croyance est la peur. Si nous n'avions pas de croyances, que nous arriverait-il ? Ne serions-nous pas très effrayés de ce qui pourrait se produire ? Si nous n'avions pas une ligne de conduite basée sur une croyance -

Dieu, le communisme, le socialisme, l'impérialisme ou quelque autre formule religieuse, quelque dogme qui nous conditionne - nous nous sentirions complètement perdus, n'est-ce pas ? Et l'acceptation d'une croyance n'est-elle pas un couvercle mis sur cette peur, sur cette peur de n'être rien du tout, d'être vide ? Et pourtant un récipient n'est utilisable que lorsqu'il est vide et un esprit qui est rempli de croyances, de dogmes, d'affirmations, de citations est en vérité un esprit stérile, une machine à répétition. Échapper à cette peur - à cette peur du vide, de la solitude, de la stagnation, à la peur de n'arriver nulle part, de ne pas réussir, de ne pas être quelque chose, de ne pas devenir quelque chose -voilà certainement une des raisons qui nous font accepter des croyances avec tant d'avidité. Et par l'acceptation de quelque croyance, pouvons-nous nous connaître ? Au contraire, une croyance religieuse ou politique, nous interdit de nous connaître. Elle agit comme un écran à travers lequel nous nous regardons. Mais nous est-il possible de nous voir nous-mêmes si nous n'avons pas de croyances ? Je veux dire que si nous écartons toutes ces croyances, les nombreuses croyances que nous avons, reste-t-il encore quelque chose en nous à regarder ? Si nous n'avons pas de croyances auxquelles notre pensée nous a identifiés, l'esprit n'étant identifié à rien est capable de se voir tel qu'il est - et c'est là que commence la connaissance de soi.

Ce problème des croyances et du savoir est en vérité bien intéressant. Quel rôle extraordinaire il joue dans nos vies ! Que de croyances nous avons ! Il est certain que plus une personne est intellectuelle, cultivée et adonnée à la spiritualité, moins elle est capable de comprendre. Les sauvages ont d'innombrables superstitions, même dans le monde moderne. Les personnes les plus réfléchies, les plus éveillées, les plus vives, sont peut-être celles qui croient le moins. Car les croyances enchaînent; elles isolent. Nous voyons qu'il en est ainsi partout dans le monde, dans le monde politique et aussi dans le soi-disant spirituel. Vous croyez que Dieu existe, et il se peut que selon moi il n'existe pas; peut-être croyez-vous que l'État doit tout contrôler et diriger les individus et peut-être suis-je pour l'entreprise privée et que sais-je encore; vous croyez qu'il n'y a qu'un Sauveur et qu'à travers lui vous parviendrez à votre épanouissement, et moi je ne le crois pas. Pourtant, nous parlons tous deux de paix, d'unité humaine, de la vie une - ce qui n'a absolument aucun sens, car en réalité, la croyance même est un processus d'isolement. Vous êtes un Brahmane, moi un Non-Brahmane, vous un Chrétien, moi un Musulman et ainsi de suite. Vous parlez de fraternité et moi aussi je parle de cette même fraternité, et d'amour de la paix. Mais en fait nous sommes divisés, nous nous séparons l'un de l'autre.

L'homme qui veut la paix et qui veut créer un nouvel univers, un monde heureux, ne peut pas s'isoler au sein d'une croyance, quelle qu'elle soit. Est-ce clair ? Cela peut être clair verbalement, mais si vous voyez l'importance et la vitalité de cette vérité, elle commencera à agir.

Nous voyons que lorsqu'un processus de désir est en œuvre, il y a aussi nécessairement un processus d'isolement par le truchement d'une croyance, parce qu'il est évident que nous croyons afin de trouver une sécurité économique, spirituelle et aussi psychologique. Je ne parle pas de ces personnes qui professent certaines croyances pour des raisons économiques car on leur a appris à vivre dans la dépendance de leur emploi et par conséquent elles seront catholiques, hindouistes, n'importe quoi tant qu'il y aura un emploi pour elles dans ces cadres. Nous ne parlons pas non plus des personnes qui préfèrent une croyance par commodité.

Peut-être sommes-nous nombreux dans ce cas et croyons-nous à certaines choses parce que cela nous est commode. Écartant ces raisons purement matérielles, allons plus profondément dans la question.

Considérons les personnes qui croient très fermement à certaines choses, dans le monde politique, économique, social ou spirituel. Le processus sous-jacent à ces croyances est le désir psychologique de sécurité, n'est-ce pas ? Et ensuite, il y a le désir de durer. Nous ne cherchons pas ici à savoir s'il existe une continuité de l'être ou non: nous ne faisons qu'étudier le désir, l'impulsion qui nous poussent à croire. Un homme qui serait en paix, un homme qui réellement voudrait comprendre le processus entier de l'existence humaine, ne serait pas enchaîné par une croyance, car il verrait son désir à l'œuvre comme moyen de se sentir en sécurité. Veuillez, je vous prie, ne pas sauter à la conclusion que je prêche la non-religion. La question n'est pas là. Je dis que tant que nous ne comprendrons pas le processus du désir sous forme de croyances il y aura 26

fatalement un état d'inimitié, de conflit et de souffrance entre les hommes dressés les uns contre les autres.

C'est ce que l'on voit tous les jours. Donc si je perçois clairement que ce processus, qui prend un aspect de croyances, est l'expression de mon désir insatiable de sécurité intérieure, mon problème n'est pas de savoir si je dois croire ou non, mais de me libérer de mon désir de sécurité psychologique. L'esprit peut-il être affranchi du désir de sécurité ? Voilà le problème, et non s'il faut croire ou comment il faut croire. Ces questions ne sont encore que des expressions de cette même soif intérieure d'une certitude, quelle qu'elle soit, lorsque tout est si incertain dans le monde.

Mais un esprit, un esprit conscient, un esprit conscient d'être une personnalité, peut-il être affranchi de ce désir de sécurité ? Nous voulons une sécurité et par conséquent avons besoin de nos propriétés, de nos possessions, de notre famille. Nous voulons aussi une certitude intérieure et spirituelle et la créons en érigeant des murs de croyances, qui révèlent notre avidité. Et vous, en tant qu'individus, pouvez-vous être affranchis de cette avidité ? Si nous ne sommes pas libérés de tout cela, nous sommes une source de querelles, non de paix, nous n'avons pas d'amour en nos cœurs. La croyance détruit; nous le constatons tous les jours. Et puis-je me voir moi-même tel que je suis, pris dans ce processus du désir, lequel s'exprime par mon attachement à une croyance ? L'esprit peut-il se libérer de toute croyance ? Non pas trouver un succédané à la croyance, mais en être entièrement affranchi ? Il vous est impossible de répondre verbalement à cela, par un oui ou un non; mais vous pouvez certainement savoir si votre intention est de vous libérer des croyances. Vous arriverez ainsi inévitablement au point où vous chercherez le moyen de vous libérer de votre soif de certitude. Il n'existe évidemment pas de sécurité intérieure qui puisse durer indéfiniment, ainsi qu'il vous plaît de le croire. Il vous plaît de croire en un Dieu qui veille avec vigilance sur votre monde mesquin, qui vous dise ce que vous devriez être, ce que vous devriez faire et comment le faire. Cette façon de penser est enfantine. Vous pensez qu'un Père glorifié observe chacun de vous. C'est une simple projection de ce qui vous est personnellement agréable. Cela n'est évidemment pas vrai. La vérité doit être tout autre chose.

Notre problème suivant est celui du savoir. Le savoir est-il nécessaire à la compréhension de la vérité ?

Lorsque je dis « je dis », cela implique que la connaissance existe. Mais l'esprit qui pense que la connaissance existe, est-il capable de mener sérieusement une enquête sur ce qu'est le réel ? Et d'ailleurs que savons-nous, dont nous sommes si orgueilleux ? En fait, que savons-nous au juste ? Nous avons des informations, nous sommes pleins d'informations et d'expériences basées sur notre conditionnement, notre mémoire, nos capacités. Lorsque vous dites « je sais », que voulez-vous dire ? Que vous acceptez la constatation d'un fait, ou bien que vous avez eu une expérience personnelle. La perpétuelle accumulation d'informations, l'acquisition de diverses formes de connaissances, tout cela constitue le « je sais »; et vous voici en train de traduire vos lectures selon votre conditionnement, vos désirs, votre expérience. Votre savoir est un ensemble de données dans lequel est en œuvre un processus identique à celui du désir. Vous remplacez la croyance par les connaissances. « Je sais; j'ai de l'expérience; cela ne peut pas être réfuté; mon expérience est ceci; sur cela je puis absolument m'appuyer »: tels sont les symptômes de cette connaissance. Mais lorsque vous allez plus au fond, lorsque vous analysez et examinez ces indications intelligemment et avec soin, vous voyez que la seule affirmation « je sais » est un autre mur qui vous sépare de moi. Derrière ce mur vous prenez refuge, cherchant une certitude, une sécurité. Donc, plus un esprit est surchargé de connaissances, moins il est accessible à la compréhension.

Je me demande si vous avez jamais pensé à ce problème de l'acquisition des connaissances. Avez-vous cherché à savoir si les connaissances nous aident, en fin de compte, à aimer, à nous libérer de ce qui produit des conflits en nous-mêmes et entre nous et nos voisins, à nous libérer de l'ambition ? Car l'ambition est une de ces qualités qui détruisent les relations humaines, qui dressent l'homme contre l'homme. Si nous voulons vivre en paix les uns avec les autres, il est évident que l'ambition politique, doit complètement disparaître, non seulement l'ambition politique, économique, sociale, mais aussi l'ambition plus subtile et pernicieuse qu'est la spirituelle: celle. d'être quelque chose. Est-il jamais possible à l'esprit d'être affranchi de ce processus cumulatif du savoir, de ce désir de posséder des connaissances ?

Il est très intéressant d'observer le rôle extraordinaire que jouent dans nos vies les croyances et les 27

connaissances. Voyez comment nous vénérons ceux qui possèdent une immense érudition. Comprenez-vous le sens de ce culte ? Pour être à même de découvrir du neuf, d'éprouver quelque chose qui ne soit pas une projection de votre imagination, votre esprit doit être libre, n'est-ce pas ? Il doit être capable de voir ce qui est neuf, sans encombrer chaque fois sa vision de toute l'information que vous possédez déjà, de vos connaissances, de vos souvenirs. C'est ce que vous faites, malheureusement, et cela vous empêche de vous ouvrir au neuf, à ce qui ne se rapporte pas aux choses du passé. Veuillez, je vous prie, ne pas immédiatement traduire cela dans des détails tels que « si je ne connaissais pas le chemin de mon domicile je serais perdu; il faut bien que je connaisse le fonctionnement d'une machine pour m'en servir ». Il s'agit de tout autre chose.

Nous parlons des connaissances dont on se sert pour asseoir une sécurité intérieure, une certitude psychologique. Qu'obtenez-vous par le savoir ? De l'autorité, du poids, un sentiment de votre importance, une dignité, un sens de vitalité et je ne sais quoi encore. L'homme qui dit « je sais », « il y a », ou « il n'y a pas » a certainement cessé de penser, cessé de poursuivre tout ce processus du désir.

Notre problème est, tel que je le vois, que nous sommes étouffés, écrasés par nos croyances et nos connaissances. Et est-il possible à un esprit de se libérer du passé ou des croyances acquises par le processus du passé ? Comprenez-vous la question ? Est-il possible pour moi, en tant qu'individu, et pour vous en tant qu'individus, de vivre dans cette société et pourtant d'être affranchis des croyances dans lesquelles nous avons été élevés ? Est-il possible à l'esprit d'être libéré de toutes ces connaissances, de toutes ces autorités ? Nous lisons un certain nombre de livres sacrés et nous y trouvons, soigneusement expliqués, des enseignements sur ce que nous devons faire et ne pas faire, sur comment atteindre le but, sur ce qu'est le but Dieu est. Vous savez tout cela par cœur et vous avez poursuivi tout cela, cela qui est votre savoir, votre acquisition, cela que vous avez appris et qui est votre voie. Il est évident que ce que vous poursuivez vous le trouvez; mais est-ce la réalité, ou est-ce la projection de vos connaissances ? Ce n'est pas la réalité. Et je dis: ne vous est-il pas possible de vous en rendre compte maintenant, non pas demain ? De vous dire: « je vois la vérité en cette affaire ». et clôturer celle-ci séance tenante, de sorte que votre esprit ne soit pas mutilé par ce processus d'imagination, de protection ?

L'esprit est-il capable de se libérer des croyances ? Vous ne pouvez vous en libérer qu'en comprenant la nature interne des causes qui vous y maintiennent; non seulement des motifs conscients mais aussi de ceux inconscients qui vous font croire. Car nous ne sommes pas que des entités superficielles fonctionnant à fleur de conscience, et nous pouvons découvrir nos activités inconscientes les plus profondes si nous voulons bien permettre à ces couches secrètes de se révéler. Leurs réactions sont beaucoup plus rapides que celles de l'esprit conscient. Pendant que celui-ci pense tranquillement, écoute et observe, la partie inconsciente est beaucoup plus agile, plus réceptive et peut, par conséquent, émettre une réponse. Mais un esprit qui a été subjugué, intimidé, forcé à croire, un tel esprit est-il libre de penser ? Peut-il avoir un regard neuf et éliminer le processus d'isolement qui nous sépare de nos semblables ? Ne dites pas, je vous prie, que les croyances unissent les hommes. Cela n'est pas vrai. Il est évident qu'aucune religion organisée n'a uni les hommes.

Observez-vous vous-mêmes dans votre pays: vous êtes tous croyants, mais êtes-vous unis ? Vous savez bien que non. Vous êtes divisés en je ne sais combien de parties mesquines, en castes, en compartiments de toutes sortes.

Et il en est de même partout dans le monde, à l'Est comme à l'Ouest; des Chrétiens détruisent des Chrétiens, s'assassinent les uns les autres pour des fins misérables, vont à cet effet jusqu'à l'horreur des guerres, des camps de concentration et tout le reste. Non, les croyances n'unissent pas les hommes, c'est clair.

Et si c'est clair et si c'est vrai et si vous le voyez, vous devez agir en conséquence. Mais la difficulté est que la plupart d'entre nous ne voient pas, car nous ne sommes pas capables d'affronter cette insécurité intérieure, ce sens interne d'esseulement. Nous voulons un appui, quel qu'il soit: caste, État, nationalisme, Maître ou Sauveur; mais lorsque nous voyons combien faux est tout cela, notre esprit devient capable - ne serait-ce que temporairement, pendant une seconde - de voir la vérité. S'il ne peut pas la supporter, il retombe là où il était.

Mais cette vision temporaire est suffisante; un fragment de seconde suffit; car on voit alors une chose extraordinaire se produire: on voit l'inconscient à l'œuvre, encore que le conscient puisse se dérober. Cette 28

seconde n'est pas progressive; elle est la seule chose qui soit; et elle produira son fruit, en dépit de l'esprit conscient qui a beau lutter contre elle.

Ainsi notre question est: est-il possible à l'esprit d'être affranchi des connaissances et des croyances ?

L'esprit n'est-il pas fait de connaissances et de croyances ? Sa structure même est croyance et connaissance.

Ce sont les éléments du processus de récognition, qui est le centre de la faculté de penser. Ce processus s'enferme en lui-même; il est à la fois conscient et inconscient. L'esprit peut-il s'affranchir de sa propre structure ? Peut-il cesser d'être ? C'est cela le problème. L'esprit, tel que nous le connaissons en tant que faculté de penser, est mû par ses croyances, par ses désirs, par sa soif de certitudes, par ses connaissances et par une accumulation de puissance. Si, malgré son pouvoir et sa supériorité, nous ne parvenons pas a tout repenser à nouveau, il n'y aura pas de paix dans le monde. Vous pourrez parler de paix, organiser des partis politiques, clamer du haut de vos édifices, vous n'aurez pas de paix, parce que votre faculté de penser, telle qu'elle est, est la base même qui engendre les contradictions, qui isolent et séparent. L'homme réellement paisible et sincère ne peut pas à la fois s'enfermer en lui-même et parler de paix et de fraternité. Ce n'est là qu'un jeu, politique ou religieux, qui satisfait le désir de réussir et l'ambition. L'homme qui veut en toute honnêteté découvrir la vérité doit affronter le problème des connaissances et des croyances. Il doit le creuser afin de découvrir à l'œuvre tout le processus du désir de sécurité, du désir de certitude.

L'esprit qui se trouverait dans un état où le neuf peut avoir lieu - le neuf que vous pouvez appeler la vérité, ou Dieu, ou autrement - aurait cessé d'acquérir, d'amasser: il aurait délaissé toutes ses connaissances.

Un esprit surchargé de savoir ne peut absolument pas comprendre le réel, l'immesurable.

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Chapitre VII

L'effort est-il nécessaire ?

L'existence de la plupart d'entre nous est basée sur l'effort, sur une certaine forme de volition. Nous ne pouvons concevoir l'action qu'en tant que volonté tendue vers un but; notre vie est faite de cela; notre vie sociale, économique et notre vie soi-disant spirituelle sont une suite d'efforts lesquels culminent toujours en un certain résultat. Et nous pensons que cette application est nécessaire, essentielle.

Pourquoi en est-il ainsi ? N'est-ce pas en vue d'obtenir un résultat, de parvenir à un but, de devenir quelque chose ? Si nous ne faisons pas d'efforts nous avons l'impression d'être stagnants. Nous nous formons une idée du but vers lequel nous tendons et ce labeur devient partie intégrante de notre vie. Si nous voulons nous modifier, provoquer en nous un changement radical, nous faisons un effort immense pour éliminer de vieilles habitudes, pour résister aux influences du milieu, etc. On nous a dressés à nous surmonter sans cesse en vue de trouver quelque chose ou ce réussir, bref, en vue simplement de vivre.

Tout cet effort n'est-il pas l'activité du moi ? N'est-il pas une activité égocentrique ? Si notre action a pour point de départ le centre du moi, elle doit produire inévitablement encore plus de conflits, plus de confusion, plus de souffrance. Et pourtant, nous nous y acharnons. Peu de personnes comprennent que cette activité égocentrique n'éclaircit aucun de nos problèmes, qu'au contraire elle amplifie l'état général de confusion. Et les personnes qui se rendent compte de ce fait espèrent, par l'exercice de la volonté, briser le cercle égocentrique où les enferme l'activité même de l'effort.

