LE CHÂTEAU DU DRAGON
(1969)
Comme beaucoup de mes textes, celui-ci vient d’un rêve : je me souviens encore de l’attaque du château, d’un personnage qui était moi se penchant sur le corps d’une femme percée de flèches (et du trouble que j’en ressentais), de l’évasion de la salle du château en grimpant le long de rideaux, et de l’assassinat de mon compagnon à coups de poignard ! Tout était là, déjà, ou presque… Ce n’est qu’à la rédaction que j’ai décidé de faire de mon héros Sylvin Lanvère, qui était apparu dans mon premier roman, les Hommes-Machines contre Gandahar, et que j’ai encore repris dans deux autres nouvelles : la Princesse myope du building pourpre et Un quartier de verdure. J’ai toujours eu envie de tracer de multiples aventures de Sylvin, à travers romans et nouvelles (dans le but de faire de l’heroic fantasy « à la française », mais inspirée de Vance, de Wul, et du Forest de Barbarella), mais je n’y suis jamais parvenu. Ce n’est peut-être pas trop tard, car j’y pense encore ! Et, bien qu’écrit en 1969, le Château du dragon, par ses images, son style, son ambiance, reste un de mes textes préférés.
Il arrivait qu’en pleine nuit ils tirent depuis les hauteurs des salves de flèches sur la Ville-Château. Légèrement phosphorescents, les traits montaient, retombaient, comme ces pluies fantasques de météores, l’été. Dans le silence plat de la nuit, on entendait un crépitement sec quand les flèches cognaient sur l’ardoise, la brique, le laiton des gouttières ; parfois, mais c’était par hasard, un tintement cristallin, comme un rire un peu fou, annonçait qu’une vitre avait été brisée.
J’admirais la portée de leurs arcs, et la façon dont ils montaient leurs flèches, ces longues et légères aiguilles à tricoter en plastique mauve ou vert pâle, emmanchées d’une pointe d’acier fine, précise, mortelle. J’avais eu l’occasion déjà de m’y exercer et, bien que mon apprentissage des arts du combat se fût fait avec des armes plus perfectionnées, y prouvais une certaine adresse. Mais je ne prenais pas part à ces coutumiers assauts nocturnes, qui n’avaient d’autre but, m’expliqua Quatrevingtreize, que d’entretenir chez l’adversaire un climat d’insécurité permanente. Le tir durait cinq minutes, pas plus. Et le crépitement cessait à peine que déjà, dans la Ville-Château, des carreaux s’allumaient ; derrière, on voyait des ombres passer. Nous disparaissions dans les bois.
Une fois, c’était au début de mon arrivée chez les partisans, je n’avais pas encore mon arc, la Ville-Château envoya une tortue. Elle fut décimée, reflua en désordre. Mais j’avoue avoir été impressionné par ce parallélépipède écailleux surgissant de la nuit ; un moment, je ne sus s’il s’agissait d’hommes ou d’une machine. Mais les partisans visaient juste, leurs flèches passaient entre les intervalles des boucliers, crevaient des yeux, clouaient des bouches, éparpillaient des cervelles : les hurlements qu’on entendait sous la carapace étaient éloquents. La tortue se disloqua, les Républicains laissèrent une vingtaine de corps sur le terrain ; les partisans récupérèrent les cottes de mailles mais négligèrent les arcs, les leurs étant meilleurs.
Ce genre d’escarmouche était peu fréquent, mais, ayant entendu cette fois-là une voix stridente crier des ordres dans le ventre cuirassé de la tortue, je demandai par la suite à Quatrevingtreize qui commandait les milices de la Ville-Château. Il me répondit que la Chef-Archère s’appelait Madame Borgone, femme réputée ici même pour les nombreux amants qu’elle avait eus. Je n’en fus pas surpris, mais comme Quatrevingtreize me demandait si ce nom éveillait en moi quelque écho, je lui répondis que j’étais étranger au pays. C’était au demeurant la vérité, et je ne jugeais pas utile que Quatrevingtreize dût jamais en savoir plus long sur mes origines.
Nous vivions donc dans les bois, presque tranquilles, car, les Républicains se montrant peu, les véritables combats étaient rares. On organisait des concours de force et d’adresse, on faisait du feu (l’automne étant frais), diverses petites choses utiles et qui passaient le temps. Il arrivait aussi que certains partisans hardis aillent se glisser la nuit le long des remparts de la Ville-Château, pour en badigeonner les murs d’inscriptions vengeresses faites au goudron, qui partait difficilement. À la jumelle, on pouvait lire le matin de sombres phrases tremblotantes dont le texte variait peu dans l’esprit. Ainsi de LA RÉPUBLIQUE PASSERA, LE ROI REVIENDRA, ou LE CHÂTEAU FAIT LA LOI, LA LIBERTÉ VIENT DES BOIS, et quelques autres…
Un jour, une expédition plus sérieuse fut envisagée ; je pus en faire partie car ma présence était maintenant acceptée, mon adresse reconnue. Armés légèrement, nous jaillîmes des bois une centaine, courant vers la Ville-Château. Avec les yeux de l’imagination, je nous voyais d’en haut grouillant sur la plaine, multicolores, comme des insectes. Des miliciens se rangeaient en bon ordre sur le péristyle, derrière les colonnes de la porte d’honneur, et nous visaient de leurs arcs tendus. Des flèches jaillirent. L’impression était qu’elles nous arrivaient droit dessus, s’écartant au dernier moment. Quelques camarades tombèrent autour de moi ; la plupart s’accroupissaient derrière un rocher ou un buisson, décochaient un trait, avançaient par bonds. Cette bataille était silencieuse. Le temps était doux, le ciel gris-bleu.
