Dans un verre d’eau
Il se noierait dans un verre d’eau !
Allons, mon petit bonhomme, il faut te lever… C’est l’heure de l’école !
À travers les couvertures, une main secoue un morceau de chair, son épaule peut-être. Louis se replie entre les draps, se met en boule, sa chaleur intérieure se confond avec celle du lit. Il ne veut pas y aller. Une petite voix dit : Je ne veux pas y aller ! Il est trop tôt, il a trop sommeil, l’école l’ennuie, dehors il fera froid, il le sait, dehors la main large ouverte du vent se déploiera sur sa figure, dehors les mille pattes de la pluie se promèneront sur son blouson imperméabilisé avec un horrible bruit crépitant.
Je ne veux pas y aller… La petite voix ne sort pas de sa bouche, elle reste enclose dans son cerveau de brume. Il n’est qu’une boule de chaleur menacée, un petit animal sans nom hibernant dans un doux terrier soyeux. Soyeux… un peu rêche quand même, la bonne rudesse des draps propres tiédis par la nuit.
Est-ce que tu vas te lever, oui ou non ?
La voix orageuse de sa mère s’éloigne de lui, se perd dans la touffeur invisible du monde extérieur, n’est plus qu’un tonnerre lointain qui couve dans d’imprécises nuées. Louis est recroquevillé entre ses draps, les genoux au menton, les talons sous les fesses, les bras autour de ses jambes. Rien ne dépasse de l’ouverture du lit, même pas une mèche de ses longs cheveux blonds, il le sait, il est bien. Il est réveillé mais c’est comme s’il dormait encore, son cerveau fonctionne intensément mais c’est comme s’il dormait encore, son cerveau fonctionne intensément mais c’est comme s’il rêvait. Il devrait se lever, mais il fait comme s’il n’avait plus jamais à se lever, comme si le reste de sa vie devait s’écouler dans la douce quiétude, dans l’obscurité complice, dans le silence ouaté du lit. Il aimerait bien : il n’y aurait plus d’école, plus de cette maîtresse revêche, plus de bras croisés, de levez-vous ! asseyez-vous !, d’exercices compliqués et imbéciles ; plus de départs forcés dans la bouche froide du petit matin aux innombrables dents de glace ; plus de moqueries de la part de ses petits camarades, à cause de sa blondeur, de sa pâleur, de ses longs cheveux de fille, de sa petite taille, de sa timidité…
Il se noierait dans un verre d’eau ! répète sans cesse sa mère. Il se voit plongeant dans un verre d’eau gigantesque, à moins que ce ne soit lui qui, brusquement, se trouve réduit à la dimension d’une mouche, d’un puceron. Il coule en douceur, sa bouche s’ouvre par intermittence, émet des bulles irisées qui s’éloignent de plus en plus haut vers la surface à mesure qu’il descend, à mesure que le liquide s’épaissit, devient plus sombre. Louis sourit intérieurement. Il a son petit cinéma personnel, son écran contre les injustices de la vie. Il se noierait… Ça y est ! Il s’est noyé, il a coulé, il est au fond du verre. Il tord un peu son cou vers l’arrière, mord le drap tiède appliqué contre sa figure. Il n’entend plus rien. Sa mère allant et venant dans la chambre, sa mère vociférant… plus rien. Pfuit… soufflée ! Le silence s’est installé, compact, apaisant. Sa bouche mâche le drap qui s’imprègne de salive gluante. Son menton s’humidifie, il est vraiment au fond du verre d’eau, il sent la pression du liquide autour de lui et ses tympans en bourdonnent légèrement. Il est bien. Il n’ira pas à l’école ce matin. Il n’ira plus à l’école, jamais. Il ne se lèvera plus jamais à sept heures moins le quart… Sept heures moins le quart… un si petit bonhomme ! C’est ce que dit parfois sa mère devant des amies ou des parents. Oui, elle le dit, mais cela ne l’empêche pas de le faire lever quand même. Un si petit bonhomme… Il n’a pas tout à fait sept ans. Sept ans moins le quart en somme, comme l’heure de son lever. Eh bien, plus jamais ! Plus jamais…
Le contentement soulève son étroite poitrine, il respire fort, fort… Mais pourquoi l’air n’entre-t-il plus que difficilement dans ses poumons ? C’est vrai, il est dans un verre d’eau. Noyé. Tout à l’heure c’était bien. Mais ce n’est plus si agréable, maintenant : il fait chaud, et un petit filet d’air frais lui ferait du bien. Il se déplie un peu, ses jambes font maintenant un angle droit sous les draps, son bras se tend en arrière de sa tête pour ménager une petite ouverture devant l’oreiller. Mais il s’est tellement enfoncé dans son lit que, même le bras tendu, il ne parvient pas à saisir le bord du drap. Sa main nage dans un océan de tiédeur moite, semble flotter très loin de sa tête, comme détachée de son corps. C’est vrai : dans ce milieu mou, sans consistance, sans lumière, dans ce cocon à l’humidité grasse, il a perdu tout sens de l’orientation, toute sensation de poids, de dimension. Il est dans la même situation qu’un cosmonaute en apesanteur, il ne sait plus si son corps est horizontal ou vertical, il ne sait plus s’il doit grimper ou glisser vers l’avant pour sortir la tête de son lit. Il déploie ses jambes une fois, deux fois, avec des mouvements de nageur, et son corps se propulse vers l’avant. Cette fois il devrait avoir atteint la tête du lit, l’endroit où le drap se rabat sur les couvertures, où l’oreiller impose sa grosse masse joufflue. Mais il a beau tendre un bras, puis les deux bras loin en arrière de sa tête – en arrière ou au-dessus – ses mains nagent toujours dans les replis des draps. Le lit a-t-il subitement grandi ? Ou s’est-il enfoncé sans y prendre garde très loin dans ses profondeurs ? Ses quatre membres s’agitent maintenant tous à la fois, il tourne sur lui-même dans les vagues inconsistantes du lit où l’obscurité n’est pas noire mais a comme une tonalité laiteuse. Il respire de plus en plus mal, ses poumons sont oppressés, compressés, il halète. Il faut que j’aille à l’école… pense-t-il, comme un exorcisme, en se débattant avec des mouvements de plus en plus heurtés. Mais rien ne répond à son agitation, aucune brèche, aucun filet de lumière, aucun souffle d’air. Maman ! crie-t-il. Mais sa voix n’a aucune force, ne réveille aucun écho, est bue par les profondeurs du lit qui ne forment plus qu’un bloc compact où l’air ne s’infiltre plus. Il a tellement tourné sur lui-même qu’il ne peut même plus dire où est la tête du lit. Sa bouche est grande ouverte, son menton est gluant d’une salive qui se tarit, il rue des talons dans l’absence huileuse de surfaces solides où prendre appui. Maman ! Maman ! Maman !… Sa voix apeurée faiblit, étouffée par des tonnes de draps, de couvertures, d’édredons qui se sont accumulés sur lui, te clouant dans ce lit où tout à l’heure il était si heureux de pouvoir indéfiniment prolonger son séjour.
Et pourquoi sa mère ne s’inquiète-t-elle pas de ne pas le voir resurgir ? Pourquoi n’appelle-t-elle plus, ne vient-elle pas le secouer, rabattre comme chaque matin les draps sur son buste ? Pourquoi la maison est-elle tout à coup tellement silencieuse, comme déserte, comme vidée, morte ? Son petit corps se débat, ses poumons appellent l’air qui ne vient plus, il sent qu’il va mourir, il se sent couler, une peur épouvantable lui comprime le diaphragme. Il se noierait dans un verre d’eau… Cette phrase maléfique semble résonner dans le néant grisâtre où il s’enfonce, s’enfonce… jusqu’à ce qu’une main enfin le saisisse par le bras, le tire hors du lit jusqu’à la taille tandis que, furibonde, la voix de sa mère retentit, énorme, tout contre son oreille : Mais est-ce que tu vas te lever, oui ou non ? Tu vas être en retard pour l’école… Il contemple, étonné, le gros visage aux cheveux noirs à côté du sien, puis ses yeux errent sur son petit lit d’enfant aux rebords de bois peints en bleu que son jeune corps remplit presque en entier. Ensuite il doit s’habiller, à toute vitesse, boire une tasse de chocolat tiède, à toute vitesse, vérifier si toutes ses affaires sont bien dans son cartable, remonter jusqu’au cou la fermeture Éclair de son blouson, enfiler ses moufles, lutter contre sa mère qui lui visse quand même sur la tête cette affreuse casquette à carreaux qu’il déteste, et le voilà dans la rue. Putain de bahut ! Devoir se lever à sept heures moins un quart, ce n’est pas humain, surtout que la veille il a dû peiner jusqu’à dix heures passées pour finir la rédaction qu’il doit rendre ce matin à la mère La Craie. Prenez la craie, Allézières, prenez la craie… Toujours sur lui que ça tombe parce qu’il est au premier rang, à cause de sa petite taille, on lui dit toujours de se mettre devant même s’il a choisi une table plus loin de l’estrade, et il sait bien qu’il ne peut s’empêcher de regarder chaque prof la bouche béante, avec ses grands yeux clairs où nagent de vagues brumes. Les regards attirent les regards et hop ! c’est parti : Allézières, dites-moi donc…
Une bouffée de vent lui arrive en pleine figure, charriant dans ses replis de serpillière une nuée de minuscules gouttes froides. Pires que froides : glacées. Il s’essuie le visage avec la manche de son blouson, mais la manche est déjà détrempée et ses joues récoltent encore un peu plus d’eau. Encore heureux que la boîte ne soit pas loin de chez lui : guère plus de cinq cents mètres. Mais il doit marcher pendant la moitié du chemin le long du cours Mirabeau, une large avenue où le vent du nord s’engouffre à longueur de journée, à longueur d’année, et fouette méchamment les visages. Le vent gonfle, décroît, crache à nouveau, et il a l’impression de recevoir chaque fois un paquet d’algues glacées et gluantes sur les joues et le front.
