L’attribution d’un nom à une chose est-elle toujours réellement arbitraire, ou bien peut-on trouver un sens à la manière dont sont nommées les choses ?

Alors que le nom lui-même n’est qu’un signe primitif qui ne saurait être décomposable par aucune définition, il existe néanmoins des noms qui, une fois attribués, semblent lourds de signification mystique.

Les noms ont un pouvoir, comme celui de Jéhovah, trop sacré pour qu’on ose même le prononcer, ou celui de Macbeth, qui n’est jamais mentionné par les gens de théâtre superstitieux et sentimentaux. Au seul nom de Jésus, tout le monde s’incline. L’abîme a nom Désespoir. Quant au nom de Keats, il s’inscrit dans l’eau.

Il en est d’autres qui s’inscrivent dans le sang.

Les noms peuvent aussi être dotés d’une signification numérologique. Les lecteurs de Guerre et Paix n’ont pas oublié que Pierre Bezoukhov, sous l’influence de ses compagnons francs-maçons, réussit à mettre le nom de l’empereur Napoléon en chiffres, dont la somme est égale à 666. Le nom de la Bête, ou le nombre de son nom. Que son nom ne soit pas prononcé, qu’il sommeille dans l’ombre où reposent ses froides reliques oubliées.

Ne jamais, au grand jamais, révéler à quiconque le prénom d’un bébé avant que celui-ci ait été baptisé, ou bien les méchantes fées risquent de l’entendre et de ravir l’enfant. Il y a des noms prestigieux. Qui vivront à jamais. Donner un nom à un chat est chose difficile.

Il y a des noms qui doivent être effacés du Grand Livre, d’autres qui sont irrémédiables. Légion est mon nom, car nous sommes plusieurs.

Je suis devenu un nom.

Dites-moi franchement, aimez-vous votre nom ? N’en avez-vous pas assez ? Enfant, n’avez-vous pas rêvé d’un nom plus prestigieux, plus explosif – qui aurait mieux sonné ? Vous vous êtes sûrement demandé comment vos idiots de parents avaient pu manquer à ce point d’imagination pour vous donner le prénom que vous portez. Sans parler du nom de famille dont eux-mêmes, ou du moins l’un d’entre eux, avaient hérité. Vous vous faites baiser par papa et maman. Philip Larkin (un bon nom, celui-là) omet de mentionner dans son poème l’aspect le plus crucial de cet acte de sabotage parental qu’est votre nom. L’homme ne se contente pas de transmettre le malheur à l’homme, il lui transmet aussi un nom. Et c’est là que vous êtes vraiment baisé.

Vous portez votre nom comme on porte une chemise cachée.

Mais une fois que vous l’avez révélé à un tiers, impossible de le remiser au placard. Ledit tiers n’oubliera plus jamais que vous le portez. Une fois que vous aurez expliqué à vos amis que vous êtes « x », ils ne pourront plus jamais penser à vous en termes autres que ceux qui sont exprimés par ce seul « x ». C’est un signe à l’état pur – c’est vous tout entier : qui vous êtes, le pourquoi, le comment de ce que vous êtes, d’où vous venez. Le signe de vos quatre vérités.

Le nom signifie l’objet. L’objet est la signification du nom. Je ne puis que parler des noms, je ne saurais les prononcer. Mais vivre toute sa vie une signification qu’on n’a pas soi-même choisie me semblerait à moi absolument insupportable.

« Mon nom est pour mes seuls amis », dit T. E. Lawrence dans le film Laurence d’Arabie. Comme c’est vrai, on ne peut plus vrai ! Une fois révélé, votre nom peut être utilisé contre vous. Mais il y a du pouvoir dans le nom que l’on tait, dans L’Homme sans nom. L’outsider. L’Étranger. Il arrive en ville sur son cheval, tue deux ou trois personnes, puis s’en va. Anonyme. Le meilleur nom qui soit. Si j’avais pu choisir mon nom, si Lombroso ne m’en avait pas donné un, c’est celui que j’aurais choisi : Anonyme. Pensez à toutes les citations, les poèmes, les histoires dont vous pourriez être l’auteur aujourd’hui.

À la vérité, voilà qui tient davantage du pamphlet que de l’histoire, du journal que du récit en prose. Je laisse ce manuscrit, sans trop savoir pour qui, sans plus savoir ce qu’il prétend dire : stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus6.


6. Dernière phrase du roman Le Nom de la rose, d’Umberto Eco.

Une Enquête Philosophique
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