Je pense que nous saurons le sens de la vie lorsque nous comprendrons ce que l'effort signifie. Le bonheur se réalise-t-il par l'effort ? Avez-vous jamais « essayé » d'être heureux ? C'est impossible, n'est-ce pas ? Vous luttez pour être heureux et il n'y a pas de bonheur. La joie ne vient ni par la répression ou la domination, ni par un laisser-aller non plus, car celui-ci finit dans l'amertume. Vous pouvez refouler mais il y a toujours conflit dans ce qui se cache. Nous savons tout cela, et pourtant nos vies sont une longue suite de répressions ou de regrettables laisser-aller. Il y a en nous un conflit perpétuel qui nous met aux prises avec nos passions, notre avidité, notre paresse d'esprit. Et cette lutte pénible, ne la soutenons-nous pas dans l'espoir de trouver du bonheur, de trouver un sentiment de paix, un peu d'amour ? Et pourtant l'amour et la compréhension s'obtiennent-ils par des batailles ? Je pense qu'il est très important de comprendre ce que nous espérons obtenir par ces moyens.

L'effort n'est-il pas une lutte en vue de changer ce qui « est » en ce qui n'est pas, ou en ce qui devrait être ou devrait devenir ? En d'autres termes, nous luttons perpétuellement afin de ne pas nous trouver face à face avec ce qui « est » : nous cherchons à nous en évader ou à le modifier. Mais le vrai contentement est celui de l'homme qui comprend ce qui « est », et lui accorde sa véritable signification. C'est là qu'est le vrai contentement et non dans des possessions plus ou moins nombreuses. Pour accorder à la totalité de ce qui «

est » sa vraie valeur, il faut admettre ce qui « est », en être conscient, et non pas essayer de le modifier ou de le remplacer par autre chose.

Nous voyons donc que l'effort est une lutte, un conflit, dont le but est de transformer ce que nous sommes en quelque chose que nous désirons être. Je ne parle que des conflits psychologiques, et non des efforts que 30

l'on peut faire pour résoudre un problème physique, technique, se rapportant par exemple à l'application des sciences, etc. Je parle de cette lutte psychologique, laquelle finit toujours par dominer les problèmes techniques. Car vous pouvez construire avec beaucoup de soins une société merveilleuse en utilisant les infinies connaissances acquises scientifiquement, mais tant que les luttes, les batailles psychologiques ne seront pas comprises et les excitations et courants psychologiques surmontés, cette superbe structure sociale s'écroulera, ainsi que cela s'est toujours produit.

L'effort nous éloigne de ce qui « est ». Dès l'instant que j'accepte ce qui « est » il n'y a pas de lutte. Toute forme de lutte indique que l'on se détourne de la réalité et cette séparation, qui est effort, doit exister tant que, psychologiquement, l'on désire transformer ce qui « est » en ce qui n'est pas.

Il nous faut d'abord être libres pour voir que la joie et le bonheur ne se produisent pas par un effort. Y a-t-il création par exercice de la volonté, ou au contraire lorsque cesse l'effort ? C'est alors que l'on crée, n'est-ce pas, que l'on écrit, peint ou chante, lorsqu'on est complètement ouvert, lorsque à tous les niveaux on est en communication, lorsqu'on est intégré. C'est alors qu'il y a de la joie, que l'on s'exprime ou que l'on façonne un objet. Cet instant de création n'est pas le produit d'une lutte.

Peut-être est-ce en comprenant l'état créateur que nous parviendrons à voir ce que l'effort est en réalité.

La création est-elle le résultat de cette perception aiguë de soi qu'est l'effort, ou s'accompagne-t-elle au contraire d'une sorte de non-présence à soi-même, en laquelle il n'y a aucune agitation ni même la perception du mouvement de la pensée ? En cet état de richesse totale, de plénitude, y a-t-il intervention laborieuse de la volonté ? Je ne sais pas si vous avez remarqué que la vraie création se produit sans effort. Nos vies étant principalement une succession de batailles, nous ne pouvons pas imaginer un état d'être dans lequel cette agitation a complètement cessé. Pour comprendre ce qu'est cet état d'être, cet état créatif, il nous faut élucider tout le problème de l'effort.

Ce que nous appelons effort est une tension active en vue de nous réaliser, de devenir quelque chose, n'est-ce pas ? Je suis ceci et veux devenir cela, je ne suis pas ainsi et veux le devenir. En devenant « cela » il y a une tension, une lutte, une bataille. Ce conflit est inévitablement centré sur un but à atteindre; nous cherchons une réalisation intérieure, un épanouissement, par le truchement d'un objet, d'une personne, d'une idée. Nous en sommes ainsi venus à considérer que l'effort est inévitable, mais je me demande si cette lutte pour devenir quelque chose est vraiment nécessaire. Pourquoi existe-t-elle ? À cause du désir nous avons de nous accomplir, évidemment. L'accomplissement personnel, à quelque degré, à quelque niveau qu'il se trouve, est le mobile de l'effort, la force qui le suscite, que cela soit chez le grand administrateur, la ménagère ou le pauvre diable.

Et pourquoi ce désir existe-t-il ? Ce désir de se réaliser, de devenir quelque chose surgit lorsque l'on a le sentiment de n'être rien du tout. Parce que je ne suis rien, parce que je suis insuffisant, vide, pauvre intérieurement je lutte pour m'accomplir en une personne, une chose ou une idée. Remplir ce vide est tout le processus de notre existence: extérieurement nous collectionnons des objets ou bien nous cultivons des richesses intérieures. Il n'y a d'effort que lorsqu'on cherche à s'évader de ce vide intérieur, par l'action, par la contemplation, par des acquisitions, par des réussites, par le pouvoir, etc. C'est de cela qu'est faite notre existence quotidienne.

Or, si l'on ne fait pas d'efforts pour fuir ce vide intérieur, qu'arrive-t-il ? L'on vit avec lui, avec cette solitude; et en l'acceptant l'on peut alors découvrir qu'il existe un état créateur, lequel n'a rien de commun avec la lutte ou l'effort. Ne cherchant plus à éviter ce sens intérieur de vacuité, nous regardons, nous observons, nous acceptons ce qui « est »; alors surgit un état créateur où toute lutte a cessé, un état qui n'est pas le produit de l'effort. Ce qui « est » est vacuité, insuffisance et lorsqu'on vit avec ce vide intérieur et qu'on le comprend, une réalité surgit, une intelligence créatrice en laquelle, seule, est le bonheur.

L'action telle que nous la connaissons habituellement n'est donc que création; c'est un perpétuel devenir, lequel est la négation de ce qui « est », le refus de l'admettre. Mais lorsqu'il y a perception de ce vide, sans choix, ni condamnation ni justification, en cette compréhension de ce qui « est » est une action, laquelle est un 31

état créateur. L'on peut comprendre cela lorsqu'on est parfaitement conscient de ce qui se passe en soi au moment où l'on agit. Observez-vous au cours d'une action; observez non seulement vos gestes mais le mouvement de votre pensée et de vos sentiments. Si vous le percevez clairement, vous verrez que le processus de la pensée, lequel est aussi sentiments et action, est basé sur l'idée de devenir. Et cette idée-ne surgit que lorsqu'il y a un sens d'insécurité, et ce sens d'insécurité provient de la perception du vide intérieur. Si l'on est conscient de ce processus de la pensée et de l'émotion, l'on voit qu'il s'y déroule une perpétuelle bataille où s'exerce un effort de changer, de modifier, de transformer ce qui « est ». Et, par la connaissance de soi, par l'effort d'une constante lucidité, l'on voit que cette lutte, que ces efforts en vue de devenir, ne mènent qu'à la déception, à la douleur, à l'ignorance. Mais vivre en état de connaissance en ce qui concerne ce vide intérieur et vivre avec lui en l'acceptant totalement, c'est découvrir une extraordinaire tranquillité, un calme qui n'est pas fabriqué, construit, mais qui résulte de la compréhension de ce qui « est ». Seul cet état de paix est un état d'être créateur.

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Chapitre VIII

Sur l'état de contradiction

Nous voyons des contradictions partout en nous et autour de nous; et parce que nous sommes plongés dans des contradictions, il n'y a de paix ni en nous, ni, par conséquent, dans le monde. Nous nous trouvons dans un perpétuel état de négation et d'affirmation entre ce que nous « voulons » être et ce que nous « sommes

». Cet état n'engendre que des conflits, lesquels - c'est un fait simple et évident - ne se résoudront jamais par une paix. Et nous devons nous garder de traduire cette contradiction intérieure dans les termes d'un dualisme philosophique, car ce serait là une évasion bien facile: en expliquant que cette contradiction est un état de dualité, nous penserions l'avoir comprise, ce qui ne serait évidemment qu'une convention, une voie offerte à la fuite hors du réel.

Or, qu'entendons-nous par conflit et contradiction, et pourquoi existe en nous cette lutte perpétuelle pour être autre chose que ce que nous sommes ? Je suis « ceci » et veux devenir « cela ». Cette contradiction est un fait et non une dualité métaphysique. La métaphysique ne nous aide en aucune façon à comprendre ce qui «

est ». L'on peut discuter sur le dualisme ou même sur son existence; mais de quelle valeur seraient ces discussions, si nous n'affrontons pas la contradiction qui, en nous, oppose des désirs, des intérêts, des poursuites ? Je veux être vertueux et ne peux pas l'être, etc. C'est en nous que ces oppositions doivent être comprises, car elles provoquent des conflits; et les conflits, les luttes, nous empêchent d'être dans un état d'individualité créatrice. La contradiction est une destruction, un gâchis. En cet état, nous ne pouvons rien produire que des antagonismes, de l'amertume et un surcroît de souffrance. Si nous parvenons à comprendre cela pleinement, donc à nous affranchir de l'état de contradiction, une paix intérieure peut surgir, qui créera l'entente entre nous et les autres.

Le problème est le suivant : alors que nous voyons que l'état de conflit est une destruction, un gâchis, pourquoi cette contradiction subsiste-t-elle en chacun de nous ? Pour comprendre cela, allons un peu plus loin: pourquoi éprouvons-nous tant de désirs contradictoires ? Je ne sais pas si vous êtes conscients de cette contradiction intérieure, de ce vouloir et de ce non-vouloir. Observez cela en vous: il s'agit d'une chose simple et normale; il n'y a rien là d'extraordinaire. La contradiction est un fait. Pourquoi donc est-elle là ? N'implique-t-elle pas un état non permanent auquel vient s'opposer un autre état également transitoire ?

Je m'imagine avoir un désir permanent; je pose en moi l'idée d'un désir permanent, et un autre désir surgit qui le contredit; cette contradiction engendre un conflit, un désordre épuisant dû au fait que deux désirs se nient mutuellement, dont les poursuites cherchent, l'une et l'autre à prendre le dessus. Mais « un désir permanent » est-ce que cela existe ? Non. Tous les désirs sont passagers, non pas métaphysiquement, en fait.

Je désire avoir une situation; je la désire comme moyen d'atteindre le bonheur; et lorsque je l'obtiens, je suis insatisfait. Je veux devenir le directeur, puis le propriétaire, et ainsi de suite, non seulement en ce monde mais dans le monde soi-disant spirituel, le prêtre devenant évêque, le disciple devenant un Maître.

Ce perpétuel devenir, ce parvenir à un état succédant à un autre engendre une contradiction, n'est-ce pas ?

Alors pourquoi ne pas admettre que notre vie ne comporte pas un désir permanent mais est faite d'une suite de désirs fugitifs, s'opposant l'un l'autre ? Notre esprit ne serait plus en état de contradiction. Si je considère la vie non comme un désir permanent mais comme une succession de désirs temporaires qui changent tout le temps, 33

il n'y a plus de contradiction.

La contradiction n'existe que lorsque l'esprit a un point fixe de désir, c'est-à-dire qu'au lieu de considérer tous les désirs comme étant mouvants, transitoires, il s'empare de l'un d'eux et en fait une aspiration permanente. Alors il y a contradiction aussitôt que surgit un autre désir. Mais tous les désirs sont perpétuellement en mouvement; il n'y a pas de fixation du désir, pas de point auquel il se fixe; c'est l'esprit qui établit ce point parce qu'il se sert de tout pour parvenir à être quelque chose, pour obtenir quelque chose et en cette notion de « parvenir » il y a nécessairement contradiction et conflit.

Vous voulez arriver, réussir, trouver un Dieu ou une vérité ultime qui vous donneront une satisfaction permanente, donc ce n'est pas Dieu que vous cherchez, ce n'est pas la vérité, mais un plaisir durable et ce plaisir vous le revêtez d'une idée, d'un mot éminemment respectable, tel que Dieu ou la Vérité. En fait, c'est le plaisir que nous recherchons tous, le situant au point le plus haut, qui est Dieu, ou le plus bas, qui est la boisson. Tant que l'esprit est à la recherche de sa satisfaction, il n'y a pas une grande différence entre la boisson et Dieu. Socialement il se peut que la boisson soit mauvaise, mais le désir intérieur d'obtenir un résultat, un profit, est encore plus nocif. Si vous voulez réellement trouver la vérité, il vous faut être extrêmement honnête, non pas verbalement, mais dans la totalité de votre être: il vous faut une clarté extraordinaire, que vous ne pourrez pas avoir tant que vous ne regarderez pas les faits en face.

En abordant les faits tels qu'ils sont, nous voyons donc que la cause de la contradiction qui est en chacun de nous est notre désir de devenir quelque chose: soit de réussir dans le monde extérieur, soit, intérieurement, de parvenir à un résultat. Or, tant que nous pensons en termes de durée, en fonction du temps, la contradiction est inévitable. Après tout, notre esprit est le produit du temps. La pensée est basée sur le « hier », sur le passé; et tant qu'elle fonctionne dans le champ du temps et que nous pensons à un avenir, à un devenir, à un accomplissement, la contradiction est inévitable parce que nous sommes incapables d'affronter exactement ce qui « est ». Ce n'est qu'en nous rendant compte de ce qui « est », en le comprenant, sans rien choisir, que nous pouvons nous libérer de ce facteur désintégrant qu'est la contradiction.

Il est donc essentiel de comprendre la totalité de notre processus de pensée, car c'est là que nous trouvons la contradiction. La pensée elle-même est devenue contradiction parce que nous n'avons pas compris le processus total de nous-mêmes. Et cette compréhension n'est possible que lorsque nous sommes pleinement conscients de notre pensée, non en tant qu'observateurs opérant sur cette pensée, mais intégralement et sans l'intervention d'un choix, ce qui est extrêmement ardu. Alors seulement se produit la dissolution de cette contradiction, si nuisible et douloureuse.

Tant que nous essayons d'obtenir un résultat psychologique, tant que nous voulons une sécurité intérieure, la contradiction dans notre vie est inévitable. Je ne crois pas qu'en général nous soyons conscients de cette contradiction; ou, si nous le sommes, nous ne la voyons pas sous son vrai jour; au contraire, elle agit comme un stimulant, car ce frottement, cette résistance nous donnent un sens de vitalité. C'est pour cela que nous aimons la guerre, c'est pour cela que nous prenons plaisir aux batailles des frustrations. Le but que recherche notre désir de sécurité psychologique, en créant en nous une contradiction, empêche nos esprits d'être tranquilles. Et un esprit calme est essentiel pour comprendre la pleine signification de la vie. La pensée ne peut jamais être tranquille; la pensée, qui est le produit du temps, ne peut jamais trouver l'intemporel, ne peut pas connaître ce qui est au-delà du temps. La nature même de notre pensée est contradiction, parce que nous pensons toujours en termes de passé ou de futur; nous n'avons donc jamais la pleine perception du présent.

Être pleinement conscient du présent est une tâche extraordinairement difficile, parce que l'esprit est incapable de faire face à un fait directement sans illusion. La pensée est le produit du temps et ne peut par conséquent fonctionner qu'en termes de passé ou de futur; elle ne peut pas être complètement consciente d'un fait dans le présent. Tant que la pensée - qui est le produit du passé - essaie d'éliminer la contradiction et ses problèmes, elle ne fait que poursuivre un résultat, chercher à réaliser un but, et une telle pensée ne peut qu'intensifier la contradiction, donc aussi les conflits, les souffrances et la confusion en nous et par conséquent autour de nous.

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Pour être affranchi de la contradiction, l'on doit être conscient du présent, sans rien choisir. Et en effet, peut-il être question de choix lorsqu'on est mis en face d'un fait ? Mais la compréhension du fait est rendue impossible tant que la pensée essaye d'agir sur lui en fonction d'un devenir, de changements, de modifications.

La connaissance de soi est le début de la compréhension; sans cette connaissance, les contradictions et les conflits existeront toujours. Et pour connaître le processus total de soi-même l'on n'a besoin d'aucun expert, d'aucune autorité. La soumission à l'autorité n'engendre que la crainte. Aucun expert, aucun spécialiste ne peuvent nous montrer comment comprendre processus de notre moi. Chacun de nous doit s'étudier soi-même.

Vous et moi pouvons mutuellement nous aider en en parlant, mais personne ne peut mettre au jour nos replis secrets, aucun spécialiste, aucun sage ne peuvent les explorer pour nous. Nous ne pouvons être réellement conscients de notre moi qu'au cours de nos relations avec les choses, les possessions, les personnes, les idées.

C'est dans l'ordre de ces relations que nous voyons comment la contradiction surgit aussitôt que l'action cherche à se conformer à une idée. L'idée n'est qu'une cristallisation de la pensée en un symbole et l'effort de se conformer au symbole engendre une contradiction.

Ainsi, tant qu'existe un moule dans lequel vient se couler la pensée, la contradiction continuera; et pour briser ce moule et dissiper la contradiction, la connaissance de soi est nécessaire. Cette compréhension du moi n'est pas un processus réservé à une minorité. Le moi peut et doit être compris au cours de nos conversations quotidiennes, dans la façon dont nous pensons et sentons, dans la façon dont nous nous dévisageons mutuellement. Si nous parvenons à être conscients de chaque pensée, de chaque sentiment, d'instant en instant, nous verrons qu'au cours de nos rapports quotidiens, les façons d'être du moi sont comprises. Alors seulement peut se produire cette tranquillité de l'esprit en laquelle l'ultime réalité peut naître.

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Chapitre IX

Qu'est-ce que le moi ?

Savons-nous ce que nous appelons le moi ? Par cela j'entends l'idée, la mémoire, la conclusion, l'expérience, les diverses formes d'intentions définissables et non définissables, les tentatives conscientes d'être ou de ne pas être, la mémoire accumulée de l'inconscient, mémoire de la race, du groupe, du clan, de l'individu lui-même, et tout le reste qui se projette extérieurement en action ou spirituellement en vertus.

L'effort à la poursuite de tout cela est le moi. En lui est inclus l'esprit de compétition, le désir d'être. Tout ce processus est le moi et nous savons par perception directe, lorsque nous le voyons en face, qu'il est mauvais.

J'emploie avec intention ce mot « mauvais » car le moi est un instrument de division: il nous informe en nous-mêmes et ses activités, quelque nobles qu'elles soient, nous séparent les uns des autres, nous isolent. Nous savons tout cela. Nous connaissons aussi ces instants extraordinaires où le moi n'est pas là, en lesquels il n'y a aucun sens d'effort, de volonté pénible, et qui se produisent lorsqu'il y a de l'amour.