Il en a marre. Il se réfugie un moment sous un porche, pour souffler un peu, tire d’une des poches de sa serviette un paquet de cigarettes, en embouche une, déjà à moitié consumée, trouve des allumettes dans son blouson, allume la tige, en aspire quelques bouffées, tousse et crachote. Ça ne lui fait aucun bien de fumer, et d’ailleurs il n’aime pas ça. Mais tous ses copains fument, ils commençaient un peu trop à se ficher de sa poire. Hé ! Allèze, poule mouillée ! T’as peur que ta mère te renifle ? Alors il s’y est mis, lui aussi, en faisant gaffe à ses parents, sur le chemin aller-retour du lycée, parfois dans les cours, en cachette des pions. Et, depuis quelque temps, il a même commencé à fumer tout seul, pour se prouver qu’il n’était pas si poule mouillée que ça : quelques bouffées pour lui tout seul, sans témoin, c’est du grand art !
Mais il faut qu’il se dépêche. Il ne tient pas du tout à être en retard, pour se heurter dans les corridors vides à la terrifiante silhouette noire du surgé. Vous là-bas ! Venez voir un peu ici !… Il jette son mégot, sort du porche en coup de vent. C’est bien le cas de le dire ! Il fait quelques larges enjambées sur le trottoir crépitant de pluie, s’arrête net, les jambes presque flageolantes, le cœur brusquement emballé. Sur le trottoir d’en face, filant eux aussi vers le lycée, il vient de reconnaître Marinonni et Deconinck, ses bourreaux, deux grands de 4e qui l’ont pris pour cible du haut de leur supériorité d’âge, de muscles, de gueule. Dis-donc Allèze, tu nous fileras bien une sèche ? Hé, mino, il paraît que t’as de chouettes illustrés chez toi. Tu nous en amènes cet aprèm’ et tâche de pas oublier, hein ? Et lui il marche, il baisse les yeux, il baisse culotte, il courbe les épaules, et il passe ses sèches, des illustrés qu’il ne revoit jamais, même des sous, parfois. Il n’ose rien dire à son père ni à sa mère, il n’a pas de véritable ami pour le défendre, et ces deux grands le terrifient. Il essaye au mieux de les éviter dans les méandres du lycée, mais n’y réussit pas toujours. Ce matin, il ne s’agit pas de se laisser coincer. Heureusement ils ne l’ont pas vu. Pas encore… Il tourne sur la gauche dès qu’il atteint la rue Médecine, court pendant quelques secondes. Ouf ! Il est sauvé. Il devra faire un petit détour, mais au moins ses tourmenteurs ne lui mettront pas la main dessus, ce matin. Si j’avais quinze ans… Oui, mais il en a à peine treize et à cause de sa frêle corpulence on lui en donne tout juste onze. Si je pouvais être plus costaud… Ou vraiment malade ! Ça serait peinard. Car il est en assez bonne santé pour participer au cours de gymnastique, lui qui rêve à la dispense tout au long de l’année, et cette horrible gym est la cause de vexations supplémentaires. Même le prof s’y met. Remuez-moi ça, Allézières ! Mais c’est de la guimauve qu’il a dans les jambes, ce petit…
Putain de bahut !
Il lance en avant ses jambes de guimauve, son pantalon de golf qu’il déteste et que sa mère lui impose ballotte sur ses mollets trop maigres, tombe sur ses chevilles. La pluie dans la rue Médecine est poussée moins brutalement par le vent, mais elle est toujours aussi insistante, elle tombe à la verticale, dru, sur ses cheveux filasse qu’il refuse de couvrir d’un béret.
Pardon !… On vient de le bousculer, un adulte pressé qui a grogné en le heurtant. Il faut qu’il se dépêche. Il doit tourner à droite rue des Trois-Fours pour rejoindre le lycée. Il inspecte la rue Médecine, grise et striée de pluie jusqu’à l’infini brouillasseux d’une perspective noyée. Où est donc la rue des Trois-Fours ? L’a-t-il déjà dépassée ? Il n’a pas souvenir, pourtant, d’avoir traversé une chaussée. Mais il est si distrait… Il se noierait dans un verre d’eau. D’où vient cette voix ironique ? De lui-même, bien sûr. Un verre d’eau… Il a bien l’impression d’être dans un verre d’eau, un immense verre d’eau rectangulaire dont les parois sont de pierre grise couturée de fenêtres muettes.
Il pleut à verse. Bon, il va continuer dans la rue Médecine, il tournera à la prochaine rue à droite, il débouchera un peu sur l’arrière de Poléon, mais tant pis. Quelle note est-ce que je vais encore récolter à ma rédac ? Décrire les sensations que vous éprouvez en vous promenant à la campagne par une belle journée de printemps. Une belle journée de printemps ! Tu parles. Il essuie d’un tour de manche rageur sa figure ruisselante, repousse sur son crâne la mèche détrempée qui lui barrait le front. Il déteste la ville et la pluie. Il déteste la campagne et le soleil. Il déteste tout. La campagne, pour lui, c’est ces épouvantables promenades du dimanche avec papa et maman, à marcher des heures dans l’herbe piquante, à suer au soleil sous son veston chic de première communion. Respire bien à fond, mon petit Louis. Emplis-toi les poumons de bon air pur. Intéresse-toi donc à ce qui est autour de toi, voyons ! Regarde ce beau papillon… Il se fout de l’air pur, des fleurs, des papillons ; il ne s’intéresse à rien, voilà ! Mais bien sûr, on ne peut pas écrire ça dans une rédaction…
En attendant, il ne trouve toujours pas de rue pour tourner à droite, vers le lycée. C’est incroyable ! Il devrait y en avoir une, pourtant. Mais à perte de vue, il ne voit que l’enfilade des façades gris sombre rendues imprécises par la pluie dans les lointains, des façades sans la moindre faille, une muraille. Il se retourne. S’il revenait en arrière, pour rejoindre la rue des Trois-Fours qu’il a inexplicablement dépassée ? Mais pas plus vers l’arrière que vers l’avant il ne voit de rupture dans le bloc des maisons ruisselantes.
Je vais me mettre en retard… Il reprend sa marche, court sur cinquante mètres, s’arrête, hésite, danse d’un pied sur l’autre. Une petite voix s’infiltre dans sa tête : Tu es perdu ! C’est ce qu’il ne voulait pas s’avouer mais… Voyons ! clame sa raison, il est impossible que je me sois perdu ; je connais très bien le quartier. Il le connaît, oui, mais… pourquoi ne le reconnaît-il pas ? Bizarrement, cette portion de la rue Médecine lui paraît absolument étrangère. N’est-il jamais venu jusque-là ? Impossible, et pourtant…
Il sonde à nouveau la rue. Il n’y a pratiquement pas de magasins, ou alors de vieilles échoppes aux volets de bois fermés, aux peintures délavées. Il consulte, l’œil alarmé, la façade la plus proche. Plaquée comme un décor de théâtre sur un mur décrépi, une pauvre devanture close par une grille coulissante s’offre au fouet de la pluie. Sur le panneau au-dessus de la boutique, cette simple inscription : bonneterie et couture. Contre la grille, attachée par un fil de laiton, une petite étiquette de carton ballotte, sur laquelle il peut encore lire ce mot tracé en lettres rondes à l’encre noire indélébile : Fermé. Il s’écarte du magasin comme si une vague maléfique en émanait, traverse la rue, hésite une fois encore sur l’autre trottoir. Doit-il continuer droit devant lui ou revenir sur ses pas ? Cette fois, il est tout à fait sûr d’être en retard. S’il pouvait demander l’heure à quelqu’un, sa route à quelqu’un. Mais les trottoirs se sont vidés insidieusement de toute présence humaine, il est seul dans un quartier inconnu d’une ville hostile, quoique des voitures glapissantes meublent encore le milieu de la chaussée.