Je fus bientôt tout contre les marches, presque isolé. Je me tassai contre la pierre, progressai vers une colonne. Personne ne m’avait vu. À quelques mètres devant moi, un peu sur ma gauche, la Chef-Archère, debout entre deux colonnes, tirait calmement, hurlait parfois un ordre. J’engageai sans me hâter l’encoche d’une flèche, que j’avais choisie courte à cause du peu de distance, sur la corde métallique ; serrai le tesson de la hampe entre le médius et l’index droits ; aspirai fortement, tirai la corde en arrière tandis que mon pouce gauche servait de guide à la hampe de plastique bleue achevée par le froid triangle de métal. Je relâchai légèrement mon souffle, surgis de derrière la colonne, arc bandé, visant au cœur. La corde vibra, Madame Borgone sursauta, glissa lentement en arrière.
J’aurais dû fuir ; mais je ne sais quel sentiment me retint, ou me poussa. Je fis les trois pas qui me séparaient du corps étendu, m’agenouillai, soulevai sa tête. La flèche, profondément enfoncée sous le sein gauche, dépassait du pourpoint à peine plus que de l’empennage ; de la blessure s’écoulaient en V deux filets de sang, l’un vermillon, l’autre rouge sombre, car le trait dans sa course avait dû perforer ensemble deux veines dissemblables. Sarabane me regardait d’un œil qui devenait vague ; son corps arqué faisait ressortir la courbure de sa poitrine, jadis fameuse, et qui semblait ferme encore sous l’étoffe et la maille. Je posai d’un geste machinal une main sur son sein, mon sexe enfla un peu dans mon pantalon, je n’avais pas fait l’amour depuis longtemps. « Me reconnais-tu ? » soufflai-je à l’oreille de ma vieille ennemie. Sa bouche s’entrouvrit, sa tête retomba en arrière : la mort m’avait volé la réponse.
J’émergeai. Des fenêtres supérieures de la Ville-Château, des machines de guerre nouvelles avaient été mises en batterie. Des boulets explosèrent à grand bruit. Je vis mes compagnons courir au loin. Je dévalai les marches, commençai une fuite éperdue vers les bois. À deux reprises, je dus franchir d’un bond les corps étendus de camarades anonymes. L’un d’eux leva le bras à mon passage, mais je continuai ma course : la règle chez les partisans est qu’on ne doit pas mettre une vie en péril pour en sauver une autre, incertaine. Des boulets explosaient encore derrière moi quand j’atteignis les premiers arbres ; essoufflé, les yeux irrités par les vapeurs délétères qu’ils dégageaient, je me laissai tomber contre un troène barbu. Le tir cessa bientôt pour faire place à une agitation humaine imprécise sous les murs de la Ville-Château ; je plissai les paupières pour resserrer le champ de ma vision ; mais ce n’était pas une contre-attaque qu’on préparait, seulement les morts et les blessés de leur bord que les Républicains relevaient. On ne s’occuperait des nôtres que sous le couvert de la nuit, non pas pour ramener les corps qui resteraient aux loups, mais simplement pour offrir un trépas rapide aux hommes trop gravement atteints pour rentrer eux-mêmes au camp, et qu’il était inutile d’espérer soigner avec succès avec les petits moyens médicaux dont nous disposions ; et il y avait aussi les arcs à récupérer.
Alors que je me relevais, je vis qu’une bannière violette et pointue frappée d’un cercle noir avait été hissée à la plus haute tour de la Ville-Château : nos ennemis témoignaient ainsi de la mort glorieuse de Madame Borgone.
Je fis un petit salut intérieur à sa mémoire, et seulement à cet instant pensai à détendre mon arc dont la corde d’acier vibra sous mes doigts. Sur le chemin du retour, un partisan âgé mais à la charpente solide mêla ses pas aux miens. « On célèbre dans la Ville-Château la mort de la Chef-Archère », me dit-il gravement. « C’est une grosse perte pour eux. »
— Et une grande victoire pour nous, répliquai-je.
— C’était une personne de valeur », ajouta-t-il après un petit silence, comme il eût parlé d’une vieille parente. Je ne jugeai pas utile de broder encore sur ce sujet, et nous regagnâmes le camp sans autre parole : tel fut, en ce qui me concerne, l’éloge de ma farouche belle-sœur.
