Quelque temps après le départ de Jérôme Pensedur (il n’avait pas même dit au revoir, ce mal dégrossi !), l’appartement en face de chez Léon Lessourd avait été reloué. À qui, je vous le demande ? Des jeunes ! Un couple de jeunes, pour tout arranger, et bien sûr pas mariés, pensez donc. Est-ce qu’on se marie, à notre époque ! Est-ce qu’on s’occupe de ce genre de détail ! Il n’y a plus de morale, plus de religion, plus de respect pour rien. On se met ensemble un jour, on se sépare le lendemain. Pas de risques, on a la pilule, maintenant. Ça vous fout le cancer, mais après moi le déluge…

C’est Édgar Parmentier qui avait appris la nouvelle à Léon Lessourd. Je sais bien ! Je sais bien ! avait maugréé Lessourd, qui ne savait rien. Mais il ne l’aurait pas avoué, jamais. Dire que ça s’était passé à son étage et qu’il était le dernier à être au courant… Le propriétaire aurait tout de même pu l’avertir, lui, le plus ancien locataire de l’immeuble ! Mais bernique. Les vieux, aujourd’hui, on les oublie. L’injustice mène le monde à la baguette, et elle n’est pas prête à s’arrêter de battre la mesure. D’ailleurs, le propriétaire, son nom, c’est Arkamian. Arkamian ! Un Juif – ou un Arménien –, c’est tout comme : le petit moustachu, le Boche qui valait tout de même mieux que le Front populaire, ne s’y était pas trompé…

— Des jeunes ? avait grogné Léon Lessourd. Il avait fait répéter Parmentier, qui parlait dans sa barbe, comme toujours et comme tout le monde.

— Un mignon petit couple… Je les ai rencontrés la semaine dernière, quand ils sont venus visiter.

Ça se passait sur le palier de Lessourd, un jeudi de la première semaine de juillet, la grosse face grasse de Parmentier souriait comme une lune huileuse ; Lessourd venait de remonter son courrier, L’Aurore, journal auquel il s’était abonné à son retour en métropole mais qu’il ne lisait qu’un jour sur trois, et des prospectus divers qu’il n’avait pas jetés parce que tous ces papiers lui servaient à allumer son feu, l’hiver, et son fourneau en toute saison ; il était le seul locataire de l’immeuble à continuer à brûler du charbon, une énergie française, qui ne doit rien aux bougnoules. Et il en était fier.

Mais sur l’instant, il était plutôt teigneux. Un mignon petit couple !, avait-il grommelé dans la sienne, de barbe, tandis que Parmentier, son cabas à bout de bras, descendait l’escalier. Et, martelant le bois du palier du bout ferré de sa canne et des ferrures de ses brodequins de chasseur (car chasseur, il l’avait été, et alpin, encore, pendant son service, à Briançon, en 29, la belle époque), il avait chargé vers la porte désormais ennemie.

Il s’arrêta à un demi-pas d’elle, qui le narguait comme un cercueil vertical. Derrière le battant, pas un bruit. Ou peut-être… Mais Lessourd n’était sûr de rien, les bruits avaient bien changé depuis quelques années, ils fuyaient, malins et malingres, de ses oreilles d’où jaillissaient en geysers des poils drus et gris. Il en plaqua tout de même une, d’oreille, sur le panneau de vieux bois qui sentait le vieux bois. Mais la porte garda son mystère et l’appartement son secret.

Au centre du panneau, la plaque de cuivre portant, gravé en romaines, le nom du précédent locataire, J. PENSEDUR, n’avait même pas été enlevée. Mais, passé sous le rectangle vissé, un simple carton mal découpé désignait l’intrusion par une double inscription à l’encre bleu-vert, écrite penchée, tout juste lisible :

Linda Robertson
Alphonso Cortazar

Des étrangers ! La canne trembla dans la main de Lessourd. Il restait devant la porte, ruminant des pensées mauvaises. Le boucan terrible que fit l’Australien en passant près de lui, ployant sous un faisceau de planches, de lattes et de traverses, eut pour effet de faire monter sa fureur d’un cran, le dernier, celui qui se trouvait entre la paillasse gris fer de ses cheveux en brosse et le dessous crasseux de son béret de chasseur.

Lorsque l’Étranger eut disparu vers les hauteurs, il se décolla de la porte des Étrangers, où il avait plaqué son dos convexe, et regagna son chez-lui, qui sentait la soupe (pratiquement son unique manger), la cire (il tenait propre, méticuleusement), la colle (sa principale occupation était de coller sur des cahiers d’écolier des articles de L’Aurore qu’il découpait sur la foi de leur titre) et l’insecticide en bombe (il gardait d’Indochine, où il avait été métreur dix-huit ans, de 31 à 49, la phobie des insectes).

La journée se déroula dans des remugles intérieurs acides, mais comme d’habitude pour ce qui est de l’événementiel : soupe au poireau à midi, velouté d’asperge le soir (en sachets, pareillement), le plancher du salon et l’armoire de sa chambre à frotter, sept coupures à découper et coller (les Russes ici et là dans le monde, des Arabes ici et là dans les faits divers), deux fourmis en maraude dans le garde-manger sous la fenêtre de la cuisine écrasées sous le pouce, une araignée poursuivie à coups de bombe mais réfugiée dans une fissure du mur des W.-C. avant asphyxie…

Comme tous les autres appartements de la montée (à part ceux du rez-de-chaussée, plus petits), celui de Léon Lessourd comptait cinq pièces, autrefois remplies par la femme Lessourd, Su (ramenée d’Orient et morte comme une fleur dans les vapeurs d’essence), et par les deux enfants Lessourd (peau cuivrée et yeux bridés, faits par hasard, mal aimés par le père, partis jeunes et jamais revenus), mais aujourd’hui, à part la chambre, transformées en musée colonial ou en mauvais débarras. Deux pièces étaient mitoyennes à l’appartement de Jérôme Pensedur, désormais dévolu à l’étranger : le salon, et la cuisine. Ce premier soir d’une longue enfilade de jours chauds d’été liés par une haine sèche, Léon Lessourd était allé coller son oreille, ou les deux successivement, contre le mur du salon, entre les gravures encadrées de bambou et la tête de buffle rongée aux mites.

