurez-vous accomplir votre oeuvre missionnaire avec la même souplesse auprès de ces populations a
- Dois-je déceler un genre de scepticisme dans le ton de votre voix, capitaine? Douteriez-vous de notre capacité à enseigner aux sauvages les bénéfices de notre culture et de notre civilisation?"
Il prit un ton plus grave: " L'expérience m'a appris, madame, que les Indiens d'Amérique sont par nature parfaitement incapables de comprendre notre culture - de la même façon que notre race n'entend rien ou fort peu à
leurs coutumes.
- L'objectif déclaré de notre mission, répondis-je - abordant d'assez près l'angle " secret " de celle-ci -, est pourtant de favoriser la compréhension entre nos races, et de fondre les prochaines générations en un peuple unique.
- Ah,,un bien noble dessein, madame ", dit le capitaine qui, hochant la tête, semblait m'avoir parfaitement saisie. " Mais - vous voudrez bien me pardonner de parler si cr˚ment - pure sottise. Ce que nous risquons de créer en brouillant les frontières raciales, divines et naturelles, est un peuple à la dérive, dépossédé de luimême, sans identité et sans but, en d'autre termes ni chair ni poisson, ni indien ni caucasien 1.
- que voici une pensée dégrisante, capitaine, pour une future mère de ces générations. Vous ne croyez sans doute pas plus que nous soyons en mesure d'exercer une influence bénéfique sur ces infortunés a "
La hardiesse de ma déclaration le fit rougir. Miss Bradley, elle, semblait avoir perdu le fil de la conversation.
" Ce que nous dit malheureusement l'expérience, Miss Dodd, c'est que malgré
les trois siècles passés au contact de notre civilisation, l'Indien d'Amérique n'a imité que nos vices.
- Ce qui implique à votre avis, répondis-je, que notre mission n'a aucune de chance de réussira "
Il posa sur moi un regard intelligent et expressif qui accusait profondément le sillon entre ses sourcils. Je crus détecter dans ses yeux 1. K White caucasian " : terme officiel désignant les personnes de race blanche aux …tats-Unis.
plus qu'une simple inquiétude. Il parla d'une voix basse et ses mots me gelèrent la moelle. " Ce serait pour un officier un crime de trahison, Miss Dodd, que de se prononcer contre les ordres de son commandant. "
Un murmure s'empara de la table et nous f˚mes bientôt tous reconnaissants à
Miss Flight de voler à notre secours. " Pardonnezmoi, Miss Bradley, ditelle, mais saviez-vous que les plumes de votre chapeau sont la parure nuptiale des aigrettes garzettes ?
- Eh bien, non, je ne le savais pas ", répondit Miss Bradley, qui semblait à la fois être soulagée et, en quelque sorte, triompher que la conversation revienne finalement à son chapeau. " Mais c'est extraordinaire!
- Certainement, dit Helen. C'est surtout un lamentable commerce dont j'ai été témoin au printemps dernier en Floride, alors que j'étudiais les échassiers des Everglades pour mon ouvrage Les Oiseaux d'Amérique. Comme vous le notiez avec raison, les chapeaux àplumes de ce type sont très en vogue de nos jours à New York. Les chapeliers là-bas paient les Indiens séminoles qui vivent dans les Everglades pour leur fournir ce genre de plumes. Malheureusement celles que vous arborez n'apparaissent chez les oiseaux adultes qu'à la saison des pontes. Les Séminoles ont mis au point une méthode ingénieuse pour capturer les aigrettes dans leurs nids - elles rechignent bien s˚r à les quitter puisqu'elles veulent protéger leurs petits. …videmment, les Indiens sont obligés de tuer les parents pour arracher ces plumes qui portent aussi le nom d'aigrettes. Des colonies entières d'échassiers sont ainsi dévastées, tandis que les jeunes orphelins meurent de faim dans les nids. "Miss Flight réprima un léger frisson. "
C'est horrible... les criaillements de couvées entières qui appellent en vain leurs parents... On les entend dans les marais à des kilomètres... "
Devenue blême au terme de ce récit, la pauvre Miss Bradley n'osait plus manipuler son chapeau qu'avec des doigts tremblants. Je la crus un instant sur le point de fondre en larmes. "John, dit-elle, la voix brisée. Voulezvous, je vous prie, m'escorter jusqu'à mes quartiers a Je ne me sens pas très bien.
- Chère amie, aurais-je gaffé a demanda Helen, les sourcils levés et pleine d'appréhension. Je veux dire, je serais horriblement désolée de vous avoir contrariée, Miss Bradley. "
J'étais impatiente d'évoquer plus longuement avec le capitaine Bourke, en privé, ses évidentes objections au bien-fondé de notre mission. Je l'aperçus après dîner, assis tout seul dans la véranda de la salle à
manger, en train de fumer un cigare. La vérité est que je suis sans conteste séduite, bien que cette attirance ne puisse aboutir à rien...
Cependant quel mal peut-il y avoir à poursuivre d'innocentes galanteries ?
J'ai d˚ surprendre le capitaine qui bondit littéralement de son siège en m'entendant approcher.
" Miss Dodd, dit-il en s'inclinant.
- Bonsoir, capitaine. J'espère que Miss Bradley n'est pas souffrante ? Je crains que Miss Helen ne l'ait bouleversée avec son récit:
-Je crains, moi, que Miss Bradley n'ait que trop souvent l'occasion d'être bouleversée par la vie de la Frontière, dit-il avec une lueur d'amusement dans l'oeil. Elle est arrivée ici l'année dernière, depuis New York o˘ elle a vécu la majeure partie de son existence avec sa mère. Elle se rend compte que les avantpostes de l'armée ne sont pas exactement conçus pour de jeunes sensibilités.
- Ils conviennent sans doute mieux, répondis-je sur un ton badin, à nous autres les rudes pionnières du Middle West.
- Ce n'est pas, à mon sens, conclut-il, songeur et les sourcils froncés, un endroit qui convient aux dames, quelles qu'elles soient.
- Dites-moi alors, capitaine: si la vie est déjà si difficile au fort, que devons-nous attendre chez les sauvages ?
- Vous vous en doutez, Miss Dodd, j'ai reçu de mes supérieurs des instructions précises en ce qui concerne votre mission. Et comme je l'ai indiqué au dîner, je préfère ne pas avancer d'opinion à ce sujet.
- Mais vous l'avez déjà fait, capitaine. De toute façon, je ne vous la demande pas. En revanche, puisque vous êtes féru de culture indienne, je souhaiterais obtenir de votre part des éclaircissements à propos de notre nouvelle vie.
- Dois-je comprendre, dit-il, la voix serrée par le courroux, que le gouvernement ne vous a pas fourni un minimum d'informations au moment du recrutement ?
- On nous a dit que nous devions nous attendre à faire un peu de camping, répondis-je non sans quelque ironie dans l'intonation.
- Du camping... marmonna-t-il. C'est de la folie, toute cette histoire est de la folie pure.
- Est-ce un avis personnel ou professionnel, capitaine? demandai-je en espérant le dérider. Le président Grant en personne nous envoie poursuivre une noble entreprise et vous appelez cela de la folie. Est-ce la trahison que vous évoquiez plus tôt? "
Les mains croisées derrière le dos, son cigare allumé entre deux doigts, il se détourna de moi. Le profil régulier du capitaine, son long nez droit, se dessinaient contre l'horizon; ses cheveux presque noirs tombaient en boucles sur ses épaules. Bien que ce ne f˚t guère le moment, je ne pus m'empêcher de remarquer à nouveau la fière silhouette de mon compagnon -
son dos puissant, ses hanches minces, son port altier... l'uniforme flattait sa carrure... Le regardant alors, je sentis l'aiguillon de ce qui ressemble bien au... désir - une sensation que j'attribuai volontiers au fait que je sois restée plus d'un an enfermée dans une institution psychiatrique, sans autre compagnie masculine que mes haÔssables tortionnaires.
Le capitaine Bourke se tourna alors vers moi et, me dévisageant d'un oeil pénétrant, me fit littéralement rougir jusqu'aux oreilles. " Oui, dit-il, les hommes du président vous ont envoyées ici pour vous unir à des barbares au nom de je ne sais quel absurde dessein politique. Vous parlez de camping? C'est bien le cadet de vos soucis, je vous assure, Miss Dodd. …
videmment, ces messieurs de la capitale n'ont pas la moindre idée des épreuves qui vous attendent - ils s'en fichent probablement. Comme d'habitude, ils ne se sont pas donné la peine de consulter ceux d'entre nous qui auraient pu les renseigner. Ils nous demandent tout bonnement de vous conduire saines et sauves chez vos nouveaux maris, comme de simples marchandises. ¬ échanger contre des chevaux 1 quelle honte 1 " La colère s'emparait de lui comme un vent furieux, déchaîné. " Honte à eux 1 Dieu tout puissant, c'est une abomination 1
- Des chevaux? demandai-je d'une petite voix.
- Ils auront sans doute omis de mentionner que les sauvages ont offert de payer leurs épouses par le même nombre d'animaux. "
Je retrouvai rapidement contenance. " Nous devrions peut-être en être flattées, dis-je. J'ai cru comprendre que les Indiens ont la plus haute estime pour leurs chevaux. En outre, vous devez garder à l'esprit, cher capitaine, que personne ne nous a forcées à participer à ce projet. Nous sommes des volontaires. Si notre mission a quelque chose de honteux, la honte revient aussi à celles d'entre nous qui se sont enrôlées de leur plein gré. "
Il braqua sur moi un regard scrutateur, comme à la recherche de quelque motivation secrète qui aurait pu l'aider à comprendre notre décision. "Je vous ai observée à table, Miss Dodd, dit-n àvoix basse.
- Cela ne m'a pas échappé, admis je, les joues de nouveau empourprées... et non sans un certain picotement à fleur de peau.
-J'ai tenté de deviner ce qui a bien pu pousser une séduisante jeune femme comme vous à prendre part à une entreprise aussi improbable au milieu de cette cohorte bariolée à souhait. Certaines de vos compagnes... eh bien, disons qu'il n'est pas difficile de trouver les raisons de leur présence ici. Par exemple, votre amie britannique, Miss Flight n'a trouvé que ce moyen pour poursuivre ses activités professionnelles. Pour ce qui est des sueurs Kelly, les deux Irlandaises, ce sont deux petites canailles, cela crève les yeux et je parie qu'elles ont eu maille à partir avec la police de Chicago. quant à cette grosse Allemande, là, eh bien, je doute qu'elle ait trouvé chez les siens un très grand nombre de soupirants... "
Je l'interrompis d'un ton cassant : "Je trouve ceci très cruel de votre part, capitaine. Vous me décevez. Je vous prenais pour un gentleman et cette remarque est indigne de vous. La vérité est qu'aucune d'entre nous n'est spécialement meilleure que l'autre. Nous nous sommes toutes engagées pour des raisons personnelles, sans qu'elles puissent faire l'objet d'une quelconque hiérarchie. Et ces raisons ne vous regardent pas. "
Il se redressa et claqua des talons avec une précision toute militaire.
Puis il inclina légèrement la tête vers moi. " Vous avez parfaitement raison, madame. Veuillez accepter mes excuses. Je n'avais pas l'intention d'insulter vos camarades. J'exprimais seulement le fait qu'une femme jeune, jolie, intelligente, spirituelle et à l'évidence fort bien élevée comme vous, ne correspond aucunement à l'échan-tillon de criminelles de droit commun, de vieilles filles esseulées et d'attardées mentales que l'…tat voulait voir prendre part à cet étrange projet.
- C'est donc cela, dis-je en me mettant à rire. Voici donc le descriptif dont nous sommes affublées. Il n'est pas étonnant, dans ce cas, qu'on nous ait jusque-là traitées partout avec un tel mépris. Votre conscience serait-elle soulagée, capitaine, si vous n'aviez àlivrer aux sauvages qu'une racaille de cet ordre a
- Pas le moins du monde. Ce n'est pas non plus ce que je voulais dire. "
Le capitaine fit alors une chose singulière. Il me prit par le coude et garda mon bras, gentiment mais fermement, dans sa main. Semblable à celui d'un amant, son geste me parut à la fois possessif et intime, et je sentis mon désir poindre de nouveau. Puis, sans me l‚cher, Bourke se rapprocha de moi, si près que je sentis l'odeur de cigare dont il était imprégné, mais plus encore celle, m‚le et riche, de l'homme sous l'uniforme. " Vous pouvez encore refuser, madame ", dit-il.