Il se décide enfin à poursuivre son chemin, se met une nouvelle fois à courir, le long d’une palissade qui masque un immeuble sans doute promis à la démolition, et dont la haute façade noire le surplombe, menaçante. Tout doucement, la peur s’est infiltrée en lui : je suis perdu ! Une vieille hantise de la petite enfance, qu’il croyait pourtant avoir laissée quelques années en arrière. Il est en 5e maintenant. Il est « grand », raisonnable. Oui mais… ça n’empêche pas de se perdre. Est-ce qu’il se trouve encore dans la rue Médecine, seulement ? Il paraît impossible qu’il l’ait quittée, mais sait-on jamais ? Avec sa distraction…
Il cherche du regard une plaque indicatrice mais elles ne se trouvent qu’aux angles des rues, et il ne voit toujours nulle part un croisement, une bifurcation. Il fait encore cent mètres et tout à coup, là-bas, enfin, une ligne sombre se dessine contre l’avancée du trottoir. Une rue transversale ! Il se précipite, à chaque enjambée ses pieds font jaillir de petits geysers sur le ciment, il atteint le croisement. Mais la déception coule en ondées froides le long de son dos, comme si la pluie s’était infiltrée sous son blouson imperméable. À gauche et à droite, il n’y a qu’une étroite ruelle, coupée au couteau entre deux palissades. Il faut qu’il aille à droite, mais il ne reconnaît toujours rien : devant lui un paysage industriel ondule dans l’atmosphère pluvieuse, des cheminées effilées fouettent le ciel bas en répandant leurs nuées fuligineuses au-dessus d’un morcellement de toits inclinés imbriqués. Il respire un peu plus vite, son cœur bat à une allure précipitée ; il n’a jamais vu de sa vie ce décor d’une infinie tristesse. Il sonde encore les quatre angles de son côté de la rue, mais il n’y a pas de plaque indicatrice sur les mauvaises palissades. De l’autre côté de la chaussée, peut-être… Oui, là-bas, une petite plaque bleuâtre se détache faiblement sur le coin d’un mur croulant. Mais il a beau plisser les yeux, il ne parvient pas à distinguer les lettres. Il devrait porter des lunettes depuis plus d’un an, il n’a pas très bonne vue, mais il a toujours tergiversé, il ne veut pas de lunettes, il aurait trop peur de les perdre, de se les faire casser.
La pluie ruisselle sur ses cheveux qui sont collés par lourdes mèches sur son front, l’eau commence à se glisser réellement sous le col de son blouson. Il n’a pas le courage de traverser pour aller lire le nom de la rue sur la plaque. Si c’était un nom qu’il ne connaît pas ? Il ne sait que faire, il est prêt à pleurer. Puis un nouvel espoir l’envahit : une silhouette en imperméable, chapeau rabattu, un large parapluie noir oscillant au-dessus de la tête, vient vers lui dans l’enfilade de la rue déserte. Quelqu’un, enfin ! Il va pouvoir demander son chemin. Les automobiles pressées filent dans la rue en soulevant de grandes marées boueuses, l’homme approche, le croise, il passe… il est passé. Il n’a pas eu un regard pour Louis qui reste planté sur le trottoir, le doigt en l’air annonçant la question qu’il n’a pas osé poser. Il est si timide. C’est presque maladif chez lui, ma pauvre ; cet enfant se noierait dans un verre d’eau…
Les larmes bouillonnant dans sa gorge, il s’enfile quand même dans l’impasse ; les hautes palissades défilent autour de lui, parfois balafrées de parcelles d’affiches déchirées ; ses pieds s’enfoncent dans un sol fangeux qui n’a jamais connu le bitume ; haut sur sa gauche, les cheminées vomissent leur fumée noire qui troue la surface bouchée du ciel. Il marche, court parfois sur quelques mètres, repart en cahotant, les semelles lourdes de boue. Il a l’impression d’avancer dans un brouillard glacial qui s’est refermé sur lui pour toujours. Il se mord furieusement les lèvres, pour retenir les sanglots. Il est en retard d’au moins un quart d’heure, peut-être d’une demi-heure. Mais qu’est-ce que ça signifie, maintenant, retard ? Il n’ose même plus relever les yeux vers le ciel, il regarde la pointe de ses chaussures maculées de terre glaiseuse qui s’enfonce à chaque pas dans la fondrière. Il ne sait plus depuis quand il arpente la ruelle, il ne sait même plus pourquoi il marche ainsi, et où il va, lorsqu’il aborde enfin la surface solide d’un trottoir. Le bruit soudain de la circulation lui remplit les oreilles, avec le grondement des automobiles, le grelot du tramway, la pétarade des vélomoteurs. Il relève la tête, un peu héberlué. Il est juste devant l’entrée secondaire du lycée Napoléon-III, un garçon de son âge le bouscule, il reconnaît Béranger, un copain de classe, qui l’agrippe par le bras.
Viens vite, Allèze, on va être en retard…
Il murmure : Mais on est pas déjà… et puis il se laisse entraîner par la poigne de Béranger. Avant de traverser la rue grondante, il a le temps de lever les yeux vers l’angle de la rue d’où il vient de déboucher, et il peut lire : Rue des Trois-Fours. Mais déjà le porche du bahut l’absorbe, ils traversent une cour en diagonale tandis qu’un timbre aigrelet résonne sous les préaux. C’est seulement la première, chante Béranger ; pas la peine de courir… Après, une salle de classe chaude, trop chaude, l’accueille pendant une heure, puis une autre, une autre, une autre, et pareil l’après-midi. Le dernier cours a eu lieu au troisième étage, dans le grand amphi C où officie, du haut de sa chaire, Me Léon Walther-Nadeau.
Quelle vieille barbe !… lui souffle Dubost en lui flanquant son coude dans les côtes.
Tu sais, le droit napoléonien… commence à répliquer Louis Allézières. Mais Dubost l’a déjà dépassé, il se perd dans le flot des étudiants qui refluent de l’amphi. Louis trébuche, retient ses lunettes qui sont perpétuellement en train de glisser sur son petit nez étroit. Walther-Nadeau ou un autre, la différence n’est pas bien grande. Il y a ceux qui font les cours, ceux qui les écoutent, un point c’est tout. Personne n’a jamais prétendu que les études de droit étaient rigolotes. Lui-même aurait préféré faire lettres, le professorat… Mais il a été poussé par ses parents, son père surtout. Tu peux être avocat, juge, avoué, notaire. Il y a de belles situations…
Notaire ! Vraiment !…
Il descend l’escalier de marbre blanc-jaune dont les marches sont légèrement creusées en leur centre à cause de la houle des pieds innombrables qui les ont foulées depuis… depuis Napoléon, justement. La cage de l’escalier résonne du claquement des talons, du brouhaha des conversations. Il n’a pas voulu refuser à son père la direction indiquée. Pas voulu… ou pas pu. Et puis son père ne va pas bien, il paraît malade depuis quelque temps ; ses joues se sont creusées, ses yeux sont brillants, il ne sort plus guère en dehors de son travail. Tu ne vas pas lui refuser ça ? Mais non, maman, je ferai mon droit, c’est très bien… Il aurait voulu aller à Paris, connaître la vie de la capitale, se débarrasser de la tutelle familiale, sortir un peu de sa province. Mais justement la ville possède une faculté de droit ; peut-être pas très cotée, mais enfin… Alors il est resté.
Il arrive sur le palier du second, sous l’énorme lustre (napoléonien ?) qui l’éclaire, suspendu au-dessus des passants comme une gigantesque araignée aux pattes dorées, aux multiples yeux d’escarboucle. Il est maintenant presque seul, la plupart des étudiants se sont égaillés vers la sortie. Seuls quelques groupes stationnent encore le long de l’escalier, discutant passionnément, et un ou deux couples flânent, main dans la main.
Il sourit intérieurement, mais aussitôt ce sourire se pince quelque part en lui. Est-ce que Françoise l’aura attendu, ce soir ? Ça fait deux jours qu’il ne l’a pas vue, et, bien sûr, il n’ose pas aller chez elle. Elle n’est pas venue, ou alors ils se sont manqués. Oui, il préfère penser cela : ils se sont manqués. Pourtant, avec Michèle, déjà…
Allons ! Un peu de confiance en toi, ça ne te ferait pas de mal, tout de même ! Mais il est si timide avec les filles. Il… il ne sait pas y faire, voilà. La plupart de ses camarades de faculté sortent avec des filles. Il y en a même beaucoup qui couchent, sûrement. Dubost, par exemple. Lui, il a ce qu’il faut pour séduire, quelque chose dans la stature, dans l’allure assurée, dans le regard, dans la voix affermie.
Mais moi… Il a atteint le palier du premier étage, ralentit imperceptiblement le pas. Et si Françoise n’était pas là ? Les couloirs qui rayonnent autour du palier, de même que les massives envolées de marches, sont maintenant tout à fait déserts. Il aborde pensivement l’escalier qui conduit au rez-de-chaussée, ses semelles de cuir sont désormais seules à résonner dans la cage sonore du grand puits à échos qui plonge vers le hall d’entrée. Qu’est-ce que papa peut bien avoir ? Maman ne me l’a jamais dit exactement. Ou peut-être n’en sait-elle rien ? Mais il a maigri si vite… Cancer ? Il ne faut pas se faire ces idées-là. Il vaut mieux ne pas y penser. Il déboule la dernière volée de marches, arrive dans le… Mais non. Il n’est pas dans le hall. Devant lui, l’escalier continue. Perdu dans ses rêveries morbides, il a cru passer trois étages, alors qu’il n’en a descendu que deux. Il aborde la nouvelle rampe descendante d’un pied nonchalant, tandis que son esprit s’évade à nouveau.