Mais rien ne remuait de l’autre côté de la paroi, aucun bruit n’en filtrait qui eût pu traverser le hérisson épais de ses poils auriculaires. Que signifiait ce silence couvant des orages sournois ? Dans l’esprit de Lessourd flottèrent un instant des images confites de corps hébétés prostrés dans des vapeurs d’opium. Les jeunes, tous drogués, et les étrangers, deux fois plus. Mais il est vrai que de nos jours, on fume plutôt des cigarettes de marijuana à l’air innocent, mais qui décuplent la lubricité, à moins qu’elles ne rendent impuissant, ce qui est du pareil au pire. Bien sûr, il y a aussi ces piqûres d’héroïne qui vous cabrent un beau jour dans une mort de cheval. Et si… Lessourd osa ricaner. Ce serait un bon débarras, à tout prendre. Mais la police viendrait fureter. Mieux valait qu’ils crèvent ailleurs.

Broyant toutes ces pensées aimables dans son vieux cerveau, Lessourd avait avalé sa soupe du soir et, peu avant que sonnent huit heures à l’horloge fantaisie du hall, il s’était réinstallé dans le salon, son dos convexe calé dans son fauteuil tonkinois style Emmanuelle, en face de sa télé noir et blanc vieille de vingt ans qui ne captait que la première chaîne.

L’agression, la première d’une longue série qui allait transformer son existence en guérilla, se produisit alors qu’il écoutait sans l’entendre un industriel bordelais faire d’imprécises bulles avec sa grosse bouche. Les notes de guitare traversèrent la cloison comme des balles tirées en rafales, dont la pointe de cristal écorcha la brique et le plâtre. Il y en eut ainsi une douzaine, de rafales, en arpégé, qui se muèrent vite en un arrosage soutenu de picking.

— Sacrénom ! grogna Lessourd. Le bout ferré de sa canne, qu’il ne lâchait jamais, même aux cabinets, heurta son plancher ciré.

La musique de la guitare envahissait tout le volume sonore de la pièce, ricochant sur les peaux tendues de panthères et de tigres qui s’entrecroisaient sur les murs en pauvres bonds immobiles. Et, autant le bavardage de la télé était une pâte lourde où aucun mot n’était clairement reconnaissable, autant l’air de guitare venu d’à côté était précis, acéré, éclatant. Les notes, guillerettes, pénétraient dans ses oreilles, dans son cerveau, avec l’assurance insolente d’une section de tirailleurs dans un temple taoïste.

— Sacrédié ! cria Léon Lessourd.

Il arrêta le mouvement de sa canne lorsqu’il s’aperçut qu’il était en train de suivre le rythme de country music qui sourdait du mur. Ses vertèbres convexes craquèrent quand il se leva pour pousser le son de la télé. Mais, une fois recasé dans son fauteuil, il se rendit compte que les notes débordaient toujours le fond sonore du poste. Avec ses vieilles oreilles touffues comme une forêt tropicale, bouchées de cérumen comme un volcan éteint, au tympan raide comme la justice, Lessourd entendait les ongles du joueur crisser sur les cordes de cuivre, il entendait la vibration des basses sous le profil du pouce, il entendait le crépitement des doigts qui, à la fin de chaque accord, frappaient en bout de course le bois de la table d’harmonie.

— Nom da Diou ! hurla Léon Lessourd.

Cette fois, il tourna à fond le bouton du son.

Mais rien n’y fit : les mots prononcés par la présentatrice café-au-lait, quasiment une négresse, au corsage outrageusement échancré, restaient une bouillie de vocables noyés dans la farine, tandis que les notes de guitare (qui s’architecturaient maintenant en une valse rapide) surnageaient toujours aussi aisément.

Au bout de dix minutes de patience stoïque, Léon Lessourd s’emballa. Il se leva une nouvelle fois, frappa sur le mur à coups de poing, puis à coups de canne, et alla même jusqu’à y donner des coups de charentaise, ce qui ne faisait pas du bien à sa colonne. En même temps il criait.

— Dites donc ! Il faut pas vous gêner ! Il y a des voisins ! Vous vous croyez seuls, bande de malappris !…

Et, à mesure que les airs de guitare se suivaient, Lessourd procédait à l’escalade dans l’imprécation :

— Sacripants ! Malotrus ! C’est une heure pour emmerder les honnêtes gens ? J’appelle la police, moi ! Allez donc faire votre boucan chez les Nègres !…

Puis, l’essoufflement venant, les imprécations devinrent injures basses et sporadiques.

— Voyous… Sauvages… Métèques… Drogués… Dépravés… Salopiots de jeunes… Crevures d’étrangers… Vous aurai !…

Mais rien n’y faisait. Le mur n’était plus un mur, c’était une surface poreuse à travers laquelle les sons bourgeonnaient comme de hideuses fleurs d’un printemps carbonifère, c’était une caisse d’harmonie géante qui servait de continuité avec l’oreille de Lessourd, une peau de tambour qui communiquait à sa peau siamoise une vibration à lui faire craquer l’épiderme.

Léon Lessourd résista. Il s’incrustait devant la télé, se tapa jusqu’au bout un film psychologique (américain, des années 50, avec Susan Hayward) auquel il ne comprit rien, puis une demi-heure de musique contemporaine évoquant de lointains bruits de garage, et encore une émission médicale sur les maladies du poumon chez les grands fumeurs. De l’autre côté du mur, en plus de la guitare, les jeunes crapules s’étaient mises à chanter, une voix claire et fluide de fille, une voix grave et saccadée d’homme.

Léon Lessourd, engoncé dans sa rage impuissante comme un parapluie dans son manchon, enregistrait avec netteté chaque phrase modulée, comme si les bouches assassines se trouvaient contre ses oreilles, dans ses oreilles ; mais toutes ces phrases étaient en étranger ; Léon Lessourd ne comprenait rien, et l’incompréhension le rendait plus furieux encore. Il imaginait des obscénités qu’il aurait voulu saisir, comme justification supplémentaire à sa hargne baveuse ; qu’elles lui échappassent le poussait vers un bout qu’il avait déjà dépassé. C’était insupportable ! Mais un ancien chasseur alpin, un ancien colonial, ne recule pas devant l’ennemi ; un Français ne recule pas devant l’étranger.

Il tenait toujours bon lorsque défilèrent devant ses vieux yeux fatigués les informations de vingt-trois heures trente, présentées par un ahuri bronzé sous les spots ; il tenait encore bon lorsque le brouillard pelucheux des fins d’émission s’installa sur l’écran, neige de mica sur un désert plombé. Dépourvu, il serra les mâchoires sur son râtelier, le temps qu’un blues à deux voix le harcèle de murmures louches ; puis, miracle, la musique assaillante s’éteignit de l’autre côté du mur en papier crépon, sur un dernier accord en sixième diminué qui grouilla dans sa tête avec la ténacité d’une cohorte de fourmis.

