lorsqu'il est absolument immobile, et non pas en train de demander, implorer, supplier, pour lui-même, pour la nation ou pour d'autres personnes. Lorsque l'esprit est tout à fait arrêté, que tout désir a cessé, alors seulement naît la réalité. La personne qui prie et qui aspire à être guidée recevra ce qu'elle cherche mais ce ne sera pas la vérité. Ce qu'elle recevra sera la réponse des couches inconscientes de son esprit, lesquelles se projettent dans le conscient; cette voix intérieure du silence n'est pas le réel mais la réponse de l'inconscient.

Et dans ce problème il y a aussi celui de la concentration. Pour la plupart d'entre nous, la concentration est un processus d'exclusion, que l'on fait fonctionner par un effort, une contrainte, une direction, une imitation. Je m'intéresse à une soi-disant méditation, mais mes pensées sont distraites; je fixe mon esprit sur une image ou une idée et j'exclus toutes les autres pensées. Cette concentration, qui est une exclusion, est censée être un moyen de méditer. N'est-ce pas cela que vous faites? Lorsque vous vous asseyez pour méditer, vous fixez votre esprit sur un mot, sur une image, sur un portrait, mais l'esprit vagabonde partout. Il y a une constante irruption d'autres idées, d'autres pensées, d'autres émotions et vous essayez de les chasser; vous passez votre temps à batailler avec vos pensées. Ce processus, vous l'appelez méditation. En somme, vous essayez de vous concentrer sur quelque chose qui ne vous intéresse pas et vos pensées continuent à se multiplier, à croître, à vous interrompre. Alors vous dépensez votre énergie à exclure, à écarter, à expulser; et si vous pouvez enfin vous concentrer sur la pensée de votre choix ou sur un objet particulier, vous croyez avoir réussi à méditer. Mais cela n'est pas de la méditation. La vraie méditation ne consiste pas à exclure ou à écarter des pensées, ni à construire des résistances contre des idées importunes. La prière, pas plus que la concentration, n'est une vraie méditation.

Qu'est-ce que la méditation? La concentration de pensée n'est pas une méditation parce qu'il est relativement facile de se concentrer sur un sujet intéressant. Un général absorbé par le plan de la bataille qui enverra ses soldats à la boucherie est très concentré. Un homme d'affaires en train de gagner de l'argent est très concentré, ce qui ne l'empêche pas, à l'occasion, d'être cruel et de se fermer à tout sentiment. Il est absorbé dans ses desseins, comme toute personne dont l'intérêt est capté; il se concentre naturellement et spontanément.

Qu'est donc la méditation? Méditer, c'est comprendre; la méditation du cœur est compréhension. Et comment puis-je comprendre s'il y a exclusion? Comment puis-je comprendre s'il y a pétition et supplication? En la compréhension il y a la paix, la liberté; car on est libéré de ce que l'on a compris. Se concentrer, prier, cela n'éveille pas la compréhension, et celle-ci est la base même, le processus fondamental de la méditation. Vous n'êtes pas tenus d'accepter ce que je dis, mais si vous examinez la prière et la concentration de pensée très soigneusement, profondément, vous verrez que ni l'une ni l'autre ne conduisent à la compréhension, tandis que la méditation qui consiste à comprendre engendre la liberté, la clarté, l'intégration.

Mais qu'appelons-nous comprendre? Comprendre veut dire donner sa vraie valeur à toute chose.

Être ignorant, c'est attribuer des valeurs erronées. La nature même de la stupidité est le manque de compréhension des vraies valeurs. La compréhension se fait jour lorsque s'établissent des valeurs vraies. Et comment établirons-nous les valeurs justes de nos possessions, de nos rapports humains, de nos idées? Pour que surgissent des valeurs exactes, il me faut comprendre le penseur, n'est-ce pas? Si je ne comprends pas le penseur - lequel est moi-même - ce que je choisis n'a pas de sens; si je ne me connais pas, mon action, ma pensée sont sans fondement. Donc, la connaissance de soi est le début de la méditation. Il ne s'agit pas des connaissances que l'on ramasse dans des livres, chez des guides spirituels, des gourous, mais de celle qui provient d'une enquête intérieure et d'une juste perception de soi. Sans connaissance de soi, il n'y a pas de méditation. Si je ne comprends pas mes mobiles, mes 115

désirs, mes aspirations, ma poursuite de modèles d'action (lesquels sont des « idées »); si je ne me connais pas, je n'ai pas de bases pour penser; le penseur qui demande, prie, exclut, sans se comprendre, doit inévitablement tomber dans la confusion de l'illusion.

Le début de la méditation est connaissance de soi, ce qui veut dire percevoir chaque mouvement de la pensée et de l'émotion, connaître toutes les couches stratifiées de ma conscience, non seulement les régions périphériques, mais mes activités les plus secrètes, les plus profondément cachées. Pour connaître ces mobiles cachés, ces réactions, ces pensées et ces sentiments, il faut que le calme se fasse dans l'esprit conscient; en effet, celui-ci doit être immobile pour recevoir la projection de l'inconscient.

L'esprit conscient, superficiel, est occupé par ses activités quotidiennes: le pain à gagner, les gens qu'il faut tromper et ceux que l'on exploite, la fuite devant les problèmes, bref toutes les activités quotidiennes de notre existence. Cet esprit périphérique doit comprendre la vraie signification de ses activités, et ce faisant se donner la paix. Il ne peut pas provoquer ce calme et ce silence en se dominant, en se disciplinant, en se mettant au pas; mais il permettra à cette tranquillité de se produire en comprenant ses propres activités, en en étant conscient, en voyant sa cruauté, la façon dont il se comporte par rapport à un domestique, à sa femme, à sa fille, à sa sœur, etc. Lorsque l'esprit superficiel et conscient perçoit de la sorte ses activités, il devient, grâce à cette compréhension, spontanément tranquille; il n'est pas drogué par des contraintes ou par des désirs enrégimentés; il est alors à même de recevoir les émissions, les suggestions de l'inconscient, des très nombreuses couches de l'esprit telles que les instincts raciaux, les souvenirs enfouis, les poursuites cachées, les profondes blessures non encore cicatrisées. Ce n'est que lorsque toutes ces zones se sont projetées et ont été comprises, lorsque la conscience tout entière se trouve déchargée, lorsqu'il ne reste plus une seule blessure, plus une seule mémoire pour l'enchaîner, que l'éternel peut être reçu.

La méditation est connaissance de soi, sans connaissance de soi il n'y a pas de méditation. Si vous n'êtes pas conscient tout le temps de toutes vos réactions, si vous n'êtes pas pleinement conscient, pleinement averti du sens de vos activités quotidiennes, le simple fait de vous enfermer dans une chambre et de vous asseoir devant le portrait de votre gourou, de votre maître, est une évasion; car sans cette connaissance de soi, votre pensée n'est pas orientée dans la direction juste et votre méditation n'a aucun sens quelle que soit la noblesse de nos intentions. Ainsi la prière n'a aucune valeur sans cette connaissance de soi, mais celle-ci engendre une pensée correcte de laquelle découle une action correcte. Celle-ci dissipe la confusion, de sorte que l'homme qui se connaît n'a pas besoin de supplier qu'on l'en libère. L'homme pleinement conscient est en état de méditation; il ne prie pas parce qu'il ne désire rien. Par des prières, des disciplines, des répétitions et tout le reste, vous pouvez provoquer une certaine immobilité, mais qui n'est qu'un abêtissement par lassitude, car vous avez drogué votre esprit.