Il me semble qu'il est important de comprendre comment les expériences par lesquelles passe le moi, le renforcent. Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous comprendrons ce problème de l'expérience. Or, qu'entendons-nous par expérience ? Nous passons tout le temps par des expériences, nous enregistrons des impressions et nous réagissons ou nous agissons en conséquence, calculant, développant certaines habiletés, etc. Il y a constamment interaction entre ce qui est perçu objectivement et nos réactions à ce contact, interaction entre ce qui est conscient en nous et la mémoire accumulée de l'inconscient.

Selon cette accumulation de mémoire, je réagis à tout ce que je vois, à tout ce que je sens. Au cours de ce processus de réaction à ce que je vois et sens, à ce que je crois à ce que je sais, l'expérience a lieu. La réaction, la réponse à quelque chose que je perçois est l'expérience par laquelle je passe. Lorsque je vous vois, je réagis.

Le fait de nommer cette réaction est l'expérience. Si je ne nomme pas cette réaction, ce n'est pas une expérience.

Observez vos propres réactions et ce qui a lieu autour de vous. Il n'y a expérience que si se déroule en même temps un processus d'appellation, de langage. Si je ne vous reconnais pas, comment puis-je faire l'expérience de vous rencontrer ? Je veux dire que si je ne réagis pas selon ma mémoire, selon mon conditionnement, selon mes préjugés, comment puis-je savoir que je passe par une expérience ?

Il y a ensuite la projection de divers désirs. Je désire être protégé, je désire avoir une sécurité intérieure; ou je désire avoir un maître, un « gourou », un guide spirituel, un Dieu; et je subis l'expérience de ce que j'ai projeté: j'ai projeté un désir, lequel a pris une forme, à laquelle j'ai donné un nom, auquel je réagis. Ainsi se déroulent ma projection et le nom que je lui donne. Ce désir m'a fait avoir une expérience; il m'a fait dire: «

j'ai rencontré le Maître » ou: « je n'ai pas rencontré le Maître ». Vous connaissez tout cela. C'est le désir que vous appelez expérience, n'est-ce pas ? Et lorsque je désire le silence de l'esprit, qu'arrive-t-il ? Que se produit-il ? Je vois l'importance d'avoir un esprit silencieux, un esprit calme. Je le vois pour diverses raisons: parce que les Upanishad l'ont dit; des écritures sacrées l'ont dit; des saints l'ont dit; et, aussi, à l'occasion, je sens moi-même combien il est agréable d'avoir des moments tranquilles, après que l'esprit a été si bavard toute la journée. Le désir est d'avoir l'expérience du silence, et je me demande alors: « comment l'obtenir ? » Je sais ce que disent tel ou tel livre sur la méditation et sur différentes disciplines, et par conséquent je cherche, au 36

moyen d'une discipline, à faire l'expérience du silence. Ainsi le soi, le moi, s'établit dans l'expérience du silence.

Je veux savoir ce qu'est la vérité: tel est mon désir, mon aspiration; alors la projection s'ensuit de ce que je considère être la vérité, car j'ai lu beaucoup d'ouvrages à ce sujet, j'ai entendu beaucoup de personnes en parler et des écritures sacrées l'ont décrite. Je veux tout cela. Et que se produit-il ? Cette aspiration même, ce désir est projeté et j'obtiens l'expérience souhaitée parce que je reconnais l'état que j'ai projeté. Si je ne le reconnaissais pas, je ne l'appellerais pas vérité. Je le reconnais et en fais l'expérience, et cette expérience donne de la force à l'ego, au moi. Ainsi le moi se retranche dans l'expérience, et vous dites: « je sais », « le Maître existe », « Dieu est », ou « il n'y a pas de Dieu », ou que tel système politique est bon et les autres mauvais.

Ainsi l'expérience renforce constamment le moi. Plus vous êtes retranché dans votre expérience, plus le moi acquiert de la force. Le résultat est que vous déployez une « force » de caractère, une « force » de connaissances ou de croyance vis-à-vis d'autres personnes moins habiles que vous, qui n'ont pas vos dons d'écrire ou de parler. Et parce que c'est toujours votre moi qui est en action, vos croyances, vos Maîtres, vos castes, vos systèmes économiques sont des processus de division et provoquent par conséquent des querelles.

Il vous faut, si vous êtes tant soit peu sérieux et honnêtes, dissoudre ce centre complètement et non pas le justifier. Voilà pourquoi il est nécessaire de comprendre le processus de l'expérience.

Est-il possible à l'esprit, au moi, de ne pas projeter, de ne pas désirer, de ne pas passer par des expériences

? Nous voyons que toutes ces expériences du moi sont une négation, une destruction, et pourtant nous les appelons des actions positives. Nous disons que c'est la façon positive d'aborder la vie. Et pour vous, défaire tout ce processus est une négation. Avez-vous raison ? Pouvons-nous, vous et moi, aller à la racine de cette question et comprendre le processus du moi ? Qu'est-ce qui peut provoquer la dissolution du moi ? Des groupements religieux - et d'autres - proposent des identifications: ils disent « identifiez-vous avec plus grand que vous et le moi disparaît ». Mais l'identification est encore à l'intérieur du processus du moi; ce qui est plus grand que lui est simplement une projection de lui-même, laquelle, devenant expérience, renforce le moi.

Toutes les formes de discipline, de croyance, de connaissance, ne font que renforcer le moi. Pouvons-nous trouver un élément qui le dissolve ? Ou cette question est-elle mal posée ? C'est pourtant cela que nous voulons: nous voulons trouver quelque chose qui dissolve le moi. Et nous pensons que divers moyens existent pour y parvenir, tels que l'identification, la croyance, etc. Mais ces moyens n'ont pas plus de valeur l'un que l'autre parce qu'ils ont tous le même pouvoir de renforcer l'ego, le moi. Puis-je donc voir le moi à l'oeuvre partout où il se trouve, armé de ses forces et de son énergie destructrices ? Quel que soit le nom que je lui donne, c'est une force qui isole, qui détruit, et je veux trouver le moyen de la dissoudre. Vous avez dû vous poser cette question: « je vois le moi en train de fonctionner perpétuellement et d'engendrer l'anxiété, la peur, la frustration, le désespoir, la misère, non seulement en moi-même mais en tous ceux qui m'entourent; puis-je donc le dissoudre, non partiellement mais complètement ? » Pouvons-nous parvenir à sa racine et le détruire ?

Puis-je aller « jusqu'au bout » ? Car je n'aspire pas à être partiellement intelligent, je veux l'être intégralement.

La plupart d'entre nous sont intelligents à certains niveaux seulement: vous à un certain niveau probablement et moi d'une autre façon. Certains d'entre nous sont intelligents en affaires, d'autres autrement; mais nous ne possédons pas une intelligence intégrale. Car être intégralement intelligent c'est être sans ego. Mais est-ce possible ?

Est-il possible au moi d'être maintenant, en ce moment, absent ? Vous savez que c'est possible, mais quelles sont les conditions requises à cet effet ? Quel est l'élément qu'il faut ? Où puis-je le trouver ? Mais aussitôt que je pose la question « puis-je le trouver ? » je suis convaincu que cela est possible; j'ai donc déjà créé une expérience par laquelle le moi sera renforcé. La compréhension du moi exige beaucoup d'intelligence, une observation diligente et toujours sur le qui-vive afin que le moi ne s'échappe pas. Moi, qui suis déterminé à poursuivre cette enquête jusqu'au bout, je veux dissoudre le moi. Lorsque je le dis, je sais que cela est possible. Dès l'instant que je dis « je veux le dissoudre » il y a déjà là une expérience du moi. donc le 37

moi est renforcé. Est-il alors possible au moi de ne pas éprouver l'expérience ? L'on peut voir que l'état de création n'est pas du tout dans le champ d'expérience du moi, car la création n'est pas un produit de l'intellect, n'est pas du monde de la pensée, n'est pas une projection de l'esprit, mais est au-delà de toute expérience. Est-il donc possible à l'esprit d'être tout à fait immobile, dans un état de non-récognition, de non-expérience, où la création peut avoir lieu, ce qui veut dire absence du moi ? C'est cela le problème, n'est-ce pas ? Tout mouvement de l'esprit, positif ou négatif, est une expérience, laquelle, en fait, renforce le moi. Est-il possible à l'esprit de ne pas reconnaître ? Cela ne peut avoir lieu que lorsqu'il y a silence total, mais non pas un silence tel qu'il constituerait une expérience par laquelle passerait le moi et qui ne ferait que le renforcer.

Existe-t-il une entité séparée du moi, qui pourrait l'observer et le dissoudre ? Existe-t-il une entité spirituelle qui transcende le moi et qui pourrait le détruire, ou du moins l'écarter ? Nous pensons que oui, n'est-ce pas ? La plupart des personnes religieuses pensent qu'un tel élément existe. Les matérialistes affirment qu'il est impossible de détruire le moi, qu'on ne peut que le conditionner et le brider politiquement, socialement, économiquement; qu'on peut le maintenir fermement dans un moule; qu'on peut le briser et par conséquent lui faire mener la vie que l'on considère être la plus élevée et la plus morale, sans qu'il ait à intervenir dans le choix des valeurs, de sorte que, façonné conformément à un modèle social, il fonctionne comme une machine. Nous savons tout cela. Les autres personnes, soi-disant religieuses - qui prétendent l'être et ne le sont pas - disent au contraire qu'un tel élément existe, qu'on peut entrer en contact avec lui et qu'alors il peut dissoudre le moi.

Existe-t-il un élément qui puisse dissoudre le moi ? Voyez, je vous prie, ce que nous sommes en train de faire: nous sommes en train de forcer le moi dans ses retranchements. Et si vous acceptez de vous laisser forcer dans vos retranchements, vous verrez ce qui se produira. Nous aimerions qu'existe un élément intemporel, qui ne serait pas du monde du moi, qui viendrait intercéder en faveur de la destruction du moi, et que nous appellerions « Dieu ». Mais un tel élément, conçu par l'esprit, existe-t-il ? Il se peut que oui, comme il se peut que non: la question n'est pas là. Lorsque l'esprit recherche un état intemporel spirituel, lequel entrerait en action en vue de détruire le moi, n'est-ce pas encore une autre forme d'expérience qui renforce le moi ? Si vous êtes croyant, c'est justement cela qui se produit. Lorsque vous croyez que la vérité, Dieu, l'état intemporel, l'immortalité existent, n'est-ce point là un processus du renforcement du moi ? Le moi a projeté cette chose dont vous pensez et sentez qu'elle viendra détruire le moi. Ainsi, ayant projeté cette idée de continuité dans un état intemporel en tant qu'entité spirituelle, vous passez par une expérience; et une telle expérience ne peut que renforcer le moi; alors qu'avez-vous fait ? Vous n'avez pas détruit le moi, vous lui avez seulement donné un nom différent, une différente qualité; il est toujours là parce que vous en avez fait l'expérience. Ainsi notre action, du commencement à la fin, est toujours la même; nous nous imaginons qu'elle a évolué, grandi, qu'elle est devenue de plus en plus exaltée, mais si vous l'observiez intérieurement, vous verriez que c'est toujours le même processus qui continue, c'est le même moi qui fonctionne à des niveaux différents, sous des étiquettes et des noms différents.

Lorsque vous voyez ce processus tout entier, les inventions extraordinaires, l'intelligence du moi, la façon dont il se déguise avec ses identifications, sa vertu, son expérience, ses croyances, ses connaissances; lorsque vous voyez que l'esprit tourne en rond dans la cage qu'il se fabrique, qu'arrive-t-il ? Lorsque vous en êtes pleinement conscient, vous voici merveilleusement immobile, et non par contrainte, ni par peur, ni pour obtenir une récompense. Lorsque vous reconnaissez que tout mouvement de l'esprit n'est qu'une façon de renforcer le moi; lorsque vous voyez cela, lorsque vous observez cela, lorsque vous en êtes tout à fait conscient au cours de cette action, lorsque vous en êtes à ce point - non pas idéologiquement, verbalement, non pas par la projection d'une expérience, mais lorsque vous « êtes » dans cet état -, vous voyez que l'esprit étant totalement immobile, n'a pas le pouvoir de créer. Car ce qu'il crée, lorsqu'il est en mouvement, est toujours à l'intérieur d'un cercle, dans le champ du moi. Lorsque l'esprit ne crée pas, il y a création, ce qui n'est pas un processus reconnaissable.

La réalité, la vérité, n'est pas quelque chose que l'on puisse reconnaître. Pour que survienne la vérité, il faut qu'aient disparu les croyances, les connaissances, les expériences, la poursuite de la vertu. Tout cela doit 38

s'en aller. La personne vertueuse et consciente de poursuivre la vertu ne peut jamais trouver la réalité. Elle peut être très respectable, mais être un homme de vérité et de compréhension est une chose entièrement différente. Pour l'homme de vérité, la vérité est entrée en existence. L'homme vertueux et qui sait l'être et qui se drape dans sa vertu ne peut jamais comprendre ce qu'est la vérité, parce que la vertu, pour lui, est le déguisement du moi, de ce moi qui se renforce en poursuivant la vertu. Lorsqu'il dit: « je dois être sans avidité

», cet état de non-avidité dont il fait l'expérience ne fait que renforcer son moi. Voilà pourquoi il est si important d'être pauvre, non seulement des choses de ce monde, mais pauvre aussi de croyances et de connaissances. Un homme riche de biens terrestres ou riche de connaissances et de croyances ne connaîtra jamais que les ténèbres et sera un centre de désordre et de misère. Mais si vous et moi, individuellement, pouvions voir tout ce fonctionnement du moi, nous saurions ce qu'est l'amour. Je vous assure que c'est la seule réforme qui puisse changer le monde. L'amour n'est pas dans le champ de l'ego. Le moi ne peut pas reconnaître l'amour. Vous dites « j'aime » mais alors, dans le fait même de le dire, de faire cette expérience, l'amour n'est pas. Mais si vous connaissez l'amour, le moi n'est pas. Là où est l'amour, le moi n'est pas.

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Chapitre X

Qu'est-ce que la peur ?

Qu'est-ce que la peur ? La peur ne peut exister que par port à quelque chose, ce n'est pas un phénomène isolé. Comment puis-je avoir peur de la mort, comment puis-je redouter ce que je ne connais pas ? Je ne peux avoir peur que de ce que je connais. Lorsque je dis que j'ai peur de la mort, est-ce vraiment l'inconnu que je crains, c'est-à-dire la mort, ou n'ai-je pas plutôt peur de perdre ce que j'ai connu ? Ce n'est pas la mort que je crains mais de perdre mes associations avec ce qui m'appartient. La peur est toujours par rapport au connu, non à l'inconnu.

Je m'interroge maintenant sur comment me libérer de la peur du connu, c'est-à-dire la peur de perdre ma famille, ma réputation, mon caractère, mon compte en banque, mes appétits et le reste. Vous pouvez dire que la peur est un phénomène de conscience; mais votre conscience est formée par votre conditionnement, par conséquent elle aussi est le résultat du connu. De quoi se compose le connu ? D'idées, d'opinions diverses, du sens de continuité que l'on a par rapport au connu, et c'est tout. Les idées appartiennent à la mémoire, elles sont le résultat d'expériences, c'est-à-dire de réactions à des provocations. J'ai peur du connu: cela veut dire que j'ai peur de perdre des personnes, des choses ou des idées; j'ai peur de découvrir ce que je suis, peur d'être désemparé, peur de la douleur que je ressentirai en cas de perte, ou de bénéfice manqué, ou de plaisir refusé.

Il y a la peur de souffrir. La douleur physique est une réaction nerveuse; mais la douleur psychologique surgit lorsque je m'accroche à des choses qui me sont agréables, car je redoute alors tout ce qui pourrait m'en priver.

Les accumulations psychologiques constituent un barrage à cette souffrance tant qu'elles ne sont pas menacées

: je suis un paquet d'accumulations et d'expériences qui s'opposent à tout ce qui pourrait les déranger. Je refuse de me laisser déranger, donc j'ai peur, et c'est du connu que j'ai peur, de ces accumulations physiques et psychologiques dont je me suis entouré pour écarter la douleur ou pour empêcher l'affliction de se produire.

Mais l'affliction est incluse dans le processus même de ces accumulations destinées à éviter la souffrance psychologique. Les connaissances aussi ont pour but de l'éviter. De même que les connaissances médicales sont utiles contre la douleur physique, les croyances le sont contre la douleur psychologique, et c'est pour cela que j'ai peur de perdre mes croyances, bien que je sois imparfaitement renseigné à leur sujet et que je n'aie pas de preuve concrète de leur réalité. Il peut m'arriver de rejeter certaines croyances traditionnelles qui m'avaient été inculquées et de m'appuyer sur une expérience personnelle qui m'éclaire et me donne confiance en moi; mais ces croyances et cette expérience sont de même nature : ce sont des moyens d'éloigner la douleur.

La peur existe donc tant qu'il y a accumulation du connu, laquelle engendre la crainte que l'on a de la perdre. La peur est une souffrance; ainsi mon intention, au cours du processus d'accumulation, est d'éloigner la souffrance mais celle-ci est inhérente à ce processus.

Le principe de la défense engendre l'offense. Je veux une sécurité physique, donc je crée un état souverain, lequel a besoin de forces armées, qui impliquent la guerre, qui détruit la sécurité. Partout où existe un désir de se protéger, la peur surgit. Lorsque je vois que ces protections sont illusoires, je cesse d'accumuler.

Si vous me dites que vous vous rendez compte qu'accumuler est une erreur, mais que vous ne pouvez pas vous empêcher de le faire, c'est que vous ne voyez pas la souffrance que cela implique. Mon fils meurt et je crois à la réincarnation afin de calmer ma souffrance psychologique; mais le processus même de la croyance 40

comporte le doute. Extérieurement j'accumule des objets et j'engendre la guerre, intérieurement j'accumule des croyances et j'engendre la douleur. Tant que je veux une sécurité, un compte en banque, des plaisirs, etc., tant que je veux devenir quelque chose, physiologiquement ou psychologiquement, la douleur est inévitablement engendrée par tout ce que je fais pour l'écarter.