Ensuite la vie reprit comme avant. Une blessure légère que je me découvris au côté et dont je n’avais pas pris garde dans l’ardeur de la bataille se cicatrisa très vite grâce à l’application de cataplasmes d’herbages. Comme le temps me paraissait long, je demandai à Quatrevingtreize auprès de qui je pourrais me procurer un livre : il m’envoya à Trentesept, qui en possédait. C’était un jeune homme aux cheveux courts, qui m’accueillit aimablement sous sa tente en plastique vert pâle, et m’ouvrit sans réticence sa réserve, une simple caisse fermée par une ficelle. Sans trop bouleverser l’ordonnance des ouvrages, je choisis La République nouvelle, de Mendès-Plato – ouvrage licencieux, me souffla Trentesept, en même temps qu’un sourire étirait sa bouche et faisait naître aux coins de ses yeux pâles tout un éventail de rides minuscules.
Le livre m’apprit dans quel ferment douteux avait germé cette République anachronique qui se manifestait aujourd’hui par les quadrilatères entassés de l’énorme Ville-Château (bien que la construction des bâtiments principaux eût été de loin antérieure à la venue des actuels occupants), et qu’après de nombreux détours j’avais été finalement appelé à combattre.
L’automne épaississait doucement les nuées étales dans lesquelles se perdaient les sommets dentelés de la chaîne des Trois Lunes. Trentesept, dont je m’étais fait un ami, m’apprit que Centquinze, l’infirmière qui m’avait soigné avec tant d’efficacité, recevait parfois sous sa tente, pour une nuit, les partisans qui ne lui déplaisaient pas.
Quelques jours plus tard, Quatrevingtreize me fit rappeler. Je rencontrai sous le dôme translucide qui lui tient lieu de bureau un homme de haute stature qu’on me présenta comme étant Orgon, un nom légendaire parmi les partisans. Demain, nous dit en substance Quatrevingtreize, il y aura une fête à la Ville-Château, en l’honneur du Petit Prince qu’on a fait venir en grand secret de la Forteresse-Double. (J’échangeai avec Orgon un regard surpris.) « Le but des Républicains », poursuivit Quatrevingtreize, « est d’affermir leur emprise sur tout le Waldendrhath en donnant au Petit Prince une royauté factice, un pouvoir de couverture. Lui-même n’est encore qu’un enfant, ignorant tout des jeux subtils de la politique et de la guerre, mais son existence est un symbole devant lequel le peuple s’inclinera : notre action s’en trouverait gravement compromise, pour toujours peut-être, car comment alors soulever les gens contre celui-là même que nous voulons hisser au pouvoir qui est légitimement le sien ? »
Quatrevingtreize s’interrompit, nous tendit une boîte pleine de longs cigares vert sombre. J’en pris un mais Orgon déclina d’un geste bref le présent ; une flamme chimique passa du chef à moi, mais le refus de mon compagnon m’emplit de malaise et je ne fumai qu’à petites bouffées parcimonieuses.
« J’en ai donc conclu », reprit Quatrevingtreize, « qu’il nous fallait enlever le Petit Prince. Et puisque l’expérience nous a appris qu’une attaque de front contre la Ville-Château était vouée à l’échec, nous emploierons la ruse : il sera facile à deux hommes de se glisser parmi les invités qui se rendront en nombre, demain soir, dans la citadelle ennemie. Je vous ai choisis pour deux raisons : votre vaillance et votre intrépidité d’abord, et le fait aussi que vous n’êtes pas connus de nos adversaires. Orgon est resté longtemps en mission à l’est ; quant à vous », dit-il, se tournant vers moi, « j’ignore jusqu’à votre nom, jusqu’aux raisons qui vous ont poussé à rejoindre notre cause ; je ne désire pas davantage aujourd’hui connaître ce que vous tenez à garder caché ; mais à la Ville-Château votre visage est inconnu… » (je n’eus garde de le détromper, car à cause de la mort de Madame Borgone il était probable qu’il eût raison) « et c’est pour moi une garantie suffisante ».
Je pris congé d’Orgon au sortir du dôme de Quatrevingtreize. Nous nous mettrions en route dès l’aube, pour cheminer la plus grande partie du jour dans les bois afin de rejoindre loin vers le sud la route des pèlerins et des troubadours. Nous n’avions pas de plan concerté, Quatrevingtreize étant resté muet sur ce point, non par imprévoyance, mais à cause de l’absolue confiance qu’il mettait en notre astuce commune.
La nuit était tombée, il fallait se coucher vite. Comme je regagnais ma tente, je ralentis imperceptiblement le pas en passant non loin de celle de Centquinze, mais je ne m’arrêtai point. Malgré le désir charnel impulsif qui, soir après soir, me retournait sur ma couchette avant de dormir, je n’avais jamais tenté fortune auprès d’elle, désireux, ma mission accomplie (ou ma mort survenue), de laisser aux partisans le moins de souvenirs possible de mon passage parmi eux. Et puis Centquinze était trop blonde, trop fluette, elle avait la poitrine trop menue : mon contentement en aurait été amoindri.