L'exclusion - que vous appelez concentration - ne conduit pas à la réalité; aucune exclusion ne peut le faire. Ce qui engendre la compréhension c'est la connaissance de soi, et il n'est pas très difficile d'être conscient, si l'intention y est. Si cela vous intéresse de découvrir tout le processus de vous-même - non seulement la partie superficielle, mais le processus de tout votre être - c'est relativement facile. Si réellement vous voulez vous connaître, vous fouillerez votre cœur et votre esprit afin d'en connaître tout le contenu; et si vous avez l'intention de savoir, vous saurez. Alors vous pourrez suivre, sans condamnation ni justification, chaque mouvement de votre pensée et de votre affectivité, et en suivant chaque pensée et chaque sentiment au fur et à mesure qu'ils surgissent, vous engendrerez cette tranquillité qui ne sera pas forcée, qui ne sera pas enrégimentée mais qui proviendra de ce que vous n'aurez pas de problèmes, pas de contradiction. C'est comme l'étang qui devient calme et paisible n'importe quel soir lorsqu'il n'y a pas de vent. Lorsque l'esprit est silencieux, ce qui est immesurable entre en existence.

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Question XX

Sur le conscient et l'inconscient

Question : La partie consciente de l'esprit est ignorante de sa partie inconsciente et en a peur. C'est surtout à cette partie consciente que vous vous adressez. Est-ce suffisant? Votre méthode libérera-t-elle l'inconscient? Veuillez expliquer en détail la façon de prendre en main l'inconscient.

Krishnamurti : Nous savons tous que l'esprit est en partie conscient et en partie inconscient, mais la plupart d'entre nous ne fonctionnent qu'au niveau conscient, dans les couches périphériques de l'esprit, et notre existence entière est à peu près limitée à cela. Nous vivons dans les zones dites conscientes de l'esprit et ne faisons jamais attention aux profondeurs inconscientes, lesquelles, à l'occasion, émettent un message ou une suggestion. Ceux-ci sont négligés ou pervertis, traduits selon les exigences momentanées dites conscientes. Or, selon vous, c'est surtout à cette partie consciente que je m'adresse et vous demandez si c'est assez. Voyons ce que nous appelons la partie consciente de l'esprit. Est-elle différente de l'inconscient? Nous distinguons le conscient de l'inconscient. Est-ce justifié? Est-ce réel?

Cette division existe-t-elle? Y a-t-il une barrière, une ligne où l'une commence et l'autre finit? Nous voyons que la partie extérieure, consciente, est active. Mais est-ce le seul instrument actif dans la journée? Si je ne m'adressais qu'aux couches superficielles de vos esprits, ce que je dis n'aurait aucune valeur et aucun sens. Et pourtant nous nous accrochons à ce que l'esprit conscient a accepté, parce qu'il trouve commode de s'ajuster à certains faits évidents; mais l'inconscient peut se rebeller, ainsi qu'il le fait souvent, d'où les conflits entre les parties dites conscientes et inconscientes.

Notre problème est donc qu'en fait il n'y a qu'un état, et non deux, l'inconscient et le conscient. Il n'y a qu'un état d'être, lequel est conscience. Mais cette conscience est toujours du passé, jamais du présent. L'on n'est conscient que de ce qui est passé. Vous n'êtes conscients de ce que j'essaie de dire que la seconde d'après, n'est-ce pas? Vous le comprenez un moment plus tard. Vous n'êtes jamais conscients du « maintenant ». Vous ne le percevez pas. Observez vos cœurs et vos esprits et vous verrez que la conscience fonctionne entre le passé et le futur, que le présent n'est que le passage du passé au futur. La conscience est, par conséquent, un mouvement qui va du passé au futur.

Si vous observez le fonctionnement de votre esprit, vous verrez que le mouvement du passé au futur est un processus en lequel le présent n'est pas. Tantôt le passé est un chemin d'évasion hors du présent (lequel est probablement désagréable), tantôt le futur est un espoir situé en dehors du présent; l'esprit est toujours absorbé dans le passé et dans le futur et rejette l'actuel. En effet, l'esprit est conditionné par le passé, conditionné en tant qu'Indien, en tant que Brahmane ou non-Brahmane, en tant que Chrétien, Bouddhiste, etc., et cet esprit conditionné se projette dans le futur; par conséquent, il n'est jamais capable de regarder un fait directement et impartialement, soit qu'il le condamne et le rejette, soit qu'il l'accepte et s'identifie à lui. Un tel esprit est évidemment incapable de voir un fait en tant que fait. Tel est notre état de conscience, conditionné par le passé; et notre pensée est une réaction (conditionnée) à la provocation d'un fait; plus vous réagissez selon le conditionnement d'une croyance, 117

d'un passé, plus vous renforcez le passé. Ce renforcement du passé n'est évidemment qu'un prolongement du passé lui-même, qu'il appelle futur. L'état de notre esprit, de notre conscience, est celui d'un pendule qui va et vient entre le passé et le futur. Telle est notre conscience; elle ne connaît que ce mouvement de va-et-vient et par conséquent ne peut fonctionner qu'à ce niveau-là, malgré les couches beaucoup plus profondes dont elle se compose aussi.

Si vous l'observez très soigneusement, vous verrez que ce mouvement n'est pas continu mais qu'un intervalle se produit entre deux pensées. Bien qu'il puisse ne durer qu'une fraction infinitésimale de seconde, cet intervalle existe et a son importance dans le mouvement de va-et-vient du pendule. Il est aisé de voir que notre pensée est conditionnée par le passé, lequel est projeté dans le futur. Sitôt que l'on admet le passé, l'on doit aussi admettre le futur, car ces deux états dits passé et futur ne sont, en fait, qu'un seul état, qui inclut le conscient et l'inconscient, le passé collectif et le passé individuel. Ces deux passés, en réponse au présent, émettent certaines réponses - réactions, lesquelles créent la conscience individuelle. Notre conscience appartient par conséquent au passé; et là est tout l'arrière-plan de notre existence. Dès que vous avez le passé, vous avez inévitablement le futur, parce que le futur n'est que la continuité d'un passé modifié, c'est-à-dire encore du passé. Notre problème consiste donc à produire une transformation dans ce processus du passé sans créer un autre conditionnement, un autre passé.

Abordons cette question sous un autre angle: la plupart d'entre nous rejettent une forme particulière de conditionnement pour en adopter une autre, plus étendue, plus importante et plus agréable. Vous rejetez une religion et en embrassez une autre. Mais substituer une croyance à une autre, ce n'est pas comprendre la vie, la vie étant relations. Notre problème est: comment nous libérer de « tout »

conditionnement? Vous pouvez dire que c'est impossible, qu'aucun esprit humain ne peut jamais être libre de tout conditionnement; ou vous pouvez commencer à expérimenter, à vous interroger, à découvrir. Si vous affirmez que c'est impossible, vous êtes en dehors de notre dessein. Votre assertion peut être basée sur une expérience limitée ou vaste, ou sur la simple acceptation d'une croyance; mais une telle affirmation est la négation de toute recherche, de toute enquête, de toute découverte. Pour voir s'il est possible à l'esprit d'être complètement libre de tout conditionnement, il faut être libre d'interroger et de découvrir.