La peur survient aussitôt que je désire vivre selon un mode déterminé. Vivre sans peur c'est vivre sans se fixer dans la nécessité d'un cadre particulier. Lorsque j'ai le désir de vivre d'une façon particulière, ce désir même est une source de craintes. Ma difficulté est mon désir de vivre d'une certaine façon. Puis-je briser ce cadre ? Je ne peux le faire que lorsque je vois la vérité, qui est que le cadre fait naître la crainte et que celle-ci renforce le cadre. Si je dis que je veux briser le cadre parce que je veux m'affranchir de la peur, je ne fais qu'adopter un nouveau cadre, lequel fait naître une nouvelle peur. Toute action de ma part basée sur le désir de briser le cadre, ne fera que créer un nouveau cadre, donc de nouvelles craintes. Comment puis-je briser le cadre sans faire naître une nouvelle peur, c'est-à-dire sans exercer sur ce cadre aucune action, consciente ou inconsciente ? Il résulte de cette question que je ne dois pas agir, que je ne dois faire aucun mouvement en vue de briser le cadre. Et que m'arrive-t-il lorsque je ne fais que regarder le cadre sans essayer d'agir sur lui en aucune façon ? Je vois que c'est mon esprit lui-même qui est le cadre, la forme qu'assume mon mode de vie : il vit à l'intérieur de cette forme créée par lui. Ainsi l'esprit lui- même est peur. Et quelle que soit son action, elle ne peut que renforcer d'anciennes représentations ou en créer de nouvelles. Ceci veut dire que tout ce que fait l'esprit pour se débarrasser de la peur engendre de la peur.

La peur trouve des évasions de formes différentes. La plus commune est l'identification, l'identification avec un pays, une société, une idée. N'avez-vous pas observé la façon dont vous réagissez lorsque vous assistez à un défilé militaire ou à une procession religieuse, ou lorsque votre pays est sous le coup d'une invasion ? Vous vous identifiez à un pays, à un être, à une idéologie. En d'autres occasions, vous vous identifiez avec votre enfant, avec votre femme, avec telle ou telle forme d'action ou d'inaction. L'identification est un processus d'oubli de soi : tant que je suis conscient du moi, je sais qu'il y a là de la souffrance, des conflits, une peur incessante. Mais si je peux m'identifier à quelque chose de grand et de réellement valable, tel que la beauté, la vie, la vérité, la croyance, la connaissance, ne serait-ce que temporairement, j'échappe au moi, n'est-ce pas ? Si je parle de « mon pays » je m'oublie pour un temps. Si je parle de Dieu, je m'oublie. Si je peux m'identifier avec ma famille, avec un groupe, un parti, une idéologie, je jouis d'une évasion temporaire.

L'identification est donc une façon de fuir le moi, tout comme la vertu est une façon de le fuir. Je parle de l'homme qui poursuit la vertu : il s'évade du moi et son esprit étroit n'est pas un esprit vertueux, car la vertu ne peut être l'objet d'une poursuite. Plus on cherche à devenir vertueux, plus on renforce le soi, le moi. La peur, qui est commune à la plupart d'entre nous sous différentes formes, doit toujours trouver quelque déguisement et par conséquent alimenter notre conflit intérieur. Plus vous vous identifiez à l'un de ces déguisements, plus vous développez la force en vous de vous accrocher à ce pour quoi vous êtes prêt à combattre et mourir : car derrière ce déguisement est la peur.

Savez-vous maintenant ce qu'est la peur ? N'est-ce point la non-acceptation de ce qui « est » ? Il nous faut comprendre le mot « acceptation ». Je ne l'emploie pas dans le sens d'un effort que l'on peut faire pour accepter. Il n'est pas question de vouloir ou non accepter ce qui « est », car c'est alors que je fais intervenir le processus d'acceptation. Je disais que la peur est la non-acceptation de ce qui « est ». Or, comment puis-je, moi qui suis un paquet de toutes ces réactions, de ces réponses, souvenirs, espoirs, dépressions et frustrations, moi qui ne suis que le mouvement d'une conscience bloquée, comment puis-je aller au-delà ? L'esprit peut-il même être conscient sans ce blocage ? Nous savons quelle joie il y a lorsque ces résistances sont absentes. Ne connaissez-vous pas la joie d'un corps en parfaite santé, en état de bien-être ? Et ne connaissez-vous pas, de même, la joie d'un esprit complètement libre, non bloqué, lorsque le centre de récognition en tant que « moi »

n'est pas là ? N'avez-vous jamais été dans cet état où le moi est absent ? Vous l'avez sûrement été.

Je ne peux comprendre le moi et donc m'en affranchir que lorsque je le vois complètement, intégralement, comme un tout; et cela ne m'est possible que si je comprends le processus total de toute activité 41

engendrée par le désir (lequel est l'expression de la pensée, car la pensée n'est pas différente du désir) sans la justifier, ni la condamner, ni la refouler. Ce n'est qu'après avoir compris cela que je pourrai savoir s'il existe une possibilité d'aller au-delà des restrictions du moi.

Chapitre XI

Sur la vraie simplicité

Je voudrais examiner ce qu'est la simplicité et peut-être de là arriver à la découverte de la sensibilité.

Nous avons l'air de croire que la simplicité n'est qu'une expression extérieure, un retrait du monde: avoir peu de possessions, se vêtir d'un pagne, n'avoir pas de foyer, ne posséder qu'un très petit compte en banque. Mais tout cela n'est pas de la simplicité, ce n'est qu'une représentation publique. Il me semble que la simplicité est essentielle, mais elle ne peut exister que lorsque nous commençons à comprendre le sens de la connaissance de soi.

La simplicité ne consiste pas à s'adapter à telle ou telle façon de vivre, quelque valable qu'elle puisse être; elle exige au contraire beaucoup d'intelligence. Malheureusement nous commençons en général par la simplicité extérieure, se rapportant à des objets. Il est relativement facile d'avoir peu de possessions et de s'en satisfaire; d'être content de peu et même de partager ce peu. Mais cette expression extérieure de la simplicité ne s'accompagne pas nécessairement d'une simplicité intérieure. Le monde moderne nous offre avec beaucoup d'insistance des objets de plus en plus nombreux; la vie devient de plus en plus complexe. Afin d'échapper à cela, nous essayons de renoncer au monde, de nous détacher de ces objets, de ces maisons, de ces organisations, de ces cinémas, bref de ces contingences que l'on cherche à nous imposer. Nous pensons ainsi trouver la simplicité. Des saints, des sages ont renoncé au monde; mais il me semble qu'un tel renoncement, pratiqué par l'un quelconque d'entre nous, ne résoudrait pas le problème. La simplicité fondamentale, réelle, ne peut naître que de l'intérieur; et de là se produit l'expression extérieure. Comment être simple est donc le problème; car la simplicité nous rend de plus en plus sensibles. Un esprit sensitif (un cœur sensitif) est essentiel, car il est alors susceptible de perception rapide.

Il est évident que l'on ne peut être simple intérieurement que par la perception des innombrables fardeaux, attachements et craintes dans lesquels nous sommes empêtrés. Mais la plupart d'entre nous éprouvent de la satisfaction à être prisonniers de gens, de possessions, d'idées. Nous aimons être des prisonniers. Intérieurement, nous « sommes » des prisonniers, même si nous paraissons simples extérieurement. Nous sommes les prisonniers de nos désirs, de nos besoins, de nos idéologies, de nos innombrables mobiles. La simplicité ne peut être trouvée qu'en nous libérant intérieurement.

Il se produit une extraordinaire liberté lorsqu'on comprend tout le processus de la croyance, et pourquoi l'esprit est attaché à ses croyances. La simplicité est le fruit de notre affranchissement. Mais cette simplicité exige de l'intelligence et être intelligent c'est être conscient de ses entraves. Pour en être conscient l'on doit être constamment en état d'observation, ne pas être établi dans une façon particulière de vivre, de penser, d'agir. Ce que l'on est intérieurement affecte le monde extérieur. La société - ou toute forme d'action - est la projection de nous-mêmes; et si nous ne nous transformons pas intérieurement, les législations ont très peu d'effet: elles peuvent amener certaines réformes, mais le monde intérieur vaincra toujours l'extérieur. Si, intérieurement, nous sommes avides, ambitieux, à la poursuite d'un idéal, cette complexité bouleversera, 42

renversera la société la mieux ordonnée.

Donc, l'on doit commencer intérieurement mais sans exclure, sans rejeter l'extérieur; au contraire il faut comprendre celui-ci, voir comment y existent des conflits, des luttes, des souffrances; et, au fur et à mesure que l'on avance dans ces explorations, on en arrive naturellement à examiner les états psychologiques qui produisent ce chaos. L'expression extérieure n'est que l'indication d'un état intérieur mais celui-ci, pour être compris, doit être abordé par l'extérieur. Nous faisons presque tous cela, d'ailleurs. En comprenant le monde extérieur pour parvenir ensuite à un examen de notre monde intérieur et de ses associations avec le premier, nous découvrons les complexités de notre être et devenons ainsi de plus en plus sensitifs, libres. C'est cette simplicité intérieure qui est si essentielle, car elle développe la sensibilité. Un esprit qui n'est pas vif, lucide, sensitif, n'est pas réceptif, n'est pas capable de créer.

Nous conformer à telle ou telle façon de vivre, en vue d'atteindre la simplicité c'est, en réalité, émousser, insensibiliser nos esprits et nos cœurs. Toute forme de contrainte, qu'elle soit imposée par la société ou par nous- mêmes ou par un idéal quelconque, toute conformité adoptée, nous insensibilisent, nous empêchent d'être simples intérieurement. Vous pouvez vous conformer à certains signes extérieurs de simplicité, ainsi que le font tant de personnes dévotes. Elles se livrent à des disciplines, adhèrent à des groupements, méditent d'une façon spéciale et donnent toute l'apparence de la simplicité. Mais aucune contrainte d'aucune sorte ne nous conduit à la simplicité. Au contraire, plus vous vous dominez, plus vous provoquez de transferts et de sublimations, moins il y a de simplicité. Mais plus vous comprenez ce processus de sublimation, de refoulements et de transferts, plus vous avez de chances d'être simple.

Nos problèmes - sociaux, politiques, religieux - sont si complexes que nous ne pouvons les résoudre qu'en étant simples, non en devenant extraordinairement érudits et habiles. Une personne simple voit bien plus directement, a une expérience plus immédiate, qu'une personne complexe. Nos esprits sont si encombrés de ce que tant de personnes ont dit et de la connaissance de tant de faits que nous sommes devenus incapables d'être simples et d'avoir des expériences directes. Tous nos problèmes ont besoin d'être abordés d'une façon neuve et pour cela il nous faut être vraiment simples intérieurement. Cette simplicité ne vient qu'avec la connaissance de soi qui consiste à nous comprendre tels que nous agissons avec nos façons de penser et de sentir; avec les mouvements de notre pensée et nos réactions; avec notre peur qui nous pousse à nous conformer à l'opinion publique, à ce que l'on dit, à ce que le Bouddha, le Christ, les Saints ont enseigné; bref avec tout ce qui indique que notre nature est de trouver un abri, une sécurité. Et lorsqu'on est à la recherche d'une sécurité, c'est que l'on est manifestement dans un état de crainte,;quel exclut la simplicité.

Si l'on n'est pas simple on ne peut pas être sensitif, sensible aux arbres, aux oiseaux, aux montagnes, au vent, à tout ce qui se meut autour de nous dans le monde; si l'on n'est pas simple on ne peut pas être sensible aux signes intérieurs des choses. Nous vivons si superficiellement, aux niveaux extérieurs de notre conscience ! Là, nous essayons d'être réfléchis ou intelligents, ce qui pour nous est synonyme de religieux; nous essayons de rendre nos esprits simples par la contrainte et la discipline. Mais la simplicité n'est pas cela.

Lorsque nous contraignons à la simplicité cette partie de notre esprit qui est à fleur de conscience, nous ne faisons que le durcir, nous ne le rendons pas souple, clair, vif. Être simple dans le processus total de notre conscience est extrêmement ardu; car nous ne devons laisser subsister aucune réserve intérieure, nous devons donc être mus par une impulsion irrésistible à connaître jusqu'au tréfonds le processus de notre être, ce qui veut dire être éveillés à chaque appel intérieur, à chaque murmure, à nos craintes, à nos espoirs et y pénétrer et en être libres, de plus en plus, de plus en plus. Ce n'est qu'alors, - lorsque l'esprit et le cœur sont réellement simples, non cristallisés - que nous pouvons résoudre les nombreux problèmes qui se dressent devant nous.

Les connaissances ne résoudront pas nos problèmes. Il se peut, par exemple, que vous sachiez que la réincarnation existe, qu'il y a une continuité après la mort. Il se « pourrait » que vous le sachiez; je ne dis pas que vous le savez; ou peut-être en êtes-vous convaincus. Mais cela ne résout pas le problème. La mort ne peut pas être classée à la suite de vos explications, de vos informations, ou de vos convictions. Elle est bien plus mystérieuse, plus profonde, plus créatrice que cela.

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L'on doit être capable de réexaminer toutes ces choses avec un esprit neuf, car ce n'est que par expérience directe que nos problèmes seront résolus. Et l'expérience directe ne se produit que s'il y a simplicité, donc sensibilité. Le poids des connaissances émousse l'esprit. Le passé et le futur émoussent l'esprit. Seul l'esprit capable de s'ajuster au présent continuellement, d'instant en instant, peut affronter les puissantes influences et les pressions que notre milieu exerce constamment sur nous.

Ainsi, l'homme religieux n'est pas, en vérité, celui qui se revêt d'un froc ou d'un pagne, qui ne fait qu'un repas par jour ou qui a prononcé d'innombrables vœux pour être ceci ou pour ne pas être cela, mais c'est celui qui est intérieurement simple, qui n'est pas en train de « devenir » quelque chose. Un tel esprit est extraordinairement réceptif parce qu'il n'y a plus de barrières, plus de peur en lui, il n'y a plus d'acheminement vers quelque chose; il est par conséquent capable de recevoir la Grâce, Dieu, la Vérité, nommez cela à votre guise. Mais l'esprit qui « poursuit » le réel n'est pas un esprit simple. Celui qui cherche, qui est à la recherche, qui tâtonne, qui s'agite, n'est pas un esprit simple. Celui qui se conforme à un modèle établi par une autorité extérieure ou intérieure ne peut pas être sensitif. Et ce n'est que lorsqu'un esprit est réellement vif, conscient de tout ce qui se passe en lui, de ses réactions, de ses pensées, lorsqu'il n'est plus dans un devenir, lorsqu'il n'agit pas sur lui-même afin d' « être quelque chose », qu'il est capable de recevoir ce qui est la vérité.

Alors le bonheur peut exister car le bonheur n'est pas une fin: c'est le résultat de la réalité. Lorsque nos esprits et nos cœurs seront devenus simples, donc sensitifs - sans contrainte et sans aucune indication de direction - nous verrons que nos problèmes pourront être abordés très simplement, d'une façon directe et neuve, quelle que soit leur complexité. C'est ce dont le monde a besoin aujourd'hui: il a besoin d'hommes neufs capables d'aborder cette confusion, ce chaos, d'une façon directe et créatrice, non avec des théories et des formules, de gauche ou de droite. Et vous ne serez jamais ces hommes neufs si vous n'êtes pas impies.

Un problème ne peut être résolu que si nous l'abordons cette façon-là et non selon des façons de voir, religieuses, politiques ou autres, dont nous nous libérerons au contraire, si nous voulons être simples. Voilà pourquoi il est important d'être lucides en ce qui nous concerne, d'avoir capacité de comprendre le processus de notre pensée et nous percevoir tels que nous sommes, dans notre totalité. Cette perception engendre une simplicité, qui est ni une vertu ni une pratique. Une humilité obtenue cesse d'être humilité. L'esprit qui se rend humble, n'est plus un esprit humble. Ce n'est que lorsqu'on a une humilité non cultivée que l'on est capable d'aborder les choses si pressantes de la vie; parce qu'alors, n'étant pas une personne importante, on ne regarde pas les choses à travers le poids et le sentiment d'importance qu'autrement on s'attribuerait; on regarde le problème lui-même, donc on est capable de le résoudre.

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Chapitre XII

L'état de perception

Nous connaître veut dire connaître nos rapports avec le monde; non seulement avec le monde des idées et des hommes mais aussi avec la nature et avec les objets que nous possédons. Car c'est cela notre vie: la vie est un état de relation avec le tout. Et pour comprendre ces relations, est-il nécessaire d'être un spécialiste ?

Évidemment pas. Il suffit d'être assez lucide pour aborder la vie en tant que totalité. Comment être lucide ?

C'est cela notre problème: comment être en état de perception aiguë ? Comment aborder la vie intégralement, non seulement dans nos relations avec le monde extérieur, mais aussi dans nos rapports avec ce que l'esprit fabrique sous formes d'idées, d'illusions, de désirs, etc. ? Comment être conscient de tout ce processus des relations. Car c'est de cela qu'est faite notre vie; il n'y a pas de vie sans relations. Baser la connaissance de soi sur la perception claire et totale du processus des relations est le contraire de l'isolement.

Comment être lucide ? Comment sommes-nous conscients de quoi que ce soit ? Des relations que nous avons avec les hommes, avec les arbres, avec les chants des oiseaux ? De celles que suscite en nous la lecture d'un journal ? Sommes-nous conscients de nos réactions profondes aussi bien que des réponses superficielles de l'esprit ? Nous sommes d'abord conscients d'une réaction à un stimulus, ce qui est évident: je vois un arbre et il y a réaction, puis sensation, contact, identification, désir. C'est le processus habituel et nous pouvons l'observer tel qu'il se produit sans avoir besoin de l'étudier dans des livres.

Par l'identification nous éprouvons du plaisir ou de la souffrance. Notre « capacité » consiste alors à adhérer au plaisir et à éviter la souffrance. Si une chose nous intéresse, si elle nous donne du plaisir, il y a immédiatement une « capacité », il y a une prise de conscience et si cette chose nous fait souffrir, la

« capacité » se développe de l'éviter. Or, tant que pour nous connaître, nous développons notre «

capacité » de le faire, je pense que nous devons échouer, car il ne peut être question de « capacité »

dans la connaissance de soi. Il ne s'agit pas d'une technique à mettre au point, à perfectionner, à aiguiser en y mettant le temps Cette perception de soi peut être constamment mise à l'épreuve au cours de nos relations avec les choses les plus simples, dans la façon dont nous parlons, dont nous nous comportons.

Examinez-vous sans identification, sans comparaisons, sans condamnation; observez simplement et vous verrez une chose extraordinaire avoir lieu: non seulement vous mettez fin à une activité qui est inconsciente (et la plupart de nos activités le sont) mais vous devenez conscient des mobiles de cette action, sans enquête, sans analyse.

La personne lucide est celle qui voit le processus total de sa pensée et de son action; mais cette vision ne peut se produire que lorsqu'il n'y a aucune condamnation. En effet, condamner c'est ne pas comprendre; c'est une façon d'éviter de comprendre. Je crois qu'en général nous le faisons exprès: nous condamnons immédiatement et croyons avoir compris. Si nous ne condamnons pas nos actes mais les regardons, leur contenu, leur vraie signification s'ouvrira, au contraire, à nous. Faites-en l'expérience et vous verrez qu'il en est ainsi. Soyez simplement en état de perception, sans aucun sens de justification.

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Cela peut vous paraître négatif, mais cela ne l'est pas. Au contraire, cette approche a un caractère de passivité qui est action directe; vous vous en rendrez compte en l'essayant.