Je le regardai dans les yeux puis, bêtement, en proie à quelque transe ou comme paralysée à son contact, je compris malgré moi que je pouvais encore
" refuser " ses avances amoureuses.
" Mais pourquoi le ferais-je, capitaine? demandai-je dans un souffle.
Comment pourrais-je vous refuser? "
Ce fut soudain lui qui s'esclaffa. Il replia aussitôt son bras et s'écarta de moi, à (évidence embarrassé par ce quiproquo... mais en était-ce bien un? " Pardonnez-moi, Miss Dodd. Je... je voulais dire seulement que vous pouviez encore refuser de participer au programme FBI. "
J'ai d˚ rougir une fois de plus. Après m'être excusée, je suis immédiatement rentrée dans mes quartiers.
18 avril 1875
Le capitaine Bourke et sa fiancée Miss Bradley brillaient par leur absence hier soir à la salle à manger... J'imagine qu'ils ont dîné en tête-à-tête, sans doute dans les appartements du capitaine... Ha Je me rends brusquement compte que mes derniers écrits - et le romantisme parfaitement déplacé auquel je me laisse aller depuis vingt-quatre heures -
commencent à ressembler aux confessions d'une écolière en mal d'amour. Je n'arrive pas, semble-t-il, à chasser ce beau capitaine de mes pensées. Je dois perdre la raison! Promise à un homme que je ne connais pas encore, je m'éprends d'un autre que je ne peux avoir. Seigneur! Ma famille avait peut-
être raison de m'enfermer à l'asile pour comportement outrancier...
19 avril 1875
Chère Hortense,
Il est très tard et je t'écris à la faible lueur de l'unique bougie de nos austères quartiers de Fort Laramie. Je n'arrive pas à m'endormir. quelque chose de vraiment terrible s'est passé ce soir, dont je ne peux souffler mot à mes camarades. Comme je meurs d'envie de me confier à quelqu'un, il ne me reste plus qu'à t'écrire, ma chère sueur... Oui, cela me rappelle l'époque o˘, petites filles, quand nous étions encore proches l'une de l'autre, je te rejoignais dans ta chambre, tard le soir, et me glissais dans ton lit. Alors nous nous confessions en riant nos plus profonds secrets... Comme tu me manques, ma chère Hortense... et ce qui nous liait l'une à l'autre, aussi... Te rappelles-tu ?
Laisse-moi te livrer mon secret. Ce soir au dîner, j'étais assise une fois de plus - je ne crois pas que ce soit un hasard - à la table du capitaine john G. Bourke qui a pour ordre de nous escorter en territoire indien. Le départ est fixé à demain matin, à destination de Camp Robinson dans le Nebraska o˘ nous devons rencontrer nos futurs maris.
S'il n'est ‚gé que de vingt-sept ans, le capitaine Bourke est déjà un officier de haut rang, héros de guerre, décoré de la Médaille d'Honneur depuis la bataille sanglante de Stones River dans le Tennessee.
Issu d'une bonne famille bourgeoise de Philadelphie, c'est un gentleman accompli et fort cultivé. Non content d'être spirituel, doté d'un malicieux sens de l'humour, c'est aussi l'un des plus beaux hommes que j'aie jamais croisés, brun, avec des yeux intelligents, pénétrants, qui semblent capables de voir tout au fond de mon coeur. Tout cela est affreusement troublant.
Tu penseras sans doute que les circonstances se prêtent difficilement aux réjouissances ou à d'éventuelles intrigues dans notre groupe d'agneaux en route pour l'abattoir, mais c'est faux. C'est au dîner surtout que nous parvenons à nous distraire de l'ennuyeuse inactivité de ce séjour au fort et, d'une façon bien naturelle pour des femmes toutes célibataires, nous nous disputons les égards du capitaine. Les autres sont vertes de jalousie puisqu'il n'a d'yeux que pour moi.
Notre attraction réciproque, forcément innocente, et nos aimables badinages n'ont pas échappé à Miss Lydia Bradley, la fille du commandant du fort, jolie quoique insipide, qu'il doit épouser cet été. Elle ne le l‚che pas du regard -j'en ferais autant à sa place -et ne rate aucune occasion de contrer l'attention qu'il me porte.
Miss Bradley s'est choisi comme tactique, c'est aussi évident que pénible, de me faire apparaître sous un jour désavantageux. Elle se donne beaucoup de mal. Comme, malheureusement pour elle, elle n'est pas spécialement intelligente, ses efforts n'ont jusque-là pas abouti. Ce soir, par exemple, elle a lancé à table
"Dites-moi, Miss Dodd, en tant que membre de la Société des missionnaires de l'…glise américaine, je serais curieuse de savoir sous quelle confession vous y êtes affiliée ? " Ce premier stratagème était destiné à me faire dire que j'étais protestante, puisque le capitaine venait de nous faire savoir que, catholique, il avait été élevé chez les jésuites.
"En réalité, Miss Bradley, je ne suis pas membre de la Société des missionnaires, ai-je répondu, et je ne suis d'aucune confession particulière. Pour être franche, eu égard aux religions organisées, je pencherais plutôt du côté de l'agnosticisme. " Depuis le temps, je me suis faite à l'idée que la meilleure, et certainement la plus simple justification de sa foi - ou de sa non foi - consiste à dire la vérité.
J'espérais bien s˚r que ma déclaration ne me vaudrait pas l'inimitié du capitaine. Je savais en outre que les catholiques préfèrent souvent les non croyants aux fidèles des autres confessions.
" Oh? fit la jeune femme, feignant l'incompréhension. J'aurais cru que, pour se rendre chez les sauvages en tant que missionnaire, il était avant tout nécessaire d'être rallié à une …glise, quelle qu'elle soit. "
Il n'était pas difficile, une fois de plus, de comprendre o˘ Miss Bradley s'efforçait maladroitement de me mener. Je suis certaine que, par sens du devoir autant que par discrétion, le capitaine s'est abstenu d'aborder toute question professionnelle avec sa fiancée. Il était cependant clair qu'elle avait deviné la véritable nature de notre entreprise.
" Cela dépend du genre de mission que l'on se propose de remplir, ai-je dit à Miss Bradley Je suis tenue, bien s˚r, de ne pas révéler en détail le travail que nous effectuerons auprès des sauvages. Mais il suffira de dire que nous agissons... eh bien... en tant qu'ambassadrices de paix.
-Je vois ", dit-elle, visiblement déçue de n'avoir pas éveillé chez moi la gêne qu'elle attendait chez une créature impudique partie s'accoupler avec un Indien. Après un an passé dans un asile de fous pour un " péché "
grossièrement analogue, je n'allais certainement pas me laisser intimider par les insinuations oiseuses de cette imbécile.
"Ambassadrices de paix... reprit-elle après moi, sur un ton sarcastique.
- Parfaitement, ai-je rétorqué, avant de citer: "La paix ressemble ànos conquêtes, Car des deux parties noblement soumises, Aucune n'a vraiment perdu. "Ainsi parlait notre grand Shakespeare.
- Henry VI, deuxième partie, acte IV, scène 2 ! " gronda alors le capitaine, le visage éclairé d'un large sourire. Il renchérit: " "Vous saviez que mon conquérant deviendriez, que mon épée, émoussée par mon afc tion, N obéirait plus qu'à sa cause. "
-Antoine et Cléop‚tre, ajoutai-je avec un bonheur égal.
- Merveilleux! s'exclama le capitaine. Vous êtes donc férue du barde de Stratford, Miss Dodd ! "
Je ris de bon caeur : " Comme vous-même, monsieur! "
La pauvre Lydia Bradley, qui venait de nous trouver un nouveau centre d'intérêt aussi simplement que l'on mène les chevaux à l'abreuvoir, se mura dans sa bouderie tandis que nous entamions une discussion animée à propos du grand Shakespeare, à laquelle, enthousiaste, Miss Flight se joignit bientôt. Le capitaine, aussi brillant que cultivé, se montra un charmant et merveilleux convive, de sorte que la soirée fut fort plaisante - si ce n'était cette épée de Damoclès toujours plus menaçante au-dessus de nos têtes...
Oui, oui, je sais, Hortense. J'entends déjà tes commentaires. J'ai bien conscience que le moment est mal choisi pour s'embarquer dans une aventure romanesque - d'autant plus que le capitaine Bourke et moi sommes, dirais-je, " engagés ". D'un autre point de vue, peut-être ne se trouve-t-il meilleure occasion de nouer cette intrigue qui ne peut justement que rester innocente. Après l'épouvantable épreuve que j'ai subie à l'asile, alors que je m'attendais à mourir dans ma chambre d'ombre, tu ne peux imaginer le plaisir merveilleux que je ressens à la compagnie d'un fringant officier de l'armée qui me trouve... désirable. Tu n'en as certes aucune idée, ma chérie, mais parfois l'amour interdit est le plus délicieux de tous... Oui, je sais, je t'entends déjà dire: " Bonté divine, voilà qu'elle parle d'amour à présent! "
Miss Bradley fut indisposée après le dîner - c'est la deuxième fois qu'elle se sent mal en notre présence. Si le capitaine maintient qu'elle est trop délicate pour vivre aux avant-postes de la civilisation, nous savons bien, nous femmes, que feindre le malaise est l'ultime refuge de qui manque d'imagination.
J'allai attendre sous le porche que le capitaine, après avoir raccompagné
Miss Bradley chez elle, revint fumer son cigare. C'était une charmante soirée de printemps, douce et tiède. Les jours rallongeaient et le crépuscule s'installait lentement autour de nous, atténuant la nudité
rocheuse de ce pays dont les collines se fondaient lentement dans un horizon perdu. Le ciel gardait quelques traces de couleur à l'ouest, pardessus les contreforts o˘ le soleil avait disparu. J'observais ces dernières lueurs du jour quand le capitaine me rejoignit.
" que diriez-vous d'une promenade autour du fort, Miss Dodd a " demanda-t-il en se plaçant si près de moi que son bras
effleura le mien. Le contact à peine voilé de son corps me fit presque fléchir.
"J'en serais ravie, capitaine ", répondis-je sans m'écarter de lui -j'en étais incapable. " tes-vous s˚re que votre fiancée ne verrait pas d'inconvénient, ajoutai-je en plaisantant à moitié seulement, àce que vous teniez compagnie à une autre femme a
- Bien s˚r que si, dit-il. Vous devez la trouver bien sotte, Miss Dodd.
- Non, pas sotte. Elle est plutôt charmante, en fait. Peut-être un peu naÔve pour son ‚ge. Elle manque sans doute d'expérience...
-J'imagine pourtant, madame, qu'elle n'est guère moins ‚gée que vous.
- Ah, soyez prudent, capitaine! L'‚ge d'une femme est un sujet sensible.
Cela dit, je fais plus que le mien. Comme vous, d'ailleurs.
- ¿ quel point de vue, Miss Dodd a
- Du point de vue de l'expérience. Si nous sommes capables d'apprécier à sa juste valeur l'oeuvre du grand Shakespeare, c'est sans doute parce que vous et moi avons suffisamment vécu pour saisir la sagesse et la vérité de ses propos.
- A défaut de sagesse, la guerre, oui, est une rude école de la vérité.
Comment se fait-il qu'une jeune femme de votre éducation sache tant de choses sur la vie?
- Capitaine, il est plus que probable que nous n'aurons pas le temps de faire assez connaissance pour que mon passé présente un quelconque intérêt.
-Je m'y intéresse déjà, Miss Dodd, dit-il. Vous vous en êtes certainement rendu compte. "
Je continuais de fixer l'horizon, mais je sentais le regard brun du capitaine sur mon visage et la chaleur de son bras contre le mien.
Incapable de remplir normalement mes poumons, je respirais àcourts traits essoufflés. Je réussis à dire: " Il se fait tard. Peut-être devrions-nous remettre notre promenade à une autre fois. " Lorsqu'il retira son bras, je crus qu'il emportait ma chair pour laisser l'os à nu.
Ma bougie va s'éteindre, chère Hortense, et je dois poser ma plume...
Affectueusement, ta sueur May.
20 avril 1875
Nous reprenons enfin la route, dans des chariots à mules, escortées par l'énergique compagnie que dirige le capitaine Bourke. Il monte fièrement, en cavalier d'élite, une alerte jument blanche. que l'armée nous ait confiées à un aussi illustre combattant des tribus indiennes atteste, il faut bien le croire, l'intérêt capital que les autorités portent à notre sécurité.
Un certain nombre de résidents se sont groupés aux portes afin d'assister au départ de notre convoi, dont Miss Bradley, la jeune et jolie fiancée du capitaine, vêtue d'une ravissante robe rose et d'un bonnet assorti (remarquablement déplumé). Toute souriante, elle agite un mouchoir blanc sur son passage. Galant, il la salue à son tour en soulevant son chapeau.