Je dis qu'il est parfaitement possible à l'esprit d'être libre de tout conditionnement; mais n'acceptez pas mon autorité à ce sujet: si vous l'acceptiez ce ne serait qu'un processus de substitution et vous ne pourriez rien découvrir. Lorsque je dis que c'est possible, je le dis parce que pour moi c'est un fait; je peux vous le montrer verbalement mais si vous voulez trouver la vérité en ce qui concerne ce fait, vivez-le et suivez-le avec diligence.

La compréhension de tout le processus du conditionnement ne se produit pas par l'analyse et l'introspection; car dès que vous avez l'observateur, celui-ci lui-même fait partie de l'arrière-plan et par conséquent son analyse n'a pas de valeur. C'est un fait. L'observateur qui examine, qui analyse ce qu'il regarde est lui-même partie de cet état conditionné, donc quelle que soit son interprétation - sa compréhension, son analyse - elle fait toujours partie de l'arrière-plan. Cette voie n'a pas d'issue. Et il est cependant essentiel de transpercer tout l'arrière-plan, parce que, pour aborder la provocation du neuf l'esprit doit être neuf: pour découvrir Dieu, la vérité - ou ce qu'ils sont - l'esprit doit être frais, non contaminé par le passé. Analyser le passé, parvenir à des conclusions à travers toute une série d'expériences, affirmer, nier, et tout le reste, cela implique en essence une continuation de l'arrière-plan sous d'autres formes. Lorsque vous verrez la vérité de ce fait, vous découvrirez que l'observateur a cessé d'être. Il a cessé d'exister en tant qu'entité distincte de l'arrière-plan et seule subsiste la pensée, laquelle n'est autre que l'arrière-plan, que la réponse de la mémoire, de la mémoire à la fois consciente 118

et inconsciente, individuelle et collective.

L'esprit est le résultat du passé, lequel est le processus du conditionnement. Comment donc peut-il être libre? Pour être libre, il ne doit pas seulement voir et comprendre son va-et-vient pendulaire entre le passé et le futur, mais aussi percevoir les intervalles entre deux pensées. Cet intervalle est spontané, il ne peut être provoqué ni par le désir ni par la volonté.

Si vous observez très soigneusement votre pensée, vous verrez que bien que ses réactions et ses mouvements soient très rapides, il y a des trous, des arrêts entre une pensée et l'autre. Entre deux pensées il y a une période de silence laquelle n'est pas reliée au processus de la pensée. Si vous l'examinez, vous verrez que cette période de silence, que cet intervalle, n'appartient pas au temps et la découverte de cet intervalle, sa pleine perception, vous libère du conditionnement, ou, plutôt il ne «

vous » libère pas mais il y a affranchissement du conditionnement.

La compréhension du processus de la pensée est méditation. En ce moment-ci nous examinons, non seulement la structure et le processus de la pensée - c'est-à-dire l'arrière-plan de la mémoire, de l'expérience, des connaissances - mais nous essayons aussi de savoir si l'esprit peut se libérer de l'arrière-plan. Lorsque l'esprit cesse de donner une continuité à la pensée, lorsqu'il est dans une immobilité qui n'est pas imposée, qui n'a pas de cause agissante - il se produit alors un état affranchi de l'arrière-plan.

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Question XXI

Sur le problème sexuel

Question : Nous savons que l'appétit sexuel est une nécessité physique et psychologique inéluctable, et il semble que ce problème soit une des causes les plus profondes du chaos dans les vies personnelles de notre génération. Comment devons-nous le traiter?

Krishnamurti : Pourquoi faut-il que tout soit problème dans nos existences? Nous avons fait de Dieu, de l'amour, des rapports humains, de l'existence entière un problème, et des besoins sexuels un problème aussi. Pourquoi? Pourquoi réduisons-nous tout ce que nous faisons à un problème, à une souffrance? Pourquoi souffrons-nous? Pourquoi acceptons-nous de vivre avec des problèmes? Pourquoi n'y mettons-nous pas fin? Pourquoi ne mourons-nous pas à nos problèmes au lieu de nous en charger jour après jour, année par année? La question sexuelle est certainement une question que l'on peut se poser; mais il y a la question préalable: pourquoi faisons-nous de la vie un problème? Travailler, gagner de l'argent, satisfaire des désirs charnels, penser, sentir, vivre enfin, tout est devenu problème.

Pourquoi? N'est-ce pas surtout parce que nous pensons toujours à partir d'un point de vue particulier, à partir d'un point de vue fixe? Nous pensons toujours à partir d'un centre vers la périphérie; mais comme cette périphérie est le centre pour la plupart d'entre nous, tout ce que nous touchons est superficiel. La vie n'est pas superficielle et demande qu'on la vive complètement, mais parce que nous ne vivons que superficiellement, nous ne connaissons que nos réactions superficielles. Tout ce que nous faisons à fleur de conscience doit inévitablement créer des problèmes et pourtant nous nous contentons de vivre en surface, chargés de tous nos problèmes de surface. Ces problèmes n'existent que là, car là est le moi.

La périphérie est le moi avec ses sensations, lesquelles peuvent être extériorisées ou rendues subjectives, identifiées avec l'univers, avec un pays ou avec quelque autre fabrication de l'esprit.

Tant que nous vivons dans le champ de l'esprit, il y a fatalement des complications et des problèmes; et pourtant c'est tout ce que nous connaissons. L'esprit est sensation. Il est le résultat de sensations et de réactions accumulées t tout ce à quoi il touche ne peut que créer de la misère, de la confusion, des problèmes perpétuels. L'esprit est la vraie cause de nos problèmes. Il travaille mécaniquement nuit et jour, consciemment et inconsciemment. L'esprit est extrêmement superficiel, et nous avons passé des générations, nous avons passé toutes nos vies à le cultiver, à le rendre de plus en plus habile, subtil, rusé, malhonnête et faux. Tout cela est apparent dans nos activités quotidiennes. Il est dans la nature même de l'esprit d'être malhonnête, perverti, incapable de voir un fait en face; et c'est cela qui crée le problème. C'est cela qui constitue le problème lui-même.

Qu'appelons-nous un problème sexuel? Est-ce l'acte ou est-ce une pensée se rapportant à l'acte? Ce n'est pas l'acte lui-même, lequel n'est pas un problème pour vous, pas plus que manger; mais si vous «

pensez » à manger ou à l'acte sexuel toute la journée, du fait que vous n'avez pas autre chose à faire, cela devient un problème pour vous. C'est le fait d'y penser qui constitue le problème. Et pourquoi y pensez-vous? Pourquoi construisez-vous tout un monde pour entretenir cette pensée avec vos cinémas, 120

vos périodiques, vos récits, vos modes féminines? Pourquoi l'esprit est-il si actif dans cette voie?

Pourquoi pense-t-il à vos besoins sexuels? Pourquoi cette question est-elle fondamentale dans vos vies?

Lorsque tant de choses appellent, sollicitent notre intérêt, vous accordez toute votre attention à des pensées se rapportant au sexe. Et qu'arrive-t-il lorsque vos esprits sont absorbés de cette façon?