Après tout, si vous voulez comprendre quelque chose, vous devez vous mettre dans un état d'esprit passif; vous ne spéculez pas indéfiniment dessus, émettant mille idées et mille questions; car pour recevoir le contenu de la chose vous devez être sensitif; vous devez l'être à la façon d'une plaque photographique. Si je veux vous comprendre, je dois être dans un état passif de perception, et alors vous commencez à me raconter toute votre histoire. Il ne s'agit évidemment pas là de capacité ou de spécialisation. Au cours de ce processus, nous commençons à nous comprendre nous-mêmes, non seulement dans les couches les plus en surface de notre conscience, mais dans les couches profondes, ce qui est bien plus important, car c'est là que sont nos mobiles, nos intentions, nos désirs confus et secrets, nos angoisses, nos craintes, nos appétits. Peut-être les dominons-nous extérieurement, mais intérieurement ils sont en ébullition. Tant que nous ne les comprenons pas par la conscience que nous en avons, il n'y a évidemment pas de liberté, pas de bonheur, pas d'intelligence.

L'intelligence n'est pas une affaire de spécialisation, mais est, au contraire, la perception du processus total de notre être. Faut-il se spécialiser pour se voir ? C'est ce que vous faites constamment, pourtant. Il y a le prêtre, le docteur, l'ingénieur, l'industriel, l'homme d'affaires, le professeur; nous avons la mentalité inhérente à toute cette spécialisation. Pour réaliser la plus haute forme d'intelligence

- qui est la vérité, qui est Dieu, qui ne peut pas être décrite - nous croyons qu'il nous faut devenir des spécialistes. Nous étudions, nous tâtonnons, nous explorons; et, avec la mentalité de spécialistes, ou le concours de spécialistes, nous nous étudions afin de développer en nous une capacité, laquelle nous permettrait de mettre à nu nos conflits et nos misères.

Notre problème est - dès que nous sommes tant soit peu conscients - le suivant: les conflits, les misères et les chagrins de notre vie quotidienne peuvent-ils être résolus par d'autres que nous-mêmes ?

Et s'ils ne le peuvent pas, comment devons-nous les aborder ? Tout problème, pour être bien compris, exige évidemment une certaine intelligence; et cette intelligence ne peut pas être celle d'un esprit spécialisé; elle ne naît que lorsqu'on perçoit passivement tout le processus de la conscience, c'est-à-dire lorsqu'on est conscient de soi-même, sans choisir entre ce qui est bien et ce qui est mal. Lorsque vous êtes passivement en état de perception, vous voyez qu'à travers cette passivité - laquelle, loin d'être paresse ou sommeil, est extrême vivacité - le problème a un tout autre sens; en effet, il n'y a plus d'identification avec lui, donc pas de jugement et par conséquent il commence à révéler son contenu. Si vous êtes capable de faire cela constamment, continuellement, chaque problème peut être résolu en profondeur et non plus en surface. Là est la difficulté, car la plupart d'entre nous sont incapables d'être passivement lucides, de laisser le problème raconter son histoire sans que nous l'interprétions. Nous ne savons pas nous examiner sans passion. Nous en sommes incapables parce que nous voulons que notre conflit, en sa résolution, produise un résultat; nous voulons une réponse, nous poursuivons une fin; ou bien nous essayons de traduire le problème selon notre désir ou notre souffrance; ou encore nous avons déjà une réponse sur la façon dont il faut le traiter. Ainsi nous abordons un problème qui est toujours neuf d'un point de vue qui est toujours vieux. La provocation est neuve, mais notre réponse est vieille, et notre difficulté est d'aborder la provocation d'une façon adéquate, c'est-à-dire pleinement. Le problème est toujours une question de relations - avec des choses, des personnes, des idées -: il n'y en a pas d'autres; et pour correspondre exactement aux exigences perpétuellement changeantes de ces rapports, il faut voir ceux-ci à la fois clairement et passivement. Cette passivité n'est pas une question de détermination, de volonté, de discipline; être conscients du fait que nous ne sommes pas passifs: voilà le début. Comprendre que c'est telle réponse particulière que nous voulons à tel problème. c'est déjà nous comprendre en relation avec ce problème; et au fur et à mesure que nous nous connaissons 46

dans nos rapports avec lui, voyant quelles réactions il éveille en nous, quels préjugés, quels désirs, quelles ambitions, cette prise de conscience nous révèle le processus même de notre pensée, de notre nature intérieure; et en cela est une libération.

L'important est évidemment de ne pas choisir, car tout choix engendre des conflits. C'est lorsque mon esprit est confus que je choisis; s'il n'y a pas de confusion, il n'y a pas de choix. Une personne simple et claire ne choisit pas entre faire ceci ou cela: ce qui est, est. Une action basée sur une idée est évidemment issue d'un choix; une telle action n'est pas libératrice; au contraire, elle n'engendre que de nouvelles résistances, de nouveaux conflits, conditionnés par l'idée.

L'important est d'être conscient d'instant en instant, sans accumuler les expériences qui en résultent; car aussitôt que l'on accumule, on n'est plus conscient qu'en fonction de cette accumulation, de cette image, de cette expérience. Autrement dit, la perception étant conditionnée par l'accumulation, on cesse d'observer, on traduit. Traduction veut dire choix; le choix engendre un conflit; et dans l'état de conflit il n'y a pas de compréhension.

La vie étant relations et celles-ci n'étant pas statiques, notre perception doit être souple, agilement passive et non agressivement active. Ainsi que je l'ai dit, cette lucidité passive n'est le fruit d'aucune forme de discipline; elle consiste à être conscient, d'instant en instant, de nos pensées et de nos sentiments, et non seulement à l'état de veille, car nous verrons, au fur et à mesure que nous nous approfondirons en nous-mêmes, que nous commencerons à rêver, à rejeter à la surface toutes sortes de symboles que nous traduirons sous formes de rêves. Ainsi nous ouvrons la porte à ce qui est caché en nous, qui devient le connu; mais pour trouver l'inconnu il nous faut aller au-delà de la porte et c'est là notre difficulté. La réalité n'est pas une chose que l'esprit puisse connaître, car l'esprit est le résultat du connu, du passé; donc l'esprit doit se comprendre et comprendre son fonctionnement, sa vérité, et alors seulement est-il possible à l'inconnu d'« être ».

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Chapitre XIII

Le désir est-il un problème ?

Pour la plupart d'entre nous, le désir est un véritable problème: nous désirons des biens, une situation, le confort, l'immortalité; nous désirons exercer notre pouvoir, être aimés, nous prolonger indéfiniment dans la durée, découvrir quelque chose de permanent qui nous procure une satisfaction indéfinie. Or, qu'est-ce que le désir ? Quelle est en nous cette impulsion, cette force qui nous pousse ? Je ne suggère pas ici qu'il serait bon que nous soyons satisfaits de ce que nous avons ou de ce que nous n'avons pas; ce ne serait que l'opposé du désir. Nous allons essayer de voir ce qu'est le désir, et si nous pouvons pénétrer dans cette question avec précaution, sans nous fixer une ligne à suivre, je crois que nous provoquerons en nous une transformation qui ne sera pas la simple substitution d'un objet à un autre objet de désir. Car c'est cela que nous appelons «

changer » n'est-ce pas ? Étant mécontents de l'objet de notre désir, nous en mettons un autre à sa place. Nous passons perpétuellement d'un objet que nous désirons, à un autre que nous considérons plus élevé, plus noble, plus délicat; mais quelque raffiné que soit le désir, il demeure désir, et ce mouvement perpétuel comporte une lutte sans fin, un conflit d'éléments opposés.

N'est-il donc pas important de découvrir ce qu'est le désir et si l'on peut le transformer ? Le désir est à la fois symbole et sensation. Le symbole est un objet, une personne, un mot, un nom, une image, une idée qui me donne une sensation, laquelle est agréable ou désagréable. Si elle est agréable elle me pousse à atteindre l'objet, à le posséder, à m'accrocher à son symbole, afin de faire durer le plaisir. De temps en temps, selon mon inclination ou mon intensité, je change d'image, d'objet, de symbole. Si une certaine forme de plaisir me lasse et m'ennuie je cherche une nouvelle sensation au moyen d'un nouvel objet; je rejette l'ancienne sensation et j'accompagne la nouvelle de nouveaux mots, de nouveaux points de vue, de nouvelles expériences. Je résiste à l'ancienne et me laisse entraîner par la nouvelle, que je considère plus élevée, plus noble, plus satisfaisante.

Ainsi, dans le désir il y a résistance et relâchement, ce qui entraîne l'idée de tentation; et lorsque nous cédons à un symbole particulier du désir, il y a toujours, naturellement, la crainte d'une frustration.

Si j'observe en moi-même tout le processus du désir, je vois qu'il comporte toujours un objet vers lequel se tend mon esprit afin de me procurer une sensation et je vois qu'en ce processus il y a résistance, tentation et discipline. Il y a perception, sensation, contact et désir, et l'esprit devient l'instrument mécanique de ce processus en lequel les symboles, les mots, les objets, sont le centre sur lequel se bâtissent tous les désirs, toutes les poursuites, toutes les ambitions. Et ce centre est le moi. Puis-je dissoudre ce centre de désir, dissoudre non pas un désir particulier, un certain appétit, mais la structure entière du désir, de l'aspiration, de l'espoir, en laquelle existe toujours la crainte de la frustration ? Plus je suis frustré, plus je renforce le moi.

Sous-jacente à l'aspiration, à l'espérance, il y a toujours la peur, laquelle aussi renforce ce centre. Et il n'y a de révolution possible qu'en ce centre: un changement de surface ne serait qu'une distraction superficielle aboutissant à un désordre.

Lorsque je suis conscient de toute cette structure du désir, je vois que mon esprit est devenu un centre mort, un processus mécanique de mémoire. Étant fatigué d'un désir, je veux automatiquement me réaliser dans un autre. Les expériences de mon esprit sont toujours en termes de sensations; mon esprit est l'instrument de sensations. Ayant épuisé les anciennes, je puis appeler la nouvelle « réalisation de Dieu » mais ce n'est jamais 48

qu'une sensation. Ou encore, je puis être las de ce monde et de ses peines et vouloir la paix, une paix durable; à cet effet, je médite, je me discipline, je façonne mon esprit en vue de goûter à cette paix. Mais l'expérience de cette paix est toujours sensation. Ainsi je vois que cet instrument mécanique de la sensation et de la mémoire est le centre mort d'où dérivent mes actes et mes pensées. Les objets que je poursuis sont des projections de l'esprit sous l'aspect de symboles dont il obtient des sensations. Les mots « Dieu », « amour », «

communisme », « démocratie », « nationalisme », sont des symboles qui provoquent des sensations et c'est pour cela que l'esprit s'y accroche. Mais, ainsi que nous le savons tous, chaque sensation arrive à une fin; alors nous passons de l'une à l'autre et chacune d'elles renforce notre habitude de rechercher des sensations; c'est ainsi que l'esprit devient l'instrument mécanique de la sensation et de la mémoire et que nous tombons sous l'emprise de ce processus. Tant que l'esprit recherche de nouvelles expériences, il ne peut penser qu'en termes de sensations, et alors toute expérience qui pourrait être spontanée, créatrice, vitale, inattendue par sa nouveauté, il la réduit à une sensation et part à la poursuite de cette impression qui n'est déjà plus qu'un souvenir. L'expérience, par conséquent, est morte et l'esprit n'est plus que l'eau stagnante du passé.

Ce processus nous est familier, pour peu que nous l'ayons observé avec assez d'attention. Mais il semble que nous soyons incapables d'aller plus loin. Nous « voudrions » aller au-delà, parce que nous sommes las de cette perpétuelle routine, de cette poursuite mécanique de la sensation. Notre esprit projette alors l'idée de vérité, de Dieu, il rêve d'un changement vital, de jouer un rôle principal dans cette métamorphose, et ainsi de suite, et ainsi de suite.

En moi, je vois ce processus du désir se dérouler, se répéter d'une façon mécanique, emprisonner l'esprit dans une routine et en faire le centre mort du passé, incapable de spontanéité créatrice. Et, parfois, se produisent aussi de soudains moments de création, de « cela » qui n'est pas du monde de la pensée, de la mémoire, de la sensation, du désir.

Notre problème est donc de comprendre le désir: non pas de savoir jusqu'où il devrait aller ni où il devrait cesser, mais de comprendre le processus total du désir, des aspirations, des appétits brûlants. La plupart d'entre nous s'imaginent que posséder très peu indique que l'on est affranchi du désir; et combien nous vénérons ceux qui ont peu de possessions ! Un pagne, une robe spéciale, symbolisent notre désir de nous libérer du désir, et cette réaction est bien frivole. Pourquoi commencer par ce côté superficiel qu'est le renoncement aux possessions extérieures lorsqu'on a l'esprit mutilé par des désirs, des exigences, des croyances innombrables, par d'innombrables conflits ? C'est là, en vérité, que la révolution doit se faire, et non dans la liste de nos possessions, la qualité de nos vêtements ou le nombre de repas que nous faisons dans la journée. Mais ces choses nous impressionnent parce que nos esprits sont superficiels.

Votre problème et le mien consistent à voir si l'esprit peut jamais se libérer du désir, de la sensation. La création l'a rien à faire avec la sensation. La réalité, Dieu, quelque nom que vous lui mettiez, n'est pas un état qui puisse être perçu en tant que sensation. Qu'arrive-t-il au cours d'une expérience ? Elle vous a donné une certaine sensation, un sentiment d'exaltation ou de dépression. Naturellement, vous essayez d'éviter l'état dépressif, mais si c'est un état joyeux, un sentiment de félicité, vous le poursuivez. Votre expérience vous a procuré une sensation agréable et vous en voulez encore, et le « encore » renforce le centre mort de l'esprit, toujours avide de prolonger l'expérience. Il en résulte que l'esprit ne peut pas faire l'expérience de ce qui est neuf; il en est incapable parce qu'il aborde toujours l'expérience par la mémoire, par la récognition; et ce qui est reconnu par la mémoire n'est pas la vérité, la création, la réalité. Un tel esprit ne peut pas connaître le réel, il ne connaît que la sensation. La création n'est pas sensation, mais quelque chose d'éternellement neuf, d'instant en instant.

Je reconnais donc maintenant l'état de mon esprit; je vois que la pensée est l'instrument de la sensation et des désirs, ou, plutôt, qu'elle « est » sensation et désir et qu'elle est mécaniquement tombée dans une routine.

Un tel esprit est incapable de recevoir le neuf parce que le neuf est évidemment au-delà de la sensation, laquelle est toujours du passé. Donc je me dis que ce processus mécanique avec ses sensations doit cesser.

Cette poursuite de symboles, de mots, d'images et encore d'images; tout cela doit cesser. Alors seulement 49

l'esprit pourra-t-il être dans cet état de création où il est toujours possible au neuf d'entrer en existence. Si, sans vous laisser hypnotiser par des mots, des habitudes, des idées, vous voulez bien comprendre combien il est important de permettre au neuf de frapper constamment à notre porte, peut-être comprendrez-vous le processus du désir, de l'ennuyeuse routine qui est cette perpétuelle soif d'expériences. Je pense que vous pourrez voir alors que le désir a très peu d'importance dans la vie de l'homme qui cherche réellement. Il y a, évidemment, certains besoins physiques de nourriture, de vêtements, de logement, et tout le reste. Mais ils se transforment en appétits psychologiques, en symboles sur lesquels l'esprit se construit en tant que centre du désir. Mis à part les besoins physiques, toutes les formes du désir, jusqu'au noble désir de vérité et de vertu, deviennent un processus psychologique au moyen duquel l'esprit construit l'idée du moi et se consolide en tant que centre.

Lorsqu'on voit ce processus, lorsqu'on en est réellement conscient sans opposition, sans la notion de tentation, sans résistance, sans justifier ou juger, on découvre que l'esprit est devenu capable de recevoir le neuf et que le neuf n'est jamais une sensation, qu'il ne peut, par conséquent, jamais être reconnu, jamais être revécu. C'est un état d'être dans lequel la création en puissance survient sans invitation, sans mémoire; et c'est cela le réel.

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Chapitre XIV

L'état de relation et l'isolement

La vie est une expérience, l'expérience est relation. Il est impossible de vivre isolé; ainsi la vie est relation, et les contacts sont action. Et comment pouvons-nous acquérir la capacité de comprendre notre état de relation, qui est la vie ? Être réellement en état de relation c'est communier avec les hommes et être en intimité avec le monde des objets et des idées. Nos relations expriment la vie dans nos contacts avec les choses, les personnes, les idées. Les comprendre c'est être à même d'aborder la vie d'une façon adéquate, avec plénitude. Notre problème n'est donc pas l'acquisition de capacités - puisque celles-ci ne sont pas indépendantes des relations - mais plutôt la compréhension de l'ensemble de nos relations, car cette perception produira d'une façon naturelle en nous la souplesse et la vivacité qui nous permettront d'adhérer et de répondre au mouvement rapide de la vie.

Le monde de nos relations est le miroir dans lequel nous pouvons nous découvrir. Sans contacts nous ne sommes pas; être c'est être en état de relation; l'état de relation est l'existence même; nous n'existons que dans nos relations; autrement nous n'existons pas, le mot existence n'a pas de sens. Ce n'est pas parce que je pense que je suis, que j'entre en existence; j'existe parce que je suis en état de relation; et c'est le manque de compréhension de cet état qui engendre les conflits.

Or ce manque de compréhension est dû au fait que nous n'utilisons nos rapports que comme moyen pour nous réaliser, pour nous transformer, pour devenir, tandis qu'ils sont le seul moyen de nous connaître, car les relations ne peuvent qu' « être »: elles « sont » existence, sans elles je ne « suis » pas; pour me comprendre je dois les comprendre, c'est le seul miroir où je puisse me découvrir. Ce miroir, je peux le déformer ou l'admettre tel qu'il « est », reflétant ce qui « est ». Et la plupart d'entre nous n'y voient que ce qu'ils veulent y voir, non ce qui « est ». Nous préférons idéaliser, fuir, vivre dans le futur, plutôt que comprendre l'état de nos relations dans le présent immédiat.

Or, si nous examinons notre existence, nous voyons que nos rapports avec autrui sont un processus d'isolement. L'« autre » ne nous intéresse pas. Bien que nous en parlions beaucoup, en fait nous n'avons de rapports avec lui que dans la mesure où ils nous procurent du plaisir, un refuge, une satisfaction. Mais dès qu'un trouble dans ces relations nous dérange, nous les écartons. En d'autres termes, il n'y a relation que tant qu'il y a plaisir. Cette assertion peut sembler un peu brutale, mais si vous examinez votre vie de près, vous verrez que c'est un fait, et éviter un fait c'est vivre dans l'ignorance, ce qui ne peut produire que des relations fausses. En examinant l'état des relations humaines, nous voyons que ce processus consiste à construire une résistance contre les autres, un mur par-dessus lequel nous regardons et observons les autres; mais nous conservons toujours le mur et demeurons derrière lui, ce mur étant psychologique, matériel, social ou national.