Lessourd attendit, incertain, l’œil hagard, l’oreille frémissante. Mais, de l’appartement maudit, plus rien ne provenait. Il lâcha une dernière injure (Pourriture !), un dernier coup de poing, un dernier pet, pour faire bonne mesure. Et, rompu par la longue lutte, il alla se coucher dans son lit roide, aux draps pas changés depuis trois mois et qui sentaient le vieux qui se savonne mais dégage pourtant une odeur rance de vieux.

Il fut levé aux aurores, fidèle en cela à des habitudes coloniales que plus de trente ans de métropole n’avaient pas atténuées, au contraire. L’oreille battant pavillon noir, il longea plusieurs fois, pieds nus dans ses charentaises, les murs de la cuisine et du salon, sans rien percevoir de suspect. Mais les jeunes, on sait ça, se lèvent aussi tard qu’ils se couchent, les jeunes, c’est paresse et compagnie. Que dire alors des étrangers, qui viennent nous importer leur oisiveté !

La journée avança à son train d’escargot vers le midi, et c’est à midi précisément, ou peu s’en faut, que les premiers rires s’élevèrent, mouillés et graveleux, d’un lit de stupre que les bandits avaient dû pousser contre la cloison pour que Léon Lessourd entendit si bien les dents s’entrechoquer, les langues chuinter contre les palais, les glottes tressauter au fond des gorges où roulaient des hilarités sans fin.

La canne frappa le mur si fort qu’une assiette de porcelaine peinte, portant le dicton CE QUE FEMME VEUT, DIEU LE VEUT, se décrocha de son clou, tomba, se brisa.

— Morveux ! Morpions ! Mortifères ! hurla Lessourd.

Deux rires enchaînés, si mêlés qu’on ne distinguait plus le mâle de la femelle, furent la seule réponse qu’obtint le retraité. Il lui sembla, mais ce ne pouvait être qu’une illusion, que le mur de sa cuisine tremblait sous l’assaut conjugué de la petite pute et de son mac.

— Petite pute ! Mac de mes deux ! hurla-t-il.

Canne, charentaises, dentier, tout entra dans la danse : l’une frappait sans discontinuer sur le mur, les deux autres piétinaient sur place, le dernier, là-haut, jouait des castagnettes entre deux glapissements. Les murs en tremblèrent d’autant, une autre assiette se décrocha, dont la devise était IL NE FAUT PAS SE PLAINDRE QUE LA MARIÉE EST TROP BELLE, SURTOUT QUAND CE N’EST PAS LA SIENNE. Lorsque la cuisinière à charbon fit un petit saut en avant, Léon Lessourd comprit que ses sens ne l’avaient pas abusé, que l’attaque était plus sérieuse qu’il ne le croyait. Confirmation lui fut d’ailleurs donnée lorsque le réfrigérateur antique, qui trônait comme une banquise en sucre à l’autre extrémité du mur mitoyen, craqua sourdement et mordit un centimètre de carrelage, se décollant du même coup du mur jaune pisse auquel il était resté si longtemps soudé.

Cette fois, le doute n’était plus permis : les étrangers lui bouffaient son espace ! Ce n’était pas une guerre de position, menée à l’artillerie, mais une guerre d’invasion, où notes de guitare et rires perlés faisaient figure d’avant-garde.

— Macaques ! Mabouls ! Margoulins ! exhala le vieux Lessourd.

De son dos convexe, il tenta de repousser le frigo. Peine perdue : sur une nouvelle salve de fou rire (fille chatouillée, butor gratouilleur), c’est l’engin qui le poussa, de trois centimètres cette fois.

— Canaques ! Camés ! Casse-couilles ! ragea Lessourd.

Il comprit qu’il lui fallait lutter avec les armes de ses ennemis : bruit contre bruit. Il brancha successivement l’épluche-patates, le mixer à potage, le râpe-fromage, le coupe-jambon. Enflèrent le grésillement de l’épluche-patates, le ronronnement du mixer, le grincement du râpe-fromage, le sifflement saccadé du coupe-jambon, qu’une longue période d’inutilisation dotait en outre du grasseyement de la rouille…

Pendant quelques secondes, Lessourd crut avoir gagné cette seconde manche. Mais, sous le bruissement métallique des appareils ménagers (à ses oreilles velues guère plus fort qu’un bourdonnement de moustique), les rires étaient là, aigus comme des tessons, clairs comme de l’eau de source, purs comme l’air de l’Everest, là où même Lionel Terray n’est pas allé. Et Lessourd, à travers ces rires qui lui crevaient l’âme pour en faire dégorger le plus noir de son fiel, imaginait des mains s’insinuant dans l’échancrure d’un corsage, des dents mordillant le lobe d’une oreille, des yeux chavirés, des bouches goulues faisant ventouse dans l’extase salivaire de baisers pleins de langues frémissantes.

La cuisine, dans le sens de sa longueur, avait rétréci. Le fourneau, le frigo, l’armoire métallique aux conserves mordaient le carrelage sur vingt centimètres ou plus en direction de la table.

Léon Lessourd enfonça d’un doigt fébrile la touche de son transistor. C’était l’heure du jeu des mille francs. Banco ! Ban-co ! BAN-CO ! hurlait d’une seule voix la foule des troisième âge de Carpentras. Les rires s’essoufflèrent un moment dans cet assaut contraire. Et, lorsqu’au milieu des applaudissements nourris, Lucien Jeunesse lança son fameux : Et à demainsi vous le voulez bien ! ils s’éteignirent tout à fait. Lessourd s’effondra sur une chaise, épuisé mais satisfait. Le frigo n’avait sans doute pas reculé, mais il n’avait pas avancé non plus. Avec un bon coup d’épaule… Et le fourneau, noir et cuivre, il suffisait sans doute de lui bouter au ventre un bon feu du diable, bien ronflant, pour qu’il regagne sagement sa place le long du mur qu’il avait fui, et sur la surface jaune duquel se voyait maintenant un encadrement charbonneux.

Lessourd garda la radio allumée à fond jusqu’au milieu de l’après-midi, s’emplissant de chansonnettes cent pour cent françaises qui repoussaient la lie étrangère. Il coupa à l’heure de Jacques Chancel, qui n’invitait que des curés rouges et des anarchistes de tout crin, sortit de chez lui pour aller au courrier, empli d’un légitime sentiment de fierté : aucun bruit ne s’était plus manifesté de l’autre côté du mur, l’ennemi avait été vaincu, l’étranger avait été repoussé !

