Enfin elle parla.
— Cette maison, dit-elle, était ce qui me restait du temps où j’étais une petite fille riche, jolie et innocente. Chaque fois que je passais devant, je rêvais d’y rentrer un jour.
Elle poussa un long soupir et des taches marbrèrent son visage.
— Vous allez donc y rentrer maintenant, mademoiselle Virginie, car la jeune femme de l’histoire de Mr Clay est riche, jolie et innocente.
Virginie le regardait sans paraître le voir ; elle aurait regardé une poupée de la même façon.
— Mon Dieu ! dit-elle, Mon Dieu ! Virginie est fine, elle s’y comprend en ironie{5}.
Elle détourna les yeux, puis, s’adressant cette fois à Elishama, elle reprit :
— Vous allez tout savoir. Je tiens de mon père ce que je vais vous raconter.
Pendant quelques secondes, elle se boucha les oreilles avec ses doigts. Quand ses mains retombèrent, elle cria :
— Vous saurez tout, vous saurez tout. Mon père et moi parlions dans cette maison, de l’avenir : un grand et noble avenir. L’impératrice Eugénie ne portait qu’une seule fois ses souliers de satin blanc, puis elle en faisait cadeau à l’école des Bonnes Sœurs pour les petites orphelines, le jour de leur première communion. Je m’imaginais que je ferais la même chose plus tard, car papa était fier de mes petits pieds.
Virginie releva un peu sa robe, et contempla ses pieds chaussés d’une vieille paire de pantoufles.
— L’impératrice des Français avait fait une carrière brillante et sans autre exemple, moi je ferais comme elle. Le chemin menant à la chambre à coucher de l’impératrice avait passé par la cathédrale Notre-Dame.
Et la jeune femme conclut, dans un murmure : Virginie s’y comprend en ironie.
Il y eut un long silence.
— Écoutez, mademoiselle Virginie, dit enfin Elishama, dans les châles...
— Les châles ! répéta Virginie, stupéfaite.
— Oui, les châles que je vous ai fait choisir, poursuivit Elishama, portaient un dessin. Vous avez dit à votre ami, Mr Simpson, que vous préfériez certains modèles aux autres, mais sur tous les châles, il y avait un dessin.
Virginie avait du goût ; elle était sensible à la beauté d’un dessin, et l’une des raisons pour lesquelles elle méprisait les Anglais, c’est qu’à ses yeux ils ne cherchaient pas à façonner leur vie d’après un beau modèle. Elle fronça les sourcils, mais sans interrompre Elishama.
— Seulement, fit-il, les lignes du motif vont dans un sens différent que le sens attendu ; on les voit comme dans un miroir.
— Comme dans un miroir, répéta lentement Virginie.
— Oui ! Et pourtant le dessin reste un dessin.
Cette fois, elle le regarda sans rien dire.
— Vous m’avez raconté, reprit Elishama, que cet empereur de Rome possédait le monde entier. Mr Clay, lui, possède Canton, et tous les habitants de Canton (tous, sauf moi ! ajouta-t-il in petto). Mr Clay, et d’autres négociants riches comme lui, possèdent cette ville. Observez les rues : vous y verrez des centaines de gens se dirigeant vers le nord, le sud, l’est, l’ouest. Combien sont-ils parmi eux qui ne songeraient même pas à circuler dans les rues, si d’autres gens ne les y obligeaient pas ? Et ces gens, qui les y oblige ? Ce sont Mr Clay et ses pareils. À présent, il vous ordonne de venir chez lui, et vous lui obéirez !
— Non ! dit Virginie.
Elishama attendit un instant ; mais, comme elle n’ajouta rien à ce non, ce fut le jeune homme qui parla :
— Ce qui importe, ce sont les ordres de Mr Clay. Vous m’avez frappé tout à l’heure et vous tremblez à présent à cause de ces ordres. Votre émotion est de bien peu d’importance, en comparaison de ce que vous allez faire ou ne pas faire.
— C’est vous qui me dites d’y aller, riposta Virginie.
— Oui, parce que Mr Clay m’a ordonné d’agir comme je le fais.
Après un nouvel arrêt de la conversation, Elishama dit encore :
— Faites retomber vos cheveux sur votre visage, mademoiselle Virginie. S’il faut rester dans l’obscurité, il vaut mieux que ce soit dans ses propres ténèbres. Je puis attendre autant que vous voudrez.
Virginie, décidée à refuser les conseils d’Elishama, secoua la tête avec violence. Ses longs cheveux, dont le ruban était tombé pendant qu’elle allait et venait dans la chambre, formaient autour d’elle un nuage sombre, et lorsqu’elle baissa la tête, toute sa chevelure retomba en avant, cachant son visage. Elle resta immobile dans cette pénombre pendant un moment.