Avant de soulever la feuille de plastique mince qui masquait l’entrée de ma tente, je levai les yeux vers le ciel hachuré par la fine résille des branches déjà presque nues ; deux des trois lunes étaient visibles, la rousse et la parme. Je m’endormis rapidement ; le lendemain nous étions en route avant le lever du soleil.
Vers le milieu du jour, nous tirâmes ensemble un grand oiseau sombre à queue trifide qui s’était élevé d’un buisson devant nous d’un vol poussif. Quand nous ramassâmes le volatile, je constatai que mon trait, qui était orangé vif, avait percé l’aile gauche de l’oiseau ; la flèche violette d’Orgon lui avait traversé le bréchet, le triangle rougi de la pointe ressortait un peu du dos de l’animal. J’inclinai la tête vers mon compagnon avec une mimique admirative pour lui montrer que j’appréciais la beauté du coup, mais Orgon n’eut pas un geste ni une parole qui pût me faire croire qu’il avait remarqué mon salut. Tandis qu’il ramassait du bois pour le feu, je plumai l’oiseau, dont l’œil vert semblait me considérer avec une secrète ironie. Nous mangeâmes sa tendre chair sans qu’un mot soit échangé : Orgon appartenait manifestement à la race des héros taciturnes, et je m’en serais voulu de troubler ses sombres pensées.
Nous sortîmes du couvert pour prendre la route habituelle de la Ville-Château alors que l’ombre mauve du couchant luttait déjà avec le roux taché de brun des derniers feuillages. Nous avions laissé nos armes de jet contre le tronc d’un arbre de bordure, ne gardant sous notre pourpoint qu’un poignard qui, même en cas de fouille, serait sans doute toléré. Comme nous avions décidé de passer pour des ménestrels, rôle qui convenait le mieux à notre allure, j’avais emporté du camp une guitare à douze cordes, instrument auquel j’étais autrefois habile ; Orgon avait tiré de son carquois une curieuse flûte à deux becs qu’il balançait négligemment dans sa main.
Nous dûmes marcher trois pleines heures encore avant d’atteindre la porte d’honneur de la Ville-Château, qu’en d’autres circonstances j’avais été bien près de franchir. Mais les battants cette fois en étaient larges ouverts et les lumières ruisselaient sur le péristyle. Je remarquai qu’on avait gratté les inscriptions au goudron, sur cette façade tout au moins, et que toutes les fenêtres pavoisaient aux couleurs bleu et rouge de la République Nouvelle.
De nombreux archers se tenaient immobiles derrière leur bouclier en portion de cône posé verticalement sur le sol ; mais leurs yeux, ignorant les visiteurs, ne quittaient pas la lisière lointaine de la forêt, mer d’ombre redoutable sous le brocart scintillant du ciel nocturne.
Mêlés aux invités, nous franchîmes sans encombre le porche entre les lourds battants de bronze rabattus ; le flux des arrivants était peu dense mais le flot continu : on venait vénérer le Petit Prince de tout le Waldendrhath, la nouvelle ayant été généreusement répandue par les Républicains. Dans la salle principale, plus vaste que la plus grande salle du Palais Pointu où de fameuses réceptions sont pourtant données, des tables avaient été dressées, selon une structure d’ensemble rappelant des fers à cheval imbriqués ; dans la partie concave du dernier assemblage, une table longitudinale légèrement surélevée servait aux ministres et dignitaires de la République, parmi lesquels j’essayai, mais sans succès, d’apercevoir la frêle silhouette du Petit Prince.
Nous nous installâmes sur deux tabourets libres côte à côte dans une rangée transversale, à une tablée d’éleveurs d’élandontes, reconnaissables aux peaux dont ils étaient vêtus et à l’odeur farouche qu’ils dégageaient ; ces hommes rudes nous accueillirent avec des exclamations de bienvenue hurlées dans un patois à peine compréhensible. Le brouhaha était considérable dans la caisse de résonance que formait cette nef toute damasquinée de boiseries, mais la chère était abondante et de grande qualité. Je dégustai sans me priver un fort cuissot d’andivier assaisonné d’épices brûlantes, des petits poissons de lac en gelée, divers fruits confits baignant dans du miel aromatisé. Orgon mangea peu ; je voyais ses yeux sombres découper en petites tranches régulières tout le volume cubique de la salle. Quand passèrent les alcools, je m’abstins comme lui, et alors que le vacarme et le chahut atteignaient leur point culminant, je m’attardai à la contemplation d’une ancienne tapisserie moléculaire qui garnissait presque tout le mur du fond, et qui était une représentation allégorique de l’âge de l’espace, avec des nefs de formes étranges croisant à travers les cieux mythiques au large de toute une floraison globulaire de soleils étincelants.