Avec Françoise il faut que je… que je quoi ? Que je sois gentil, prévenant et… un peu plus entreprenant, oui. Je ne suis pas si mal, après tout. Un peu fluet, mais quoi ? Elles n’aiment pas toutes les athlètes forains ou les moniteurs de ski ! Il prend le virage de l’escalier, pianotant avec sa main droite sur la large rampe de marbre. Il va avoir vingt ans, il est en première année de droit, il n’a jamais touché à une fille. Même pas un simple baiser… Il en a le cœur morfondu – son grand cœur débordant d’un amour qui cherche acquéreur ! Quant au reste… Parfois, le soir, sa dure chasteté se répand honteusement entre ses draps. Je me demande si ma mère s’en aperçoit… Il soupire. Encore une chose à laquelle il vaut mieux ne pas trop penser.
Il a dépassé un nouveau palier, aborde de nouvelles marches avant de se rendre compte qu’il n’est toujours pas au rez-de-chaussée, et que l’escalier continue de descendre vers les bas-fonds de la faculté. Il s’arrête net. Ça alors ! Il a pu se tromper d’un étage, mais pas de deux. Il se penche au-dessus de la rampe. Le puits de l’escalier est sombre, sans lumière, mais il lui semble bien que les marches s’interrompent à l’étage au-dessous. Ce n’est pas trop tôt ! Pas trop tôt peut-être, mais certainement pas normal… Il regarde vers le haut, mais ses yeux se brouillent sous l’assaut des volées de marches qui s’entrechoquent, zigzaguent à l’envers au-dessus de sa tête. Quatre étages, cinq ? Il se sent pris par le tourbillon sournois du vertige, retire la tête. Peut-être s’est-il engagé dans un mauvais escalier qui conduit au sous-sol ? Alors il ferait mieux de remonter… Bah ! il verra bien en bas. Mais « en bas », il ne trouve, en fait de hall, que l’escalier qui remonte droit devant lui, faisant un angle sans solution de continuité avec la portion qu’il vient de descendre.
Ce n’est pas possible…, murmure-t-il. Il s’est complètement fichu dedans. Depuis trois mois, il croyait pourtant bien connaître la fac, mais dans ces vieux bâtiments labyrinthiques on ne sait jamais. C’est encore un coup de Napoléon. Il s’amuse de cette réflexion, monte, monte… et ne sait plus du tout où il en est. Il évolue dans un univers sépulcral, entre le marbre des marches, l’or et le vieux rouge des murs, le crème et le verdâtre du plafond. Il atteint enfin un palier, d’où ne part aucun couloir, qui n’est simplement qu’un cube entre deux volées de marches, un cube malingrement éclairé par un lustre à quatre branches, décharné sous ses dorures. Il monte encore, vire à gauche, à droite, second palier, n’ouvrant toujours sur rien, à part la continuation de l’escalier. Il s’arrête, tout à fait désorienté cette fois. Il n’est pas vraiment inquiet mais… Ces incongruités architecturales enfoncent un désagréable coin de glace entre ses épaules. Si au moins je pouvais demander mon chemin à quelqu’un… Mais cet endroit de la faculté est désert et il remarque même, dans la pauvre lumière, que ses semelles laissent sur les marches des empreintes bien nettes, plus claires dans la poussière qui s’est déposée sur elles en un glacis impalpable.
Personne n’est donc passé par ici depuis… depuis quand ? Un frisson frôle son dos, où est toujours planté le pic de glace. Allons secoue-toi, bon Dieu ! Mais tu te noierais dans un verre d’eau ! clame en lui la voix ironique de Dubost. Il se secoue, escalade encore un, deux étages, se retrouve enfin devant un long couloir au plafond bas, où l’horrible couleur sang séché des murs se dissout dans une obscurité presque complète. Il hésite encore, mais à moins de revenir sur ses pas, il n’y a pas d’autre issue. Il essaie de compter, voyons, j’ai descendu cinq étages, j’en ai remonté trois… ou quatre ? Il ne sait plus, mais estime qu’il doit se trouver au second niveau de la faculté, s’enfonce avec prudence dans la pénombre du couloir. Avec ça je vais manquer Françoise… si seulement elle est venue. Il est brusquement furieux contre lui-même, contre la fac, contre cette longue théorie de rendez-vous manqués ou annulés qui jalonnent depuis deux ou trois ans sa vie sentimentale – ou ce qui en tient lieu. Ses pieds frappent le sol au plancher craquant, réveillent la poussière assoupie qui monte en volutes lentes autour de lui, le fait toussoter, tousser vraiment.
Au bout du sombre couloir s’amorce la pente géométrique d’un nouvel escalier descendant, absolument semblable aux deux autres. Il essaie de voir, en se penchant au-dessus du gouffre de la cage, combien d’étages il va devoir une nouvelle fois descendre. Mais, si le bout du couloir est chichement éclairé par un des sempiternels lustres-araignées, les volées de marches se perdent dans l’épaisseur glauque d’une pénombre brun verdâtre. La poitrine légèrement oppressée, il descend un, deux, trois nouveaux étages, se retrouve dans un hall inconnu où la poussière est si épaisse que le carrelage en est invisible et que ses pas creusent de véritables cratères dans la couche pulvérulente. Très haut sur le mur rouge, une fenêtre mince et étroite, en verre dépoli, laisse filtrer une barre de lumière jaune qui se perd en diffraction avant d’avoir atteint le sol. Mais où suis-je allé me fourrer ? dit-il à voix haute. Il est surpris de percevoir un léger tremblement dans ses paroles, et il crie : Il y a quelqu’un ? Mais seul un écho morcelé lui répond, quelqu’unnnn… qu’unnnn… unnnn…, qui met longtemps à s’éteindre dans les replis ouatés de l’atmosphère empoussiérée.
Il a une nouvelle quinte de toux, s’enfile dans le couloir qui s’ouvre devant lui, un couloir aussi sombre et en tout point semblable à celui… Mais tout n’est-il pas semblable, ici ? Ces escaliers, ces couloirs ne sont-ils pas les reflets multipliés à l’infini par un miroir géant d’un unique escalier, d’un unique couloir ? Sa main droite, qui suit dans son avance les moulures du mur, s’arrête soudain sur le bois d’une porte, invisible dans l’obscurité. Il en cherche la poignée, la trouve, la secoue, mais la porte ne s’ouvre pas. Avant d’atteindre l’extrémité du couloir, il repère deux autres portes, pareillement closes. Et le palier sur lequel il débouche ne fait qu’ouvrir sur un autre escalier qui grimpe vers des sommets imprécis. Il s’élance, escalade les marches trois à trois. Il lui faut échapper à ce piège, à cette folie. À tout prix !
En haut, après combien d’étages, l’escalier fait un angle, replonge vers le bas. Il le suit en cavalcade, l’esprit en totale déroute. Il manque de s’étaler deux ou trois fois en glissant sur une marche trop lisse et trop concave, il est en sueur, il halète, sa main le brûle à force de frotter sur la rampe de marbre. Il atteint le bas de l’escalier, il débouche hors d’haleine dans le grand hall. Des groupes d’étudiants sont disséminés ici et là, les panneaux d’affichage noirs semés de feuillets punaisés lui envoient le message rassurant d’un monde stabilisé, d’activités bien ordonnées. Il repère dans un groupe Dubost, qui a pris le bras d’une grande fille blonde qu’il connaît vaguement de vue. Une nouvelle conquête, sans doute. Dubost le remarque, lui lance un sourire amical auquel il répond par une torsion de la bouche qui doit plus ressembler à une grimace qu’à autre chose. Mais Dubost ne fait déjà plus attention à lui.
Ses yeux tombent sur la grosse pendule ronde du hall, il est à peine 6 h 5. Seulement ? Mais alors il a une chance de n’avoir pas raté Françoise, si seulement elle l’a bien attendu dehors… Il franchit la porte monumentale, descend la dizaine de marches qui versent sur le trottoir de la fac. Il resserre le col de son imper autour de son cou. Dehors, c’est la nuit, une nuit pelucheuse de neige, qui descend du ciel noir avec une irréelle lenteur, chaque flocon étincelant fugitivement dans la lueur jaune des lampadaires. Il fait froid. Ses semelles s’enfoncent dans la neige déjà piétinée, maculée, des abords de la faculté. Mais plus loin, de l’autre côté de la chaussée, sur le square de Verdun, les bosquets et les pelouses sont lisses, d’un blanc magique de crème Chantilly.