Comme je les envie, eux et la vie qu'ils mèneront tous deux. Et comme je me sens triste de la voir, elle...
Les portes se referment et nous quittons le fort pour les vastes prairies.
La piste n'est bientôt plus que deux grossiers sillons qui finissent d'ailleurs par disparaître entièrement. C'est dire si la route est dure dans ce chariot excessivement inconfortable o˘, assises sur d'innommables bancs, nous sommes constamment ballottées, parfois si violemment que nos dents menacent de se déchausser. La poussière s'immisce entre les planches du ch‚ssis et tourbillonne sans cesse à l'intérieur. Cette pauvre Martha n'arrête pas d'éternuer depuis que nous sommes parties. Comme le trajet doit durer deux semaines, je crains pour elle que le voyage ne soit une longue épreuve triste, voire désespérante.
21 avril 1875
Le printemps resplendissant offre aujourd'hui une touche réjouissante à
notre difficile traversée. ¿ la grande surprise des autres passagères, j'ai décidé de poursuivre le voyage à l'avant en compagnie de notre cocher, un jeune homme dénommé Jimmy qui parle, de fait, comme un charretier. Je préfère rester à l'air plutôt qu'enfermée dans la poussière, et je peux au moins apercevoir la campagne que nous traversons en profitant du beau temps.
En plus du paysage qui s'ouvre devant mes yeux, l'avantage de voyager à
l'avant avec Jimmy est qu'il m'apprend quantité de choses sur ce nouveau pays qui devient le nôtre. C'est un rude gars qui en connaît un brin sur le sujet et je pense que, sans le dire, il est plutôt ravi d'une présence féminine à ses côtés.
Si, le premier jour du voyage, le cadre était plutôt plat, monotone, sans végétation réellement digne d'intérêt, le relief semble présenter aujourd'hui une plus grande diversité, avec des collines ondoyantes parsemées de rivières et de torrents.
Le printemps a été humide et l'herbe paraît aussi verte que celle que Mère nous décrivait d'après les souvenirs de son …cosse natale. Les fleurs sauvages de la prairie commencent seulement à apparaître, partout les oiseaux sont en plein ramage, et les pipits des prés lancent de joyeux trilles comme pour signaler notre passage. Par milliers, canards et oies peuplent les fondrières et les plaines inondées. Enchantée par cette grande diversité ornithologique, Helen Flight prie de temps à autre le capitaine de faire halte et de la laisser mettre le pied à terre avec sa carabine pour abattre une de ces pauvres créatures. Elle en fait ensuite le dessin avant de la dépouiller d'une main experte et d'en garder la parure pour ses travaux ultérieurs.
Le capitaine, lui-même bon chasseur, observe avec tant de plaisir les exploits de Miss Flight avec sa carabine qu'il se plaint rarement du retard causé par nos arrêts fréquents. Jimmy, mon ami muletier, également admiratif devant notre tireuse d'élite, ne rate pas une occasion d'arrêter le chariot dès qu'un oiseau est à portée de fusil, pour laisser Helen exercer ses formidables talents.
Voyons plutôt: elle bondit à terre avec toute l'autorité d'un homme puis, sérieuse comme un pape, le pied ferme et les jambes légèrement écartées, charge son arme. Comme, malgré une température chaque jour plus clémente, Miss Flight porte encore son costume irlandais et ses culottes bouffantes, elle conserve une allure masculine, plus particulièrement de dos. Elle sort une fiole de poudre d'une poche de son veston et en verse dans le canon; puis elle la pousse tout au fond avec de la bourre récupérée sur de vieux jupons en coton. Suit alors une petite quantité de plomb très fin et de la bourre, cette fois-ci de carton, qui empêche le plomb de quitter le canon. Il faut en outre porter à son crédit que Helen tire seulement sur les ailes des oiseaux: viser ailleurs manquant selon elle de fair-play.
Si elle rassemble ainsi ses spécimens, l'opération a aussi l'avantage de remplir notre garde-manger de toutes sortes de gibier d'eau et de volaille, pris par surprise le long de la route dans les fondrières et les fourrés de pruniers. Ses canards, oies, grouses, bécassines et autres pluviers agrémentent, pour le plaisir de tous, nos rations militaires.
Ne serait-ce qu'au cours des deux premiers jours de voyage, nous avons également aperçu des cerfs, des wapitis, des antilopes et un petit troupeau de bisons en train de brouter. Le capitaine ne permet pas à ses hommes de partir chasser trop loin du convoi pour ne pas risquer de mauvaises rencontres avec les Indiens, mais nous ne devrions pas manquer de viande fraîche en chemin.
Nous nous efforçons de rester sur les terres hautes, les autres étant inondées en cette saison, mais nous sommes parfois obligés de descendre dans les vallées pour traverser à gué les rivières et les ruisseaux. Ce qui ne plaît guère aux mules qui rechignent à avancer dans la boue ou à
mouiller leurs sabots. " Il n'y a rien que les mules détestent autant, m'apprend Jimmy, que poser leurs foutues pattes dans l'eau. C'pas pareil qu'les ch'vaux. Non, ça, la flotte, ça aime pas, ces sacrés mulets. Mais le reste du temps, je préfère mille fois mes satanées mules aux canassons. Ma parole. " Ce Jimmy est
u'n
araît
n e -ange et rude garçon, mais il p ^ avoir bon coeur.
Nous devons nous-mêmes aussi nous enfoncer dans la boue. Plusieurs fois aujourd'hui il a fallu descendre pour alléger la charge de l'attelage, remonter nos jupes et franchir à pied une rivière dont nous sommes ressorties trempées jusqu'aux os.
Pourtant ces vallées fluviales sont tellement ravissantes, car la vie y abonde, y passe ou s'y retrouve au sortir des longues plaines désertiques qui les bordent.
Nous montons le camp le soir aussi près que possible de l'eau sans pour autant abandonner la terre sèche. Les mules sont entravées ou attachées à
des pieux dans les prés, déjà soyeux de tendres pousses herbeuses. C'est très joli. Je pense qu'un jour j'aurai sans doute envie de vivre dans un endroit semblable... le temps viendra
peut-être o˘ je rentrerai chez moi prendre mes enfants pour les amener ici... et habiter une petite maison au bord d'une rivière, cernée de futaies de peupliers... ah, ce sont ces doux rêves qui me gardent en vie...
Certes, mais pour l'instant, il va me falloir apprendre à dormir sous la tente 1 quand j'y pense 1 Comme une vraie nomade, une bohémienne 1 quelle incroyable aventure que celle-ci 1
¿ ma grande tristesse, le capitaine Bourke m'a à peine regardée ou parlé
depuis notre départ de Fort Laramie. Je suppose qu'il m'évite sciemment.
Maintenant qu'il est " en mission " officielle, la stricte rigueur militaire semble avoir entièrement pris le pas chez lui sur ses bonnes manières. Je préférais celles-ci, j'avoue.
Ce soir au dîner, dans la tente du " mess " comme ils s'obstinent à
l'appeler, la conversation a tourné une fois de plus autour des Cheyennes.
Le capitaine admet, quoiqu'avec mauvaise gr‚ce, que leur tribu fait montre d'une certaine supériorité sur les autres races d'Indiens d'Amérique. C'est un peuple élégant, fier et indépendant qui est resté fidèle à lui-même autant qu'il a pu malgré les vicissitudes du temps. Bien plus que les autres tribus, quelles qu'elles soient, les Cheyennes ont évité les missionnaires, les agences indiennes de l'…tat et, de façon générale, tout contact avec les Blancs. Ce qui leur a permis, nous a expliqué le capitaine, de moins se " dégrader " que les autres.
"Je trouve que le mot n'est pas particulièrement bien choisi, intervint Narcissa White, notre représentante officielle de l'…glise, puisque cela voudrait dire que c'est au contact de la civilisation chrétienne que les sauvages se sont dégradés, comme vous dites, alors que celle-ci devrait être un tremplin par lequel ils s'élèveront et quitteront le paganisme.
- Miss White, je me considère moi-même comme un fervent catholique, lui répondit-il. Mais je suis aussi un soldat. L'histoire nous apprend que, lorsqu'elle veut reculer ses nobles frontières, la civilisation chrétienne se doit avant toute chose de vaincre les barbares sur le champ de bataille.
En parlant de dégradation, je voulais dire seulement qu'en offrant aux Peaux-Rouges différents présents - sous forme de vivres ou d'aumônes -, l'…
tat n'a rien fait d'autre que les encourager, comme des chiens que l'on nourrit sous la table, à en demander toujours plus.
- Et des femmes à marier! ai-je lancé avec bonhomie. Donnez àces sauvages les mille femmes blanches qu'ils veulent et ils en exigeront deux mille
-Je crois bien que vous vous moquez de moi, Miss Dodd, commenta le capitaine avec une lueur d'amusement dans l'oeil, mais ce que vous dites est parfaitement exact. Ces présents bien intentionnés se traduiront par des demandes plus extravagantes. Les sauvages ne seront convaincus des bienfaits de la civilisation qu'à partir du moment o˘ ils seront soumis à
une force supérieure.
- Oui, et n'est-ce pas la raison pour laquelle le gouvernement nous envoie parmi eux? relevai-je avec une note faussement bravache.
- Y'a, May, che suis de ton afin, renchérit Gretchen Fathauer. Che benne qu'ils combrendront en nous foyant que c'est nous, la force subérieure ! "
Et nous avons ri tous et toutes. que pouvons-nous faire de mieux?
22 avril 1875
Ce soir, après le dîner, notre muletierJimmy est venu dans l'étroite tente que nous partageons, Phemie, Martha, Gretchen, la jeune Sara et moi. ll m'a demandé de le rejoindre dehors une seconde pour m'apprendre que le capitaine souhaitait me voir dans ses propres quartiers. Le camp offre fort peu d'intimité à la fin d'une journée de voyage et je dois reconnaître que cette demande m'a surprise, d'autant plus que le capitaine se montre depuis peu froid et distant. Le jeune homme m'a conduite chez lui. C'est un si curieux garçon... quelque chose m'empêche de comprendre cette sensation.
M'accueillant sous (auvent de sa tente, Bourke parut sincèrement heureux de ma venue. "J'espère que vous ne me reprocherez pas le caractère somme toute direct de mon invitation, Miss Dodd a Mais ces bivouacs en pleine nature sont parfois d'un terrible ennui, surtout pour un vieux militaire qui, comme moi, en a enduré tant. J'emporte toujours en mission une édition bien-aimée de Shakespeare, dont la lecture me divertit. J'ai pensé que ce soir vous aimeriez peut-être vous joindre à moi: c'est tellement plus agréable de lire avec un autre passionné.
- Mais avec plaisir, capitaine, ai-je répondu. Dois-je demander àMiss Flight de nous joindre également, elle fera une troisième voix a "
Je lui tendis ce petit piège dans le seul but de jauger sa réaction. Je ne fus pas mécontente de lui voir une pointe de déception. Retrouvant vite sa contenance, il redevint le parfait gentleman qu'il est. " Oui... oui, certainement, Miss Dodd, quelle bonne idée, faites, faites. Puis-je demander à Jimmy d'aller la chercher a "
Nos yeux se croisèrent et nous sommes restés un bon moment à nous dévisager. Mon stratagème disparut sous la chaleur de nos regards comme un parchemin à la flamme d'une bougie. " Ou peutêtre que, John... dis-je à
voix basse. Puis-je vous appeler john a Peut-être qu'après tout, nous saurons aussi bien nous divertir àdeux, pour cette fois a
- Oui, May, murmura-t-il. Je le pense également. Je crains cependant de vous soustraire en quelque sorte aux commandements de la décence.
- Ah, bien s˚r, les commandements de la décence. Je ne doute pas que cette impossible sainte-nitouche de Narcissa White ait placé des espions partout.