Vint enfin le moment où le tumulte s’apaisa, sur un geste du Président Frureur qui, à l’autre bout de la salle, s’était dressé sur son tréteau. Je ne retranscrirai pas son discours, interminable et fuligineux, mais il me suffira de dire qu’il fut salué par de longues exclamations de désappointement, ponctuées çà et là par des cris de colère vite éteints dont seule était cause la boisson, qui rend souvent oublieux de la plus élémentaire prudence.
Ainsi le Petit Prince n’apparaîtrait pas ! Les explications embrouillées de Frureur arguant de la fatigue du Petit Prince et de son besoin de repos après un long voyage pouvaient signifier plusieurs choses : le jeune héritier n’était pas dans la Ville-Château, ou n’y était plus, ou quelque raison grave l’empêchait d’assister à la fête. Un pressentiment funeste me saisit, et je vis au coup d’œil qu’Orgon me lança qu’il partageait mes craintes.
« À nous… » me dit-il. Et tandis que les tables étaient tirées contre les murs pour laisser le champ libre au bal et aux festivités qui devaient suivre en dépit de l’absence de celui qui les avait motivées, nous nous faufilâmes hors du cadre des divertissements par une petite porte voilée d’une tenture que nous avions remarquée non loin de notre place. Nous ne savions pas exactement quels indices il nous fallait chercher, mais le mystère à percer se cachait dans les sombres dédales de cette forteresse démesurée. Nous franchîmes plusieurs portes, errant dans des pièces désertes à la destination imprécise. La Ville-Château est une succession de caisses vides empilées les unes sur les autres, sans limite perceptible pour celui qui s’y trouve égaré. De long en large, du nord au sud, de haut en bas, il n’y a qu’un entassement monotone de salles austères et poussiéreuses.
C’est dans une de ces salles qu’Orgon trouva la mort.
Nous venions de pénétrer dans un antre obscur. Orgon marchait devant moi ; des lumières s’allumèrent d’un coup et je vis mon compagnon entouré de plusieurs silhouettes serrées dans des justaucorps noirs. Une grille massive descendit dans mon dos, nous coupant la retraite. Quelqu’un cria : « Tue ! » et des bras fermés se levèrent sur Orgon qui n’eut pas le temps de tirer sa dague de sous son pourpoint. Je vis distinctement deux lames scintillantes pénétrer sans effort dans ses flancs. Orgon resta une seconde immobile, les bras en croix ; puis il tomba avec la raideur d’un arbre qu’on abat. Je demeurai stupéfait de voir qu’une telle force de la nature avait pu être abattue si facilement, et l’absurdité profonde de cette mort me frappa avec violence. Mais l’heure n’était pas à la méditation ; de même, la lutte était inutile. Je ne suis peut-être pas célèbre à Gandahar pour ma force ou ma témérité, mais nul ne peut redire à ma réputation d’adresse et d’agilité : je fus en un éclair sur la grille que j’escaladai en quelques bonds. Deux, trois poignards chuintèrent contre les barreaux de bronze, dangereusement près de moi. Mais j’avais déjà atteint l’imposte de la porte. Un rétablissement me permit d’agripper un des linteaux médians qui réunissaient le haut du mur aux poutres à claire-voie du plafond. Je me balançais à dix mètres du sol et deux spadassins grimpaient déjà le long de la grille, quand le salut se présenta à moi sous la forme d’un sombre orifice carré creusé contre un corbeau. Je m’y faufilai, rabattant derrière moi un volet métallique dont j’entendis claquer le loquet providentiel. J’avançai ensuite à quatre pattes dans un étroit boyau où la poussière était épaisse et l’obscurité absolue. Dans le lointain sonnèrent quelques coups rageurs qui cessèrent bientôt ; et ce furent les seuls indices d’une poursuite avortée…
Ma fuite ressembla alors à celle d’une araignée ou d’un ver de terre. Tantôt je rampais horizontalement, tantôt je devais gravir des cheminées verticales qui me hissaient dans les hauteurs de la Ville-Château ; une mince échelle de métal m’aidait alors parfois, mais le plus souvent je devais escalader en ramonage, technique qui m’épuisait rapidement. Une ouverture grillagée, ou simplement un volet entrouvert que je refermais aussitôt, éclairait à intervalles variables ce labyrinthe à trois dimensions ; ma vue plongeait alors sur une salle, parfois éclairée, parfois obscure, tantôt occupée, tantôt non. J’avais vite compris que je me trouvais à l’intérieur d’un réseau compliqué de climatisation, aujourd’hui hors d’usage, et sans doute oublié si j’en jugeais par l’absence de toute tentative pour me rejoindre ou me couper la route. Les boyaux étaient larges, et plus encore que les dimensions générales de la Ville-Château, cette disproportion m’incitait à penser que l’édifice avait dû jadis être construit par une race de géants.