Une fois sur le palier, il s’approcha doucereusement de la porte adverse, ses pantoufles lui faisant des pattes de chat, et appliqua, comme la veille, son oreille hirsute contre le panneau. Un sourire étira ses lèvres sèches vers l’autre, d’oreille. Il n’entendait rien, rien de rien, l’ennemi était motus et bouche cousue, vaincu, ventre en l’air et cul par terre.

— Dedans, les Viets ! lança-t-il tout fort, comme au bon vieux temps qu’il n’avait pas connu.

Et, pour parachever, il arracha le petit bout de carton où étaient inscrits les deux noms, le déchira en deux, en quatre (en huit, il essaya sans pouvoir), fourra les morceaux froissés dans sa poche, fonça dans l’escalier le visage éclairé par ce dernier forfait, l’œil luisant et la glotte tressautante.

Mais L’Aurore titrait en gros LA GAUCHE NATIONALISE… et en plus petit, mais trop gros encore, LES VISÉES RUSSES SUR L’AFRIQUE…, et cela suffit à mettre sa joie en berne pour le reste de la journée, surtout qu’il trouva deux mites rôdant à basse altitude dans son placard à manteaux d’hiver (il en eut une à la main) et trois nouvelles fourmis sur le rebord de son évier (il en tua deux sous le pouce mais rata la troisième de la paume).

Les huit coups de huit heures le trouvèrent à son poste devant sa télé, qui retransmettait un discours inaudible du pape rouge. Ses poings se crispèrent, l’un sur le vide, l’autre sur le bois de sa canne, lorsque le mur, dans son dos, lui jeta sans prévenir dans l’oreille un roulement de tam-tam. C’étaient peut-être des bongos, ou des maracas, mais peut importait : Lessourd ne faisait pas la différence.

— Juifs ! hurla-t-il.

Et, se reprenant :

— Bougnouls ! Arbis ! Troncs !

Sur l’écran, la bouche du pape semblait ne s’ouvrir que pour rythmer les badabam-bam afro-cubains ou arabo-berbères. Des rires s’y mêlèrent vite, puis le plom-plom vibrant des pieds nus sur le plancher : maintenant, ça dansait. Lessourd dansa aussi, mais de rage éructante, et sa musique à lui, c’étaient coups de canne et coups de poings, injures coloniales et castagnettes de dentier.

Rien n’y fit : son dos arqué collé au mur, il sentait le mur avancer doucement, poussé par la sonore ingérence étrangère qui mordait son espace tricolore. Et lorsque la dernière main frappa une dernière fois la peau de chèvre tendue, lorsque le dernier roulement s’éteignit sur une dernière giclée de vibrations si perceptibles à son oreille que ça aurait pu être aussi bien sur son tympan qu’on tapait, il était minuit passé, l’écran de télé ne distillait plus que le grouillement amibien habituel, et l’adversaire avait gagné un bon mètre d’espace : son fauteuil tonkinois était maintenant à deux mètres de la télé, les cornes du buffle touchaient le guéridon aux bibelots, la peau de panda étalée sur le plancher était plissée comme une coupe géologique de collines pelées ; tout en longueur, le salon rétréci avait un air minable, l’air d’une pièce de transit où l’on a hâtivement déposé des antiquités en instance.

Léon Lessourd resta éveillé plus de deux heures sur son lit, où il s’était étendu tout habillé, sa canne à la main, guettant de l’oreille une nouvelle agression sonore. Mais rien ne vint, et le sommeil l’abattit dans son horizontalité, comme un vieil arbre qu’il était.

Le lendemain, il s’embusqua aux aurores sur le palier, afin de faire entendre raison à la crapule, dès que celle-ci sortirait de son repaire. Car sonner à cette porte où – il l’avait remarqué – le carton déchiré n’avait pas même été replacé, jamais ! Pour cette expédition immobile, Lessourd Léon avait coiffé son plus beau béret (le bleu marine, à l’alpin), avait passé celle de ses vestes (la noire, à boutons dorés) qui avait au revers le ruban jaune et bleu de l’Administration coloniale (seule décoration, fourguée d’office, qu’il eût jamais récoltée), s’était chaussé de ses brodequins de montagne 1931 (achetés au sortir du service et jamais utilisés dans les collines cochinchinoises), tenait fermement dans sa main calleuse la plus robuste de ses cannes, à bout en épieu, qu’il ne prenait d’ordinaire que pour ses lointaines expéditions au jardin des Plantes, où il allait zieuter entre les barreaux l’avers vivant des bêtes qu’il avait épinglées, vidées de leurs organes, aux murs désormais mouvants de son appartement.

Faisant ainsi sentinelle, il dut ignorer par trois fois l’Australien (mais il y en aurait sûrement une quatrième) qui montait ou descendait chargé comme un éléphant, il dut saluer, bougon, la ribambelle des enfants Parmentier, Goulot, Lehureux, il ne savait au juste qui était qui, partant vers les écoles ou les facultés, et comble des combles, vers midi, fut obligé de soutenir un semblant de conversation avec Parmentier père, homme toujours loquace, qui le quitta sur ces mots :

— Gentils, hein, vos petits voisins ! On ne les entend pas…

Lessourd crut sentir l’infarctus qui le menaçait depuis quinze ans refermer sur son vieux cœur ses pinces coupantes. On ne les entend pas ! De quoi se mêlait-il, lui, à l’abri de son quatrième ? La phrase le titilla si bien à l’endroit voulu que sa patience, rude pourtant à l’épreuve, vola en éclats : il se précipita vers la porte, sonna, résonna, frappa, refrappa, cogna. On n’ouvrit pas. Et, à l’intérieur, aucun bruit. Avaient-ils peur, les mouille-culotte ?

— Dégonflés ! Trouillards ! Chie-dans-l’eau ! Belges !

La canne dressée, Lessourd regagna ses pénates sur cette ultime xénophobie. Chez lui, hélas, le vacarme tendait ses grappins entre les murs de la cuisine et du salon : Ils avaient mis un disque, cette fois, les morpions, ou alors c’était la radio. En tout cas, ça hurlait chez Lessourd, à qui il parut bien que chaque mesure enfonçait un peu plus un pan de maçonnerie : une note claironnante de saxo, et la cheminée coudée du fourneau rentrait de cinq centimètres dans le mur ; un roulement de batterie, et le frigo faisait un petit saut en avant ; un solo de guitare électrique, et la corne du buffle envoyait valdinguer une potiche de grand prix achetée en 35 au bord du lac d’Hanoi ; trois accords de synthétiseur, et le panda finissait de prendre la carrure d’un boa en période de jeûne.