Rien ne lui échappe et elle ne rate pas une occasion de mettre son nez dans les affaires des autres. Je vous dirai, sincèrement, capitaine, qu'au stade o˘ en sont les choses, les commandements de la bienséance sont le cadet de mes soucis. "
J'entrai donc dans la tente du capitaine et la chose, comme nous nous en doutions tous deux, prit quelque allure de scandale dans notre petite communauté, bien que la soirée se poursuivît en toute innocence... ou quasiment... car nous sommes l'un et l'autre bien conscients de la nature de nos sentiments. Passer du temps ensemble équivaut à souffler sur les braises de ce qui ne doit pas être. Nous nous sommes toutefois contentés de la lecture de Shakespeare - ni plus ni moins. Rien n'a transpiré entre nous qu'un désir mutuel et muet, suspendu mais aussi palpable qu'une toile d'araignée tissée sur nos destins. Peut-être faut-il y voir un avatar de ces singulières circonstances, ou le fait que nous sommes interdits l'un à
l'autre. Mais jamais de ma vie je n'ai ressenti un tel émoi...
quand je regagnai ma tente, quelques heures plus tard, Martha était toujours éveillée sur le lit près du mien. " May, au nom de Dieu, tu n'es pas devenue folle? " murmura-t-elle, tandis que je me glissais sous ma couverture.
Je posai ma tête en souriant près de la sienne et citai, chuchotant à mon tour: " L'amour n'est quepure folie et, je dois bien te l'avouer, mérite,
et les obscures demeures, et le fouet auxquels les fous ont droit. " Comme il vous
plaira, acte III, scène 2. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on m'a accusée d'être folle à chaque fois que je suis tombée amou reuse, Martha.
- Amoureuse, Maya Seigneur Dieu! dit-elle. Mais c'est impossible! Il est fiancé. Et toi aussi. C'est impensable.
-Je sais, Martha. C'est s˚r. Mais ce n'est rien qu'un jeu. ,Nous, amants véritables, nous livrons à d'étranges caprices. Comme tu l'as sans doute deviné, nous nous sommes adonnés ce soir à la lecture de Comme il vous plaira.
- Tu ne vas pas nous quitter, Maya dit-elle d'une voix tremblante. Tu ne vas pas nous abandonner aux sauvages et t'enfuir avec le capitaine, dis-moi a
- Bien s˚r que non, ma chérie. Une pour toutes et toutes pour une, n'est-ce pas le voeu que nous avons formulé?
- Parce que je ne serais jamais venue, autrement, sans toi", dit la pauvre et timide Martha que je sentais au bord des larmes. " Ne me laisse pas, je t'en prie. Je me fais un sang d'encre à cause de cela, depuis que j'ai vu la façon dont vous vous regardez, avec ce capitaine. Tout le monde l'a remarqué, d'ailleurs. On en parle tout le temps. "
Je tendis le bras pour prendre sa main dans la mienne: " Une pour toutes et toutes pour une. Je ne t'abandonnerai jamais, Martha.
Jamais. Je te le jure. "
23 avril 1875
Comme je m'y attendais, Miss White a déjà répandu toutes sortes de mensonges à propos de mon prétendu rendez-vous amoureux avec le capitaine.
Elle est secondée dans son entreprise par notre Southern Belle, Daisy Lovelace, en qui Miss White semble avoir trouvé une improbable alliée -
pour la raison sans doute qu'elles ne sont guère appréciées de l'ensemble de notre troupe. que
m'importe, de toute façon, ce qu'elles peuvent bien penser de moi Leurs grossiers commérages sont la simple expression dé leur bête jalousie, et je ne vais pas m'y attarder.
Tout le monde a également remarqué que les deux Miss redoublent d'efforts pour s'insinuer dans les bonnes gr‚ces du capitaine. Elles ne semblent pas se rendre compte que, farouche catholique, il conçoit une aversion totale pour les protestants et que, ancien combattant de l'armée de l'Union, il ne porte pas non plus les Sudistes dans son coeur.
Il est bien pathétique, je dois l'admettre, de voir cette pauvre Daisy Lovelace tenter d'impressionner John Bourke à la table du dîner avec l'histoire de son Daddy et de la plantation qu'ils possédaient autrefois avec leurs deux cents nègres. Ce genre de propos ne sert en fait qu'à
irriter et choquer le capitaine. Un soir au dîner, il a poliment demandé à
Miss Belle ce qu'il était advenu de la plantation paternelle.
" Eh bien, il a tout perdu pendant la guerre, bien s˚r, a-telle répondu. Et après avoir mis le feu à la maison, ces maudits Yankees ont libéré les nègres. Daddy ne s'en est jamais remis; il a commencé à boire et il est mort sans le sou.
-J'en suis vraiment navré, madame, commenta le capitaine en inclinant respectueusement la tête, sans éteindre toutefois la lueur amusée qui brille toujours au fond de son oeil. A-t-il participé à la guerre a
- Non, capitaine ", dit notre pathétique Sudiste en serrant contre sa poitrine le vieux caniche mité qu'elle laisse prendre place à table sur ses genoux. Elle puise dans son assiette de quoi nourrir cette pitoyable créature, comme on le ferait avec un petit enfant. " Mon père a pensé que son premier devoir consistait à rester chez lui pour protéger sa famille et son domaine des viols et des pillages qui rendirent si célèbre l'armée yankee. Daddy a envoyé ses deux plus vaillants jeunes esclaves combattre à
sa place. …videmment, ils se sont aussitôt ralliés à l'Union, comme l'ont fait tous les autres à la première occasion. " Le regard du capitaine a croisé discrètement le mien; nous savons déjà communiquer silencieusement et je sais que nous pensions tous deux à cet instant que Shakespeare luimême aurait difficilement pu prévoir une fin plus appropriée au papa chéri de cette dame.
24 avril 1875
Nous avons pénétré en territoire indien o˘ l'on nous interdit de nous aventurer loin des chariots sans protection rapprochée. On vient seulement de nous informer que, le mois dernier, le lieutenant Levi Robinson a été
tué lors d'une embuscade par des Sioux hostiles rattachés à la Red Cloud Agency, proche d'ici, alors qu'il escortait un train chargé de bois sur le même itinéraire. Le camp o˘ nous nous rendons porte depuis son nom. A l'évidence on nous a caché la chose le plus longtemps possible, de crainte de semer la panique parmi nous. C'est aussi la raison pour laquelle nous sommes sous bonne garde militaire, et sous le commandement du capitaine Bourke.
La proximité du danger confère soudain à notre mission une matérialité
dont, jusqu'à maintenant, nous n'étions sans doute pas vraiment conscientes. Peut-être ne voulions-nous pas franchement considérer la pleine réalité de notre destination. Je suppose qu'il faut y voir aussi la cause du sérieux et de la gravité croissante que j'ai décelés chez le capitaine depuis notre départ de Fort Laramie. Car nous nous rapprochons sans cesse de notre rendez-vous avec le destin...
25 avril 1875
Découverte extraordinaire. Je suis partie cette après-midi faire mes besoins dans les fourrés et j'ai eu la surprise d'y trouver notre conducteur Jimmy s'y prenant de la même façon que moi. Je dois bien me rendre à l'évidence, " il " n'a rien d'un jeune homme, puisque c'est une femme !J'ai su dès le départ qu'il y avait quelque chose d'étrange chez lui... enfin, chez elle. Son vrai nom, m'a-t-elle confié, est Gertie. Les gens de la Frontière l'avaient même surnommée " Dirty 2 Gertie ". Nous avons appris en route quantité d'histoires concernant diverses frasques féminines aux forts et aux comptoirs. D'abord fille de saloon, puis joueuse, fine g‚chette et
2. D~r*: sale.
enfin muletière, c'est la femme la plus rude et la plus excentrique que j'aie jamais rencontrée. Non qu'elle soit pour autant; si je puis dire, un mauvais cheval, même si elle est un peu fruste sur les bords. Les autres conducteurs ignorant tout de sa vraie identité, elle m'a priée de ne pas trahir son secret, car elle perdrait s˚rement sa place s'ils venaient à
l'apprendre.
" Il faut bien que je m'en sorte, ma chérie, m'a-t-elle dit. Il n'y a pas ici-bas une seule compagnie muletière qui engagerait une fille, surtout si elle s'appelle Dirty Gertie. Et ça fait un moment que j'ai compris, en plus, que lorsque je fais semblant d'être un gars, les autres types ne passent pas leur temps à essayer de me coincer la nuit sous mes couvertures: ceux qui joueraient à ça se prendraient une bonne rossée par leurs copains. Tandis que si une fille se met à beugler à cause d'un type qui la violente, les autres sont bien capables de venir prendre la suite derrière le premier. Alors que s'ils te prennent pour un gars et qu'il y en a un qui en veut à tes fesses, les autres vont le traiter de pervers et lui coller une trempe. Les hommes sont de drôles de bestiaux, tiens, pour s˚r.
"
J'ai du mal à imaginer les hommes tenter de la " coincer sous sa couverture
", mais j'apprécie d'autant plus de voyager avec "Jimmy " à l'avant maintenant que je connais son secret. Je n'ai rien dit à personne. Même au capitaine. Je ne serais pourtant pas étonnée qu'il soit déjà au courant.
5 mai 1875
Camp Robinson est bien ce que l'on pouvait supposer: un camp. Nous sommes logées dans de grandes tentes communes o˘ nous dormons dans des lits de bois et de toile, sous les couvertures militaires de laine brute auxquelles nous sommes maintenant habituées. On applique également de strictes mesures de sécurité: les gardes restent postés d'heure en heure à l'intérieur et autour du camp et notre peu d'intimité s'en trouve d'autant réduit.
Au dire de tous, il a régné une grande agitation chez les Indiens de l'Agence depuis le début du printemps. Le même jour de février o˘ le pauvre lieutenant Robinson a été tué, un certain Appleton, représentant local du gouvernement pour les Affaires indiennes, a été
assassiné à Red Cloud et quatorze mules des chaînes d'approvisionnement de l'…tat ont été volées. Nos propres Cheyennes, et des Sioux, sont parmi les auteurs de ces exactions. Il semble que nous arrivions - peut-être au moment opportun - alors que la situation menace d'exploser, et le capitaine Bourke est sans cesse plus soucieux de notre sécurité. Nous allons bientôt avoir l'occasion de vérifier si nos présences féminines sont en mesure d'exercer leur influence civilisatrice sur les capricieux sauvages.
Après de régulières défections en chemin, notre petit groupe compte maintenant moins de quarante femmes. Nous avons été informées que nous sommes en quelque sorte la première tranche du " crédit " offert aux Indiens - et donc les vraies pionnières de cette singulière expérience.
¿ ce que l'on dit, d'autres doivent suivre immédiatement, et plusieurs convois sont en route vers des forts de la région. Comme nous sommes les premières, nous allons être " échangées " auprès d'un groupe éminent de la tribu cheyenne - celui du grand chef Little Wolf Si l'on en croit les connaissances ethnographiques du capitaine, les Cheyennes vivent en communautés restreintes qui se rassemblent à différents moments de l'année, d'une façon similaire aux grands vols d'oies migratrices. C'est pourquoi les modalités pratiques de l'échange sont assez complexes, les Cheyennes étant un peuple nomade qui suit ici et là les troupeaux de bisons du printemps à l'automne, avant d'établir à la saison froide de petits villages plus ou moins permanents au bord de quelques fleuves importants.
Nous allons donc nous rendre dans l'un de ces campements hivernaux dont l'emplacement exact est encore inconnu. Selon le capitaine, il faudra nous attendre à des déplacements quasi constants. Voilà qui est plutôt déconcertant, voire terrifiant, pour la plupart d'entre nous, habituées àune existence dans l'ensemble sédentaire. De fait, je me demande comment on aurait pu réellement nous préparer aux épreuves àvenir. Peut-être le capitaine a-t-il raison: toute cette histoire n'est que folie. Dieu merci nous avons Phemie et Helen Flight avec nous. Et Gretchen. Leur grande connaissance d'une nature sauvage et indomptée sera pour nous inestimable au long de cette aventure, quantité de nos camarades étant de vraies citadines
parfaitement étrangères aux contraintes de la vie au grand air. Je commence à comprendre pourquoi M. Benton nous a demandé si nous aimions le
"camping"... le cadet de nos soucis, comme l'a souligné le capitaine...
6 mai 1875
Seigneur Dieu, nous les avons vus aujourd'hui! Notre peuple adoptif. Une escouade est venue nous examiner comme on le ferait d'un lot de marchandises... ce que, de fait, nous sommes précisément. Ils m'ont littéralement coupé le souffle. J'ai réussi à distinguer cinquante-trois individus - car autant essayer de compter les grains d'une poignée de sable jetée au vent - tous des hommes, chevauchant des montures dont ils semblaient le prolongement naturel.. Ils ont fait irruption comme les membres d'un seul corps, un diable de poussière galopant et tourbillonnant.
Les gardes, alertés, ont aussitôt braqué leurs armes sur eux tout autour de nos tentes, avant de comprendre clairement que les Indiens étaient seulement venus inspecter notre contingent.