Je venais de dépasser un coude à l’angle droit quand la lumière d’une lampe-torche m’éblouit. « Qui vive ? » me lança une voix féminine mais néanmoins ferme. J’avais le choix entre deux réponses, qui toutes deux pouvaient être immédiatement mortelles selon l’appartenance du questionneur. D’instinct, j’optai pour la vérité : « Je suis un partisan, qui se cache des mercenaires républicains, » répondis-je. La lampe se rapprocha de mon visage, puis la sentinelle m’enjoignit de la suivre. Une silhouette fluette se dessina dans la lumière mouvante tandis que la jeune fille faisait demi-tour ; je ne vis plus ensuite qu’un halo derrière lequel je rampai.
Cette dernière expédition fut de courte durée. Sur les talons de mon guide, j’émergeai dans une pièce faiblement éclairée par quelques globes à huile. Je fus aussitôt entouré par une multitude de petits visages, et c’est alors seulement que je me rendis compte de mon erreur : ce n’était pas une femme qui m’avait intercepté mais un enfant, et toutes ces ombres issues du clair-obscur qui se pressaient autour de moi étaient pareillement des enfants, dont les plus jeunes pouvaient avoir sept ou huit ans, les plus vieux quinze ans à peine.
« Qui êtes-vous ? » interrogeai-je à mon tour. « Nous sommes les Enfants Clandestins », répondit le garçon à la torche. Il m’expliqua que tous étaient les fils et les filles des habitants de la Ville-Château, et que, ne pouvant se résoudre à l’imposture de la République et à ses injustices fréquentes, ils vivaient dans les combles du bâtiment, dans les greniers et les passages oubliés, et préparaient le retour de la démocratie royale. Ils étaient la résistance intérieure comme les partisans étaient la résistance extérieure, et je fus heureux que dans le Waldendrhath aussi la jeunesse prît en main la destinée de son pays…
On me conduisit ensuite auprès du chef des Enfants Clandestins, qui m’interrogea longuement. Lorsqu’il sut que notre but avait été d’enlever le Petit Prince, il me dit simplement : « Mais il est ici… » Je fus stupéfait de leur audace, de leur détermination, de l’efficacité de leur organisation ; Cendre n’avait guère plus de douze ans, mais ses yeux clairs brillaient d’intelligence ; cependant, lorsque je lui demandai quels étaient leurs projets immédiats, je le vis hésiter, se troubler : car, si les enfants n’avaient pas craint de soustraire le Petit Prince à ses geôliers au cœur même de la Ville-Château, il était hors de question qu’ils affrontent les mercenaires en combat ouvert.
« Je voudrais parler au Petit Prince », lui dis-je alors. Comme il semblait indécis, je lui avouai de qui en vérité j’étais l’envoyé, car je n’avais rien à cacher aux Enfants Clandestins. Cendre me considéra longtemps en silence, puis il se leva et m’invita d’un geste à le suivre. Nous traversâmes une forêt de poutres et d’entretoises avant d’arriver devant une porte gardée par deux garçons armés de piques. Le jeune chef abaissa lui-même le loquet et me laissa seul devant une tenture grossière. Je laissai passer une minute de réflexion avant de la soulever, car l’instant était survenu où la mission dont m’avait chargé Quatrevingtreize et ma propre mission coïncidaient. De mon entrevue avec le Petit Prince dépendait ma décision finale.
Je trouvai un enfant qui dormait sur un matelas posé à même le sol. J’avais oublié que la nuit devait être très avancée. Près de la couche, une flamme orange vacillait à l’intérieur d’un globe de cire teintée. La respiration du Petit Prince était régulière et douce, une mèche de cheveux châtain clair tombait sur son œil gauche. J’allais me retirer sans le réveiller quand il sortit lui-même du sommeil ; il se redressa sur ses coudes, me regarda sans ciller. Je m’inclinai. « Es-tu du château ? » me demanda-t-il. Je le détrompai, et nous eûmes une longue conversation que je n’ai pas l’intention de rapporter, non qu’elle fût tissée de secrets importants, mais justement parce qu’au contraire il ne s’agissait que d’une vraie conversation, au cours de laquelle je pus apprécier les qualités d’esprit et de cœur de ce jeune monarque né en captivité, qui vivait là son premier jour, sa première nuit de liberté. Sans doute ignorait-il beaucoup de la politique, ainsi que l’avait dit Quatrevingtreize, mais son bon sens et sa droiture étaient les seules vraies garanties d’importance pour son règne futur. Car qu’on me comprenne bien : la royauté sur ce continent n’est pas affaire de privilège divin ; simplement les rois sont d’une lignée la plus génétiquement saine qui soit, et donc les plus aptes à gouverner sagement.
Lorsque je retrouvai Cendre qui faisait les cent pas devant la porte, j’avais la certitude qu’entouré de la solide écorce des partisans et des Enfants Clandestins, le Petit Prince saurait faire retrouver au Waldendrhath son équilibre dans la paix. Encore fallait-il organiser la mise en scène qui introduirait cette paix sans qu’il y eût à déplorer trop de morts.