En moins de deux, Lessourd recognait à la porte étrangère ; et en même temps qu’il cognait, il se rendait compte qu’il attaquait là une porte muette, une porte qui ne laissait échapper que l’écho de ses propres coups. Essoufflé, en nage dans son tricot de peau synthétique et dans la ceinture de flanelle qui maintenait ses pauvres reins, Léon Lessourd comprit le machiavélisme de l’adversaire : les étrangers ne laissaient rien filtrer à l’extérieur du boucan qu’ils faisaient, concentrant tout sur son appartement à lui… Eh bien, on allait voir ! Tout l’après-midi, dans les sonorités déchaînées d’un orchestre rock qui lui pleurait les décibels à l’oreille, il entreprit d’insonoriser les deux parois mitoyennes, employant pour cela le matériau, le seul, qu’il avait sous la main : les monceaux d’Aurore, qui s’accumulaient plus vite dans le couloir et les placards que le feu ne les dévorait. Au soir, il avait entièrement recouvert les murs d’un patchwork en papier imprimé, où trente ans de turpitudes occidentales s’étalaient dans un raccourci spatio-temporel saisissant.

LE COMMUNISME À NOS Que fait le gouv
DALADIER EST LE SEUL Dans la cuvette de Diên Biên Phu
L’insolence replète des émirs SI DE GAULLE
LALGÉRIE RESTERA FRANrope verte est allemande
seul signalement : teint basané CLATANTE VICTOIRE DE SAINT-E
Si la coalition socialo-com
RECULERONS PAS !
UNE ÉNERGIE FRANÇAISE : LE NUCLtue encore

Lessourd contempla avec amour l’ouvrage signifiant. Il avait certes peu de recul, car la cuisine comme le salon avaient rétréci de près de deux mètres. Mais l’avance ennemie était stoppée. Entendait-il le moindre murmure, derrière le matelas d’informations punaisées, scotchées, collées, clouées ? Non ! Il n’entendait plus rien ! Il avait gagné, ga-gné !

Pour fêter la victoire du bouclier français contre l’assaut de la barbarie, il sortit de sous les claies inférieures de son garde-manger la dernière bouteille de clairette de Die qui lui restait du passage d’un neveu du midi-moins-le-quart, dix ou quinze ans auparavant. Il fallait arroser ça ! Présage funeste, une blatte se coula entre ses genoux, que son pied ferré manqua de vingt centimètres, au prix fort d’un coup de poignard dans les reins. Et, lorsque le bouchon sauta, s’enfonçant droit dans le globe plafonnier de la cuisine comme une fusée Titan plongeant vers la pleine lune, ce fut mieux que le coup de pistolet du starter donnant le départ d’une course de fond : à la seconde même, une conversation animée s’engagea dans l’oreille droite de Lessourd, tandis que la gauche était colmatée par un mugissement modulé de scie à ruban qui cafouille, et qui n’était autre que ce que les jeunes d’aujourd’hui appellent « musique planante », à ceci près que celle-là ne planait pas, elle volait en rase-mottes dans le rugissement de tous ses réacteurs, brisant des vitres, cassant du bois, lui cassant les pieds, lui cassant, pardonnez du peu, les couilles, réduisant en miettes le fragile équilibre de bien-être victorieux qu’il avait mis toute la journée à dresser…

La mousse de clairette coulant entre ses phalanges soudées au goulot de la bouteille, Lessourd entendait, comme si c’était à lui qu’on causait, la voix flûtée et enjouée de l’Allemande et le timbre plus grave et plus alternatif de l’italien. Et il entendait, comme s’il avait eu un casque de walkman serré sur la paille de fer de son crâne, la scie musicale faire à la vitesse du son ses aller et retour d’une oreille à l’autre, emportant à chaque fois un peu plus de matière grise réduite en pulpe. Les voix et la musique le poussaient, le poussaient, et avec lui le mur de la cuisine qui avançait dans une reptation sournoise ; bientôt le fourneau toucha la table, qui touchait, de son autre bord, l’évier ; Léon se vit aplati, écrasé, laminé ; rotant sa clairette, il se mit debout avec peine, mit en branle tous ses appareils ménagers, poussa au maximum le son du transistor, y ajouta l’aspirateur, brandi comme la lance d’un chevalier penché, et dont le souffle de forge faisait un bon volume dans la joute.

Le duel fut longtemps indécis ; les murs avançaient, reculaient, avançaient de nouveau quand la radio passait de la musique à la parlotte et que l’aspirateur s’engorgeait ; et à cinq heures, lorsque les voix étrangères s’enfoncèrent dans le coton de la distance et que la scie musicale s’étouffa dans ses sillons, la cuisine était encore là, même si elle n’avait plus désormais que l’apparence d’un couloir d’autobus encombré de meubles réduits à leur perspective cavalière.

Léon Lessourd s’en extirpa après avoir lappé une dernière gorgée de clairette tiède ; dans la pièce une mouche tournait, bourdonnant au-dessus d’un compotier dont les poires et les pommes avaient pris l’épaisseur d’un pétale ; il lui lança machinalement une de ses pantoufles, qui la manqua.

Le vieux se doutait bien que le salon ferait les frais de l’offensive du soir ; c’est là que, bruit contre bruit, il lui faudrait tenir. Il s’y rendit clopinant en crabe, sa vieille colonne, torsadée par la scoliose comme un pied de lampe 1950, lançant dans son dos des étincelles de douleur. Dans le salon, devenu couloir comme la cuisine, les bibelots, les trophées, les meubles de bambou s’encastraient les uns dans les autres selon les lois d’une topologie qui aurait fait verdir Euclide. Et, sur le mur, le matelassage de journaux avait coulé, de patchwork les messages étaient devenus graffiti après le passage des employés municipaux…

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Mais Lessourd ne s’y attarda pas. D’un placard obstrué par le groin déformé d’un phacochère, il tira un vieil électrophone et de vieux disques, tout était vieux chez Lessourd, où chaque artefact ressemblait à son propriétaire…

Bruit contre bruit !