— Le chemin dont vous parliez, dit Elishama, et qui passait par la cathédrale de Notre-Dame, se trouve dans ce motif, mais en sens inverse.
Derrière son voile, Virginie murmura :
— En sens inverse ?
— Oui, en sens inverse. Dans ce motif, le chemin va du côté opposé et il ne s’arrête pas.
L’étrange douceur de la voix du jeune homme émut Virginie, bien qu’elle s’en défendît.
— Mademoiselle Virginie, vous serez vous-même l’artisan de votre vie, tout comme l’impératrice des Français, sauf que votre vie va du côté opposé au sien. Et pourquoi pas, mademoiselle Virginie ?
Virginie ne répondit rien tout d’abord, puis elle dit :
— Avez-vous connu mon père ?
— Non, je ne l’ai pas connu.
— Alors, comment savez-vous que le motif du dessin dont vous parlez se trouve dans ma famille et que, dans ma famille, on qualifie ce motif de tradition ?
Elishama se tut parce qu’il ne comprenait pas le sens du mot : tradition. Mais elle poursuivit lentement :
— Et pourquoi pas{6}?
Elle rejeta ses cheveux en arrière, leva la tête et s’assit derrière la table comme une marchande à son comptoir. Elishama lui trouvait le visage plus large et plus plat qu’auparavant, comme si un rouleau avait passé dessus, et elle s’exprima ainsi :
— Dites de ma part à Mr Clay que je ne viendrai pas pour le prix qu’il m’a offert. Je viendrai pour trois cents guinées. C’est un motif du dessin, si vous voulez, ou, pour employer des termes que Mr Clay comprendra, c’est le règlement d’une ancienne dette.
— Est-ce là votre dernier mot, mademoiselle Virginie ?
— C’est mon dernier mot.
— Votre tout dernier mot ?
— Oui.
— S’il en est ainsi, je vais vous remettre les trois cents guinées.
Il ouvrit son portefeuille, et déposa les billets de banque sur la table.
— Voulez-vous un reçu ? demanda-t-elle.
— Non.
Elishama se disait que l’affaire serait moins risquée sans reçu. Virginie fit tomber pêle-mêle les billets de banque et les cartes à jouer dans le tiroir de la table. Elle ne ferait plus de réussite ce jour-là.
— Comment savez-vous, dit-elle en regardant Elishama bien en face, que je ne mettrai pas le feu à la maison avant de la quitter le lendemain matin et que votre maître ne sera pas brûlé ?
Elishama, qui avait été sur le point de sortir, s’arrêta :
— Je vais vous dire une chose avant de m’en aller : cette histoire sera la fin de Mr Clay.
— Croyez-vous qu’il prémédite de mourir ?
— Non. D’ailleurs, je n’en sais rien. Mais, d’une façon ou d’une autre, cette histoire sera sa mort. Personne au monde, fût-ce l’homme le plus riche, ne peut faire une réalité d’une histoire inventée par d’autres.
— Comment le savez-vous ?
Il attendit un moment avant de répondre :
— Si vous additionnez une colonne de chiffres, dit-il posément comme pour lui faire bien comprendre les choses, vous commencez à droite, par les unités, et avancez à gauche vers les dizaines, les centaines, les milles et les dix mille. Mais si quelqu’un se met en tête d’additionner les nombres de gauche à droite, qu’arrivera-t-il ? Il s’apercevra que son total est faux et que ses livres ne valent plus rien. Le total de Mr Clay s’avérera faux et ses livres ne vaudront plus rien... Que fera Mr Clay sans ses livres ? L’affaire est mauvaise pour moi aussi, mademoiselle Virginie. J’ai été au service de Mr Clay pendant sept ans et je vais perdre ma situation, mais il n’y a rien à faire.
Pour la première fois de sa vie, Elishama parlait confidentiellement de son patron à un tiers.
— Où allez-vous maintenant ? dit Virginie.
— Moi ? fit-il, surpris que l’on pût s’intéresser à ses faits et gestes. Je rentre chez moi.
Virginie le considéra avec une sorte de crainte superstitieuse.
— Je me demande où est votre chez vous et à quoi il peut bien ressembler. Aviez-vous un foyer dans votre enfance ?
— Oh, non !
— Avez-vous des frères et sœurs ?
— Non.
— Je le pensais bien, s’écria-t-elle, car je sais maintenant qui vous êtes. Quand vous êtes entré, je pensais que vous étiez une des pauvres créatures qui vivent dans les entrepôts de Mr Clay. Mais toi, tu es le Juif errant{7}.
Pour toute réponse, Elishama lui adressa un bref regard de ses yeux voilés, et s’en alla.