« Dis-moi, chef, demandai-je abruptement au garçonnet, connais-tu ce dicton que les partisans murmurent à travers tout le Waldendrhath à propos du retour du Petit Prince ? » « Non », répondit mon jeune interlocuteur. Je récitai alors en scandant les vers :
« Quand la deuxième bouche du dragon s’ouvrira,
Une barque d’or d’entre ses dents surgira.
À sa proue le Petit Prince se dressera
Et la paix à Waldendrhath apportera. »
Cendre fit claquer son pouce contre son index. « J’ignorais cette légende, car jusqu’à ces derniers jours il n’était pas en usage à la Ville-Château de prononcer le nom du Petit Prince… Mais », ajouta-t-il, « il est vrai aussi que nous avons un dragon ! »
Devant mon étonnement, son œil se remplit de malice et il m’expliqua qu’il connaissait un dragon qui hantait la grotte Malveline d’où jaillissait la rivière Subtrillon, sur les bas-flancs de la chaîne des Trois Lunes, non loin derrière les derniers bastions de la Ville-Château. « C’est un dragon paisible », ajouta Cendre, « et si grand doit être son âge qu’il ne paraît plus guère capable de bouger. Seuls ses yeux indiquent qu’il est vivant. Nous allons parfois lui jeter des pierres, mais cela n’amuse plus guère que les plus jeunes de nos compagnons. Seulement un dragon ne possède qu’une bouche », fit-il en conclusion.
« Qui sait ? » lui dis-je en souriant. « Les vieilles légendes contiennent souvent beaucoup plus de vérité qu’on ne croit… » Car je me doutais bien qu’un dragon aussi opportun ne pouvait devoir son existence qu’à des forces supérieures, et je connaissais l’étendue des pouvoirs des Maîtres en Métamorphoses de Gandahar.
Je manifestai ensuite le désir de prendre un peu de repos ; nous irions plus tard confronter le dragon au Petit Prince. On me trouva une couche dans l’angle aigu d’un toit et, à travers deux ardoises mal jointes, je vis que le ciel avait déjà pris la transparence violette de l’aube. Un murmure indistinct, fait de musique, de cris, de chants, m’apprit que le peuple festoyait encore, répandu sans doute dans les champs autour de la Ville-Château. Je caressai du bout des doigts la surface rugueuse d’une poutre mémorable qui surplombait mon lit de fortune ; l’air était tiède, lourd, fade. J’étais bien. Je m’endormis vite et rêvai peu.
Nous allâmes vers le milieu de l’après-midi voir l’habitant de la grotte Malveline. Nous marchâmes une heure sur les pentes douces qui s’élèvent directement derrière la Ville-Château, passant entre des pins et des cèdres, ou des arbres qui leur ressemblent. Cendre et le Petit Prince marchaient à mes côtés, cinquante Enfants Clandestins armés de frondes et d’arcs nous accompagnaient. Des hauteurs où s’ouvrait la grotte, la vue plongeait sur les toits innombrables de la Ville-Château, qui étaient comme un damier complexe couvrant toutes les nuances du gris ; sur les plus hauts donjons flamboyaient des bannières rouges et bleues.
Mais nous étions venus là pour le dragon. L’animal était plus qu’à moitié immergé ; son corps imposant semblait flotter avec la légèreté du liège dans le courant d’eau vert émeraude qui coulait avec paresse des profondeurs végétales de la grotte ; du museau à l’extrémité de la queue, j’évaluai sa taille à cent mètres au moins. Mis à part la lueur indéniable qui filtrait de ses yeux orange mi-clos sous des paupières d’un rose tendre, il était plus immobile qu’une souche. Toutes ces caractéristiques, ainsi que les reflets d’or prononcés des grosses écailles dorsales, achevèrent de me convaincre que le monstre n’avait pas une origine naturelle – si tant est qu’un dragon puisse être considéré comme une créature naturelle.
Je m’approchai de la rive, entraînant Cendre et le Petit Prince. « Si le dicton doit se vérifier, leur dis-je, c’est maintenant que nous en aurons la preuve. » Je pris le Petit Prince par la main, l’amenai du plus près que je pus du museau du dragon. Et le dragon se leva. Comme si la seule présence de l’enfant royal avait suffi à le tirer d’une méditation millénaire, le dragon se redressa avec majesté, prenant appui sur ses pattes antérieures. Des myriades de gouttes d’eau fusèrent autour de lui alors qu’il s’ébrouait, et le soleil voilé dans l’air automnal fit naître quelques secondes, dans ce brouillard liquide, un arc-en-ciel resplendissant. Je sentis derrière moi l’ébauche d’un mouvement de reflux parmi les Enfants Clandestins, mais la main du Petit Prince ne frémit même pas dans la mienne. Quand la trombe miniature se fut apaisée, laissant tout humides nos cheveux, la peau de nos visages et nos vêtements, le dragon était assis sur son arrière-train telle une idole grandiose et bienveillante ; ses yeux s’étaient ouverts en grand, et à cause de son regard bilatéral il semblait à la fois fixer le ciel et la terre ; et il était à nouveau retombé dans une immobilité dont je pressentais qu’il ne ressortirait plus.