En somme l'amour physique est la dernière évasion, n'est-ce pas? C'est la voie vers le complet oubli de soi. Elle offre quelques moments d'absence et il n'y a pas d'autre façon de s'oublier, car, par ailleurs, tout ce que l'on fait dans la vie ne peut qu'amplifier, renforcer le moi. Vos affaires, vos religions, vos dieux, vos chefs, vos théories politiques et économiques, vos évasions, vos activités sociales, vos adhésions à des partis, tout ce que vous faites renforce le moi. Et comme il n'y a qu'un acte qui ne mette pas l'accent sur le moi, il devient un problème car vous vous accrochez à cette voie de l'ultime évasion. Les quelques instants de complet oubli de vous-mêmes qu'elle vous offre sont les seuls où vous soyez heureux. Tout le reste, tout ce à quoi vous touchez devient cauchemar, source de souffrances et d'angoisses; alors vous vous accrochez à l'unique possibilité d'oubli, oubli que vous appelez bonheur. Mais sitôt que vous vous y accrochez, cette voie devient un cauchemar elle aussi, car vous voulez vous en libérer, vous ne voulez pas en être esclaves. Alors vous inventez - c'est toujours l'esprit qui travaille - l'idée de chasteté, de célibat, et vous essayez le célibat, la chasteté, en refoulant, niant, méditant, en faisant toutes sortes de dévotions, ces opérations étant entreprises par l'esprit afin de débrayer de la réalité. Cela encore met l'accent sur le moi qui essaye de « devenir quelque chose », et vous revoilà pris dans la ronde du labeur, des tracas, des efforts, des souffrances.

La question sexuelle devient un problème extraordinairement difficile et complexe tant que vous n'avez pas compris l'esprit qui pense à ce problème. L'acte, vous le sauvegardez. Vous vivez librement à cet égard à moins que vous ne vous serviez du mariage pour votre satisfaction, faisant ainsi de votre femme une prostituée, ce qui est apparemment très respectable; et vous en restez là. Mais le problème ne peut être résolu que lorsqu'on comprend tout le processus et la structure du « moi » et du « mien »: ma femme, mon enfant, ma propriété, ma voiture, ma réussite, mon succès. Tant que vous n'aurez pas compris et résolu tout cela, vos rapports sexuels demeureront un problème. Tant que vous serez ambitieux - politiquement, religieusement ou de tout autre façon - tant que vous mettrez l'accent sur le moi, le penseur, l'observateur, en le nourrissant d'ambitions, soit en votre nom soit au nom d'un pays, d'un parti ou d'une idée que vous appelez religion, tant que durera l'activité de cette expansion personnelle, vous aurez un problème sexuel. D'une part, vous créez et nourrissez l'expansion du moi, et d'autre part vous essayez de vous oublier, de vous perdre ne fût-ce qu'un moment. Comment ces deux désirs peuvent-ils exister ensemble? Votre vie est une contradiction: vous cherchez en même temps à intensifier le moi et à l'oublier. Le problème n'est pas l'acte sexuel, c'est cette contradiction en vous, laquelle ne peut pas être vaincue par l'esprit -puisqu'il est lui-même contradiction - mais peut être comprise si vous saisissez pleinement le processus total de votre existence quotidienne. Aller chercher des sensations au cinéma, lire des livres excitants et des illustrés avec des photos de femmes à peu près nues, dévisager les femmes et capter un regard fugitif, tout cela encourage l'esprit à amplifier le moi et en même temps vous voulez être bons, affectueux et tendres. Les deux ne vont pas de pair. L'ambitieux (spirituellement ou autrement) ne peut jamais être sans problèmes, parce que les problèmes ne cessent que lorsque le moi est oublié, lorsqu'il est inexistant. Et cet état de non-existence du moi n'est pas un acte de volonté, n'est pas une simple réaction. Le problème sexuel est une réaction et lorsque l'esprit cherche à le résoudre, il ne le rend que plus confus, plus lancinant, plus douloureux. L'acte n'est pas un problème, le problème est l'esprit, l'esprit qui se veut chaste. La chasteté n'est pas du monde de la pensée: l'esprit ne peut que réprimer ses propres activités et le refoulement n'est pas la chasteté. La chasteté n'est pas une vertu; elle ne peut pas être cultivée. L'homme qui cultive l'humilité n'est certainement pas humble; il peut appeler son orgueil humilité, mais c'est un orgueilleux et c'est pour 121

cela qu'il cherche à être humble. L'orgueil ne peut jamais devenir humilité et la chasteté n'est pas une chose de l'esprit: on ne peut pas « devenir » chaste. Vous ne connaîtrez la chasteté que là où il y aura de l'amour, et l'amour n'est ni du monde de la pensée, ni du monde des objets de la pensée.

Ainsi le problème sexuel qui torture tant de personnes partout dans le monde ne peut pas être résolu tant que l'esprit n'est pas compris. Nous ne pouvons pas mettre un terme à la pensée; mais la pensée parvient à son terme lorsque le penseur s'arrête; et le penseur ne s'arrête que par la compréhension de son processus entier. La peur surgit lorsqu'il y a une division entre le penseur et sa pensée. Lorsqu'il n'y a pas de penseur, alors seulement cesse le conflit dans la pensée. Il ne faut pas d'effort pour comprendre ce qui est implicite. Le penseur entre en existence au moyen de la pensée; ensuite il s'efforce de façonner, de diviser ou de faire cesser ses pensées. Le penseur est une entité fictive, une illusion de l'esprit. Lorsqu'on se rend compte d'une pensée en tant que fait, on n'a plus besoin de penser sur ce fait. S'il y a simple perception sans choix, ce qui est implicite dans le fait commence à se révéler. Aussitôt, la pensée, en tant que fait, finit là. Et vous verrez alors que les problèmes qui rongent vos cœurs et vos esprits, les problèmes de notre structure sociale, peuvent être résolus. Vous verrez que la question sexuelle n'est plus un problème, qu'elle a trouvé sa place, mais ni parmi les choses pures ni parmi les choses impures. C'est lorsque l'esprit lui accorde une place prédominante que le problème surgit. Et il lui donne cette place prédominante parce que l'esprit ne peut pas vivre sans un certain sens de bonheur. Mais lorsqu'il comprend tout son processus et parvient ainsi à sa fin, en d'autres termes, lorsque la pensée cesse, il y a création, et c'est cette création qui nous rend heureux. Être dans cet état de création est une félicité, parce que c'est un oubli de soi qui ne comporte pas de réactions provenant du moi. Cette réponse à votre question sur le problème sexuel quotidien n'est pas une abstraction, c'est la seule réponse qui soit. L'esprit nie l'amour, et sans amour il n'y a pas de chasteté; c'est parce qu'il n'y a pas d'amour que vous créez le problème.

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Question XXII

Sur l'amour

Question : Qu'appelez-vous amour?

Krishnamurti : Nous allons découvrir ce qu'est l'amour en comprenant tout ce qui, sous le couvert de son nom, n'est pas lui. L'amour étant l'inconnu, nous ne pourrons le connaître qu'en écartant le connu. L'inconnu ne peut pas être découvert par un esprit rempli d'éléments connus. Ce que nous allons faire c'est découvrir la valeur du connu, regarder le connu; et lorsque celui-ci sera vu avec pureté, sans condamnation, nos esprits se libéreront de lui; et nous saurons ce qu'est l'amour. Il nous faut donc aborder l'amour négativement et non pas positivement.