Je suis bien soulagée de noter qu'ils ne ressemblent en rien aux misérables épaves que nous avons aperçues près des forts. C'est au contraire une race d'hommes robustes et minces, aux visages basanés, bruns comme des ch
‚taignes, à l'ossature fine nouée de muscles vigoureux. Ils paraissent dotés d'une agilité proprement féline, avec une vraie noblesse d'attitude.
Ma première impression est que ces hommes sont plus proches du règne animal que nous autres caucasiens. Ces propos n'ont rien de dévalorisant; je veux seulement dire qu'ils ont une apparence plus " naturelle " que la nôtre, parfaitement en harmonie avec les éléments. Je les avais imaginés de quelque façon plus grands, plus massifs, ainsi que les dépeignent les portraits dans les périodiques, très loin de ces créatures élancées, presque féeriques.
Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas impressionnants... Le visage peint de mystérieux motifs, un grand nombre de nos visiteurs étaient vêtus de jambières et de tuniques de cuir resplendissantes, ornées de toute sorte de parures fantastiques. Certains
avaient les jambes et le torse nus, parcourus de curieuses peintures.
D'autres, armés de lances décorées de couleurs vives, arboraient des plumes, parfois une coiffe entière. Leurs cheveux tressés étaient embellis de perles et de pièces d'argent frappé, ils portaient des colliers d'os et de dents d'animaux, mais aussi des boutons de cuivre et des clochettes d'argent, de sorte que leur magnifique apparition était accompagnée d'un tintinnabule mélodieux qui ne fit qu'ajouter au sentiment général d'irréalité.
Excellents cavaliers, ils menaient leurs rapides poneys avec une extrême précision. Les chevaux eux-mêmes étaient ornés de motifs spectaculaires, leurs crins et leurs queues décorés de plumes et de perles, de bandes de fourrures, de fils de cuivre et de laiton, de boutons et de pièces.
Certains hommes de la troupe n'étaient revêtus en tout et pour tout que d'un pagne, simple morceau d'étoffe qui laisse une part réduite à
l'imagination et devant lequel certaines de nos jeunes femmes se sont détournées par pudeur. Pas moi, n'ayant jamais été d'une pudeur immodérée.
Je dois reconnaître, parmi les différentes impressions, souvent contradictoires, dont j'ai été l'objet alors que je découvrais ce tourbillon, avoir ressenti une étrange et terrifiante jubilation.
Fier et bien de sa personne, le chef manifeste de la délégation Cheyenne se mit à dialoguer rapidement par signes avec le sergent en faction. On nous a conseillé d'apprendre dès que possible àcommuniquer par gestes, et des imprimés rédigés par le lieutenant W. P Clarke, décrivant certains des plus usuels, ont été distribués parmi nous. Bourke, rompu à ce langage, nous en a déjà appris les rudiments. Nous nous sommes même essayés à traduire ainsi un passage de Roméo et 7uliette, non sans quelque succès, dois-je ajouter, et de nombreux éclats de rire 1 Une activité commune qui me paraît d'autant plus appréciable que le destin se resserre autour de nous.
J'ai entendu à l'occasion l'un ou l'autre de ces Indiens qui traînent autour des forts, ou ceux qui servent d'éclaireurs à (armée, et je ne vois pas très bien comment je serais un jour capable de parler leur langue. Elle me paraît très primitive, gutturale et criante, d'évidence dépourvue de nos familières racines latines... autant essayer d'apprendre le langage des coyotes ou des grues.
Cachées derrière un pan de tente, certaines de nos camarades n'ont guère fait mieux qu'épier timidement les sauvages en train de s'agiter et de s'exclamer dans cet idiome sonore et terrifiant qui est le leur. Les plus hardies ont fait quelques pas devant leurs auvents pour observer de plus près nos nouveaux amis. Cela n'était pas peu de chose, vous pouvez me croire, que de voir ces femmes rassemblées par deux ou quatre devant les Cheyennes à cheval: les uns et les autres se regardant en chiens de faÔence, ou plus exactement comme des meutes reniflant leur présence mutuelle au vent...
Ma pauvre Martha, rouge comme une pivoine, en restait muette.
Notre Anglaise Helen Flight, les sourcils comme toujours levés sur une éternelle surprise, puisa comme à son habitude dans ses vastes ressources lexicales: " Bonté divine! Ils sont, je dirais, pittoresques, colorés, non ?je veux dire, les Indiens que j'ai brièvement rencontrés dans les marais de Floride étaient le plus souvent couverts d'une boue pour le moins répugnante qui leur servait à se protéger d'irréductibles moustiques. Mais ces cousins-là sont un rêve d'illustrateur!
- Ou un cauchemar en chair et en os ", reprit de sa voix traînante Miss Lovelace, dont je suis s˚re qu'elle avait bu et qui, cramponnée à son minuscule caniche, les regardait en plissant les paupières par-dessus ses yeux cernés. " Mais c'est qu'ils sont noirs comme des nègres, Fern Louise.
Et que papy joli mourrait une deuxième fois de chagrin si sa gentille petite fille devait tomber dans les bras d'un nègre indien... "
Nos effrontées jumelles irlandaises, déchaînées au spectacle des sauvages, vinrent se placer aux premières loges. De leur côté, les Cheyennes parurent fascinés par les deux rouquines; certains se sont mis à grogner en leur lançant des regards furtifs. Ils ont une drôle de façon de vous observer sans le montrer. C'est assez difficile à décrire, mais ils ne nous regardaient pas directement, au contraire des Blancs. Ils semblaient plutôt nous étudier en quelque point de leur vision périphérique. " Regarde, Meggie, dit Susan. Celui-là a déjà l'air conquis! T'as vu, ce beau p'tit gars sur le poney blanc tacheté ? Ouh, je suis s˚re que j'ai le ticket! "
Là-dessus, Miss Kelly numéro 1 a remonté sa robe jusqu'aux cuisses pour montrer sa jambe nue au jeune et valeureux cavalier. "Jette un oeil là-dessus,
mon joli, dit-elle en partant d'un rire gras. C'est-y que tu voudrais pas reposer ta petite lance dans mon joli pays ? " Son geste hardi a paru jeter le pauvre homme dans un vif embarras, puisqu'il s'est mis, avec son cheval, à tracer des cercles toujours plus étroits.
" Ah, mais c'est que tu sais y faire, sacrée chipie! commentait sa sueur Margaret. Regarde-moi comment il tourne en rond devant toi, déjà! Va pas de doute, ma poulette, tu lui as tapé dans l'oeil. "
Gretchen Fathauer, droite comme une maison, les mains sur les hanches et les paupières plissées au soleil, les attendait de pied ferme. Levant finalement le poing en l'air et le faisant tournoyer pour attirer leur attention, elle s'exclama: " Ya ! Alors mes betits gars ! Che chuis une très bonne femme! Et che serai une bonne ébouse pour celui qui me choisira.
" Elle se frappait la poitrine. " Che ne suis pas très cholie, bais che sais faire des bébés beaux et forts! " Et Gretchen de rire à pleins poumons, en beuglant comme une vache.
Phemie, comme toujours parfaitement sereine, pouffait gentiment en hochant la tête, apparemment ravie par le spectacle. Sa peau très sombre semblait causer un certain émoi chez les sauvages. quelques-uns vinrent s'affairer autour d'elle, conversant dans leurs bizarres sonorités et portant la main sur leurs propres visages comme pour parler fonds de teint. Puis quelqu'un parmi eux se fit entendre distinctement et, un instant plus tard, un grand Indien noir se détacha du lot et se présenta à Phemie. Il était habillé
exactement comme les autres sauvages, mais c'était à l'évidence un Noir, un fort grand homme d'ailleurs qui, installé sur son petit poney indien, donnait à l'animal des allures de nain. " Eh bien, ça alors! s'esclaffa Phemie. Je croyais avoir tout vu, mais pour une surprise, c'est une surprise. qu'est-ce que tu fais dans ce costume d'Indien, négro ? " Mais le grand Noir, qui ne semblait pas plus parler anglais que ses compagnons, se contenta de grommeler quelque chose à leur égard dans leur langue.
Il s'ensuivit une discussion animée chez nos visiteurs. Certains se mirent à crier entre eux; la scène me rappelait quelque peu l'atmosphère des ventes aux enchères dans les parcs à bestiaux de Chicago; je crois que les uns et les autres faisaient valoir leurs prétentions sur chacune de nous!
Si à aucun moment ils ne nous montrèrent du doigt, les hommes nous regardaient attentivement et
parlaient avec animation: nous n'avons pu qu'imaginer leurs dis cussions : KMoi, je"-ends la blonde ! Et moi, la rousse. 7e veux la grosse, moi !3'epr-~ere lafzlle noire. 3'e veux celle quia une robe bleue !Moi jeprends
celle au petit chien !" Ce spectacle n'aurait pas eu quelque chose d'irréel, nous nous serions peut-être vexées de ces présomptions.
Il était clair depuis le début que nous devions rejoindre un monde nouveau. Pourtant, à cet instant, celui d'o˘ nous venons s'est réel lement effondré sous nos pieds.
Je les observais en tentant de deviner lequel, s'il en était un, me trouverait à son go˚t, lorsque mes yeux croisèrent le regard en coin de l'homme qui, arrivé à la tête de l'escouade, restait maintenant assis sur son cheval, parfaitement immobile et muet. ll tenait une lance, un bouclier admirablement décoré, et sa tête était coiffée d'une magnifique parure de plumes d'aigles qui descendait le long de son dos jusqu'à la croupe de sa monture. Les éclairs blancs de la foudrÎ étaient représentés sur les jambes de celle-ci. Son cavalier ne portait aucune peinture au visage. Il me parut plus ‚gé que ses compagnons, quoique cela p˚t être seulement une impression, son immobilité et son assurance suggérant une certaine maturité. Il avait la peau sombre, les traits fins, une m‚choire féroce et volontaire. Contrairement aux autres, il restait coi, campé telle une statue sur sa monture. Lorsqu'il leva sa lance en hochant rapidement la tête vers moi, d'un geste impérieux, royal et propriétaire - celui d'un seigneur féodal - je compris sans l'ombre d'un doute que celui-là, le chef, m'avait choisie pour être son épouse. Je hochai la tête à mon tour... moins à (attention personnelle de mon futur mari qu'en signe de résignation, d'acceptation finale des termes de mon terrible contrat. J'avoue m'être dit à moi-même, tant par calcul féminin que par esprit foncièrement pratique : j ‚urais dru tomber plus mal
¿ cet instant précis, je regardai à l'autre bout de la cour la troupe des militaires en armes qui suivaient l'étrange spectacle d'un oeil nerveux.
Ils s'efforçaient de maîtriser leurs chevaux qui, inquiets, s'ébrouaient, hennissaient et piaffaient. Et là, en tête du bataillon, droit sur ses étriers tandis que sa propre jument patinait de gauche et de droite, le capitaine John Bourke me fixait avec une expression d'insupportable tristesse.
Aussi subitement qu'ils étaient arrivés, mus semble-t-il par quelque invisible signal, les sauvages repartirent comme un seul homme, parfaitement synchronisés, tel un vol de merles quittant le sol, et s'éloignèrent au galop...
7 mai 1875
Ce matin, le commandant du camp, le colonel Bradley, est venu nous rendre visite en compagnie du capitaine Bourke - pour nous expliquer les modalités de notre imminent " transfert ". Un terme bien peu romantique, s'il en est!
La chose doit avoir lieu demain matin. Les Cheyennes viendront nous chercher peu après le lever du jour; on nous conseille de prendre avec nous aussi peu de bagages que possible: les sauvages sont rétifs au concept de "
malles " et n'ont de toute façon aucun moyen de les transporter. Comme le capitaine l'a souligné ironiquement, ils n'ont pas encore inventé la roue.
D'autres femmes dans le groupe viennent de renoncer au dernier moment -
suite au spectacle des indigènes, j'en suis certaine. Une pauvre fille, notamment, recrutée comme moi dans une institution de Chicago - o˘ elle était internée pour " troubles nerveux " - semble avoir complètement perdu la raison. Sanglotante, en proie au délire, elle a été conduite à la tente de l'infirmerie. Je suppose qu'un tel comportement était prévisible de la part de quelqu'un qui sort de l'asile. Il semble qu'il n'y ait pas de place ici pour les agités. Plusieurs autres, désertant au milieu de la nuit, ont été ramenées ce matin au camp par les soldats. Des éclaireurs indiens les avaient trouvées errant dans les collines, hébétées et à moitié mortes de froid - les températures sont encore très basses la nuit. Je ne sais pour l'instant ce qu'elles vont devenir. Pour ma part, j'ai pris un engagement et je dois m'y tenir. Dieu sait si nous avons eu le temps de réfléchir, les unes comme les autres...