Mais le prodige cependant était autre : à la base de son poitrail ouvragé d’or et d’écarlate, la seconde bouche mythique béait, comme une petite caverne ouverte au ras de l’eau, protégée par une herse de dents étincelantes. Le mufle de cette tête jumelle était fort aplati, mais sur la portion de crâne qui s’enflait sous le poitrail, on lisait distinctement, par la fantaisie délibérée du dessin des écailles, les armes royales de Waldendrhath : la corne et la hache entrelacées, qui rappelaient la vocation d’élevage et de bûcheronnage du petit royaume nordique. Et à l’intérieur même de la gueule, une fine barque d’or aux flancs ouvragés était en attente sur la langue triangulaire.
Mon récit pourrait s’achever ici : car tout ce qu’il advint alors fut conforme aux quatre vers du dicton. Le lendemain à midi, le Petit Prince sortait de la deuxième bouche du dragon, debout à la proue de la barque d’or. Sur une grande portion de la rivière, des hampes avaient été dressées, à la pointe desquelles flottaient les anciennes couleurs de Waldendrhath, le rouge et le jaune, sur mille petits drapeaux confectionnés en hâte avec les châles des dames et les pourpoints de couleur des guerriers de la forêt. Tout son peuple accueillit avec force hourras le Petit Prince, les Enfants Clandestins, les partisans, les bûcherons, les éleveurs et les paysans, et même les habitants de la Ville-Château, convertis par la magie organisée de cette apparition conforme aux écritures.
Le réseau de propagande et de renseignements des enfants s’était révélé une fois de plus efficace, et tous étaient massés à l’heure dite aux abords de la grotte du dragon. Les combats avaient été brefs, seule une poignée de mercenaires fanatisés ayant opposé une résistance conséquente. Dans un coin reculé de la forêt en pente, pendaient sans ostentation les corps de Frureur et de ses plus coupables ministres.
Plus rien ne me retenait en ces lieux. Je partis à l’aube suivante, sans même avoir cherché à revoir Quatrevingtreize, à qui Gendre avait annoncé personnellement la mort d’Orgon et, sans doute, avec plus de ferveur que ma modestie ne l’aurait désiré, le rôle que j’avais joué dans le rétablissement du Petit Prince, sans toutefois lui révéler les causes profondes de mon intervention ; car il est des secrets qui doivent rester l’apanage d’un petit nombre… Le Petit Prince lui-même aurait l’occasion d’intervenir sans qu’ils le sachent dans les affaires de ses sujets ; ainsi le vaste royaume de Gandahar avait-il aidé par ma présence à l’infléchissement du destin de ce petit État lointainement suzerain. Et qui sait si Gandahar lui-même n’était pas entre les mains invisibles d’une occulte puissance céleste, et ainsi de suite à l’infini ?
Cendre et le Petit Prince vinrent me dire adieu. J’avais demandé un cheval robuste qui pût me conduire aux frontières du Waldendrhath. J’étais déjà en selle quand je reçus leur salut.
— Porte mon amitié auprès de ta souveraine et maîtresse, me dit le Petite Prince.
— Bonne route, Sylvin Lanvère, fit simplement le chef des Enfants Clandestins.
J’éperonnai ma monture, qui partit comme une flèche. Je galopai trois jours entiers coupés de courtes haltes nocturnes. Le vent du sud sur mon visage m’apportait une caresse embaumée venue de Gandahar, et j’avais à l’esprit l’image des deux enfants sur qui reposaient paix et justice dans une contrée rude. Je souhaitai ardemment qu’ils gardent toujours leur jeunesse, à travers tous les âges de la vie.
Le soir du troisième jour, j’atteignis l’extrême bord du grand serpent de métal vivant construit par nos ingénieux ancêtres, qui plonge à travers le désert jusqu’à la plaine riante de Gandahar. Je sautai à bas de mon cheval et lui donnai une tape sur le flanc. L’animal sans intelligence fit quelques pas et s’immobilisa, me fixant de son œil rond et inexpressif.
Je franchis la rambarde du plateau-réacteur abandonné depuis plus d’un mois sur le tronçon de métal et activai quelques manettes. L’engin s’éleva en douceur sur son invisible courant propulsif et commença à suivre à basse altitude, mais en accélérant sans cesse, la chaussée miroitante qui se perdait à l’infini dans l’ombre paisible du crépuscule.
Je me laissai aller contre le dossier de cuir et fermai les yeux. Dans quelques heures je serais au Palais Pointu, et rendrais compte à la reine du succès d’une mission qui s’était achevée au mieux de ses désirs sans que j’eusse pris véritablement une part importante à l’affaire. Et puis je retrouverais le sourire et le corps d’Airelle – ou un autre corps et un autre sourire à la fois différents et semblables – et je sombrerais dans la seule aventure qui valût réellement qu’on se batte et qu’on meure pour la vivre.