Et, à huit heures, lorsque l’Espagnol et la Hollandaise placèrent sur leur électrophone un Jack Treese dont chaque note de guitare ou de banjo perçait le cuir du vieux comme le maillechort d’une balle à éléphant la peau dudit pachyderme, il répliqua par André Claveau, Cerisier rose et Pommier blanc, et Georges Guétary, La Route fleurie, l’opérette pressée en douze 78 tours, une bonne sélection.

La lutte se termina vers minuit, sans véritable vainqueur, encore qu’il parût bien à Léon Lessourd que sa chambre, située derrière le salon par rapport au front étranger, avait subi un rétrécissement mineur qui rapprochait le bout de son lit du mur d’en face, couvert de photos d’indigènes au grain marron, les photos, pas les indigènes, qui n’étaient que de vulgaires jaunes.

Lessourd comprit qu’il n’avait pas fait assez fort : le lendemain matin, sans même un regard vers la porte adverse toujours muette, il courut en claudiquant vers le plus proche magasin hi-fi, où il demanda un haut-parleur puissant. Vous voulez dire des baffles ? se fit préciser le vendeur. Lessourd dut faire répéter trois fois avant de saisir. Il avait naturellement compris des baffes, et avait déjà menacé l’homme hi-fi de lui en retourner une, malotru. Mais il partit content, clopinant plus que jamais, sa canne entre les dents, ses bras serrés autour de deux cubes en bakélite noire : les baffles en question.

Dès midi, ils firent merveille en rejetant vers la paroi antagoniste tous ses Tino Rossi, de Vieni vieni à Marinella, en passant par Ô Corse, île d’amour et Tchi-tchi. Les rires du Brésilien et de l’Américaine en furent atteints de plein fouet, mais repartirent de plus belle le soir même, en contrepoint à la tonitruance de Frank Zappa. Pour contrer l’hystérique moustachu, Lessourd fit donner, une fois de plus, la télé. Roland Magdane fit bonne figure pendant dix minutes, mais l’arrivée à l’antenne de France Gall, accompagnée d’Elton John et de son ridicule petit chapeau à pompon (mais bien sûr… un étranger !) lui coûta une bonne trentaine de centimètres muraux. Sa chambre et la pièce qui lui faisait face (où s’empilaient des caisses pleines d’il ne savait plus quoi) furent les principales victimes de l’offensive sonore, le salon et la cuisine s’étant stabilisés dans leur dimension nouvelle de galerie des pas perdus. Sans doute les pièces de l’appartement Lessourd glissaient-elles en souplesse les unes dans les autres, à la manière des plaques continentales travaillées souterrainement par le magma. C’est du moins la conclusion à laquelle était arrivé le fonctionnaire colonial en retraite, alors qu’allongé dans son lit dont l’extrémité touchait maintenant le mur, il se remettait difficilement de l’épreuve du jour.

Le lendemain, il écrivit au propriétaire et téléphona au commissariat du IIIe, qui l’envoya poliment sur les roses, toute allusion politique mise à part. À midi, ce fut Big Joe Williams contre Bizet, le soir Jimi Hendrix contre Luis Mariano. Et cela continua, continua… des jours et des jours et des jours, et des nuits et des nuits et des nuits, jusqu’à plus soif, jusqu’à plus sourd. Une fois, ce fut John Lee Hooker qui tassa le couloir de telle façon que Léon pouvait désormais l’arpenter en trois enjambées, canne comprise, une autre fois la pièce aux caisses qui devint une seule et gigantesque caisse sous les coups de gueule éraillés de Janis Joplin (que ne put contrer le patriotisme vent debout de Michel Sardou), une autre fois encore la salle de bains qui fut compressée comme un César dans le flot débordant des Doors soutenus par Jim Morrison (les Compagnons de la Chanson y perdirent leurs neuf voix et leurs Trois Cloches), et la fois suivante les deux grandes pièces qui donnaient sur la rue (abandonnées aux objets et meubles laissés par la femme et les fils) se trouvèrent réduites de moitié dans la tourmente soulevée par une Nina Hagen camée jusqu’aux yeux, dont la moindre note vibratile pulvérisait la totalité des exploits français dont Jacques Martin tissait la substance d’incroyable mais vrai

Début août, l’appartement était si serré que Lessourd n’y circulait plus que de profil, son épaule droite frayant un chemin à la gauche, sa canne repoussant devant lui les meubles réduits à leur tranche, sur lesquels vases, assiettes, bouteilles, statuettes ne figuraient plus que comme des projections holographiques sans épaisseur. Il avait, Lessourd, écrit deux fois encore au Juif arménien Arkamian, toujours sans résultat bien sûr (entre métèques, on se soutient), et quinze fois encore ou à peu près il avait sonné la police qui, carrément, lui raccrochait maintenant au nez. Quand il lui arrivait de sortir, la porte close et silencieuse des étrangers le narguait, obtuse et sombre ; un jour, il la fly-toxa, une autre fois il fourra toute sa provision de mort-aux-rats sous le paillasson ; mais le passage traditionnel de l’Australien l’empêcha de la passer au cirage, comme jadis, au bon vieux temps, la bite des bleus.

Maintenant, ce n’était plus seulement les sons qui jouaient avec la porosité des murs mais les odeurs adverses se mettaient aussi de la partie : odeurs de cuisine étrangère, fritures arabes à la sauterelle (il en huma la crémation patte après patte), ailerons de requin bouillis dans une eau grasse dont le remugle marin remuait ses tripes terriennes, nids d’hirondelles puant le varech décomposé, auxquels il répondait par la ratatouille en boite réchauffée sur un fourneau de douze centimètres de large, qu’il bourrait de boulets d’anthracite semblables à des pièces de cinq francs noircies, par d’énormes biftecks-frites sautés dans une poêle plus étroite qu’une lame de couteau, par du boudin aux pommes qui se répandait hors des assiettes menues comme des baguettes chinoises… Odeurs de parfums inquiétants aussi, le patchouli âpre dont la pute devait oindre tous ses recoins et qui s’infiltrait jusque dans ses chaussettes, l’encens douceâtre dont la fumée bleue stagnait jusque dans la poche de ses slips, le baume du tigre et l’huile de bergamote, les bains aux algues et le henné dont les relents lui donnaient du prurit, et bien sûr le redoutable haschish dont les bouffées rampantes venaient le cueillir dans son lit, déclenchant d’horribles rêves en cascade où il se sentait plonger dans des gouffres rouge et or où l’attendaient des insectes aux mandibules claquantes. Il y répliquait, à ces odeurs, par le gros gris de sa pipe dont il avait retrouvé l’usage malgré les recommandations strictes du médecin (son cœur), la chique odoriférante qu’il avait recommencé à mordre, le savon de Marseille dont il usait plus que jamais, y usant sa vieille peau, les jets d’éther, de Javel et de vinaigre, la bombe désodorisante à la violette et au jasmin, garantis naturels.