Tant que nous vivons isolés derrière un mur, il n'y a pas de relation proprement dite avec autrui; mais nous vivons enfermés parce que nous pensons que c'est bien plus agréable, que cela offre bien plus de sécurité qu'autrement. Le monde est si explosif, il comporte tant de souffrances, d'afflictions, de guerres, de destructions, de misères, que nous voulons nous en évader et vivre derrière les murs de sécurité de notre propre être psychologique. Ayant transformé nos relations en un processus d'isolement, il est évident que de telles relations construisent une société qui; elle aussi, s'isole. C'est exactement ce qui se produit partout dans 51

le monde: vous demeurez dans votre isolement et tendez la main par-dessus le mur en proclamant l'unité nationale, la fraternité ou autre chose; et, en réalité, les États souverains, les armées continuent leur oeuvre de division. Vous accrochant à vos limitations, vous pensez pouvoir créer une unité humaine, une paix mondiale, ce qui est impossible. Tant que vous avez une frontière, qu'elle soit nationale, économique, religieuse ou sociale, le fait évident est qu'il ne peut pas y avoir de paix dans le monde.

Le processus d'isolement est celui de la volonté de puissance. Soit que vous recherchiez le pouvoir personnel ou que vous souhaitiez le triomphe de tel groupe racial ou national, il y a forcément isolement. Le simple désir d'occuper une situation est un élément de division. Et, en somme, c'est ce que veut chacun de nous, n'est-ce pas ? Nous voulons une situation importante qui nous permette de dominer, soit dans notre foyer, soit en affaires, soit dans un régime bureaucratique. Chacun cherche à exercer son pouvoir là où il le peut; et c'est ainsi que nous engendrons une société basée sur la puissance, militaire, économique, industrielle, etc., ce qui, encore, est évident. La volonté de puissance n'est-elle pas, de par sa nature même, un élément de division ? Je pense qu'il est très important de le comprendre, pour l'homme qui veut un monde paisible, un monde sans guerres, sans ces effrayantes destructions, sans ces malheurs catastrophiques à une échelle incommensurable. L'homme bienveillant, l'homme qui a de l'amour en son cœur, n'a pas le sens du pouvoir, et par conséquent n'est attaché à aucune nationalité, à aucun drapeau. Il n'a pas de drapeau.

Une vie isolée est une chose qui n'existe pas. Aucun pays, aucun peuple, aucun individu ne vit isolé; et pourtant, parce que vous exercez votre volonté de puissance de tant de façons différentes, vous engendrez l'isolement. Le nationalisme est une malédiction, parce que, par son esprit patriotique, il crée un mur d'isolement. Il est si identifié à son pays qu'il construit un mur autour de lui, contre « les autres ». Et qu'arrive-t-il alors ? C'est que « les autres » ne cessent de cogner contre ce mur. Lorsque vous résistez à quelque chose, cette seule résistance indique que vous êtes en conflit avec « les autres ». Le nationalisme, qui est un processus d'isolement, qui est le résultat de la volonté de puissance, ne peut pas donner la paix au monde. Le nationalisme qui parle de fraternité ment; il vit dans un état de contradiction.

Peut-on vivre dans le monde sans volonté de puissance, sans le désir d'occuper une situation, d'avoir une certaine autorité ? On le peut certainement. On le fait lorsqu'on ne s'identifie pas à quelque chose de plus grand que soi. Cette identification avec un parti, ou un pays, ou une race, ou une religion, ou Dieu, est une volonté de puissance. Parce que vous, en vous-même, êtes vide, atone, faible, vous aimez vous identifier avec quelque chose de grand. Ce désir est le désir de vous sentir puissant.

Lorsque mes relations avec le monde me révèlent tout ce processus de mes désirs et de mes pensées, elles deviennent une source perpétuelle de connaissance de moi- même; et sans cette connaissance il est bien inutile d'essayer d'établir un ordre extérieur sur un système, sur une formule. L'important est de nous comprendre nous-mêmes dans nos rapports avec les autres. Alors les relations ne sont plus un processus d'isolement mais un mouvement par lequel nous découvrons nos mobiles, nos aspirations; et cette découverte même est le début d'une libération, d'une transformation.

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Chapitre XV

Le penseur et la pensée

Au cours de toutes nos expériences, il y a toujours en nous la notion d'une entité qui passe par l'expérience, qui l'observe, qui s'y prête en s'enrichissant, ou qui s'y refuse. Ce processus n'est-il pas erroné du fait que ces successions d'expériences n'engendrent pas un état créateur ? Et s'il est erroné, pouvons-nous l'écarter complètement ? Nous pouvons l'écarter si nous cessons d'être un « penseur » qui passe par une expérience, si nous nous rendons compte que cette idée est fausse, et qu'il n'y a, au cours de l'expérience, qu'un état où le penseur « est » la pensée.

Tant que « je » passe par des expériences, tant que « je » suis en devenir, il y a nécessairement dualité entre le penseur et la pensée, c'est-à-dire deux processus se déroulant à la fois; il n'y a pas d'intégration mais toujours un centre qui agit par la volonté d'être ou de ne pas être, individuellement ou collectivement (volonté nationale, etc.). Tel est le processus universel. Et tant que l'effort est ainsi divisé dans une dualité, il y a détérioration. L'intégration n'est possible que si le penseur n'est plus l'observateur. L'idée que nous nous faisons du penseur et de la pensée, de l'observateur et de l'objet, du sujet et de l'expérience, comporte deux états différents, et notre effort consiste à les unifier.

La volonté d'action est toujours un état de dualité. Est-il possible d'aller au-delà de cette volonté qui divise et de découvrir un état en lequel la dualité n'est pas ? Cet état ne peut être trouvé que par l'expérience directe du fait que le penseur « est » la pensée. Nous pensons que la pensée est différente du penseur, mais est-ce exact ? Nous voudrions que cela soit ainsi afin que le penseur puisse « s'expliquer » les choses au moyen de la pensée. L'effort du penseur est de devenir plus qu'il n'est ou moins qu'il n'est; et dans cette lutte, dans cette action de la volonté, dans ce devenir, il y a toujours un facteur de détérioration; ce n'est pas un processus de vérité mais d'erreur.

Y a-t-il une séparation entre le penseur et la pensée ? Tant qu'ils sont divisés, notre effort est vain, car nous sommes pris dans un processus destructeur. Supposons que le penseur constate qu'il est avide, possessif, brutal; pensant qu'il devrait être différent, il essaye de modifier ses pensées et fait un effort pour « devenir ».

Dans le processus de cet effort, il poursuit l'illusion qu'il s'agit de deux processus, tandis qu'il n'y en a qu'un. Je pense que c'est là que réside le facteur fondamental de la détérioration.

Est-il possible de vivre un état où il n'y aurait qu'une entité et non deux processus distincts ? Peut-être pourrions-nous savoir alors ce qu'est l'état créatif, en lequel il n'y a de détérioration à aucun moment, quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Je suis avide; moi et l'avidité, nous ne constituons pas deux états différents; il n'y a qu'une seule chose: l'avidité. Et si je me rends compte que je suis avide, qu'arrive-t-il ? Je fais un effort pour ne pas l'être, soit pour des raisons sociales soit pour des raisons religieuses. Cet effort ne s'exercera jamais que dans un petit cercle limité; je pourrai élargir le cercle, mais il sera toujours limité. Donc le facteur de détérioration est là. Mais si je m'examine d'un peu plus près, je vois que le faiseur d'efforts est la cause même de l'avidité, qu'il est l'avidité elle-même; et je vois aussi qu'il n'existe pas un « moi » et de l'avidité existant séparément, mais rien que de l'avidité. Si je me rends compte que je suis avide, il n'existe pas un observateur avide, mais je suis moi-même 53

avidité, et alors toute notre question est entièrement différente, notre réponse est différente et notre effort n'est pas destructeur.

Que faites-vous, lorsque tout votre être est avidité, lorsque chacun de vos actes est avidité ?

Malheureusement cette question n'est pas dans notre ligne de pensée: nous avons le « soi », l'entité supérieure, le soldat qui contrôle et domine. Ce processus destructeur et illusoire, nous savons bien en vérité pourquoi nous le poursuivons: je me divise en deux afin de durer. Mais s'il n'y a que de l'avidité, complètement, au lieu de « moi » qui en suis affecté et agis sur elle, qu'arrive-t-il ? Il se produit évidemment un nouveau processus, un problème différent a lieu. Et c'est ce problème qui est créatif, dans lequel n'existe pas le sentiment d'un «

soi » qui domine, d'un « moi » en devenir, positivement ou négativement. Il nous faut parvenir à cet état, si nous voulons être créatifs. Là, le « faiseur d'efforts » n'existe pas; mais il est inutile de commenter cet état ou d'essayer même de le découvrir: procéder ainsi c'est le perdre et ne jamais plus le retrouver. Ce qu'il est important de voir c'est que le « faiseur d'efforts » et l'objet vers lequel il tend sont une seule et même chose. Et ceci exige une immense compréhension et une observation aiguë; car il est très difficile de voir comment l'esprit se divise en deux parties, l'inférieure et la supérieure. Cette dernière est la sécurité, l'entité permanente, mais qui demeure pourtant à l'intérieur du processus de la pensée, donc du temps. Si nous pouvons comprendre cela par expérience directe, nous voyons naître un facteur entièrement nouveau.

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Chapitre XVI

Penser, cela peut-il résoudre nos

problèmes ?

La pensée n'a pas résolu nos problèmes et je ne crois pas qu'elle puisse jamais les résoudre. Nous avons compté sur l'intellect pour sortir de nos complexités et plus l'intellect est subtil, rusé, hideux, plus les systèmes, les théories, les idées augmentent en nombre et en variétés. Les idées n'ont jamais résolu nos problèmes humains et ne les résoudront jamais. La pensée n'étant pas une solution, il me semble que nous devrions commencer par comprendre son processus afin de, peut-être, aller au-delà. Ayant fait taire la pensée, peut-être pourrons-nous trouver le moyen de résoudre nos problèmes, à la fois individuels et collectifs. Penser ne résout pas nos problèmes. Les philosophes, les érudits, les hommes politiques les plus intelligents ont réellement résolu aucun de nos problèmes humains, lesquels sont la relation entre vous et l' « autre », entre vous et moi. Jusqu'ici, nous nous sommes servis de l'esprit, de l'intellect, pour trouver cette solution. Mais peut-on jamais, cérébralement, dissoudre le problème ? La pensée - sauf dans ses applications pratiques - ne tend-elle pas toujours à se protéger elle-même, à se perpétuer ? N'est-elle pas toujours conditionnée et son activité toujours égocentrique ? Et une telle pensée peut-elle jamais résoudre aucun des problèmes que la pensée elle-même a s ?

Penser est évidemment une réaction. Si je vous pose une question vous y répondez selon votre mémoire, vos préjugés, votre éducation, les influences géographiques et toutes celles qui constituent votre conditionnement. Vous répondez et vous pensez selon tout cet arrière-plan, dont le centre est le moi en action.

Tant que l'arrière-plan n'est pas compris, tant que ce processus de pensée, ce moi qui crée le problème, n'est pas compris et porté à sa fin, nous ne pouvons pas éviter d'être en état de conflit, intérieurement et extérieurement, en pensée, en émotions, en action. Aucune solution d'aucune sorte, quelque savante qu'elle soit, ne mettra fin aux conflits entre l'homme et l'homme, entre vous et moi. Comprenant cela et voyant comment la pensée surgit de cette source, nous en venons à nous demander: « la pensée peut-elle jamais parvenir à une fin ? »

Voilà un de nos problèmes, n'est-ce pas ? Et la pensée peut-elle le résoudre ? En y pensant, pouvons-nous trouver sa solution ? D'ailleurs tout problème quel qu'il soit, - économique, social, religieux - a-t-il jamais été résolu du fait qu'on y a pensé ? Dans votre vie quotidienne, plus vous pensez à un problème, plus il devient complexe, confus, incertain. N'en est-il pas ainsi ? En pensant à différents aspects du problème, vous pouvez, certes, voir plus clairement le point de vue d'une autre personne, mais la pensée ne peut pas voir l'ensemble intégral du problème, elle ne peut en voir que des parties, or des réponses partielles ne sont évidemment pas une solution.

Puisqu'un problème devient de plus en plus complexe au fur et à mesure que nous l'examinons, l'analysons, le discutons, nous est-il possible de le voir d'un seul coup, dans son ensemble ? Comment cela serait-il possible ? Car il me semble que c'est là qu'est notre difficulté majeure. Nos problèmes ne cessent de se multiplier, nous sommes sous la menace d'une guerre imminente, les relations humaines sont troublées de mille façons, et comment pouvons-nous comprendre tout cela dans sa totalité ? Il est évident que nous ne 55

pouvons trouver de solution qu'en considérant l'ensemble dans son unité et non en le divisant en compartiments. Mais est-ce possible ? Cela n'est possible que lorsque le processus de la pensée - lequel a sa source dans le moi, dans le conditionnement de la tradition, des préjugés, de l'espoir, du désespoir - a pris fin.

Et pouvons-nous comprendre ce moi, non pas en l'analysant mais en le voyant tel qu'il est en réalité ? Non pas en théorie, ni en cherchant à dissoudre le moi en vue d'un résultat, mais en voyant son activité constamment à l'oeuvre ? Pouvons- nous le « regarder » sans faire aucun mouvement pour le détruire ou l'encourager ? C'est cela le problème, n'est-ce pas ? Si en chacun de nous le centre du moi était non-existant, avec sa volonté de puissance, son désir d'autorité, de continuité, de préservation personnelle, il est certain que nos problèmes prendraient fin !

Le moi est un problème que la pensée ne peut pas résoudre. Il faut pour cela une lucidité qui n'est pas du monde de la pensée. Percevoir les activités du moi sans condamner ni justifier, les percevoir suffit. Si vous percevez dans le but de trouver « comment » résoudre le problème, « comment » le transformer, vous êtes encore dans le champ du moi. Tant que nous voulons un résultat, que ce soit par analyse ou par perception directe ou par l'examen de chaque pensée, nous sommes toujours dans le champ de la pensée, qui est celui du

« moi », du « soi », de l'« ego », appelez-le comme vous voudrez. Tant que l'activité de l'esprit existe, il n'y a pas d'amour. Si l'amour existait, nous n'aurions pas de problèmes sociaux, mais l'amour n'est pas une chose qui se puisse acquérir. L'esprit peut chercher à l'acquérir, à la façon d'une nouvelle idée, d'un nouvel objet, d'une nouvelle façon de penser, mais il ne peut pas être en état d'amour tant qu'il cherche à l'être. Tant qu'il cherche à être dans un état de non-avidité il est avide, n'est-ce pas ? De même, tant qu'il se discipline parce qu'il désire se trouver dans un état d'amour, il nie cet état.

Lorsqu'on voit la complexité du problème de notre existence, lorsqu'on est conscient du processus de la pensée et du fait qu'il ne mène nulle part, il se produit un état d'intelligence qui n'est ni individuel ni collectif.

Alors le problème des relations de l'individu et la société, de l'individu et la communauté, de l'individu et la réalité, disparaît. Seule cette intelligence, qui n'est ni personnelle ni impersonnelle, peut résoudre nos immenses problèmes. Cette compréhension ne s'acquiert pas; elle ne naît que lorsqu'on voit le processus total de la pensée, non seulement au niveau conscient, mais aussi dans les couches les plus profondes et les plus secrètes de la conscience.

Pour comprendre n'importe quel problème, il nous faut avoir l'esprit très tranquille, très immobile, afin qu'il puisse examiner la question sans y interposer des idées ou des théories, sans s'en distraire. Et là encore est une de nos difficultés, car la pensée est devenue une distraction. Lorsque je veux comprendre, examiner une question, je n'ai guère besoin d'y penser: je la « regarde » . Dès l'instant que je commence à y penser, à avoir à son sujet des idées et des opinions, je suis déjà dans un état de distraction, regardant ailleurs. Ainsi la pensée, lorsque vous avez un problème, devient une distraction, - la pensée étant une idée, une opinion, un jugement, une comparaison - elle nous empêche de regarder, donc de comprendre et de dissoudre le problème.

Malheureusement, pour la plupart d'entre nous, la pensée est devenue si importante ! Vous dites: «

Comment puis-je exister, être, sans penser ? Comment puis-je avoir un esprit vide ? » Avoir l'esprit vide, c'est selon vous être dans un état de stupeur, d'idiotie (qualifiez-le comme vous voudrez) que votre réaction instinctive est de rejeter. Et pourtant un esprit qui serait très tranquille, qui ne serait distrait par aucune pensée, un esprit ouvert, pourrait regarder le problème très directement et simplement. Et c'est cette capacité de regarder sans distraction nos problèmes, qui est leur seule solution.

Un tel esprit, calme, immobile, ne peut pas être le produit de disciplines, de méditations, de contrôles. Il n'entre en existence par aucune contrainte ou sublimation, par aucun effort du moi, de la pensée; il naît lorsque je comprends le processus entier de la pensée, lorsque je peux voir un fait sans distraction. En cet état de tranquillité d'un esprit réellement silencieux, est l'amour. Et seul l'amour peut résoudre tous nos problèmes humains.

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Chapitre XVII

Sur la fonction de l'esprit

Si vous voulez connaître le fonctionnement de votre esprit, il n'y a qu'une façon de procéder: il faut observer l'ensemble de votre faculté de penser; non seulement les régions dites supérieures mais aussi les régions inconscientes. C'est ainsi que vous pourrez vous rendre compte des activités réelles de l'esprit. Ne surimposez pas à votre observation ce que l'esprit « devrait » faire ou « devrait » penser, etc. car ce ne sont là que des assertions. Dès que vous dites que l'esprit devrait être ceci ou ne devrait pas être cela, vous arrêtez toute investigation et toute pensée; ou, si vous citez le Bouddha, le Christ, ou X, Y ou Z votre enquête a pris fin et votre pensée aussi. Vous devez vous mettre en garde contre cela et laisser de côté tous ces artifices, si vous voulez examiner avec moi ce problème.

Quelle est la fonction de l'esprit ? Pour le savoir, il faut découvrir son activité réelle. Que fait-il ? Il est certainement un processus de pensée. S'il n'y a pas de pensée, il n'y a pas de faculté de penser. Tant que l'esprit ne pense pas, consciemment ou inconsciemment, il n'y a pas de conscience. Ce que nous voulons savoir, c'est comment agit notre faculté de penser (celle dont nous nous servons dans la vie quotidienne et aussi celle dont la plupart d'entre nous sont inconscients) dans ses relations avec nos problèmes. Nous voulons la voir telle qu'elle « est », et non telle qu'elle « devrait » être.