Qu'est-ce que l'amour pour la plupart d'entre nous? Lorsque nous disons que nous aimons une personne, qu'entendons-nous par là? Que nous la possédons. D'où la jalousie, car si nous perdons la personne aimée nous nous sentons vides, perdus. Donc nous légalisons la possession et cet état qui s'accompagne d'innombrables conflits n'est évidemment pas l'amour.

L'amour n'est pas du sentiment. Être sentimental, émotif, ce n'est pas aimer car la sentimentalité, l'émotion, ne sont que des sensations. Le dévot qui pleure sur Jésus ou Krishna, sur son gourou ou sur quelqu'un d'autre, n'est que sentimental, émotif. Il se complaît dans une sensation, laquelle est un processus de pensée, et la pensée n'est pas amour. La pensée est le produit des sensations. La personne sentimentale, émotive, ne peut absolument pas connaître l'amour. Ne sommes-nous pas émotifs et sentimentaux? C'est une façon d'enfler le moi. Être rempli d'émotion ce n'est certes pas aimer, car la personne sentimentale peut être très cruelle lorsque ses sentiments ne trouvent pas d'échos et ne peuvent pas s'extérioriser. Une personne émotive peut être poussée à la haine, à la guerre, au massacre; elle peut verser beaucoup de larmes pour sa religion; mais cela n'est pas de l'amour.

Et pardonner est-ce aimer? Que comporte le pardon? Vous m'insultez, je vous en veux et je m'en souviens; ensuite, par quelque contrainte ou par le repentir, je suis amené à vous dire: « je vous pardonne ». D'abord je retiens, puis je rejette. Qu'est-ce que cela révèle? Que je demeure le personnage central, que c'est « moi » qui assume l'importance, puisque c'est « moi » qui pardonne. Tant qu'existe cette attitude du pardon c'est moi qui suis important, et non pas celui qui m'a insulté. Tant que j'accumule du ressentiment ou que je nie ce ressentiment - ce que vous appelez le pardon - ce n'est pas de l'amour. L'homme qui aime n'a pas d'inimitiés et est indifférent à tout cela. La sympathie, le pardon; les rapports basés sur la possession, la jalousie et la peur; rien de tout cela n'est l'amour, tout cela appartient à la pensée; et dès que l'esprit est arbitre, il n'y a pas d'amour, car l'esprit ne peut arbitrer que par le sens possessif et son arbitrage n'est que possession sous différentes formes. L'esprit ne peut que corrompre l'amour, il ne peut pas l'engendrer, il ne peut pas conférer de la beauté. Vous pouvez écrire un poème sur l'amour, mais cela n'est pas de l'amour.

Il n'y a évidemment pas d'amour si vous ne respectez pas réellement l'« autre », que ce soit votre 123

domestique ou votre ami. N'avez-vous pas remarqué que vous n'êtes pas respectueux, bienveillant, généreux envers les personnes soi-disant « au-dessous » de vous? Vous avez du respect pour ceux qui sont « au-dessus », pour votre patron, pour le millionnaire, pour celui qui a une grande maison et des titres, pour l'homme qui peut vous faire avoir une situation, pour celui dont vous pouvez obtenir quelque chose. Mais vous donnez des coups de pied à ceux qui sont « au-dessous », vous avez un langage spécial pour eux. Où il n'y a pas de respect, il n'y a pas d'amour; où il n'y a pas de charité, pas de pitié, pas d'oubli, il n'y a pas d'amour. Et comme nous sommes, pour la plupart, dans cet état, nous n'aimons pas. Nous ne sommes ni respectueux ni charitables ni généreux. Nous sommes possessifs, pleins de sentiments et d'émotions qui peuvent être canalisés pour tuer, pour massacrer, ou pour unifier quelque intention ignorante et sotte. Et comment, dès lors, peut-il y avoir de l'amour?

L'on ne peut connaître l'amour que lorsque tout cela a cessé, est parvenu à un terme, lorsque l'on ne possède pas, lorsque l'on n'est pas simplement émotif dans la dévotion à un objet. Une telle dévotion est une supplication; elle consiste à vouloir obtenir quelque chose. L'homme qui prie ne connaît pas l'amour. Puisque vous êtes possessifs, puisque vous cherchez un résultat au moyen de la dévotion et de la prière - lesquelles vous rendent sentimentaux et émotifs - naturellement il n'y a pas d'amour. Il est évident qu'il n'y a pas d'amour s'il n'y a pas de respect. Vous pouvez dire que vous êtes respectueux, mais vous l'êtes pour vos supérieurs, c'est le respect du quémandeur, le respect de la crainte. Si vous éprouviez réellement du respect, vous seriez respectueux envers ceux qui sont le plus bas, comme envers les personnes soi-disant supérieures. Puisque vous n'avez pas cela, vous n'avez pas d'amour.

Combien peu d'entre nous sont généreux, cléments, charitables ! Vous l'êtes moyennant bénéfice; vous êtes charitables lorsque vous voyez que cela peut vous rapporter quelque chose. Mais dès que tout cela disparaît, dès que cela n'occupe plus l'esprit et que les choses de l'esprit ne remplissent pas le cœur, il y a de l'amour. Et l'amour seul peut transformer la folie actuelle, la démence du monde. Les systèmes et-les théories de la gauche ou de la droite n'y feront rien. Vous n'aimerez réellement que lorsque vous ne posséderez plus, lorsque vous ne serez pas envieux et avides, lorsque vous aurez du respect, de la compassion, de la bienveillance, de la considération pour votre femme, vos enfants, vos voisins et vos malheureux domestiques.

On ne peut pas « penser » à l'amour, on ne peut pas le cultiver, on ne peut pas s'y exercer.

S'entraîner à aimer, à sentir la fraternité humaine, est encore dans le champ de l'esprit, donc ce n'est pas de l'amour. Lorsque tout cela s'est arrêté, l'amour entre en existence et alors on sait ce qu'est aimer.

L'amour n'est ni quantitatif ni qualificatif. Lorsqu'on aime, on ne dit pas: « j'aime le monde entier »; mais lorsqu'on sait aimer une personne, on sait aimer le tout. Parce que nous ne savons pas aimer une personne, quelle qu'elle soit, notre amour de l'humanité est fictif. Lorsque vous aimez il n'y a ni « une »

personne, ni « les hommes », il n'y a que l'amour. Ce n'est que par l'amour que nos problèmes peuvent être résolus et que nous pouvons connaître la joie et la félicité.

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Question XXIII

Sur la mort

Question : Quels rapports y a-t-il entre la mort et la vie?

Krishnamurti : Y a-t-il une division entre la vie et la mort? Pourquoi considérons-nous la mort comme un état séparé de la vie? Pourquoi avons-nous peur de la mort? Et pourquoi tant de livres ont-ils été écrits sur elle? Pourquoi y a-t-il une ligne de démarcation entre la vie et la mort? Et cette séparation est-elle réelle ou simplement arbitraire, une fabrication de l'esprit?