Il scrute attentivement chaque silhouette féminine qui arpente le trottoir, telle qui noue un foulard sur ses cheveux, telle qui se hâte, le col d’un manteau simplement relevé sur la nuque, telle qui semble suspendue à un parapluie de couleur. Mais Françoise ne vient pas. Bientôt les abords de la fac sont déserts, et Louis Allézières est seul à piétiner dans la neige, époussetant de temps à autre la poudre cristalline qui s’accumule sur ses épaules, sur son béret. Il fait vraiment froid. Il fait dix pas dans un sens, dix pas dans l’autre, le long du mur aux grosses pierres apparentes qui se perd dans la nuit devant et derrière lui. Il souffle, regarde la buée qui se forme devant sa bouche, se dilue dans le froid coupant de l’atmosphère.
Silencieuse, fantomatique, la neige ne cesse de chuter avec lenteur, comme issue du néant et retournant au néant. À ses pieds, la couche molle qui crisse quand il s’y enfonce ne doit pas faire moins de quinze centimètres d’épaisseur. Tous les bruits sont englués. Dix pas en avant, dix pas en arrière. Il s’arrête, frappe un moment en cadence ses pieds sur le sol, dans un petit puits de neige tassée qui se creuse sous ses grosses semelles à clous. Est-ce qu’il va fumer une cigarette ? Il lui en reste deux. Quelle heure est-il ? Il soulève sa manche ; les aiguilles phosphorescentes de son bracelet-montre luisent, vertes, contre son œil ; il est presque trois heures. Que le temps passe lentement… Allez ! il en grille une. Il sort de sa poche le paquet froissé, quitte un de ses gants de laine qui le protègent si mal du froid, jure parce que son fusil a glissé de son épaule dans le mouvement, a failli choir dans la neige. Il le rattrape de justesse, repousse la bretelle au sommet de son épaule, sort son avant-dernière cigarette, la plante de travers entre ses lèvres craquelées, l’allume après avoir cassé trois allumettes qui ne prenaient pas. Ses joues se gonflent pour retenir la fumée, une douce chaleur envahit sa bouche. Ça fait du bien ! L’odeur du tabac flotte autour de lui dans la nuit glaciale. Il fait – 23°, vous allez vous les geler ! a lancé Chauffard (un nom de circonstance, tiens !) alors qu’il quittait le poste de garde, après avoir avalé un grand gobelet du café fade mais brûlant qui mijote dans la cuve posée sur le poêle. – 23° ! Est-ce que c’est une blague du cabo, ou la température est-elle réellement si basse ? Il tape ses mains mal gantées l’une contre l’autre. Le froid pénètre à travers la laine, cisaille la peau, s’incruste jusqu’aux os. Il a encore fallu qu’il écope du plus mauvais tour de garde : deux heures à quatre heures du matin ! Il n’a vraiment pas de pot, ou alors c’est l’adjudant de semaine qui l’a volontairement sucré. Ça ne serait pas étonnant : c’est justement Crombec, ce gros salaud qui ne peut pas le piffer. Eh bien, Allézières, cette salade d’armes, ça avance ? La sauce ne prend pas bien, on dirait. Mais regardez-moi cet empoté ! Pas même fichu de reconnaître une culasse de MAS 36… Il se noierait dans un verre d’eau, ce monsieur. C’est bien un intellectuel, ça !
Connerie de salade d’armes. Vieux con d’adjudant. Merde de garde. Putain d’armée. Qu’on nous lâche, bon Dieu !… Dix pas dans un sens… vingt pas dans l’autre, pour changer. Oui, on n’est pas près de le lâcher. C’est du 393 au jus : encore 393 jours à se faire chier pour rien. Ils ont quand même fini par l’avoir : il a eu beau faire traîner son sursis, vingt-sept ans, c’est bien la dernière limite. Et en fin de compte, c’est pire que de partir plus jeune ; il se retrouve avec des gars de vingt ans, des ouvriers, des paysans, il n’a rien à leur dire, il est complètement isolé. Et bien heureux encore quand ses copains de section ne se foutent pas de sa gueule en même temps que les gradés. C’est l’enfer de la gymnastique au lycée qui recommence, mais en dix fois pire : il n’est pas assez racho pour obtenir des exemptions ou des dispenses, mais à cause de sa faible constitution chaque exercice un peu dur lui arrache des larmes.
Le froid monte le long de ses jambes. Il a bien deux paires de chaussettes dans ses godillots, celle de l’armée et une autre, tricotée par sa mère, mais ça ne l’empêche pas de sentir la raideur glacée du cuir se communiquer à sa peau, à travers la laine. C’est à peine s’il sent ses orteils. Orteils, oreilles… Ses oreilles, elles, il ne les sent plus du tout. Il a oublié de prendre son passe-montagne, il n’a que ce grand béret ridicule sur le crâne, qui le protège peut-être de la neige mais en tout cas pas du froid.
Qu’est-ce que ça peut pincer, vains dieux ! Il doit bien faire – 30°, maintenant ! Quelle heure est-il ? Il soulève avec peine la manche de sa capote avec ses doigts gourds, regarde fixement, pendant un long moment, les deux petites aiguilles vertes épinglées à son poignet. Trois heures. Ce n’est pas possible ! Est-ce que le temps lui aussi s’est arrêté, a été figé sous la capeline de cette nuit glaciaire ? Il porte la montre à son oreille, la secoue, la recolle contre son oreille. Ce n’est pas le temps qui s’est arrêté, c’est sa montre. C’est bien ma veine ! Quelle heure peut-il être ? C’est peut-être bientôt la relève ? S’il le savait, il lui semble que le froid serait plus supportable…
Il s’écarte du mur, traverse à grandes enjambées le terre-plein qui le sépare des hangars, grosse masse sombre confondue avec la nuit. Une unique lampe fixée au mur dans un logement grillagé répand une sourde flaque ovale de lumière contre un pan de ciment. On dirait une luciole perdue dans le Grand Nord. À l’angle du hangar, il doit y avoir Berthot, de garde comme lui, qui pourra lui donner l’heure. Ses pieds s’enfoncent dans la neige avec un doux bruit craquant. Elle lui arrive maintenant à mi-mollet. Et qui c’est qui devra la dégager, demain matin ? Ses oreilles commencent sérieusement à lui faire mal. Il ne les sentait plus, maintenant elles semblent avoir été portées au rouge. Il tourne au coin du hangar, scrute la nuit impénétrable à travers ses verres continuellement embués par sa respiration.
Hé ! Berthot…
Rien ne lui répond. Il fait quelques pas entre deux murailles hautes et noires qui tranchent la nuit pointillée de neige.
Hé ! La classe… Tu es là ? C’est Allézières…
Mais Berthot n’est pas là. Il a inexplicablement quitté son poste, et Allézières ne peut même pas déceler dans la neige qui s’épaissit sans cesse les traces de pas de son camarade. Perplexe, il regagne son poste, c’est-à-dire la fraction de mur devant lequel il doit monter une faction dont l’utilité ne lui paraît pas évidente. Mais ce n’est là qu’un aspect des mystères de la vie militaire. Prenez votre brosse à dents et nettoyez-moi ces chiottes. Elles doivent être nickel pour la visite du colonel… Et il a fallu qu’il soit incorporé dans l’infanterie alpine ! Un régiment semi-disciplinaire, stationné à Briançon. Voilà comment on en arrive à monter la garde en plein mois de février, par – 23°, sous la neige, à trois heures du matin…
Il ne sent plus ses pieds. Il a beau battre la semelle en cadence dans la neige, rien n’y fait, le sang ne circule plus, ne transmet plus sa chaleur vivante au bout de ses membres gelés. Ses doigts sont raides comme des bâtons, ses oreilles le brûlent toujours. On dit que lorsqu’on se sent geler, il faut se frictionner avec de la neige. Mais il ne va tout de même pas quitter ses godasses ici ! Il décide de fumer sa dernière cigarette, fouille dans sa poche sans se déganter avec ses doigts insensibles, n’en retire que quelques tronçons de papier détrempé où s’agglutinent des parcelles de tabac. Furieux, il jette la cigarette inutilisable, consulte machinalement sa montre. Trois heures. Elle n’est pas repartie toute seule, évidemment !
Une bouffée de son haleine chaude se condense devant lui dans l’air, comme un bouquet frigorifié aussitôt fané en pétales de givre. La relève n’est sûrement pas éloignée. Il décide de tenter encore une fois de contacter Berthot. Peut-être que le Savoyard, un ancien, un quillard, est allé se mettre un moment au chaud dans un coin secret de sa connaissance. Il traverse à nouveau le désert gris clair qui sépare le mur d’enceinte des hangars. Cette fois, il fait le tour complet du bloc de bâtiments, mais Berthot reste invisible. La caserne tout entière est endormie dans le gel, murée dans un silence de béton sous le ciel qui n’en finit pas de descendre en petits morceaux de sucre sur la flaque pâle du monde. Loin devant lui, probablement au dernier étage du bâtiment C, une unique fenêtre éclairée découpe dans la nuit floconneuse un insolite rectangle orangé. Qui peut veiller ainsi, au chaud, tandis que son corps se pétrifie chaque seconde davantage ?