Qu'est-ce que l'esprit tel qu'il est, tel qu'il fonctionne ? C'est un processus d'isolement qui prend une forme individuelle tout en demeurant pensée collective. Lorsque vous observez le déroulement de votre pensée, vous voyez que c'est un processus isolé, fragmenté. Vous pensez selon vos réactions, les réactions de votre mémoire, de votre expérience, de vos connaissances, de vos croyances. Vous réagissez selon tout cela, n'est-ce pas ? Lorsque je dis qu'il faut une révolution fondamentale, vous réagissez aussitôt. Vous objectez au mot « révolution » si vous avez fait de bons placements, spirituels ou autres. Ainsi votre réaction dépend de vos connaissances, de vos croyances, de votre expérience: c'est un fait évident. Il y a différentes formes de réactions. Vous dites: « Je dois être fraternel », « je dois coopérer », « je dois être charitable », etc. Ce ne sont là que des réactions. Mais le processus fondamental de la pensée est l'isolement. Vous êtes en train d'observer le processus de votre pensée: cela veut dire que chacun de vous observe ses actes, ses croyances, ses connaissances, ses expériences. Tous ces éléments vous donnent une certaine sécurité, n'est-ce pas ? Ils renforcent le processus de votre pensée, lequel ne fait que fortifier le moi, l'esprit, l'ego, que vous le considériez supérieur ou inférieur. Toutes vos religions, toutes vos sanctions sociales, toutes vos lois tendent à étayer l'individu, le moi individuel, l'action isolée; et, en opposition à cela, il y a l'État totalitaire. Si vous allez plus profondément dans l'inconscient, vous y voyez le même processus en action: là vous êtes le collectif, influencé par le milieu, le climat, la société, le père, la mère, le grand-père. Là encore est le désir d'affirmer, de dominer en tant qu'individu, en tant que « moi ».

Le fonctionnement de l'esprit, tel qu'il est à l'oeuvre quotidiennement, n'est-il pas un processus d'isolement ? N'êtes-vous pas en quête d'un salut personnel ? Vous « serez » quelqu'un dans l'au-delà ou, dans cette vie-ci, un grand homme, un grand écrivain. Toute notre tendance est d'être séparé. L'esprit peut-il faire autre chose ? Lui est-il possible de ne pas penser en termes de séparation, d'isolement et d'une façon fragmentée ? Cela lui est impossible. Mais nous lui rendons un culte: l'esprit est extraordinairement important.

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Ne savez-vous pas combien vous devenez important dans la société, aussitôt que vous avez un peu d'habileté, un peu de vivacité d'esprit, un peu de connaissances et d'informations accumulées ? Vous savez quel culte vous rendez aux personnes supérieures intellectuellement, aux hommes de loi, aux professeurs, aux orateurs, aux grands écrivains, à tous les commentateurs et explicateurs. Vous avez cultivé l'intellect et l'esprit.

La fonction de l'esprit est d'être séparé: autrement, l'esprit n'est pas là. Ayant cultivé ce processus pendant des siècles, nous nous apercevons que nous ne pouvons pas coopérer; nous ne pouvons qu'être poussés, contraints, menés par l'autorité économique ou religieuse et la peur. Si tel est, non seulement consciemment mais aussi aux niveaux les plus profonds de notre conscience, l'état de nos mobiles, de nos intentions, de nos poursuites, comment peut-il y avoir coopération entre nous ? Comment pouvons-nous nous réunir intelligemment pour réaliser quoi que ce soit ? Comme c'est à peu près impossible, les religions et les organisations sociales obligent l'individu à se soumettre à certaines disciplines. Dès lors, une discipline imposée devient nécessaire si nous voulons obtenir un travail collectif.

Tant que nous ne saurons pas transcender cette pensée qui ne tend qu'à diviser, à mettre l'accent sur le «

moi » et le « mien » - sous une forme collective ou individuelle - nous n'aurons pas de paix, mais des conflits perpétuels et des guerres. Notre problème est: comment mettre fin à ce processus de pensée ? La pensée peut-elle jamais détruire le moi ? Ce processus d'appellation et de réaction - qui n'est que réaction - n'est pas créateur. Une telle pensée peut-elle mettre fin à elle-même ? Lorsque j'y pense en me disant: « Je dois me discipliner », « je dois apprendre à mieux penser », « je dois être ceci ou cela », la pensée s'incite, se contraint à être quelque chose ou à ne pas être quelque chose. N'est-ce point un processus d'isolement ? Elle n'est donc pas cette intelligence intégrée dont nous avons besoin pour établir entre nous une coopération.

Comment pouvons-nous parvenir jusqu'au bout de la pensée ? Ou, plutôt, comment la pensée, laquelle est isolée, fragmentée et partielle, peut-elle parvenir à une fin ? Comment nous y prendrons-nous ? Vos soi-disant disciplines la détruiront-elles ? Manifestement, vous n'y êtes pas parvenus, au cours de toutes ces années, autrement vous ne seriez pas ici. Je vous prie d'examiner le processus de la discipline, lequel n'est qu'un processus de pensée où la sujétion, la régression, le contrôle, la domination affectent l'inconscient et le cristallisent plus tard, avec l'âge. Ayant essayé si longtemps sans résultat, vous devez avoir découvert que la discipline n'est pas un moyen de détruire le moi. Le moi ne peut pas être détruit par la discipline, parce que celle-ci est un processus qui tend à le renforcer. Et pourtant toutes vos religions la recommandent, toutes vos méditations, vos assertions sont basées sur cela. Les connaissances détruiront-elles le moi ? Les croyances détruiront-elles le moi ? En d'autres termes: est-ce que rien de ce que nous sommes en train de faire, est-ce qu'aucune des activités dans lesquelles nous sommes en ce moment engagés en vue de parvenir à la racine du moi peuvent réussir ? Ne sommes-nous pas en train de gâcher notre énergie dans un processus de pensée qui n'est qu'un processus de réactions, tendant à nous isoler ? Et que faisons-nous lorsque nous nous rendons compte, d'une façon radicale et profonde, que la pensée ne peut pas mettre fin à elle-même ? Observez-vous.

Lorsque vous êtes pénétré de ce fait qu'arrive-t-il ? Vous comprenez que toute réaction est conditionnée et que, par le moyen d'un conditionnement, il n'y a de liberté ni au début ni à la fin (et la liberté est toujours au commencement, pas à la fin). Lorsque vous voyez que toute réaction est une forme de conditionnement et que, par conséquent, elle donne une continuité au moi de différentes façons, que se produit-il en fait ?

Il vous faut être très clairs en cette question. Croyances, connaissances, disciplines, expériences, et toute l'aspiration vers un but, vers un résultat; l'ambition, le « devenir » quelque chose dans cette vie ou dans une vie future; tous ces processus tendent à nous isoler et engendrent des destructions, des malheurs, des guerres qu'aucune action collective ne peut empêcher, malgré les menaces, les camps de concentration et le reste.

Êtes-vous conscients de ce fait ? Et quel est l'état d'un esprit qui reconnaît: « C'est ainsi », « tel est mon problème », « voilà exactement où j'en suis », « je vois ce que les disciplines et les connaissances peuvent faire, ce que fait l'ambition » ? Si vous voyez tout cela, un nouveau processus est déjà à l'oeuvre.

Nous voyons les voies de l'intellect mais nous ne voyons pas celle de l'amour. La voie de l'amour ne passe pas par l'intellect. L'intellect, avec toutes ses ramifications, avec tous ses désirs, ses ambitions, ses 58

poursuites, doit parvenir à une fin pour que l'amour entre en existence. Ne savez-vous pas que lorsque vous aimez, vous coopérez avec les autres, vous ne pensez pas à vous-même ? Et c'est cela, la plus haute forme d'intelligence. Aimer et se croire une entité supérieure, aimer et occuper une bonne situation, ce ne sont là que des manifestations de la peur. Lorsque vos richesses bien gérées sont là, il n'y a pas d'amour, il n'y a que de l'exploitation, engendrée par la peur. Donc l'amour ne peut entrer en existence que lorsque la pensée n'est pas là. Vous devez, par conséquent, comprendre le processus entier de l'esprit, la fonction de la faculté de penser.

Sachons nous aimer les uns les autres et il pourra y avoir coopération, il pourra y avoir action intelligente en commun, dans n'importe quel domaine. Alors seulement la découverte de ce que Dieu est, de ce qu'est la vérité sera possible. Nous essayons de découvrir la vérité par l'intellect, par l'imitation, ce qui est de l'idolâtrie.

Mais si l'on écarte complètement, par la compréhension que l'on en a, la structure entière du moi, alors l'éternel, l'intemporel, l'immesurable, peut entrer en existence. Vous ne pouvez aller à lui; il vient à vous.

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Chapitre XVIII

Se duper soi-même

Je voudrais examiner les façons qu'a l'esprit de se leurrer et les illusions dans lesquelles il se complaît, qu'il s'impose et qu'il impose aux autres. C'est une question très sérieuse, surtout dans l'état de crise où le monde se trouve en ce moment. Afin de comprendre tout le processus des artifices de l'esprit, nous devons le suivre en nous-mêmes, - intrinsèquement et profondément. L'étudier au niveau verbal n'aurait aucun effet.

Nous nous satisfaisons trop volontiers de mots, et étant des experts en expressions verbales, toute notre action consiste à espérer que les choses s'arrangeront. Les explications que d'innombrables historiens et théologiens nous donnent des guerres et de leurs origines ne les empêchent pas de se produire, de plus en plus destructrices. Aussi, les personnes réellement désireuses d'agir doivent introduire une révolution essentielle en elles-mêmes. C'est là le seul remède qui puisse apporter à l'humanité une rédemption durable, fondamentale.

Et de même, en examinant les tours que se joue l'esprit, nous devons nous mettre en garde contre toutes les explications superficielles et les argumentations. Nous devrions, si je puis le suggérer, non pas écouter une conférence à ce sujet, mais suivre le problème tel que nous le connaissons dans notre vie quotidienne; en d'autres termes, nous devrions nous observer pendant que nous pensons et agissons, voir comment nous affectons les autres, et quels sont nos mobiles personnels.

Pour quelle raison fondamentale sommes-nous nos propres dupes ? Et combien, parmi nous, sont vraiment conscients de cette tricherie ? Car nous devons commencer par en être conscients et ce n'est qu'ensuite que nous pourrons chercher à savoir la nature et l'origine de nos illusions. Savons-nous que nous nous dupons ? C'est important de le savoir, car plus nous prolongeons notre erreur, plus elle acquiert d'intensité. Elle nous confère une certaine vitalité, une certaine énergie et la capacité de l'imposer à autrui.

Ainsi, graduellement, nous nous prenons à ce jeu et y entraînons les autres. Il y a là un processus de tromperie réciproque. Et en sommes-nous conscients ? Nous nous croyons capables de penser très clairement et objectivement; est-ce que nous nous rendons compte que cette façon de penser abuse nos esprits ?

La pensée elle-même n'est-elle pas la recherche d'explications et de justifications en vue de notre sécurité et de notre protection personnelles, comportant le désir d'acquérir l'estime des autres, une situation, du prestige, du pouvoir ? Ce désir d' « être », socialement ou religieusement, n'est-il pas la raison même pour laquelle nous nous dupons ? Dès l'instant que je veux autre chose que les nécessités purement matérielles de la vie, est-ce que je n'engendre pas en moi-même l'état d'esprit d'une dupe ?

Considérez, par exemple, ceci: nous nous préoccupons de savoir ce qui se passe après la mort, et plus nous vieillissons, plus cette question nous intéresse. Nous voulons la vérité à ce sujet; et comment la découvrirons-nous ? Certainement pas par des lectures ni en écoutant des explications. Alors, comment nous y prendrons-nous ? Tout d'abord nous devrons nous purger l'esprit des éléments qui l'obstruent, de notre espoir, de notre désir de survivance, et du désir même que nous avons de savoir ce qu'il y a de l'autre côté. Car l'esprit est constamment en train de chercher une sécurité dans l'espoir de survivre; il veut trouver le moyen de s'accomplir dans une existence future; donc, bien que cherchant la vérité en ce qui concerne la vie après la mort - la réincarnation ou autre chose - il est incapable de la trouver. L'important n'est pas de savoir si la réincarnation existe ou non mais de voir que l'esprit se prouve à lui-même l'existence d'un fait réel ou 60

imaginaire parce qu'il veut y croire. Ce qui est important, c'est notre façon d'aborder un problème, et les impulsions, les désirs qui nous animent.

Le chercheur s'impose sa propre illusion: nul ne peut faire cela pour lui, c'est lui seul qui le fait. Nous créons notre illusion et en devenons ensuite les esclaves. Le facteur fondamental de ce processus est notre constant désir d'être quelque chose, dans ce monde ou dans l'autre. Nous en connaissons l'effet dans ce monde: c'est une confusion totale où chacun de nous est en lutte avec les autres, où l'on se détruit au nom de la paix.

Vous connaissez les ruses de ce jeu. C'est une extraordinaire façon de nous mentir à nous-mêmes. Et, de même, nous voulons une sécurité et une situation dans l'autre monde.

Nous commençons à tricher dès que nous avons cette soif d'être, de devenir, de nous accomplir. Et il est très difficile à l'esprit de s'arracher à cette impulsion. C'est un des problèmes fondamentaux de notre existence.

Est-il possible de vivre en ce monde et de n'être rien ? Alors seulement serions-nous affranchis de toute illusion. Car l'esprit ne serait pas en quête d'un résultat, l'esprit ne chercherait pas une réponse satisfaisante, l'esprit ne s'abuserait pas lui-même par des justifications, l'esprit ne serait pas avide de sécurité. Et cela peut se produire s'il se rend compte des résonances et des subtilités de ses illusions. Il abandonne alors, par l'intelligence qu'il en a toute forme de justification et de sécurité, ce qui veut dire qu'il devient capable de n'être absolument rien du tout. Est-ce possible ?

Tant que nous nous mentons à nous-mêmes, sous quelque forme que ce soit, il ne peut pas y avoir d'amour. Tant que l'esprit est capable de créer et de s'imposer une illusion, il se sépare de toute compréhension collective ou intégrée. C'est évident: et c'est encore une de nos difficultés, que nous ne sachions pas coopérer.

Tout ce que nous savons c'est essayer de travailler ensemble pour un but commun. Mais il ne peut y avoir de coopération que si vous et moi n'avons pas ce but commun créé par la pensée. Ce qui est important, c'est de nous rendre compte que la coopération n'est possible que lorsque vous et moi ne désirons être rien du tout.

Lorsque vous et moi désirons être quelque chose, les croyances, les projections d'utopies et toute la gamme des illusions deviennent nécessaires. Mais si vous et moi créons anonymement sans nous leurrer quant à nos intentions, sans les barrières des croyances et des connaissances, sans le désir de sécurité, il s'établira une vraie coopération.

Nous est-il possible de coopérer, d'être unis, sans avoir un but en vue ? Pouvons-nous, vous et moi.

travailler ensemble sans chercher un résultat ? Examinons ce qui se produit dans le cas contraire: supposons que vous et moi mettions au point un projet et que nous travaillions ensemble à le réaliser. Nos facultés intellectuelles coopèrent évidemment, mais émotionnellement il se peut que tout notre être soit en état de résistance et que nous soyons par conséquent en conflit. C'est un fait facile à observer dans notre vie quotidienne: vous et moi pouvons convenir intellectuellement de réaliser quelque chose, mais inconsciemment, profondément, nous serons ennemis, car je voudrai un résultat qui me donnera de la satisfaction, je voudrai dominer, que mon nom soit cité avant le vôtre, etc. Ainsi vous et moi, les créateurs de ce projet, nous nous opposons en fait l'un à l'autre.

N'est-il pas important de savoir s'il nous serait possible de coopérer profondément, de communier, de vivre ensemble dans un monde où vous et moi ne serions rien du tout ? C'est un de nos plus importants problèmes, peut-être le plus important. Je m'identifie avec un but à atteindre et vous vous identifiez avec le même but à atteindre; cette façon de penser est bien superficielle, car l'identification engendre la division.

Ainsi nous prêchons tous deux la fraternité comme but; vous vous identifiez à cette idée en tant qu'Hindou et moi en tant que Catholique, et nous nous sautons à la gorge. Pourquoi ? C'est un de nos problèmes, n'est-ce pas ? Inconsciemment et profondément vous avez vos croyances et moi j'ai les miennes. En parlant de fraternité nous n'avons pas résolu tout le problème des croyances, nous n'avons fait que tomber d'accord théoriquement et cérébralement sur la nécessité de le résoudre, mais profondément nous sommes ennemis.

Tant que nous ne ferons pas disparaître ces barrières qui nous abusent, qui nous donnent une certaine vitalité, il ne pourra pas y avoir de coopération entre vous et moi. L'identification avec un groupe, avec une idée, avec un pays, ne produira pas cette identification.

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Au contraire, toute croyance divise. Nous voyons comment les partis politiques s'opposent l'un à l'autre.

Chacun d'eux, ayant sa méthode pour résoudre les problèmes économiques, est en guerre contre tous les autres. Ils ne prennent pas la décision de combattre immédiatement la famine, par exemple, mais se battent entre eux pour faire triompher des théories censées devoir mettre fin à la famine. Le problème lui-même, ils ne s'en soucient guère; ce qui les intéresse c'est la méthode à employer pour le résoudre. Ils sont donc en conflit, chacun se souciant plus de son idée que du problème commun. De même les personnes dévotes sont en conflit l'une avec l'autre, tout en proclamant - en paroles - la vie une, Dieu et le reste. Intérieurement, leurs croyances, leurs opinions, leurs expériences sont en train de les détruire et de les séparer de leurs semblables.

L'expérience devient un facteur de division dans nos relations humaines: l'expérience est une des voies de l'illusion. En effet, j'ai passé par une certaine expérience et je m'y accroche; je ne vais pas profondément dans tout le problème des expériences vécues, mais parce que j'ai eu une certaine expérience, cela me suffit, je m'attache à elle et elle devient par conséquent un illusion que je m'impose.

Notre difficulté est que chacun de nous est si identifié à une certaine croyance, à une façon - ou à une méthode - particulière d'instaurer le bonheur spirituel ou matériel que nos esprits en sont captifs et qu'il nous est donc impossible d'entrer plus profondément dans le problème. Il en résulte que nous désirons demeurer isolés dans nos chemins individuels, dans nos croyances et nos expériences. Tant que nous ne les dissoudrons pas par la compréhension que nous en avons (non seulement au niveau le plus à fleur de notre conscience mais aussi dans notre conscience la plus profonde) il n'y aura pas de paix dans le monde. Voilà pourquoi il est si important que ceux qui sont réellement déterminés, comprennent la totalité du problème que pose le désir de devenir, de réussir, d'obtenir, le comprennent non seulement à sa périphérie mais fondamentalement, profondément, faute de quoi il n'y aura jamais de paix dans le monde.