Lorsque nous parlons de la vie, nous entendons un processus de continuité en lequel il y a identification. Moi et ma maison, moi et ma femme, moi et mon compte en banque, moi et mon expérience. C'est ce que nous appelons la vie, n'est-ce pas? Vivre est un processus de continuité dans la mémoire, conscient mais aussi inconscient, avec ses luttes, querelles, incidents, expériences, etc. Tout cela est ce que nous appelons la vie et nous pensons à la mort comme à son opposé. Ayant créé cet opposé, nous le redoutons et commençons à rechercher la relation entre la vie et la mort. Si nous parvenons à jeter entre l'une et l'autre le pont de nos explications, la croyance en une continuité, en un au-delà, nous sommes satisfaits. Nous croyons à la réincarnation ou à une autre forme de la continuité de la pensée, et ensuite nous essayons d'établir le rapport entre le connu et l'inconnu, entre le passé et le futur. C'est bien cela que nous faisons, n'est-ce pas, lorsque nous posons des questions sur les relations entre la vie et la mort. Nous voulons savoir comment jeter un pont entre le « vivre » et le « finir ». C'est là notre désir fondamental.

Pouvons-nous connaître la « fin », qui est la mort, pendant que nous vivons? Je veux dire que si nous pouvions savoir, pendant que nous vivons, ce qu'est la mort, nous n'aurions pas de problèmes.

C'est parce que nous ne pouvons pas entrer en contact avec l'inconnu pendant que nous vivons, que nous en avons peur. Notre lutte consiste à établir un rapport entre nous-mêmes qui sommes le résultat du connu, et l'inconnu que nous appelons mort. Peut-il y avoir une relation entre le passé et quelque chose que l'esprit ne peut pas concevoir et que nous appelons mort? Pourquoi séparons-nous les deux?

N'est-ce point parce que notre esprit ne fonctionne que dans le champ du connu, dans le champ du continu? L'on ne se connaît soi-même qu'en tant que penseur, qu'en tant qu'acteur ayant certains souvenirs de misères, de plaisirs, d'amour, d'affections, d'expériences de toutes sortes; l'on ne se connaît qu'en tant qu'être continu, sans quoi l'on n'aurait aucun souvenir de soi-même « étant » quoi que ce soit.

Or, lorsque ce « quoi que ce soit » considère sa fin - que nous appelons mort - surgit en nous la peur de l'inconnu, donc le désir d'englober l'inconnu dans le connu, de donner une continuité au connu. Je veux dire que nous ne voulons pas connaître une vie incluant la mort, mais nous voulons nous persuader qu'un moyen existe de durer indéfiniment. Nous ne voulons pas connaître la vie et la mort, mais nous voulons apprendre à durer sans fin.

Ce qui continue n'a pas de renouveau. Il ne peut rien avoir de neuf, rien de créatif en ce qui 125

continue. Cela semble bien évident. Au contraire, sitôt que s'arrête la continuité, ce qui est toujours neuf devient possible. C'est notre fin que nous redoutons. Nous ne voyons pas que le renouveau créateur et inconnu ne peut se produire qu'en cette fin du « quoi que ce soit » que nous croyons être. Le report quotidien de nos expériences, de nos souvenirs et de nos infortunes, bref tout ce qui vieillit en s'accumulant, doit mourir chaque jour pour que le renouveau puisse être. C'est chaque jour que nous devons mourir. Le neuf ne peut pas être là où est une continuité - le neuf étant le créatif, l'inconnu, l'éternel, Dieu si vous voulez. La personne, l'entité continue qui est à la recherche de l'inconnu, du réel, de l'éternel, ne le trouvera jamais, parce qu'elle ne trouvera que ce qu'elle projette hors d'elle-même, et ce qu'elle projette n'est pas le réel. Ce n'est que lorsque nous finissons, lorsque nous mourons que le réel peut être connu; et celui qui cherche une relation entre la vie et la mort, un pont entre le continu et ce qu'il s'imagine exister au-delà, vit dans un monde fictif, irréel, qui est une projection de lui-même.

Et est-il possible, pendant que l'on vit, de mourir, c'est-à-dire de parvenir à sa fin, de n'être rien du tout? Est-il possible, en vivant dans ce monde où tout « devient » de plus en plus (ou « devient » de moins en moins) où tout est un processus d'escalades, de réussites, de succès, est-il possible, dans un tel monde, de connaître la mort? Est-il possible d'achever chaque souvenir? (Il ne s'agit pas des souvenirs des faits: de l'adresse de votre domicile, etc.) Est-il possible de mettre fin à chaque attachement intérieur, à une sécurité psychologique, à tous les souvenirs que nous avons accumulés, emmagasinés, et où nous puisons notre sécurité et notre bonheur? Est-il possible de mettre fin à tout cela, ce qui veut dire mourir chaque jour pour qu'un renouveau puisse avoir lieu demain? Ce n'est qu'alors que l'on connaît la mort pendant que l'on vit. Ce n'est qu'en cette mort, en cette fin, en cet arrêt de la continuité, qu'est le renouveau, la création de ce qui est éternel.

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Question XXIV

Sur le temps

Question : Le passé peut-il se dissoudre tout d'un coup, ou faut-il du temps pour cela?

Krishnamurti : Nous sommes le résultat du passé. Notre pensée est fondée sur hier et beaucoup de milliers d'hiers. Nous sommes le résultat du temps et nos réactions, notre comportement actuels, sont les effets cumulatifs de beaucoup de milliers d'instants, d'incidents, d'expériences. Donc, le passé est, pour la majorité d'entre nous, le présent; c'est là un fait qui ne peut être nié. Vous, vos pensées, vos actes, vos réactions, vous êtes le résultat du passé. Or, vous voulez savoir si le passé peut être effacé immédiatement, par l'effet d'une action en dehors de la durée, ou si l'esprit a besoin de temps pour être affranchi, dans le présent, de ce passé cumulatif. Il est important de comprendre cette question, qui est celle-ci: étant donné que chacun de nous est le résultat du passé, avec un arrière-plan d'influences innombrables en perpétuel changement, est-il possible d'effacer cet arrière-plan sans passer par le processus du temps?

Qu'est-ce que le passé? Qu'entendons-nous par passé? Nous ne parlons pas ici du passé chronologique, c'est bien évident. Nous parlons des expériences accumulées, des réactions emmagasinées, des souvenirs, des traditions, des connaissances, des entrepôts subconscients de pensée innombrables, de sentiments, d'influences, de réponses. Avec cet arrière-plan, il n'est pas possible de comprendre la réalité parce que celle-ci ne peut être d'aucun temps: elle est intemporelle. On ne peut pas comprendre l'intemporel avec un esprit qui est le produit du temps. Vous voulez savoir s'il est possible de libérer l'esprit tout de suite: s'il est possible à l'esprit (qui est le résultat du temps) de cesser d'être, immédiatement; ou au contraire s'il faut passer par une longue série d'examens et d'analyses pour libérer l'esprit de son arrière-plan.