Il retourne à son mur, frappe ses mains l’une contre l’autre ; mais ses mains ne sont plus que des excroissances mortes qu’il ne parvient pas à réveiller. Il commence à prendre peur. Et s’il gelait tout vivant ? Et si, insensiblement, presque sans qu’il s’en rende compte, il passait de l’état de militaire de 2e classe à celui de bonhomme de neige, de statue de glace ? Risible… Et pourtant ! Ils vont me laisser crever sur place, s’ils ne se dépêchent pas. L’alpin Allézières, mort en service commandé, n’a pas quitté son poste malgré les rudes coups du froid. En conséquence…
Tu parles que je ne vais pas quitter mon poste ! Il souffle, mais l’intérieur de son corps doit aussi avoir atteint le point de glaciation car sa bouche n’émet même plus de buée. Putain de putain d’armée ! Que disait son père, déjà ? Répandu dans le grand fauteuil de la salle à manger comme un squelette mouillé revêtu d’habits du dimanche, son père lui disait : Je voudrais au moins pouvoir te conduire jusqu’à ton service… Une tristesse infinie, qui fait écho au froid glaçant, se répand en lui à l’évocation de cette image du passé. C’était il y a quatre ans. Son père ne l’a pas conduit jusqu’à son service. Il est mort bouffé de l’intérieur par le cancer, les dernières semaines avaient été terribles. Pourquoi est-ce que je pense à ça ? Parce que j’ai peur de crever moi aussi, là, dans la neige ? Oui, une peur affreuse s’est glissée en lui, à travers le manteau de glace qui le recouvre de ses pans durcis. Il essaie de s’agiter, de remuer bras et jambes pour raviver dans son corps un feu qui n’est plus que cendres, mais ses membres irrésistiblement se figent. Son fusil a encore glissé de son épaule, cette fois il tombe pour de bon dans la neige qui atteint ses genoux. Il jure d’une voix sanglotante, met un temps infini à se baisser pour ramasser l’arme couverte d’une dure croûte de neige givrée, entend ses vertèbres craquer. Il n’a même pas la force de nettoyer le MAS 36. Une idée épouvantable lui est venue : la relève est passée alors qu’il n’était pas à son poste, on l’a oublié, il ne viendra plus personne avant sept heures du matin, la garde a dû être suspendue, il fait vraiment trop froid, il y a eu une mesure d’exception, et lui seul est resté dehors, debout dans la tourmente silencieuse, à se roidir sur place jusqu’à ce que son cœur cesse de battre.
Il veut courir vers le poste de garde, mais ses jambes qu’il ne sent plus refusent de fonctionner. Il essaie d’appeler, mais sa bouche colmatée par une barre de glace ne veut pas s’ouvrir. Joëlle ! Il crie silencieusement. Sa dernière pensée sera pour elle. Quand tu m’écriras, il faudra que tu mettes « Alpin » Allézières. Je mettrai Lapin Allézières. Mais Joëlle semble bien loin. Elle n’a pas écrit depuis quinze jours, et comble de déveine sa dernière perm de trente-six heures a été supprimée. Et sa mère ? Tu te couvriras bien mon petit ; il fait froid, là-haut… Joëlle… sa mère… Les images s’embrouillent, les souvenirs fondent en un magma pâteux, le froid étend au-dessus de lui son suaire aux plis craquants. Il ferme les yeux. Il ne sent plus rien du tout. Il se laisse couler, couler…
Hé, Allézières ! Tu dors debout ? C’est quatre heures, la relève…
Il sursaute, déplie ses membres engourdis, suit machinalement le petit groupe d’hommes de la garde descendante, retrouve la chaude enveloppe du poste où il absorbe un grand gobelet du mauvais café avant de quitter capote et godillots et de se rouler dans ses couvertures sur le bat-flanc, pour trois petites heures de sommeil agité. Mais le temps passe vite, les mauvais souvenirs s’estompent, sont remplacés par les tracas quotidiens. La matinée s’est éclaircie sur un ciel boueux qui stagne au-dessus des toits gris, il est assis à son bureau, et son bureau est comme une cage de verre autour de laquelle circulent des passants pressés ou des touristes indifférents. Devant lui, la surface soigneusement cirée du bureau miroite sous la lumière électrique. Dans un coin, une pile de minces dossiers, attachés par des rubans noirs dans des chemises cartonnées couleur de moisissure, attend son bon vouloir. Mais il ne sait pas par lequel il faut commencer, lequel il faut ouvrir en premier, il ne sait jamais. Un ouragan traverse la pièce au plancher reluisant, les lattes craquent sous des semelles autoritaires, une silhouette noire s’infiltre derrière une porte acajou aussitôt ouverte, aussitôt refermée. C’est Me Le Hornois qui, dans la pièce contiguë, va traiter en un tournemain les affaires sérieuses. Il ne l’a même pas salué au passage. Dans le temps, c’était des Bonjour, mon petit Allézières, en forme ce matin ? Et puis il n’y a plus eu que des Bonjour ! grommelés en passant, et puis plus rien. Louis Allézières, Me Louis Allézières, petit maître fraîchement admis au barreau, s’est confondu avec les murs, est devenu un meuble, une simple protubérance qui s’élève au-dessus de son bureau.
Tu verras, avait dit sa mère, Me Roger Le Hornois est un homme charmant. D’ailleurs c’était un vieil ami de ton pauvre papa… C’est vrai, il a été charmant, au début. Peut-être fondait-il de grands espoirs sur lui. Pensez ! Le fils Allézières… Mais les espoirs de Me Le Hornois ont dû fondre rapidement, en même temps qu’il se dissolvait lui-même. Cette fois encore il n’a pas su y faire, il n’a pas montré assez de dynamisme, il s’est laissé encroûter, enkyster dans l’étude du célèbre avoué. Il détache le ruban noir d’un dossier, le premier qui lui tombe sous la main. Affaire Ducroc/Blancpain. Ducroc… Est-ce qu’il n’avait pas un camarade de fac qui s’appelait ainsi ? Non, c’était Dubost. Qu’est-ce qu’il a bien pu devenir, Dubost ? Il n’en sait rien, il n’a jamais pu s’attacher un véritable ami, qui résiste aux années, à la distance, à la séparation.
Ducroc/Blancpain… Dupain/Blancroc… Du Pain Blanc… Croc Blanc ? Qu’est-ce que c’est, déjà, cette affaire… Ah ! oui, une succession immobilière. Trois fois rien : un quatre pièces de banlieue qui se balade entre deux cousins. Il n’a aucune envie de se plonger dans le dossier Ducroc/Blancpain. Il passe sa main dans ses cheveux blonds qui se sont sérieusement éclaircis sur les tempes et sur l’occiput, regarde par la fenêtre la perspective des toits d’ardoise triste sur lesquels clapote la pluie. Un nouveau pas ébranle la pièce, c’est Me Epstein, un avoué de son âge, avec qui il aimerait bien nouer des relations autres que de simple travail ; mais Epstein se montre en général distant avec lui. Aujourd’hui, il le frôle sans même lui dire bonjour, entre directement dans le bureau de Me Le Hornois après avoir frappé deux coups secs contre le panneau de la porte. Quelle assurance !… Presque du sans-gêne. Mais c’est à Epstein que le patron commence à confier des affaires importantes, pas à lui. Par la porte restée entrouverte, Me Allézières entend les deux hommes qui discutent. Il ne peut saisir les mots, mais la conversation a l’air animée et chaleureuse. Puis Epstein réapparaît, reste un moment dans l’angle de la porte ouverte, et Allézières entend distinctement cette phrase prononcée par Me Le Hornois : Pensez-vous ! Il se noierait dans un verre d’eau… Les mots vibrent désagréablement quelque part au fond de lui, il se mordille un ongle, qui casse avec un bruit sec dans sa bouche. Mais non, voyons, il se fait des idées : Me Le Hornois ne parlait pas de lui…
Epstein a retraversé le bureau sans lui accorder un simple regard. Il est long à se remettre sur l’affaire Ducroc/Blancpain, et les pages dactylographiées dansent devant ses yeux. Il est obligé de relire trois fois la même phrase pour saisir un sens qui se dérobe. Parfois il relève la tête, fixe sans le voir le ridicule buste de Napoléon III qui trône sur le dessus de cheminée en marbre, juste en face de lui. Plusieurs autres avoués ou stagiaires ont traversé la pièce sans le saluer, sans même avoir paru s’apercevoir de sa présence. Il en est mortifié. Qu’est-ce qu’ils ont tous, ce matin ? On dirait que je suis brusquement devenu invisible… Pourtant, il y a sept ans qu’il travaille pour l’étude de Me Le Hornois, à ce même bureau, dans cette même pièce courant d’air qu’on ne fait que traverser. Eh oui, il a trente-six ans maintenant. Mais ce n’est qu’un début de carrière, il ne faut pas se décourager. Il ne se décourage pas, il fait son petit travail, c’est tout.
Bientôt il a réussi à écrire une lettre, qu’il va porter à la frappe. Il pousse la porte du bureau des dactylos, où les touches des machines à écrire crépitent avec une sorte de fureur sèche, un bruit de labeur concentré. Il se penche sur l’épaule d’une des filles.