La vérité n'est pas quelque chose qui se puisse acquérir. L'amour ne peut pas venir à ceux qui ont le désir de le posséder ou qui voudraient s'identifier à lui. Mais il peut se produire lorsque l'esprit ne cherche pas, lorsqu'il est complètement tranquille, lorsqu'il ne crée plus des mouvements et des croyances sur lesquelles il puisse s'appuyer ou dont il tire une certaine énergie, symptôme de ses illusions. Et l'esprit ne peut être ainsi immobile que lorsqu'il comprend le processus entier du désir. Lorsqu'il n'est plus en mouvement pour être ou pour ne pas être, il rend possible l'existence d'un état dépouillé de toute duperie.

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Chapitre XIX

Sur l'activité égocentrique

La plupart d'entre nous se rendent compte que toutes les formes possibles de persuasion et d'incitation nous sont offertes pour résister aux activités égocentriques. Les religions, avec leurs promesses, la menace de l'enfer et les condamnations de toutes sortes, essayent de détourner l'homme de cette constante activité engendrée par le centre du « moi ». Comme elles n'y réussissent pas, les organisations politiques prennent leur suite. Là encore, les législations, de la plus simple à la plus complexe, emploient tous les moyens possibles de persuasion - jusqu'aux camps de concentration - pour briser la résistance que l'on pourrait opposer à leurs espoirs utopiques. Et pourtant nous persistons dans nos activités égocentriques, qui semblent être les seules que nous connaissions. S'il nous arrive d'y penser, nous essayons de les modifier, d'en changer le cours; mais il ne se produit pas une transformation fondamentale en nous qui mette radicalement fin à cette activité. Les personnes réfléchies s'en rendent compte et savent aussi qu'il ne peut pas y avoir de bonheur tant que cette activité égocentrique ne s'arrête pas. La plupart d'entre nous acceptent comme un fait acquis l'idée que cette activité est naturelle et que les actions qui en résultent inévitablement ne peuvent être que modifiées, façonnées, contrôlées. Mais des personnes plus sérieuses et plus fermes dans leur détermination (je ne parle pas de sincérité: on peut être sincère dans l'illusion) doivent découvrir si, étant conscientes du processus total de l'activité égocentrique, il leur est possible d'aller au delà.

Pour comprendre ce qu'est cette activité, il faut évidemment pouvoir l'examiner, la regarder, être conscient de tout son processus. On a une possibilité alors de la dissoudre. Mais pour en être totalement conscient, il faut avoir la ferme détermination de la regarder en face telle qu'elle est, sans l'interpréter, la modifier ou la condamner. Il nous faut être conscients de tout ce que nous sommes en train de faire, de toute l'activité qui surgit de l'état égocentrique. Une de nos plus grandes difficultés est que, dès l'instant que nous sommes conscients de cette activité, nous voulons la façonner, ou la contrôler, ou la condamner, ou la modifier, de sorte que nous sommes rarement capables de la regarder directement. Et lorsque cela nous arrive, très peu d'entre nous savent ce qu'il convient ensuite de faire.

Nous voyons que les activités égocentriques sont nocives, destructrices; que toute forme d'identification, avec tel pays, tel groupe, tel désir; que la recherche d'un résultat ici ou dans l'au-delà; que la glorification d'une idée; que l'imitation d'un modèle de vertu, etc. sont essentiellement le fait de personnes égocentriques.

Tous nos rapports avec la nature, avec nos semblables, avec les idées, sont le produit de cette activité. Sachant tout cela, que devons- nous faire ? Toutes les activités de cette sorte doivent volontairement cesser, et cela sans contrainte intérieure ni influence extérieure.

S'il est vrai que nous sommes souvent conscients du caractère nocif de cette activité, le désordre qu'elle produit ne nous est perceptible que dans certaines directions, soit que nous le soyions chez autrui et pas en nous-mêmes, soit que, le constatant en nous au cours de nos rapports avec autrui, nous voulions transformer cette activité, lui substituer autre chose, la dépasser. Avant de pouvoir « traiter » ce processus, il est pourtant nécessaire de savoir comment il se produit. Il faut savoir regarder une chose pour pouvoir la comprendre et ce processus égocentrique doit être examiné dans tous ses registres, conscients et aussi inconscients: nous devons connaître ses directives conscientes mais aussi les mouvements égocentriques de nos mobiles inconscients et 63

de nos intentions secrètes.

Je ne suis conscient de cette activité du « moi » que lorsque je suis en état d'opposition, lorsque la conscience est frustrée, lorsque le « moi » est désireux de parvenir à un résultat; ou encore lorsque cesse mon plaisir et que je veux le renouveler, et qu'il se produit alors une résistance, un façonnement volontaire de l'esprit en vue de me procurer un plaisir, une satisfaction. Je suis conscient du « moi » en tant que centre d'activité lorsque je poursuis la vertu de propos délibéré. L'homme qui, consciemment, veut être vertueux, ne l'est pas. L'humilité ne peut pas être l'objet d'une poursuite et c'est là sa beauté.

Ce processus égocentrique n'est-il pas un produit du temps ? Quelle que soit la direction où s'exerce ce centre d'activité, consciente ou inconsciente, il m'emporte dans le mouvement du temps, je suis conscient du passé et du présent par comparaison avec le futur. L'activité égocentrique du « moi » est un processus de durée. C'est la mémoire qui confère une continuité à l'activité du centre, lequel est le « moi ». Si l'on s'observe et que l'on est conscient de l'activité de ce centre, on voit qu'elle n'est que le processus du temps, de la mémoire, de l'expérience et de la traduction de chaque expérience selon la mémoire; et l'on voit que cette auto-activité est récognition, c'est-à-dire aussi un processus de la pensée.

L'esprit peut-il être libre de tout cela ? Il le peut, à de rares moments. La plupart d'entre nous le peuvent au cours d'une action inconsciente, non intentionnelle, non délibérée; mais est-il possible à l'esprit d'être jamais complètement affranchi de l'activité égocentrique ? Il est très important que nous nous posions cette question, car elle contient sa réponse. Si vous êtes conscient du processus total de l'activité égocentrique, à tous les niveaux de la conscience, vous en venez forcément à vous demander si cette activité peut parvenir à une fin. Est-il possible de ne pas penser en termes de durée, en termes de « ce que je serai, ce que j'ai été, ce que je suis » ? Car c'est dans cette pensée-là que commence l'activité égocentrique; là aussi commence la volonté de « devenir » et celle de choisir et d'éviter, qui sont le processus du temps. Et nous voyons, en ce processus, une misère, une confusion, une déformation, une détérioration infinies.

Le processus du temps n'est évidemment pas révolutionnaire. Il n'y a pas de transformation en lui, il n'y a que continuité et jamais de fin, il n'y a que la récognition. Ce n'est qu'avec la cessation totale du processus du temps, de l'activité du moi, que se produit une révolution, une transformation, la naissance du neuf.

Étant conscient de ce processus entier du « moi » dans son activité, que doit faire l'esprit ? Ce n'est que par une révolution que peut se produire un renouveau, que le neuf peut surgir, non par une évolution, non dans un devenir du moi, mais lorsque le moi arrive à une fin totale. Le processus du temps n'engendre pas le neuf; la durée n'est pas le mode de la création.

Je ne sais pas s'il est jamais arrivé à l'un d'entre vous d'avoir un moment créatif. Je ne parle pas de la création qui consiste à mettre en oeuvre une certaine vision, je parle d'un moment créatif où il n'y a pas de récognition. Ce moment-là est un état extraordinaire où le « moi » en tant qu'activité par récognition a cessé.

Si nous sommes attentifs nous pouvons voir qu'en cet état il n'existe pas une entité qui perçoit l'expérience, qui se souvient, qui traduit, qui reconnaît et qui ensuite s'identifie à elle; il n'y a pas de processus de pensée car celui-ci appartient au temps. En cet état de création, qui est intemporel et où le neuf est créatif, il n'y a aucune action du « moi ».

Notre question est donc: est-il possible à l'esprit d'être en cet état non pas momentanément, non pas à de rares instants, mais (je ne voudrais pas employer les mots « toujours » ou « perpétuellement » qui impliqueraient une durée) peut-il être en cet état sans tenir compte du temps ? Voilà, certes, une découverte importante qu'il appartient à chacun de nous de faire, car elle est la porte de l'amour; toutes les autres portes sont des activités de l'ego. Où est l'action de l'ego, il n'y a pas d'amour. L'amour n'appartient pas au temps.

Vous ne pouvez pas « apprendre » à aimer. Si vous le faites, ce n'est là qu'une activité délibérée du « moi », lequel espère, par l'amour, obtenir un avantage.

L'amour n'est pas du monde du temps. Vous ne pouvez pas le rencontrer dans les chemins des efforts conscients, des disciplines ou des identifications, lesquels sont tous des processus du temps. L'esprit, ne 64

connaissant que le processus du temps, ne peut pas reconnaître l'amour. L'amour est la seule chose qui soit éternellement neuve. Mais comme la plupart d'entre nous ont cultivé l'esprit, qui est un produit du temps, nous ne savons pas ce qu'est l'amour. Nous en parlons, nous disons que nous aimons nos enfants, notre femme, notre voisin, les hommes, la nature; mais dès que nous sommes conscients que nous aimons, l'activité égocentrique surgit et ce n'est plus de l'amour.

Ce processus total de l'esprit ne peut être compris que dans nos relations avec la nature, avec les hommes, avec nos propres projections, avec tout ce qui nous entoure. La vie n'est que relations. Bien que celles-ci puissent être pénibles, nous ne pouvons pas les fuir au moyen de l'isolement, en devenant des ermites ou autrement: il n'y a pas de vie sans elles. Nos tentatives d'évasions ne sont que des indications de l'activité du moi. Mais sitôt que vous percevez tout ce processus en tant que conscience, que vous percevez tout ce tableau dans son ensemble, sans choisir, sans avoir aucune intention délibérée d'atteindre un certain résultat, vous voyez ce processus du temps parvenir volontairement à sa fin, sans y être poussés par le désir d'y parvenir. Et ce n'est que lorsque cesse ce processus que l'amour « est », l'amour qui est neuf éternellement.

Nous n'avons pas besoin de chercher la vérité. La vérité n'est pas un objet lointain: c'est la vérité en ce qui concerne notre esprit, en ce qui concerne ses activités, d'instant en instant. Si nous sommes conscients de cette

« vérité-du-moment », notre perception libère une certaine conscience, ou dégage une certaine énergie, laquelle est intelligence, amour. Tant que l'esprit se sert de la conscience pour des activités du moi, il crée la durée avec ses misères, ses conflits, ses désordres et ses illusions. Ce n'est que lorsque l'esprit, comprenant ce processus total, s'arrête, que l'amour peut « être ».

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Chapitre XX

Sur le temps et le désir de se

transformer

Je voudrais examiner la notion de durée, parce que je pense que la richesse, la beauté et l'importance de ce qui est intemporel, de ce qui est vrai, ne peuvent être vécues que si l'on comprend tout le processus du temps. Après tout, nous sommes en train de chercher, chacun à sa façon, un sens de bonheur et d'enrichissement, et il est certain qu'une vie ayant les richesses de la vraie félicité, n'est pas dans le champ de la durée. Comme l' amour, une telle vie est intemporelle; et pour comprendre ce qui est intemporel, nous ne pouvons pas l'aborder par le truchement du temps, mais plutôt comprendre ce qu'est le temps: nous ne pouvons pas nous servir de lui comme moyen pour atteindre, réaliser, appréhender l'intemporel. Il est donc important de comprendre ce que le temps signifie pour nous, parce que je crois que nous pouvons nous en libérer. Mais il est nécessaire de le comprendre globalement. Une vue partielle de la question ne l'éclaircira pas.

Il est intéressant de se rendre compte que nos vies se passent presque entièrement au sein d'une durée. Je ne parle pas de la suite des heures d'horloge que totalisent nos vies, mais de la mémoire psychologique du temps. Nous en vivons, nous sommes le résultat du temps. Nos esprits sont le produit de nombreux hiers et le présent n'est que le passage d'hier à demain. Notre pensée, notre activité, notre être ont le temps comme fondation; sans lui, nous ne pourrions pas penser, car la pensée est son produit, elle est le résultat du passé: il n'y a pas de pensée sans mémoire.

Il y a deux temps, le chronologique et le psychologique, l'hier de l'horloge et celui de la mémoire. Vous ne pouvez pas rejeter le premier, ce serait absurde: vous manqueriez votre train. Mais existe-t-il réellement un temps en dehors de lui ? Le temps chronologique est une évidence, mais en existe-t-il un, tel que l'esprit le conçoit ? Existe-t-il en dehors de l'esprit qui le conçoit ? Non. Le temps psychologique n'est que le produit de l'esprit. Sans cette base qu'est la pensée, il n'y a pas de temps; celui-ci est la mémoire en tant qu'hier, laquelle, en conjonction avec aujourd'hui, détermine demain. Je veux dire que la mémoire de l'expérience d'hier, en réagissant au présent, crée le futur. Et cela est encore un processus de pensée, un mode de l'esprit. Le processus de pensée donne lieu à un progrès psychologique dans la durée, mais est-ce réel aussi réel que le temps chronologique ? Et pouvons-nous nous servir de ce temps-là comme moyen pour atteindre l'éternel, l'intemporel ?

Ainsi que je l'ai dit, le bonheur n'est pas un produit du passé, du temps; il est toujours dans le présent; c'est un état intemporel. Je ne sais pas si vous avez remarqué que lorsque vous avez une extase, une joie créative, le temps, à ce moment-là, n'existe pas: il n'y a qu'un présent immédiat. Mais l'esprit, intervenant après l'expérience du présent, s'en souvient et désire la prolonger, s'en enrichir de plus en plus. Il crée ainsi du temps; le temps est engendré par le « plus »; le temps est acquisition (et aussi détachement, lequel est une acquisition de l'esprit). Discipliner l'esprit et le conditionner dans le cadre du temps - lequel est mémoire - cela ne révèle pas l'intemporel.

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Le temps est-il nécessaire pour nous transformer intérieurement ? La plupart des personnes pensent que pour me transformer, tel que je suis, en tel que je devrais être, il me faut du temps. Je suis avide et pour que se produise une transformation - une non-avidité - nous pensons que le temps est nécessaire. En d'autres termes, le temps est considéré comme un moyen pour évoluer en mieux, pour devenir quelque chose. Le problème est celui-ci: je suis violent, avide, envieux, vicieux ou passionné, et pour transformer ce qui « est », faut-il du temps ? Tout d'abord, pourquoi voulons-nous remplacer ce qui « est », ou le transformer ? Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas satisfaits de ce que nous sommes; c'est un état qui provoque des conflits, des désordres, de la confusion, et nous voudrions quelque chose de mieux, de plus noble. Ainsi, nous désirons une transformation parce que nous souffrons, nous sommes en conflit. Or, un conflit peut-il se résoudre au moyen du temps ? Si vous le croyez, c'est que vous êtes encore en conflit. Vous pouvez dire qu'il vous faudra vingt jours ou vingt ans pour le surmonter; pour modifier ce que vous êtes, mais pendant tout ce temps vous serez encore en conflit et par conséquent le temps n'aura rien transformé. Lorsque nous comptons sur le temps pour acquérir une qualité, une vertu ou un état d'être, nous ne faisons qu'éviter ce qui « est » et je crois qu'il est important de comprendre ce point. L'avidité - ou la violence - provoque des troubles ou des souffrances dans le monde de nos rapports avec autrui, c'est-à-dire dans la société; et, étant conscients de cet état de désordre que nous appelons avidité - ou violence - nous nous disons: « J'en sortirai avec le temps; je m'entraînerai à la non-violence, je m'exercerai à la non-avidité, j'apprendrai à vivre en paix. » Vous voulez vous entraîner à la non-violence parce que la violence est un état douloureux et vous croyez qu'avec le temps vous acquerrez une non-violence grâce à laquelle vous surmonterez la violence. Mais que se passe-t-il en réalité ? Étant en état de conflit, vous voulez réaliser un état de non-conflit. Mais cet état sera-t-il engendré par une durée ?

Évidemment pas, puisque au cours de cette durée pendant laquelle vous vous efforcerez d'être non-violent, vous serez violent et ferez durer le conflit.

Le problème est celui-ci: un désordre, un conflit, peut- il être surmonté dans la période d'un jour, d'un an ou d'une vie, bref par la durée ? Qu'arrive-t-il lorsque vous dites: « Je m'entraîne à la non-violence pendant une certaine période ? » Cet exercice même indique que vous êtes en état de lutte. Vous ne vous exerceriez pas si vous n'étiez pas en train de résister au conflit; vous dites que cette résistance est nécessaire pour le dominer et qu'elle exige du temps. Mais cette résistance même est un combat. Vous dépensez votre énergie pour résister à un conflit sous une forme que vous appelez avidité, envie ou violence, cependant que votre esprit est lui-même en lutte. Il est donc important de voir l'erreur de cet appel au temps comme moyen de surmonter la violence, et, la voyant, de s'en affranchir du fait que l'on accepte d'être tout bonnement ce que l'on est: un trouble psychologique, violent en soi.

Pour comprendre quoi que ce soit, n'importe quel problème humain ou scientifique, il est important, essentiel, d'avoir un esprit tranquille, intensément appliqué à comprendre, qui ne soit pas exclusif, et ne fasse pas d'effort pour se concentrer, car l'effort est une résistance. Si réellement je veux comprendre quelque chose, il se produit immédiatement un calme dans mon esprit. Lorsque vous-voulez écouter de la musique ou regarder un tableau que vous aimez, quel est votre état d'esprit ? C'est un état de quiétude, n'est-ce pas ? Vous écoutez la musique, votre esprit ne vagabonde pas, vous écoutez et c'est tout. De même, si vous voulez comprendre un conflit intérieur, vous n'attendez pas le secours du temps, vous vous mettez simplement et directement en contact avec ce qui « est », qui est le conflit. Et alors, immédiatement, se produit un silence, une immobilité de l'esprit. Lorsque vous ne comptez plus sur le temps pour transformer ce qui « est » (parce que vous avez compris l'erreur de ce procédé) vous vous trouvez alors face à face avec ce qui « est », et comme cela vous intéresse de comprendre ce qui « est » votre esprit est naturellement calme. En cet état, à la fois vif et passif, se produit l'entendement. Tant que l'esprit est en conflit, blâmant, résistant, condamnant, il ne peut pas y avoir de compréhension. Si je veux vous comprendre, je ne dois pas vous condamner, c'est évident.

C'est cet esprit silencieux, cet esprit immobile qui nous transforme intérieurement. Lorsqu'il ne résiste plus, lorsqu'il ne se dérobe plus, lorsqu'il n'écarte ni ne blâme ce qui « est » mais est simplement en état de perception passive, dans cette passivité de l'esprit vous verrez, si vous entrez réellement dans le problème, que se produit en vous une transformation.