L'esprit « est » l'arrière-plan; il « est » le résultat du temps; il « est » le passé; l'esprit n'est pas le futur, mais peut se projeter dans l'avenir. Il se sert du présent comme passage vers le futur; il est donc toujours, quoi qu'il fasse, quelles que soient ses activités passées, présentes et futures, dans le réseau du temps. L'esprit peut-il cesser complètement? Le processus de pensée peut-il prendre fin? Nous nous rendons compte que l'esprit, que ce que nous appelons la conscience, se compose de beaucoup de couches, interdépendantes et interagissantes: notre conscience n'est pas seulement l'expérience mais aussi les noms, les mots qui s'y ajoutent, et l'emmagasinage des souvenirs. Tel est le processus de la conscience.

Lorsque nous parlons de conscience, nous parlons de l'expérience, des noms que nous lui donnons et de l'emmagasinage dans la mémoire qui en résulte. Tout cela à différents niveaux est la conscience.

L'esprit, qui est le résultat du temps, doit-il passer par le processus de l'analyse, pas à pas, en vue de se libérer de l'arrière-plan, ou peut-on être entièrement affranchi du temps et regarder directement la réalité?

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De nombreux psychanalystes nous disent que pour nous libérer de l'arrière-plan nous devons examiner chaque réaction, chaque complexe, chaque obstacle, chaque blocage, ce qui évidemment implique le temps. Cela veut dire aussi que je dois comprendre ce que j'analyse en moi-même et ne pas me tromper dans mon interprétation. Si je traduis mal, je parviens à des conclusions erronées et établis ainsi un nouvel arrière-plan. Je dois donc être capable d'analyser mes pensées et mes sentiments sans les déformer, et je ne dois pas manquer un seul pas de l'analyse, parce que tout faux pas, toute erreur dans mes conclusions, rétablit un arrière-plan, sur d'autres bases, et à d'autres niveaux. J'en viens ainsi à me demander si, en tant que mon propre analyste, je suis autre chose que ce que j'analyse. L'analyste et l'objet analysé ne sont-ils pas un seul et unique phénomène?

Certes l'expérience et celui qui vit l'expérience sont un seul phénomène; ce ne sont pas deux processus distincts. Mais examinons les difficultés de ce procédé. Il est à peu près impossible d'analyser tout le contenu de notre conscience et de nous libérer ainsi. Après tout, qui est cet analyste?

Quoi qu'il en pense, il n'est pas autre chose que ce qu'il analyse. Il peut s'en détacher par l'esprit, mais il en est partie intégrante. Lorsque j'ai une pensée, un sentiment, lorsque je suis en colère, par exemple, moi qui analyse la colère, je suis toujours partie intégrante de la colère. Il y a donc des difficultés incalculables à s'élucider, à se révéler à soi-même comme on lirait un livre, une page après l'autre. Ce n'est pas ainsi que l'on s'affranchit de l'arrière-plan. Il doit y avoir une voie beaucoup plus simple, plus directe, et c'est ce que nous allons, vous et moi, chercher ensemble. Pour la découvrir, nous devons écarter ce qui est faux, et l'analyse n'étant pas cette voie, nous libérer de cette méthode.

Et que vous reste-t-il? Car vous ne connaissez, vous ne pratiquez que l'analyse. L'observateur observant, l'observateur essayant de s'expliquer ce qu'il a observé, ne se libérera pas de l'arrière-plan parce que l'arrière-plan et lui sont un seul phénomène. S'il en est ainsi, - et il en est ainsi - vous abandonnerez ce procédé, n'est-ce pas? Si vous voyez que cette voie est fausse, si vous vous rendez compte, non pas verbalement mais en fait, que cette méthode est erronée, qu'arrive-t-il à votre analyse?

Vous cessez d'analyser, et puis que vous reste-t-il? Observez, suivez ce qui vous reste et vous verrez avec quelle rapidité on peut être affranchi de l'arrière-plan. Si cette voie n'est pas la bonne, que vous reste-t-il? Quel est l'état dans lequel se trouve un esprit accoutumé à analyser, tester, observer, disséquer, conclure et recommencer? Si vous arrêtez net ce processus, dans quel état se trouve votre esprit?

Vous me répondez qu'il est dans un état de vide. Allez plus loin dans ce vide. Lorsque vous rejetez ce que vous savez être faux, qu'arrive-t-il à votre esprit? Somme toute, qu'avez-vous écarté? Vous avez rejeté le procédé erroné qui résulte de l'arrière-plan. D'un seul coup, pour ainsi dire, vous avez rejeté tout cela. Alors votre esprit - lorsque vous écartez la méthode analytique avec toutes ses implications, et la voyez erronée - est libre d'hier et par conséquent susceptible de perception directe sans passer à travers tout le processus du temps; il est susceptible d'un rejet immédiat de l'arrière-plan.

Situons la question autrement: la pensée est un produit du temps, n'est-ce pas? La pensée résulte du milieu, des influences sociales et religieuses, tout cela faisant partie du temps. Demandons-nous alors comment la pensée pourrait être affranchie du temps. La pensée, qui est un résultat du temps, peut-elle s'arrêter et être affranchie du temps? Elle peut être dominée, façonnée, mais la discipline de l'esprit est encore dans le réseau du temps. Ainsi notre difficulté est: comment un esprit qui est le résultat du temps, de nombreux milliers d'hiers, peut-il être instantanément libre de cet arrière-plan si complexe?

Vous pouvez en être libre, mais dans le présent, dans le maintenant, pas demain. Cela ne peut se faire que lorsque vous vous rendez compte de ce qui est faux. Le faux est évidemment le procédé analytique, et c'est le seul instrument que nous ayons.

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Lorsque le processus analytique s'arrête complètement, non pas par une discipline mais par la compréhension de son inévitable erreur, vous voyez que votre esprit est complètement dissocié du passé; ce qui ne veut pas dire que vous ne reconnaissiez pas le passé mais que votre esprit n'a pas de communion directe avec lui. Alors il peut se libérer du passé immédiatement, maintenant, et cette dissociation du passé, cette liberté complète par rapport à hier (non pas chronologique, mais psychologique) est possible; et c'est la seule voie vers la compréhension de la réalité.

Demandons-nous plus simplement quel est l'état de notre esprit lorsque nous voulons comprendre quoi que ce soit. Lorsque vous voulez comprendre votre enfant, ou telle personne, comprendre ce qu'elle dit, quel est l'état de votre esprit? Vous n'analysez pas, vous ne critiquez pas, vous ne jugez pas ce que l'autre est en train de dire: vous écoutez tout simplement. Votre esprit est dans un état où le processus de la pensée n'est pas actif tout en étant sur le qui-vive. Et cette vivacité n'est pas dans le réseau du temps. Vous n'êtes que vivacité, réceptivité passive et totalement lucide; ce n'est qu'en cet état qu'il y a compréhension. Lorsque l'esprit agité questionne, se tracasse, dissèque, analyse, il n'y a pas de compréhension. Lorsqu'il y a l'intensité de comprendre, l'esprit est évidemment tranquille. Cela, naturellement, doit être vécu; mais l'on voit facilement que plus on analyse, moins on comprend. On peut comprendre certains événements, mais tout le contenu de la conscience ne peut pas être vidé par un processus analytique. Il ne peut être vidé que lorsque l'on voit l'erreur de l'approche analytique.

Lorsque l'on voit l'erreur sous son vrai jour on commence à découvrir le vrai, et c'est la vérité qui nous libérera de l'arrière-plan.