Mademoiselle Berthier, s’il vous plaît, est-ce que vous pourriez me taper ça ?
La jeune fille ne répond pas, ne se retourne même pas pour acquiescer au moins d’un signe de tête, d’un regard. Il a vraiment l’impression d’avoir fondu, que sa forme déjà translucide a coulé à ses pieds, qu’il n’est plus qu’un fantôme dérisoire dressé sur des ergots évanescents. Une bouffée de chaleur lui passe sur les joues. Il est penché au-dessus de la dactylo, il voit par l’échancrure vaste de la robe la naissance des seins qui se gonflent comme des fruits pâles au-dessus du liseré noir du soutien-gorge. Il se redresse, recule, non sans avoir glissé la lettre dans le panier à courrier. Mlle Berthier n’a pas bronché, aucune des autres filles n’a seulement soulevé la tête lors de son intrusion feutrée, ou de son départ furtif.
Il retourne s’asseoir devant son bureau, referme le dossier Ducroc/Blancpain qui claque comme une bouche avide dans un appel d’air qui fait voleter quelques feuilles éparses. Mlle Berthier… Il aimerait bien la… Mais ce n’est qu’une idée vagabonde, bien sûr. Il n’oserait jamais lui murmurer ne fût-ce qu’un mot d’approche, faire un seul geste qui puisse être interprété comme une avance. Pourtant elle doit avoir un amant, peut-être plusieurs. Mais elle sort sans doute avec des garçons grossiers et vulgaires, qui roulent en Vespa et l’emmènent au bal le samedi soir. Les belles filles un peu sottes, au rire puissant et aux yeux délurés, couchent toujours avec le même genre d’homme, un genre d’homme qui est à l’opposé de sa personnalité à lui. Ce n’est pas juste… Il désire Mlle Berthier, il ne lui dira jamais, il ne l’aura jamais. Mlle Berthier et toutes les autres dactylos d’ailleurs, en vrac : elles ont toutes la même allure, de longues cuisses bronzées, de grosses fesses qui se tortillent sous leurs jupes, de gros seins qui se balancent dans leur corsage, des lèvres écarlates, des cheveux en cascade… Lui n’a jamais fréquenté que des filles pâles et plates, ces filles avec qui il est sorti quelques semaines, ou quelques mois, parfois en ne les touchant même pas, d’autres fois en les embrassant seulement, au mieux en leur faisant une ou deux fois l’amour avec maladresse : les Michèle, les Françoise, les Danielle, les Gerda, les Joëlle…
Et il a épousé Marie-Claude. Fille d’enseignante : un bon parti. Non : un sage parti. Marie-Claude n’a ni seins ni fesses, mais c’est une bonne épouse, correcte, discrète, aimante. Ils sont mariés depuis deux ans, un enfant leur est venu un an plus tard, un garçon, qui restera fils unique : Bernard est né avec un pied mal formé, il boitera toute sa vie, il vaut mieux ne pas recommencer, on ne sait jamais.
Il ouvre un autre classeur : Serrurier/Compagnie des Eaux. Il soupire. Il n’a pas du tout envie d’aller nager dans ces eaux-là. Il hésite au-dessus de la première feuille, quitte ses lunettes, les essuie, les chausse à nouveau. Un brouhaha se fait soudain entendre. C’est encore Epstein, environné de trois hommes d’âge mûr qui parlent tous à la fois. Ils s’agglutinent autour de son bureau, un peu de la cendre d’une cigarette tenue à bout de bras par un des hommes s’écrase sur la première page du dossier Serrurier/Compagnie des Eaux. Il la repousse du tranchant de la main, la cendre laisse sur le feuillet une vilaine trace grise. C’est intolérable ! Messieurs…, commence-t-il. Mais il ne va pas plus loin. D’ailleurs on ne l’a pas entendu, Le Hornois lui-même vient se mêler au groupe en compagnie de Mme Sevrin, sa secrétaire particulière, une vieille chèvre rien qu’en os, et tout ce beau monde cause, papote, fulmine, comme s’il n’était pas là. Mais je ne suis pas là… Il est soudain envahi d’un curieux sentiment d’irréalité, comme si son inexistence était pour lui un fait accompli. Je ne suis pas là… Je pourrais me lever, m’en aller, ne plus jamais revenir dans cette étude, personne ne s’apercevrait jamais de mon absence car en réalité je n’ai jamais été là. Un sourire désabusé étire ses lèvres sur son visage à la fois mince et poupin. Il se dit qu’il devrait passer voir sa mère. Ce soir ou demain. Depuis qu’il s’est marié, la pauvre femme doit se sentir bien seule dans le grand appartement de la rue Chenoise. Mais on ne peut pas être à la fois au four et au moulin. La vie avance, on fait ses choix, on ne peut rester indéfiniment en arrière, dans sa jeunesse, dans ses souvenirs…
La vie avance, avance, elle n’en finit pas de courir, elle va de plus en plus vite. La journée s’écoule, personne ne lui a adressé la parole, Epstein et Le Hornois ont encore stationné plusieurs minutes devant son bureau après le départ des trois messieurs bavards, Le Hornois a dit une fois, très fort : Mais vous vous rendez compte ! C’est vraiment extraordinaire…, et il n’a pas su, il ne saura sans doute jamais, ce qui a pu arriver de si extraordinaire. Mais les mauvais souvenirs se perdent dans le courant pressé du temps, ils sont très vite très loin en arrière, la mémoire les a gommés. Maintenant c’est le soir, il se sent fatigué, il a calé son dos contre la banquette inconfortable du tramway qui le ramène chez lui, dans la périphérie de cette ville qui grandit d’année en année, on s’installe à la campagne, on se retrouve dix ans après dans la banlieue. Eh oui ! Le temps passe, il n’en finit pas de passer dans le tamis à larges trous de la vie. La pluie ruisselle sur la ville, elle n’a pas cessé de tomber de toute la journée. Derrière les vitres embuées du tram, la ville n’est qu’un ensemble de formes molles qui se déforment et se reforment continuellement, tandis que les lumières de l’éclairage public, les néons des devantures et des publicités, les feux de circulation et les phares des automobiles construisent d’instables architectures luminescentes qui se détrempent et coulent dans l’eau battante. Bientôt chez lui… Un petit scotch, un bon repas mitonné par Marie-Claude, une heure devant la télé, le lit, quelques pages du dernier prix Goncourt, et le bon sommeil réparateur…
Il est tout de même agréable d’avoir un chez-soi confortable, une situation assise, une position sociale. Me Le Hornois est mort, l’étude a fini par lui revenir. Enfin, à lui et à Jeandubon. Ou à Jeandubon et à lui, comme on voudra. Il n’est pas fier, il n’a pas ce genre de susceptibilité, et s’il sait qu’on murmure parfois dans son dos : Ah ! du temps de Me Le Hornois… Eh bien, il ne s’en vexe pas, il accepte, il connaît ses limites. L’important, c’est de faire tourner l’affaire, de ne pas se laisser dévorer par les soucis, d’avoir une bonne santé.
Et il a une bonne santé : il porte maintenant des lunettes à double foyer, il a un peu épaissi, ses cheveux filasse ont complètement déserté le sommet de son crâne, mais il ne peut vraiment pas se plaindre ; à cinquante-trois ans, il se porte comme un charme. Parfois lui arrive de Paris l’écho d’une affaire d’envergure brillamment menée à bien par Epstein, mais il n’a qu’un petit sourire amusé devant la carrière fulgurante de son ancien condisciple. Lui a préféré rester dans la ville qui l’a vu naître et le verra probablement mourir, il a simplement quitté le petit trois-pièces de la rue Clemenceau pour un bel appartement dans une des résidences panoramiques de l’Île-Sauvage, dont le promoteur est d’ailleurs un de ses amis – disons une relation.
Clincling… Clincling… Clincling… fait le tram en tanguant sur un croisement des rails. Où est-il ? Il essuie sa fenêtre du plat de la main, scrute à travers le demi-cercle dégagé de buée le paysage nocturne livré au martèlement de la pluie et aux agressions multicolores des lumières vagabondes. Mais il ne reconnaît rien. Le tramway a dû prendre un chemin qu’il ne connaît pas, ces nouveaux quartiers se ressemblent tous dans leur inhumaine uniformité de béton. D’ordinaire, il fait le trajet en voiture, mais depuis quelque temps la conduite le fatigue, nerveusement surtout. Alors pourquoi ne pas profiter des transports en commun ?