Oui, ils viennent donc nous prendre demain... Bon Dieu... q,u'avons-nous fait?
Post-scriptum aux réflexions de ce jour
Tard dans la soirée, "Jimmy " est venue dans nos quartiers pour m'appeler au-dehors.
" Le 'pitaine veut te voir dans sa tente, ma jolie, me dit Gertie. J'aime mieux te prévenir qu'il est dans un drôle d'état.
J'avais noté plus tôt lors de notre réunion avec le colonel Smith que Bourke, soucieux, restait silencieux, et je ne l'ai jamais vu si agité que ce soir quand je le rejoignis. Assis devant un verre et une bouteille de whiskey, il se leva dès mon arrivée et se mit à faire les cent pas comme un lion dans sa cage, à bout de nerfs.
" Savez-vous pourquoi je vous ai fait chercher? demanda-t-il, pour une fois départi de ses civilités.
-Je suppose que ce n'est pas pour lire Shakespeare?
- Moquez-vous de moi autant que vous voudrez, May, coupa-t-il, irrité. Vous êtes orgueilleuse et stupide. Ce n'est plus un jeu. Vous n'êtes plus une actrice de quelque farce sur une scène de thé‚tre.
-Je n'aime pas vos paroles, John. Personne ne sait aussi bien que moi o˘
j'en suis. Laissez-moi dans ce cas reformuler ma réponse: j'imagine que vous m'avez demandé de venir pour m'implorer de ne pas prendre part au transfert de demain. "
S'immobilisant soudain, il se retourna vers moi: " Vous implorer a beugla-t-il. Vous implorer! Non, madame, certes pas: vous l'interdire ! Vous devez renoncer à cette folie ! Je ne vous permettrai pas ! "
J'avoue que si j'ai ri au spectacle de son désarroi, ce fut purement et simplement la réaction bravache d'une femme désespérée. ¿ la vérité, commençant moi-même à perdre courage, je me trouvais presque paralysée par la crainte et l'appréhension, tant pour moi que pour mes compagnes d'aventure. Nous avons vu les sauvages en chair et en os, et notre moral était tombé au plus bas. Mais je ne pouvais laisser ni les autres, ni le capitaine, se rendre compte de ma faiblesse ou de ma foi envolée.
" Capitaine, cher ami, répondis-je. Puis-je vous rappeler que je ne suis pas un de vos soldats et que vous n'êtes guère en position de m'interdire quoi que ce soit. En outre, nos propres ordres proviennent d'une autorité
supérieure à vous. "
Il hocha la tête en signe d'incrédulité, mais sa colère semblait presque évanouie. " Comment trouvez-vous encore le moyen de rire, May ? demanda-t-il d'une petite voix émerveillée.
- Croyez-vous honnêtement, John, que je rie d'un coeur léger? que je me moque de vous ? que je prends cette situation comme un jeu, comme un acteur sur les planches ? Ne comprenez-vous pas que mon rire est une ultime défense contre mes larmes a " Je citai
" ,7 énseignerai la fierté à mes peines... H
Ce fut lui qui termina : rc Car le chagrin estfier et courbe ses victimes.
Puis il s'agenouilla devant moi. " …coutez-moi, May, dit-il, prenant ma main entre les siennes et la serrant très fort. Vous n'avez aucune idée des épreuves qui vous attendent. Vous ne survivrez pas mieux à la vie de ce peuple que si l'on vous demandait de vous intégrer àune horde de loups ou à
une famille d'ours, vous n'y arriverez tout bonnement pas. Ils sont à ce point différents de nous. Vous devez me croire, si je vous le dis. Ces sauvages sont plus qu'une race distincte de la nôtre: c'est une espèce à
part.
- Ne sont-ils pas des êtres humains, John a Ne pouvons-nous au moins espérer trouver un terrain d'entente puisque nous sommes tous des hommes et des femmes ?
- Mais ils en sont encore à l'‚ge de pierre, May! Des paÔens qui n'ont jamais dépassé leur statut initial dans le règne animal, ne se sont jamais élevés à la beauté et à la noblesse de la civilisation. Ils n'ont d'autre religion que leurs superstitions, d'autre art que ces silhouettes qu'ils tracent sur la pierre, d'autre musique que le vacarme de leurs tambours.
Ils ne lisent pas, n'écrivent pas. Je vous pose la question: O˘ est leur Shakespeare? leur Mozart? leur Platon? C'est une race de barbares, d'oisifs. Leur histoire est inscrite dans le sang, par des siècles entiers de sauvagerie, de pillages, de boucheries incessantes. Le meurtre et la déshérence! …coutezmoi, May: ces gens ne pensent pas de la même façon que nous. Ne vivent pas de la même façon que nous... " Comme à court de mots, il sembla hésiter... " Ils n'aiment pas... de la même façon que nous... "
Mon souffle restait bloqué au fond de ma gorge tant le discours noir et brutal du capitaine m'inspirait l'appréhension, la terreur. " Mais de quelle façon... a demandais je, plus que jamais sur le point de m'effondrer d'une pièce. Dites-moi, John, en quoi n'aimeraientils pas comme nous a "
Il ne sut que hocher la tête et détourner les yeux. " Des animaux...
murmura-t-il enfin. Ils font l'amour comme des bêtes.
- Mon Dieu, John ", dis-je doucement, aux prises avec un désespoir plus vif que je n'en avais jamais connu... du moins me laissaisje aller un instant à
le penser. Mais je me rappelai une fois encore celui auquel je m'étais soustraite - et cette pense me sortit de l'abysse de ma propre l‚cheté.
" Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi j'avais accepté de participer à
cette mission ? dis-je. Eh bien je vais maintenant vous le dire. Peut-être mes explications vous aideront-elles à calmer vos esprits. J'ai été
recrutée par l'…tat dans un asile d'aliénés. Mon seul choix était d'y rester enfermée toute ma vie, et l'éventualité en était forte, ou de partir chez les sauvages. qu'auriez-vous fait, John, face à une telle alternative ?
- Vous n'êtes pas plus folle que moi, May, protesta le capitaine. quelle était la nature de votre mal, si je puis me permettre?
- L'amour. J'étais amoureuse d'un homme que ma famille trouvait inconvenant. Je lui ai donné deux enfants sans que nous soyons mariés. "
L'ombre de désenchantement qui passa brièvement sur le visage de john Bourke ne m'échappa pas: sa droiture catholique se trouvait à l'évidence froissée par la découverte de mes " péchés ". Vaguement confus, il se détourna de moi. " On n'enferme pas les gens dans des asiles de fous pour des erreurs de ce genre, dit-il finalement.
- Des erreurs, John ? le repris je. L'amour n'est pas une erreur. Ni mes enfants chéris, pour qui je prie chaque nuit afin que nous soyons réunis un jour, une fois cette aventure finie.
- Et quel diagnostic ofciel a donc permis aux médecins de vous garder enfermée ?
- Perversion morale, déclarai-je sans ambages. Débauches sexuelles, comme l'a déclaré ma famille. "
Il l‚cha alors ma main et se releva. Puis il se détourna une fois encore.
Une détresse plus grande se lisait sur son visage. Je devinai ce qu'il pensait.
"John, dis-je, je ne sens aucunement le besoin de me défendre contre de tels mensonges, ni de justifier mon comportement, passé ou présent. Nous sommes vous et moi des amis, n'est-ce pas? Je pense qu'en peu de temps nous avons même été de bons amis. Et, à moins que mes sentiments ne m'abusent, nous aurions pu en d'autres circonstances devenir bien plus que cela. Je suis sans doute un être passionné, mais je ne suis pas une débauchée. Je n'ai connu dans ma vie qu'un homme, Harry Ames, le père de mes enfants.
-Je pourrais intervenir en votre faveur auprès des autorités, May, interrompit le capitaine en se retournant vers moi. Et peutêtre obtenir que l'on vous dispense de tenir votre engagement.
- Même si vous y arriviez, répondis-je, vous ne pourriez empêcher ma famille de me renvoyer dans cet endroit épouvantable. Vous me dites que je n'ai pas idée de la vie qui m'attend chez les sauvages, mais vous n'imaginez pas non plus celle que j'ai d˚ subir. quand chaque jour est la réplique exacte du précédent, qu'ils forment une chaîne sans fin de semaines sans soleil, sans espoir. quoi que je trouve dans ce monde nouveau et étranger o˘ nous mettons le pied, ça ne peut être pire que l'ennui et la mélancolie de l'asile. Je n'y retournerai jamais, John. Je mourrai plutôt."
Je me levai alors et avançai vers lui. Le prenant dans mes bras, je posai la tête contre sa poitrine et, le serrant contre moi, entendis les battements de son coeur. " Peut-être me détestez-vous, John, maintenant que vous savez la vérité. Et peut-être pensezvous aussi que je mérite bien après tout qu'on m'envoie chez les sauvages. "
Le capitaine referma ses bras autour de moi et, à cet instant, pour la première fois depuis si longtemps que le souvenir m'en échappait, je me sentis totalement hors de danger, comme si j'avais enfin trouvé un abri loin des tumultes et des déchirements de mon existence. Je respirai son odeur d'homme fort, semblable à une forêt d'automne. Les muscles de ses bras et de son dos donnaient l'impression de robustesse d'une maison aux murs solides. Le rythme de son coeur contre ma gorge me sembla le pouls de la terre elle-même. Serais-je capable de rester ici, pensai-je, pour toujours en sécurité dans les bras de cet homme doux et bon?
" Vous devez savoir que je suis amoureux de vous, May, dit-il, et que je ne saurais vous haÔr ni vous juger. Si mes moyens me permettaient de couper court à cette folie, je le ferais. Je ferais n'importe quoi pour vous épargner.
- Vous êtes fiancé, John. Je le suis aussi de mon côté. Même si j'acceptais votre aide, il serait déjà trop tard. "
Pourtant je crois maintenant que c'est peut-être john Bourke luimême, après tout, qui avait besoin de mon aide, besoin de se dérober à mes terribles exigences, à mon désir de me fondre en lui, de le prendre en moi pour ne plus former qu'un être unique, inséparable. qui aurait su perdre la gr‚ce plus vite ou plus ‚prement, au terme d'une splendide lutte spirituelle, qu'un jeune Irlandais élevé
chez les jésuites ? ou un très honorable militaire, déjà fiancé à une autre? Y a-t-il amour plus délicieux qu'un amour condamné ?
quand john Bourke m'embrassa, je sentis sur ses lèvres le léger go˚t de miel de son whiskey. Sa profonde résistance morale s'évanouit devant mon ardent désir de lui. Je nous vis tous deux emportés au loin et me cramponnai de toutes mes forces à la vie, au moment présent, comme si le contact de nos corps pouvait me garder dans cette bulle de temps et d'espace, que la fusion de nos chairs effaçait nos identités et que l'être singulier que nous formions était seul capable de me garder en Terre Sainte, l'unique monde que je connaisse. " Allez-vous me montrer, John, murmurai-je devant sa bouche, John chéri, implorai-je, allez-vous me montrer maintenant comment un homme civilisé fait l'amour à une dame ? "
8 mai 1875
Mon cher Harry, je dois m'efforcer de t'écrire la lettre la plus inconsciente, la plus bavarde possible ce soir, car si je dois un jour devenir vraiment folle, ce ne peut être qu'aujourd'hui, lors de cette première nuit en pays indien. En t'écrivant, et en t'imaginant en train de lire cette lettre, je peux croire malgré moi quelques instants de plus que tout va bien, que je suis seulement en train de vivre un cauchemar dont je m'éveillerai entre tes bras, dans notre appartement o˘ nos enfants dorment près de nous... et tout sera pour le mieux... oui, pour une fois encore...
Je vais être l'épouse du chef. Oui, le premier homme de la tribu m'a choisie pour femme. Son rang étant chez les sauvages celui d'un roi, je vais devenir un genre de reine, sans doute... Ha! que dirais-tu de cela, Harry, si tu savais seulement o˘ nos actes et nos décisions m'ont menée?
Femme de chef, reine des Cheyennes, future mère de royaux petits sauvages...
Il s'appelle Little Wolf - son nom est vénéré chez les Indiens des plaines et il a été reçu en personne à Washington par le président Ulysses S.
Grant. Le capitaine de notre escorte admet volontiers qu'il a la réputation d'être un guerrier sans peur et un grand chef.