Mais dans son vieux nez défendu pas une herse de poils digne de ses oreilles, c’était toujours les odeurs étrangères qui finissaient par bouter les parfums français, abattant du même coup un angle de buffet, incrustant un osier dans un papier peint, réduisant un éléphant de porcelaine à la taille d’un scarabée que, par habitude, il écrasait du talon.

Poussés par la cuisine, ou ce qu’il en restait, les cabinets de Lessourd avaient fini par trouver place dans la pièce du fond, entre la cantine vert olive où reposaient les effets de feu son épouse, et un animal en bois abandonné par un des fils prodigues ; Lessourd avait pris goût à s’y enfermer souvent, la constipation de plus en plus chronique aidant, et soutenu aussi par le fallacieux espoir de s’y trouver à l’abri des pseudopodes auditifs et olfactifs de l’adversaire. Hélas ! Ils l’y rejoignirent vite, l’y coincèrent, se servant de ses propres armes pour mieux le confondre. À travers la paroi, Lessourd entendait les étrangers utiliser les leurs, de cabinets, aussi nettement que si rien ne les séparait du sien et que le Libanais et la Polonaise se fussent assis, invisibles, sur ses genoux, pour lâcher leurs déchets entre le V de ses cuisses.

Lessourd pétait, des pets graves et roulants qui venaient de loin et crépitaient comme des ballons bien enflés qui se dégonflent, il poussait avec des grognements de bête à l’agonie qui sortaient du fond de sa gorge, il accompagnait la chute rarissime de ses petites crottes dures qui explosaient dans l’eau de grands Han ! de bûcheron saluant l’abattage d’un chêne centenaire. Mais en même temps, il était submergé par le doux frottement des matières fécales bien moulées et bien huilées glissant sans problème dans des côlons pétant (si l’on peut dire) de santé, il subissait tel un raz de marée l’amerrissage des colombins lourdement lestés dans le fond des chiottes voisines, il écoutait avec des larmes dans les yeux le chuintement soyeux du papier de soie rose ou bleu passer entre des sphères lisses et pleines, et le parfum léger et épicé des étrons voisins couvrait sans nuance les effluves rances de ses douloureux abandons.

Les cabinets Lessourd se réduisirent comme une peau de chagrin ; vers la mi-août, il dut faire ses besoins, même les gros, debout, comme l’autre joue du piano.

Son appartement désormais n’était plus qu’une sorte de classeur posé sur la tranche, où les murs de chaque pièce étaient devenus des pages gondolées où s’appuyait le dessin confus des meubles unidimensionnels. Il ne restait plus comme espace vital au colonial assiégé qu’un angle préservé de la pièce-débarras du fond, où il s’enracinait derrière une barricade de fortune faite de quelques lances d’apparat entrecroisées, fichées dans une haie de peaux de zébus et d’ocelots renforcée par trois boucliers tong, deux cornes de rhinocéros, un tabernacle qui contenait de la corne du pied du Bouddha, une statuette de déesse à plusieurs bras en ivoire, divers autres résidus du défunt Empire, qui tenaient mieux le coup que l’obsolète contemporain.

Là, courbé sur sa sciatique, il entonnait :

Toréador, prend ga-a-a-ardeu…
Un œil-eu noir te regaaaaarde !

mais la voix grave de James Brown, qui grondait I’m Black and I’m Proud, lui tassait son bric-à-brac sur les pieds. Il contre-attaquait par un couplet « para » :

Contre le Viet, contre l’ennemi
Partout où le danger fait si-
i-gneu
Soldats de France, soldats du pay
s
Nous remonterons vers les li-
i-gneus

Mais ses enrouements et ses catarrhes restaient impuissants lorsque Victor Jara chantait doucement :

Murio sin saber por qué
Le acribillaban el pech
o
Luchando por el derecho

Les mots étrangers avaient fini par ne lui laisser qu’un lit plié en accordéon, où il donnait assis sur les escarres de ses fesses osseuses, trois, quatre heures la nuit, quand enfin, un trop court instant, ça se taisait par là derrière, et qu’il pouvait ronfler comme un chaudron, au milieu du nuage de mouches, de guêpes, de mites et de papillons de nuit qu’il n’avait plus le courage de chasser et qui s’en donnaient à cœur joie aux alentours de ses narines pincées, de sa bouche baveuse d’imprécations, de ses oreilles exacerbées.

Et une nuit, une de ces nuits étouffantes et brèves de la dernière semaine d’août, ils ne lui laissèrent même pas ses trois, quatre heures de repos. Une nuit, sa dernière nuit, une galopade effrénée le réveilla en sursaut, trempé de mauvaise sueur qui sentait le champignon et le pipi. Autour de lui, autour du cabanon enkysté qui était tout ce qui restait de son appartement mangé par la canine étrangère, une foule, une foutritude de pieds martelait le plancher des vastes espaces conquis, des orteils nus cavalaient sur des lattes craquantes, des talons de fonte ébranlaient les fondations instables du logis. Et en même temps ça parlait, et en même temps ça riait, et ça gloussait, et des jeunes dents saines déchiraient des hot dogs et des hamburgers, et des litres de whisky, de vodka, de lacrima-christi, d’aquavit glougloutaient en cataractes au long des gosiers, et la fumée du hasch embrumait la nuit, et par-dessus ces douzaines de bruits distincts que Lessourd entendait comme autant de pistes sonores qui eussent pénétré ses oreilles indépendamment les unes des autres, la musique d’un orchestre déchaîné lui criblait le cerveau avec une savante dispersion, gros plombs de la grosse caisse, flèches précises des solos de guitare, balles à pointe de cuivre des instruments à vent de même métal, carreaux d’arbalète du piano, pierres à fronde de la basse, laser cruel de l’orgue électrique…

Une surprise-partie ! Les étrangers avaient attendu le plus noir de la nuit pour organiser une surprise-partie, ou, comme on dit maintenant, une surboum, à moins que ce ne fût, pour être « socio-cul » et vent en poupe, une « fête ».

— Je vais vous en foutre, moi, des fêtes ! grasseya Lessourd en levant sa canne.