Il essaie de trouver sur la banquette une position plus confortable à son dos, croise et décroise les jambes, se tortille, sans succès. Je fumerais bien une petite cigarette… Il a de vagues projets d’arrêter, toujours repoussés. Mais en réalité, il n’a jamais été gros fumeur : il a commencé au lycée, s’est pratiquement arrêté pendant ses études, a recommencé au service militaire, a atténué vers les trente ans, a redémarré à la quarantaine. Allez, une, ça ne me fera pas de mal. Il tire de son étui en or (un cadeau de Marie-Claude) une longue cigarette blonde à filtre, l’allume avec son briquet en or (cadeau de l’étude), tire quelques bouffées satisfaites, tousse, n’en continue pas moins à aspirer la fumée odorante. Le tram file au sein d’une illumination qui constelle les carreaux embués d’un feu d’artifice doré, rouge, vert… Il se penche contre la vitre froide, peut lire grande quinzaine napoléon au milieu du poudroiement de lumière. Sans doute un nouveau supermarché qui lance une grande campagne de réclames.
Il ne sait pas du tout où il est, mais à vrai dire s’en moque totalement. Rentrer un peu plus tôt, un peu plus tard… Le tram le mènera bien à destination, il y a un arrêt à l’Île-Sauvage, il s’en est enquis tout à l’heure auprès du conducteur. Pour passer le temps, il effleure discrètement du regard les autres passagers du tram, qui d’ailleurs est presque vide : deux ou trois vieillards, une grosse femme avec un cabas plein de provisions, et tout au fond un jeune couple qui s’embrasse. On dirait deux filles… pense Me Allézières. Son fils est comme ce garçon : à dix-huit ans il porte les cheveux jusqu’aux épaules, et son pied-bot ne l’empêche pas de courir les manifestations. Bonjour-bonsoir, jamais à la maison, jamais un mot aimable pour ses parents, jamais le moindre intérêt pour les affaires de son père. C’est la jeunesse d’aujourd’hui… Mais avec ce fils absent, sa mère morte depuis longtemps, aucun véritable ami, la vie en arrive parfois à être bien morne, certaines soirées, ou le dimanche après-midi. Heureusement il a Marie-Claude. Depuis vingt ans elle a un peu grisonné, mais n’a pas véritablement changé. C’est une femme parfaite : bonne cuisinière, bonne ménagère, intelligente et cultivée. Pour le reste… Mais « le reste », cela paraît déjà bien loin, maintenant. Si leurs nuits n’ont jamais été des explosions charnelles, la tendresse a survécu aux années, et c’est bien là le principal. L’idée de pouvoir le tromper n’a jamais effleuré Marie-Claude, et si lui-même a eu quelques tentations (mais les glandes, uniquement les glandes…, se plaisait-il à penser), il ne l’a jamais trompée non plus. En somme, arrivé à son âge, qu’on dit être la force de l’âge, il peut se dire que sa vie présente tout de même un certain visage du bonheur. Il a bien nagé. Il ne s’est pas noyé dans le verre d’eau, après tout.
Cette réflexion l’amuse, il écrase sous son talon le mégot de la cigarette qu’il a fumée jusqu’au filtre. Clincling… Clincling… Clincling… rumine le tram qui cahote dans la nuit sur son luisant fil de fer. S’arrêtera-t-il jamais ? La banlieue est maintenant sombre, le tramway navigue entre de gigantesques murs de béton percés à l’infini de fenêtres qui répandent la froide lueur bleue de la télévision. Eh bien, qu’il ne s’arrête pas ! Quelle importance ? Bercé par la monotone trépidation, Me Louis Allézières se sent couler tout doucement dans la somnolence. Son grand appartement cossu de l’Île-Sauvage est loin, très loin, au bout d’un long tunnel de froid, de pluie, de nuit. Le tramway brinquebalant roule dans une absence de décor, enfonce son groin d’acier dans des châteaux de cartes qui s’écroulent et sombrent à peine les a-t-il touchés de son étincelle électrique. Clincling… Clincling… Clincling… Me Allézières s’est assoupi, il dort tout à fait, sa tête dodeline sur ses épaules. Puis un vertige déroule dans son esprit sa courbe topologique, il se redresse, un peu hagard, ouvre sur le monde un regard embué qui papillonne derrière ses lunettes.
L’Île-Sauvage, monsieur…
Comment ?
L’Île-Sauvage, monsieur. C’est le terminus.
Il remercie, se lève, descend pesamment du tram, se hâte sous l’ondée à travers l’entrelacs des résidences panoramiques en forme de virgules qui se confondent toutes dans l’obscurité flagellée de pluie venteuse. Me Allézières sent à nouveau la fatigue insidieuse des fins d’après-midi couler dans son dos. C’est cette journée trop chargée, cette mauvaise somnolence qui l’a pris dans le tram, c’est… c’est l’âge, oui, qui est là quand même, dans la tête, dans les muscles, même si on croit ne pas sentir sa présence dans sa carcasse, même si on oublie le déroulement du calendrier, même si on se fait encore illusion. La force de l’âge. Il est dans la force de l’âge, et cela n’empêche pas cette force de décliner. Dans l’ascenseur qui glisse en silence dans sa cage huilée, Me Allézières quitte son chapeau, tamponne avec un mouchoir parfumé à la lavande son front où une mince pellicule de mauvaise sueur est venue se déposer. Dans le hall, il quitte son manteau que Marie-Claude range dans le placard, puis il s’écroule dans son fauteuil. Mais le temps passe vite, si vite, maintenant. Il a avalé son copieux repas bien arrosé qui ne laisse que cendres dans sa bouche, il a regardé à la télévision un programme qui ne laisse que le vide dans son esprit, et le voilà dans son lit glacé, les couvertures et le drap remontés jusqu’au menton, la nuque enfoncée dans le vaste oreiller moelleux. Mais pourquoi fait-il si froid, dans ce lit ? Et pourquoi Marie-Claude n’est-elle pas à son côté ? Dans son champ de vision obscurci par d’étranges ombres passe une silhouette qu’il appelle, Marie-Claude !… mais d’une voix si faible et si éraillée qu’il ne la reconnaît pas. La forme blanche s’approche de lui, murmure : Ne vous agitez pas, monsieur, tout va bien, essayez de dormir… puis elle se recule, est avalée par la pénombre qui noue et dénoue ses pans tordus d’obscurité à quelques pas du lit.
Ce n’était pas Marie-Claude. C’est simplement l’infirmière. Marie-Claude est morte depuis… quatre ans ? Cinq ans ? Il ne sait même plus, et cette pensée qui lui a un bref instant noué la gorge s’est déjà dissoute dans le paysage de brume qui est son seul horizon intérieur. Ses membres sont de glace, et seul un feu précis mal localisable dévore sa chair en ronflant. Ses mains qu’il ne sent plus, comme si elles étaient figées par une gangue de glace, se crispent sur son ventre ; mais elles sont impuissantes à en arracher le feu ronflant qui le ronge, qui grandit de jour en jour et va le dévorer tout entier dans une chimie effroyable où le feu et le froid se mêleront indissolublement. Mais pourquoi ces idées ?… Il ne va pas mourir, voyons ! Il guérira ! Cette fois l’opération a réussi ! Oui, il guérira, guérira. Mais pourquoi ne veulent-ils jamais me dire exactement ce que j’ai ? C’est toujours comme ça, on ne me fait jamais confiance, on ne me dit jamais rien. On le laisse se perdre dans des chemins qui ne vont nulle part, on le laisse se débattre dans des labyrinthes de froid, de pluie, de nuit, il est seul, misérablement seul, toujours.
Le feu monte, le froid monte, l’obscurité s’épaissit. Je sais bien ce que j’ai. Mais il ne faut pas dire le nom, pas prononcer le mot, je le sais bien. Je finis comme mon père. C’est héréditaire, cette chose-là. Est-ce que j’ai le droit de me plaindre ? Soixante-dix-huit ans, n’est-ce pas un âge normal pour mourir ? Idiot ! Idiot… Qui a écrit des sornettes pareilles ? Simone de Beauvoir, dans Une mort très douce ? Il ne sait plus. Idiot. Très douce, vraiment ! Quelle atroce formule, trouvée par quelqu’un de bien portant. Non, il n’y a pas « d’âge normal » pour mourir… C’est une atroce théorie, formulée par quelqu’un de bien vivant.
Il respire de plus en plus mal. Mais qui a donc rabattu le drap et les couvertures au-dessus de sa tête ? Je ne suis pas encore mort, attendez ! Il crie : Au secours ! Au secours !… Sortez-moi de là… Je me noie dans un verre d’eau…
Mais en réalité il ne crie pas, il hurle seulement à bouche fermée, dans le secret de son cerveau qui se dissout dans sa boîte crânienne, ne retenant encore que quelques idées éparses, quelques sons qui s’entrechoquent.
Napoléon… articule silencieusement sa langue qui gonfle dans sa bouche desséchée. Il mord le drap qui pèse comme un suaire sur sa figure. Quoi, Napoléon ? Ses dents s’incrustent dans la raideur glaciale du drap, ses poumons essaient vainement d’absorber encore quelques bouffées d’air, il pense qu’est-ce que j’ai fait de ma vie, qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? et juste au moment où la mort va l’envelopper de sa large cape sombre, une main le saisit par le bras, le tire hors du lit jusqu’à la taille tandis que, furibonde, la voix de sa mère retentit, énorme, tout contre son oreille : Mais est-ce que tu vas te lever, oui ou non ? Tu vas être en retard pour l’école.
(1973)