Je dois dire que, au regard des autres sauvages, il n'est pas vraiment désagréable à regarder. Impossible de deviner son ‚ge. Ce n'est plus un jeune homme et il doit avoir quelques années de plus que moi, sans qu'il soit vraiment vieux, pourtant... disons la quarantaine, bientôt, peut-être.
Mais en parfaite santé, physiquement superbe, avec des yeux très sombres, presque noirs, des traits puissants et l'allure farouche d'un loup. Il me paraît cependant être un homme bon, dont le parler élégant et doux me ferait presque oublier la laideur de la langue indienne.
Ils sont venus tôt ce matin, Harry, précédés d'une troupe de chevaux qu'ils menaient par l'arrière dans un grand tintamarre, proférant toute sorte d'incroyables exclamations, comme de vrais animaux, les cris que l'on attend exactement de la part d'un groupe de sauvages. Les bêtes ont été
rassemblées dans le corral du camp o˘ un administrateur en a vérifié le nombre.
Naturellement, je dois admettre qu'être troquée contre un cheval fait naître en moi un sentiment mitigé... même si je devrais me consoler du fait que celui offert par Little Wolf au commandant en échange de ma main était, à tous points de vue, l'un des plus beaux de tous... non que je sois experte en la matière, mais c'est du moins l'avis de mon nouvel ami, Jimmy le muletier.
Admettons que je sois soulagée de me voir comparée à un spécimen aussi parfait de la race équine... cela va-t-il mieux pour autant?
Ma bonne amie Martha est censée épouser un individu patibulaire répondant avec à-propos au nom de Tangle Hair, du fait de son épaisse chevelure emmêlée, qui lui donne d'ailleurs l'allure d'un des pensionnaires les plus fous de mon asile d'aliénés. Il est cependant, lui aussi et au dire de tous, un valeureux guerrier.
L'un des avatars les plus inouÔs de cette situation déjà bizarre veut que notre courageuse Phemie ait été choisie par un Noir du peuple des sauvages.
C'est d'ailleurs son nom: Black Man. L'interprète au service du camp, un sang-mêlé français-sioux du nom de Bruyère, nous a expliqué que le prétendant avait été capturé, enfant, lors de l'attaque d'un convoi d'esclaves noirs en fuite. …levé chez les Cheyennes, il est considéré comme l'un des leurs au même titre que s'il était né chez eux. Il ne parle pas anglais et les autres le traitent en égal. Peut-être qu'à cet égard, les sauvages sont plus
civilisés que nous. C'est un beau garçon, franchement plus grand que les autres, bien au-dessus d'un mètre quatre-vingts, je pense, et il paraît tout désigné pour faire un bon époux auprès de Phemie... pardonne-moi d'épiloguer aussi longuement, Harry... c'est l'effet de l'épuisement et de la terreur, et je ne suis qu'une femme... je m'efforce simplement de trouver un sens et un ordre à cette histoire insensée...
Helen Elizabeth Flight, notre artiste résidente, a été choisie par un dénommé Hog 3, autre fameux guerrier. " Eh bien, j'espère pouvoir garder mon nom de carrière, dit-elle sans se départir de son humour. J'imagine que Helen Hog a une sonorité assez déplaisante à l'oreille, tu ne trouves pas ?
" Malgré son peu séduisant patronyme, Hog a belle allure avec sa grande taille et des épaules plutôt larges pour un Indien.
La gentille petite Sara est fiancée à un garçon fluet du nom de Yellow Wolf, à peine un adolescent semble-t-il. Je dois admettre une fois de plus que les Cheyennes me paraissent avoir établi sagement leurs choix, car ce jeune homme, lui aussi extrêmement timide, a tout l'air d'être épris de la petite : il peine à la quitter des yeux. Peutêtre réussira-t-il là o˘ nous avons échoué, et la sortira-t-il de son monde d'angoisses muettes.
Le capitaine Bourke nous a expliqué que la folie est considérée par les Cheyennes comme un don de Dieu, c'est pourquoi les égarés sont traités avec beaucoup de respect, même avec révérence, dans cette société. Dans ce cas, certaines d'entre nous risquent d'être tenues en haute estime, sinon idol
‚trées! De ce fait, la concurrence a été rude entre plusieurs fiancés potentiels pour la main de cette pauvre Ada Ware. Comme elle est une ancienne pensionnaire, atteinte de mélancolie, les hommes de notre monde voient difFicilement un beau parti en elle. Mais selon Bruyère, les Indiens lui trouvent une odeur de sainteté, inspirée par ses vêtements noirs. Le peu de connaissances qu'ils ont assimilées sur nos diverses religions semble composer un joli puzzle.
3. Hog: pourceau.
Nos sacs de voyage ont provoqué chez eux une vive allégresse. Les saisissant par les poignées, les moins dignes de nos compagnons ont mimé un cortège grotesque et spectaculaire pour le plus grand bonheur de leurs puérils amis qui se sont mis à rouler par terre en riant. Ce sont vraiment de turbulents gamins !J'ai remarqué avec plaisir que mon promis, loin de participer à ces absurdités, s'est contenté de regarder sévèrement ses hommes.
La pauvre Daisy Lovelace s'est, elle, vue mêlée à une triste farce orchestrée par celui qui l'avait choisie pour femme. Alors qu'il rassemblait les biens de la Sudiste, il a tenté de lui prendre des mains son bien-aimé caniche. Daisy, qui, j'imagine, était imbibée de son " remède
", s'est cramponnée au chien en déclarant: " Non, môssieur, vous ne mettrez pas vos pattes sur ma Fern Louise. Jamais de la vie. Vous m'entendez ?
Jamais je ne vous laisserai toucher à mon bébé chéri. "
Mais, agile comme un chat, l'Indien a quand même réussi à le lui arracher.
Il fa soulevé par la peau du cou pour (exhiber fièrement devant ses comparses, qui se sont rassemblés autour de lui tandis que la pauvre bête battait l'air désespérément des quatre pattes. J'avoue ne pas beaucoup apprécier Miss Lovelace, son misérable quadrupède encore moins, mais je déteste voir maltraiter un animal, de sorte que j'ai volé à son secours lorsque Daisy a voulu le récupérer. " Rendez-lui son chien! " ai-je intimé
au sauvage. Semblant comprendre ce que je lui ordonnais, il haussa les épaules et laissa la pauvre chose choir dans la poussière avec autant d'égards que l'on jetterait une vieille chaussette. Le petit chien s'affala sur le sol mais, retrouvant rapidement l'usage de ses membres, il se mit àtourner en rond de plus en plus vite, ce qui eut pour effet de redoubler l'hilarité du groupe autour de lui. Puis, comme poussée par la force centrifuge, Fern Louise quitta brusquement sa danse de SaintGuy et, se précipitant comme une flèche vers le sauvage qui (avait malmenée, enfonça ses dents dans sa cheville en grondant méchamment et en agitant la gueule comme un minuscule démon tout juste sorti des enfers. Notre sauvage commença à bondir à cloche-pied en essayant vainement de se débarrasser du caniche, ce qui était du meilleur comique malgré ses braillements de douleur et replongea les autres dans la plus totale hilarité.
"Tiens bon, Feeeem Louiiiiise ! triomphait Daisy Lovelace. Vas-y, poulet, mords-moi ce vilain nègre! Apprends-leur donc, à ces sacrés sauvages, ce qu'il en co˚te de faire les idiots avec toi. " Bientôt épuisé par ses efforts, le petit chien l‚cha prise et revint trotter vers sa maîtresse, haletant et la gueule couverte de bave rouge‚tre. Entre-temps l'infortuné
Indien, courbé vers la terre, se cramponnait des deux mains à sa cheville blessée en émettant de pitoyables gémissements. Ils ne lui valurent aucune marque de sympathie de la part de ses frères, lesquels trouvaient sa détresse désopilante audelà de toute mesure. En fait, l'épisode entier nous fournit à toutes un amusement et une détente dont nous avions grand besoin.
quant à Fern Louise, elle a considérablement grandi dans notre estime.
Les chevaux échangés n'étaient qu'une monnaie d'échange au regard des autorités, car on nous a fourni de solides montures américaines pour nous véhiculer en territoire indien, équipées de bonnes selles militaires. Nous y avons attaché nos sacs et les rares objets personnels que l'on nous permit d'emporter. Anticipant la difficulté de parcourir de longues distances en robe, les soldats ont eu la bonne idée de confier à celles qui en voulaient des culottes de cavalier recousues spécialement, quoiqu'en h
‚te, à notre attention. Celles qui ont refusé ce pantalon ont regretté leur coquetterie au bout de quelques kilomètres à peine. Pour leur part, les sauvages se montrèrent aussi agités en nous voyant ainsi accoutrées qu'ils l'avaient été au spectacle de nos sacs de voyage, et y allèrent de leurs grognements réprobateurs. Comme ils ne portent pas euxmêmes de pantalons, on peut seulement présumer qu'ils n'avaient encore jamais eu l'occasion de voir des femmes en mettre.
J'ai avec moi mes précieux carnets et une bonne réserve de crayons à mine de plomb que le capitaine Bourke m'a offerts (il pensait non sans raison que l'encre serait difficile à trouver dans les contrées o˘ nous nous rendons). Il m'a aussi donné son volume des oeuvres de Shakespeare pour me tenir compagnie au pays des sauvages. Sachant ce qu'il représente pour lui, j'ai voulu refuser, mais il a insisté. Nous avons pleuré dans les bras l'un de l'autre la tristesse de cette séparation, un luxe que l'on ne nous a pas accordé à nous deux, Harry, il faut bien le dire.
Oui, je te dois cette dernière confession, à toi mon premier amour, le père de mes enfants, o˘ que tu sois, quoi qu'il te soit advenu... toi à qui, jusqu'à la nuit dernière, je suis restée fidèle... Oui, le capitaine et moi nous sommes laissé emporter par la passion, la force de nos sentiments...
c'était irrésistible et je n'avais pas l'intention de lutter... quelle étrange propension est donc la mienne, Harry, de m'attacher aux hommes pour lesquels je ne suis pas faite: un contremaître d'usine, un capitaine d'armée, catholique et fiancé, et maintenant un chef indien. Bon Dieu, je suis peut-être folle, après tout...
Tentant à la dernière heure de repousser l'inévitable, un comité de quelques femmes formé en h‚te est allé trouver le colonel Bradley pour lui demander la permission de passer une nuit supplémentaire, la dernière, au camp. L'émotion était à son comble et je craignis une défection de masse.
Le colonel a fait passer la requête à Little Wolf qui a réuni plusieurs autres chefs pour débattre de la chose. Revenant plus tard annoncer sa décision, le grand chef expliqua que les chevaux avaient été livrés comme convenu et que nous devions maintenant accompagner ses hommes. Il y aurait encore largement assez de soleil avant la fin de journée pour que nous puissions atteindre leur campement et les Indiens ne voyaient aucune raison de repousser notre départ au lendemain. Le colonel nous confia que, s'il ne nous libérait pas comme prévu, son geste pouvait être interprété par les Cheyennes comme un premier manquement à l'engagement que nous avions conclu. Auquel cas les ennuis ne tarderaient pas à arriver. L'objectif avoué de notre aventureuse mission était d'enrayer autant que possible la poursuite des hostilités avec les Indiens, aussi le colonel rejeta-t-il tristement notre requête de passer une dernière nuit dans le sein de la civilisation. Nous savons bien à quoi nous nous sommes engagées, pourtant?
Nous avons été rejointes à la dernière minute par un certain révérend Hare, un corpulent missionnaire de l'…glise épiscopale arrivé hier seulement à
Fort Fetterman pour nous accompagner. C'est un personnage plutôt singulier: il doit peser au moins cent soixante-dix kilos et il est chauve comme une boule de billard. Avec sa grande chasuble blanche, il ressemble surtout à
un monstrueux
bébé en langes. Il est apparu sur une énorme mule, blanche elle aussi, qui grognait passablement sous son poids.
Bourke n'a pu se retenir de hocher la tête à l'arrivée de l'épiscopalien, en marmonnant quelque interjection du genre: " Encore un de ces protestants bien nourris ". Le capitaine, à l'évidence au courant des activités religieuses du missionnaire auprès des indigènes, s'est plaint en privé que le Plan Indien de Paix du président Grant donnait à toutes les confessions l'occasion de s'entre-déchirer pour les ‚mes des sauvages, comme autant de chiens devant un os.
Le révérend, précisément, une "Robe blanche" comme les Indiens surnomment les épiscopaliens, a été dépêché par son …glise pour ramener les brebis cheyennes égarées avant qu'elles ne deviennent la proie de catholiques "
Robes noires ". L'une des premières déclarations du pasteur a été, à peine arrivé, qu'il était préférable aux yeux de son …glise que les barbares restent des sauvages plutôt que de se faire convertir par les catholiques.