Mais sa canne n’était plus qu’un pauvre bâton de réglisse qui lui échappa des mains dans l’obscurité ; et, comme il n’avait pas remis son dentier, toujours ôté pour le sommeil, sa phrase se désarticula en ouai ouen fout, oi, douet’ !

Il se débattit dans la tourbe sonore, tandis qu’autour de lui le magma se transformait, mutait insensiblement : la musique se fit plus sirupeuse, des rocks endiablés on passa au slow, les pieds nus ne tapaient plus sur le sol mais y glissaient sinueusement, les rires descendaient du palais à la gorge, les cris se faisaient murmures, les respirations devinrent soupirs, des mains froissaient des étoffes, les paumes moites, en circulant sur les épidermes huilés de sueur, avaient des reptations onduleuses de serpents en mue. La fête virait à la débauche, devenait partouze. Lorsque les deux premiers corps churent dans un éparpillement de coussins en velours bourrés de plumes de canard, Lessourd en sursauta si fort qu’il se cogna le crâne contre son plafond, qui maintenant ne surplombait plus son lit que de vingt centimètres.

— Ouille ! Merde ! cria-t-il dans son dentier, replacé.

Et il ajouta :

— Palucheurs ! Peloteurs ! Pétasses ! Poufiasses ! (plus quelques autres morceaux choisis).

Rien n’y fit, bien sûr : là, autour de lui, si près qu’il avait l’impression qu’il n’aurait eu qu’à tendre la main (ce qu’il se gardait bien de faire) pour sentir vibrer sous ses doigts un épiderme en chaleur, la viande étrangère courait à l’abattage. Au creux de ses oreilles, des mains empressées écartaient des décolletés, troussaient des robes, zipaient des fermetures Éclair, s’énervaient sur les claps des jeans, lacéraient des slips jetables. Les soupirs étaient devenus halètements, cinquante corps en furie se vautraient sur des sommiers aux ressorts grinçants, s’affaissaient sur des canapés qui craquaient en cadence, s’emmêlaient sur des tissus indiens qui crissaient dans la danse du coït animal. Des râles bestiaux éclataient dans tous les horizons, Lessourd entendait le clapotis d’évier bouché que produisaient les vulves béantes brassées par des doigts en grappes, il entendait les incisives broyer des forêts de poils pubiens, il entendait le va-et-vient graisseux des pénis en action au plus profond des vagins, au bord des lèvres gonflées, au creux des cloaques merdeux.

— Stupre, fornication, iniquité ! lâcha-t-il dans un triple soupir.

À tous les azimuts de son corps, il sentait l’électrisation annonciatrice des orgasmes tétaniques – même s’il n’en connaissait pas le nom et n’avait plus qu’une très vague idée de la chose. Il se cramponna aux montants de fer du lit, son radeau de la Méduse sur l’océan démonté de la lie humaine. Les soubresauts pelviens entrecroisés l’arrachèrent à sa planche de salut, il tourbillonna sur lui-même, avec comme axe de rotation une brûlure sourde qui devenait de plus en plus aiguë à chaque tour, un petit point de feu scintillant planté au beau milieu de sa poitrine, juste sous les côtes, un peu à gauche de son diaphragme. Sa bouche s’ouvrit, s’ouvrit sur un grand cri de haine et de peur qui ne vint pas, qui ne franchit pas sa gorge sans souffle. Sa poitrine était maintenant entièrement embrasée, il retomba sur le côté alors qu’autour de lui la furia sexuelle s’apaisait, se noyait dans la torpeur lourde qui succède inévitablement aux envolées célestes…

Ce fut Hector Poi, l’ancien gendarme, son voisin du dessous qui, ayant entendu à la pointe de l’aube un remue-ménage insolite dans l’appartement du dessus, s’inquiéta, monta, sonna, sonna sans recevoir de réponse, alla quérir les agents, l’ambulance, un serrurier.

La porte de Léon Lessourd béa sur un appartement étrangement silencieux, où ne flottait qu’une vague odeur de soupe, de cire, d’insecticide, le tout fortement évaporé. Poi, le serrurier, les deux agents de la force publique et les deux infirmiers parcoururent à pas circonspects le couloir où s’entassaient les vieilles choses coloniales, jetant au passage des regards concentrés sur les pièces bien rangées où s’entassaient d’autres vieilles choses coloniales.

Ce ne fut que dans la pièce du bout, à gauche, qu’ils découvrirent l’habitant des lieux. Curieusement, le locataire avait tiré son lit dans l’angle de la salle, qui n’était pourtant plus, selon toute apparence, qu’un débarras dévolu à des peaux de bêtes plus mitées qu’ailleurs et à des meubles de bambou plus déglingués que partout, sans compter les coffres fermés et les malles entrouvertes.

Léon Lessourd était bien là, son corps maigre et sec déjeté en travers du lit. Lessourd était tout habillé, son teint était violet, ses yeux fermés, il ne respirait qu’à petits sifflets, et chaque inspiration s’incrustait sur sa figure hâve en une grimace de douleur.

— Infarctus ! dit sobrement un des infirmiers.

Les deux hommes en blanc s’assirent de part et d’autre du lit, s’affairèrent sur leur nécessaire d’urgence.

— Eh bien, dit Poi, faussement bourru. Qu’est-ce qui vous arrive là, Lessourd ?

Lessourd ouvrit un œil jaune et larmoyant. Un des infirmiers retroussait sa manche pour une piqûre, l’autre déployait l’appareil à oxygène.

— C’est… ces salopiots… de jeunes… étrangers… à côté… modula à grand-peine la bouche sèche tordue en rictus.

— Les jeunes étrangers ? Mais qu’est-ce vous dites là, Lessourd ?

Le gendarme se pencha, on installait le moribond sur un brancard, le groin du masque à oxygène s’apprêtait à lui mordre le visage.

— En face… les salauds d’étrangers… ils m’ont bouffé mon espace… ils m’ont bouffé mon espace !

L’oxygénateur bourdonnait, le masque fit ventouse sur la face cyanosée.

— Vous n’étiez pas au courant ? glissa Poi tout contre l’oreille de Lessourd. Les pauvres petits ne sont restés qu’une semaine… Et puis ils sont partis en vacances début juillet. Un autobus leur a coupé la route quelque part en Italie. On n’a su l’affaire que la semaine dernière… Morts sur le coup, tous les deux, sans un pli. Dans son orbite glaireuse, l’œil de Lessourd tourna.

— Hé ! fit l’un des infirmiers.

Le retraité partait lui aussi en vacances…