Une remarque, on me croira, qui fut loin de plaire au capitaine.
On nous a appris cependant que le révérend Hare travaillait depuis de nombreuses années avec les Indiens et que, linguiste à sa façon, il parle couramment plusieurs de leurs langues, le cheyenne notamment. Son rôle sera à la fois celui d'interprète et celui de conseiller spirituel auprès du troupeau d'agneaux sacrifiés que nous sommes.
C'est dans cet état d'esprit que nous avons quitté Camp Robinson en compagnie de nos futurs époux. Certaines d'entre nous se sont mises à
pleurer comme s'il s'agissait d'un convoi funèbre au lieu d'une marche nuptiale. Pour ma part, je me suis efforcée de conserver mon sang-froid.
Malgré la désapprobation du capitaine Bourke, j'ai fait le voeu de garder bonne figure tout au long de cette aventure, de bien conserver à l'esprit que notre situation n'est que provisoire; nous sommes des soldats partis remplir notre devoir envers notre pays, et au moins nous pouvons déjà
penser au jour de notre retour. Tout au fond de mon coeur, Harry, demeure le souvenir de nos enfants bien-aimés, et le rêve que j'entretiens de leur revenir; cette espérance me donnera la vie et la force dont j'ai besoin.
J'ai tenté dés le départ de réconforter mes camarades gr‚ce à ces pensées: qu'un jour nous reviendrions à la civilisation, en femmes libres, enfin.
Je partis donc fièrement à cheval en tête de la procession, de conserve avec mon promis, et fis un discret signe de tête au capitaine Bourke dont l'attitude rigide reflétait sans conteste la profonde affliction. En signe d'adieu, je commençais à lever la main àson attention lorsque je m'aperçus qu'il avait les yeux rivés au sol, ne voulant pas me voir. Ai-je perçu de la honte dans ce regard qu'il me refusait? Se flagellait-il tout seul, en bon catholique ? D'avoir trahi, pour un unique moment de passion, et Dieu, et sa fiancée, et le devoir militaire ? Ai-je décelé, peut-être, une vague lueur de soulagement dans le fait que l'objet licencieux de son abandon, cette tentatrice dépêchée par le diable, parte au loin vivre avec les sauvages - punition méritée de nos doux péchés nocturnes, infligée par un Dieu vengeur ? Oui, j'ai lu tout cela dans les yeux baissés de john Bourke.
Et c'est le sort des femmes sur cette terre, Harry, que l'expiation des hommes ne puisse être obtenue qu'au prix de notre bannissement.
Moi, je n'ai pas baissé la tête. J'ai l'intention de conserver ma dignité
co˚te que co˚te dans cette nouvelle vie. Et comme je dois être l'épouse du chef, je tiendrai mon rôle dans le respect le plus strict du décorum. C'est pourquoi, avant notre départ, j'ai répété àMartha et à celles d'entre nous qui me semblaient les plus inquiètes le conseil que mon amie Jimmy le muletier, alias Dirty Gertie - elle en sait assez long au sujet des Indiens
- m'a donné: " Garde la tête haute, ma chérie, et ne laisse jamais aucun d'eux te surprendre àpleurer ". Bien s˚r, c'est pour certaines plus facile à dire qu'à mettre en pratique. Je me propose, en ce qui me concerne, de n'afficher aucune faiblesse, d'être toujours franche, ferme et forte, de ne jamais manifester l'inquiétude ou le doute, aussi soucieuse ou incertaine puissé-je me sentir en mon for intérieur. Je ne vois pas d'autre moyen de survivre à cette ordalie.
Il fallut peu de temps pour que la plupart des passagères se résignent, semble-t-il, à leur sort. Leurs sanglots se muèrent bientôt en de rares gémissements vite étouffés, et nous parl‚mes peu; muettes et intimidées, nous étions semblables à des enfants soumis qui se laisseraient passivement mener vers des terres incultes.
quelle étrange procession devions-nous former, chevauchant ainsi en longue file paresseuse, forte d'une centaine de personnes, Indiens et femmes.
Notre cheminement paraissait sinueux, indiscipliné, après la rectitude militaire de nos récents convois. S'il nous regardait d'en haut, Dieu pouvait aisément nous comparer à une colonie de fourmis, progressant à travers les collines, gravissant les forêts de sapins pour redescendre ensuite près du lit des rivières et de l'abondante végétation qui les borde. Nos chevaux passèrent à gué des ruisseaux tout enflés d'écoulements printaniers. L'eau boueuse et rapide frappait nos étriers. Ma propre monture, un vigoureux bai, calme et bien assuré, que j'ai baptisé
Soldier en hommage au capitaine, s'est engagé franchement dans un enchevêtrement d'arbres mort avant de partir au petit trot rejoindre les pentes rocheuses menant aux prochaines crêtes o˘ la marche devenait plus aisée.
C'était une ravissante après-midi de printemps, propre à nous réconforter un peu, car, aussi incertain et étrange que paraissait notre avenir, nous vivions toujours sous le même ciel, c'était le même soleil qui brillait audessus de nos têtes, et c'était le même Dieu, pour qui est enclin à croire, qui nous guidait...
Planant dans l'air, une odeur légère, ‚cre et doucereuse de bois br˚lé
annonça le campement indien bien avant que nous ne l'atteignions. Nous aperç˚mes bientôt une vague brume s'élever vers le ciel depuis les feux de camp, et celui-ci apparut. Un groupe de jeunes garçons vint à notre rencontre, tous bavardant en émettant de curieux gazouillis de surprise.
Les plus petits d'entre eux chevauchaient une espèce de gros chien aux immenses pattes que je n'avais encore jamais vue - un genre de loup à
l'épaisse fourrure garnie de plumes, de perles, de grelots et autres breloques, également orné de peintures semblables à celles des poneys des guerriers. J'étais alors plus que jamais consciente de ce que nous entrions dans un monde totalement nouveau, avec sa race distincte, ses propres créatures... et c'était le cas. un monde de conte de fées en marge du nôtre, à moins que ce dernier ne vive finalement dans l'ombre de celui-là... qui sait? Les plus enhardis des garçons vinrent à la dérobée toucher nos pieds avant de détaler en piaillant comme des écureuils.
Ils repartirent en courant au camp pour annoncer notre arrivée et nous entendîmes alors tout un brouhaha de voix hautes et d'aboiements, une cacophonie villageoise de bruits inconnus et, je dois l'avouer, franchement terrifiante.
Une foule de femmes, d'enfants et d'anciens se rassembla devant nous. Les tentes - qu'ils appellent des tipis ou loges - étaient groupées en formations vaguement circulaires, par demi-cercles de quatre ou cinq qui tous ensemble composent un plus grand rond. L'endroit était coloré, bruyant
- une fête pour les yeux - et pourtant si étrange que nous nous trouv‚mes incapables de l'embrasser entièrement. Nous en étions de toute façon empêchées par cette foule groupée autour de nous, qui jasait dans son curieux langage et tentait de poser furtivement une main sur nos jambes ou nos pieds. Nous avons parcouru le camp dans son entier, comme pour offrir un genre de parade à ses habitants, avant de faire demi-tour et de recommencer dans l'autre sens. Les cris et les bavardages, le bruit et l'agitation incessante, me firent tourner la tête et je ne comprenais plus vraiment ce qui m'arrivait. Nous f˚mes bientôt séparées les unes des autres et j'entendis plusieurs voix désespérées, perdues, crier en anglais. Je voulus leur répondre mais mes mots s'évanouirent dans le chahut général. Je perdis même Martha de vue tandis que les sauvages nous absorbaient une à
une dans leur monde. C'était autour de moi un tel tourbillon, un tel mélange de mouvements confus, de couleurs et de bruits inconnus... que je crus me perdre moi-même.
Je ne t'écris plus aujourd'hui, mon cher Harry, dans l'abri s˚r qu'offraient les tentes de l'armée, mais aux tout derniers rayons du soleil, à la faible lueur des braises mourantes d'un feu de tipi, au centre de la hutte d'un guerrier. Oui, j'ai fini par entrer dans ce rêve fabuleux, cette vie irréelle, cette existence étrangère à notre univers, dans ce monde que peut-être seuls les fous sont amenés àcomprendre...
Me voilà assise dans cette tente primitive, près du feu presque éteint, entourée de sauvages accroupis à la mine sévère, et la réalité de cette situation s'impose finalement. En quittant cette aprèsmidi Fort Robinson, il m'est venu à l'esprit que je pourrais bien mourir ici, dans les vastes espaces de la prairie déserte, au milieu de ce peuple reculé et perdu... un peuple qui a tout des trolls des contes de fées, qui n'a rien en commun avec les hommes et les femmes que j'ai connus. Ce sont les gens d'une terre différente et plus ancienne. John Bourke avait raison. Mes yeux balaient l'enceinte du tipi et soudain le souvenir des quatre murs étouffants de ma cellule à l'asile prend une allure vaguement réconfortante, familière... ce n'était rien qu'une pièce carrée aux parois bien solides...
mais non, ces pensées-là me sont maintenant interdites. je vis dans un autre monde, les pieds sur un sol neuf, parmi des gens nouveaux. Courage!
Au revoir, Harry, o˘ que tu sois... je n'ai jamais perçu aussi clairement que la période de ma vie à laquelle tu as pris part est pour de bon achevée... aurais-je atterri sur la lune que je ne pourrais être plus loin de toi... il me vient la curieuse impression que nos vies personnelles ne sont pas les chapitres d'un même livre, mais des volumes entiers, détachés et distincts. Et, pour cette raison, je commencerai demain un nouveau carnet, un nouveau volume donc, qui aura pour titre Ma vie de squaw. Je ne t'écrirai plus, Harry... tu es maintenant mort pour moi, comme je le suis pour toi. Sache que je t'ai aimé. Mais c'était autrefois...
TROISI»ME CARNET
Ma vie de squaw
K Sombrant alors dans un profond sommeil, j eus le plus étrange des songes... du moins tout s est passé comme dans un rêve... Ce devait en être un puisque mon mari se trouvait maintenant avec moi dans la tente et dansait legèrement, sans bruit. Ses pieds chaussés de mocassins s'élevaient et retombaient en rythme tandis qu'il tournoyait silencieusement autour du feu en balançant sa calebasse d'o˘, pourtant, ne sortait plus aucun son. IL
dansait comme un esprit autour de mon corps allongé. Peu à peu excitée, je sentis un picotement au creux de mon rentre, entre les cuisses - l'immuable appel du désir que Little Wolf, paradant, faisait naître en moi.
(Extrait du journal intime de May Dodd.)
12 mai 1875
Seigneur Dieu! quatre jours ont passé, je n'ai pas eu le temps d'écrire, je suis épuisée, étourdie par tant de nouveauté, par le manque de sommeil et la promiscuité. Je crains que le capitaine n'ait eu raison, toute cette affaire n'est que folie. Une grave erreur. Exactement comme si je m'étais installée dans une tanière avec une bande de loups.
Pour commencer, je trouve au-delà de toute perversité de devoir partager une tente avec en sus de mon futur mari, ses deux autres épouses, une vieille bique et une jeune femme, un garçonnet et un bébé! Oui, voilà
combien nous sommes dans ce wigwam. On peut à juste titre se demander comment entretenir des relations conjugales dans ces conditions a Nous n'avons d'intimité, pour ainsi dire, que dans la mesure o˘ nous ne nous regardons jamais, et parlons encore moins.
J'en retire une bien singulière impression, celle d'être invisible. Et je saurais difficilement décrire l'odeur de tous ces corps si proches les uns des autres.
C'est la " deuxième " femme du chef qui s'occupe de moi, une jolie fille pas beaucoup plus ‚gée que moi et qui s'appelle, selon le révérend Hare, Feather on Head 1. Comme je l'ai dit, Litde Wolf semble avoir deux autres épouses, et la doyenne tient d'une façon générale le rôle d'aide domestique
- elle fait la cuisine, le ménage -et s'obstine pour l'instant à m'ignorer.
Celle-là porte le nom de
1. Plume sur la tête.
12 mai 1875
Seigneur Dieu! quatre jours ont passé, je n'ai pas eu le temps d'écrire, je suis épuisée, étourdie par tant de nouveauté, par le manque de sommeil et la promiscuité. Je crains que le capitaine n'ait eu raison, toute cette affaire n'est que folie. Une grave erreur. Exactement comme si je m'étais installée dans une tanière avec une bande de loups.