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Question XXV

Sur l'action sans idéation

Question : Vous dites que, pour que la vérité se produise il faut agir sans idée. Est-il possible d'agir en toutes circonstances sans idée, c'est-à-dire sans motif?

Krishnamurti : Qu'est-ce que l'action pour nous? Qu'entendons-nous par action? Notre action - ce que nous voulons faire ou être - est basée sur une idée, n'est-ce pas? Nous ne connaissons pas d'autre action; nous avons des idées, un idéal, des promesses, diverses formules sur ce que nous sommes ou ne sommes pas. La base de notre action est une récompense future, ou la peur d'un châtiment. Nous connaissons cela. Une telle activité est un processus d'auto-isolement. Vous avez l'idée de vertu et conformément à cette idée, vous vivez, agissez, êtes en relation. Pour vous, les rapports humains, collectifs et individuels, sont des actions qui tendent vers un idéal, vers des vertus, vers un épanouissement, etc.

Lorsque mon action est basée sur un idéal (qui est une idée) tel que: « je dois être courageux », « je dois suivre l'exemple », « je dois être charitable », « je dois prendre conscience de mes responsabilités sociales », etc., cette idée façonne mon action, la guide. Nous disons tous: « il y a un exemple de vertu que nous devons suivre », ce qui veut dire: « je dois vivre selon cela ». Ainsi l'action est basée sur une idée. Entre l'action et l'idée, il y a une coupure, une scission: il y a le processus du temps. C'est bien ainsi que cela se passe: je ne suis pas charitable, je n'aime pas, il n'y a pas de pardon en mon cœur, mais je sens qu'il faut être charitable. Ainsi se produit un hiatus entre ce que je suis et ce que je devrais être, et nous essayons constamment de jeter un pont entre les deux. C'est cela notre activité.

Qu'arriverait-il si l'idée n'existait pas? D'un seul coup vous auriez éliminé l'intervalle. Vous « seriez

» ce que vous êtes. Mais vous dites: « je suis laid, je dois devenir beau, que faire? » Vous cherchez une action basée sur une idée. Vous dites: « je n'ai pas de compassion, il faut que j'en aie »; vous introduisez ainsi une idée distincte de l'action, donc l'action n'est jamais conforme à ce que vous êtes, elle est à l'image de ce que vous voudriez être. L'homme borné vous dit qu'il deviendra brillant. Il travaille, il lutte pour « devenir », il ne s'arrête jamais pour se dire « je suis stupide ». Ainsi son action basée sur une idée n'est pas du tout une action.

Agir veut dire faire, bouger. Mais lorsque vous avez une idée, il n'y a qu'un processus en action, celui de la pensée qui gravite autour de l'idée. Et s'il n'y a aucune idée, qu'arrive-t-il? Vous êtes ce que vous êtes. Vous êtes cruel, égoïste, sans charité, stupide, irréfléchi. Pouvez-vous demeurer avec cela? Si vous le pouvez, voyez ce qui se produit. Lorsque je me reconnais cruel, etc., lorsque je suis conscient de cela en tant que fait, qu'arrive-t-il? N'y a-t-il pas de la charité, n'y a-t-il pas de l'intelligence? Lorsque je reconnais complètement le manque de charité, non pas verbalement, artificiellement, mais lorsque je suis pleinement conscient de mon manque de charité et d'amour, n'y a-t-il pas déjà, dans cette perception même, de l'amour? Est-ce que je ne deviens pas tout de suite charitable? Si je vois la 130

nécessité d'être propre, c'est bien simple, je me lave. Mais si j'ai comme idéal que je « devrais » être propre, qu'arrive-t-il? Il arrive que le nettoyage est remis à plus tard ou pratiqué superficiellement.

L'action basée sur une idée est très superficielle; ce n'est pas de l'action du tout mais de l'idéation. C'est le processus de la pensée qui continue.

L'action qui nous transforme en tant qu'êtres humains, qui régénère, transforme ou, si vous voulez, qui apporte la rédemption, une telle action n'est pas basée sur l'idée. Une telle action ne tient pas compte des récompenses et des châtiments. Une telle action est intemporelle parce que l'esprit, qui est le processus du temps, le processus calculateur qui divise et isole, n'y participe pas.

Cette question n'est pas de celles auxquelles on puisse répondre, ainsi que vous le voudriez, par un

« oui » ou un « non ». Il est facile de poser des questions telles que: « qu'entendez-vous par... » et puis de se rasseoir et de m'écouter expliquer. Il est beaucoup plus ardu de trouver une réponse soi-même, d'entrer dans l'interrogation si profondément, si clairement et incorruptiblement que le problème n'existe plus. Cela ne peut se produire que lorsque l'esprit est réellement silencieux devant les questions qu'il se pose. Alors le problème, si vous l'aimez, est aussi beau qu'un beau coucher de soleil. Si vous êtes en conflit avec lui, vous ne le comprendrez jamais. En général nous nous débattons en lui parce que nous avons peur de ce qui pourrait se produire si nous allions plus loin; ainsi nous perdons le sens et l'appréciation du problème.

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Question XXVI

Les vieilles habitudes et la vie neuve

Question : Lorsque je vous écoute, tout semble clair et neuf. Lorsque je rentre chez moi, ma vieille et sotte agitation me reprend. Qu'y a-t-il de faussé en moi?

Krishnamurti : De quoi sont faites nos existences? De perpétuelles provocations et de nos réactions, ou réponses, à ces provocations. Celles-ci sont toujours neuves et nos réponses sont toujours vieilles. Je vous ai rencontré hier et vous m'abordez aujourd'hui. Vous êtes différent, vous avez changé, vous êtes neuf, mais j'ai l'image de vous tel que vous étiez hier. Je mêle alors le neuf et le vieux. Je ne vous aborde pas d'un esprit neuf, j'ai en moi votre image d'hier, donc ma réponse à la provocation est conditionnée. Ici, pendant ces causeries, vous oubliez provisoirement que vous êtes brahmane, chrétien, de haute caste, que sais-je: vous oubliez tout. Vous ne faites qu'écouter, absorbés, essayant de comprendre. Lorsque vous reprenez vos vies quotidiennes, vous redevenez votre ancien moi familier, vous avez repris votre travail, votre caste, votre système social, votre famille. En somme, le neuf est constamment absorbé par le vieux: habitudes, coutumes, idées, traditions, souvenirs. Le problème se pose ainsi: comment puis-je libérer ma pensée de ce qui est vieux, de façon à être neuf tout le temps?

Comment dois-je m'y prendre pour être « neuf » la prochaine fois que je verrai une fleur, un visage, un ciel, un arbre, un sourire? Pourquoi ne sommes-nous pas neufs? Comment le vieux absorbe-t-il le neuf, comment le modifie-t-il, pourquoi le neuf cesse-t-il lorsque vous rentrez chez vous?

La vieille réponse émane du penseur. Celui-ci n'est-il pas toujours vieux? Du fait que votre pensée est fondée sur le passé, lorsque vous rencontrez le neuf, c'est le penseur qui le rencontre; c'est l'expérience d'hier qui le rencontre. Or, si le penseur est toujours vieux, le problème est: comment libérer l'esprit de sa propre présence en tant que penseur? Comment déraciner les souvenirs, non pas ceux des faits, mais la mémoire psychologique qui est l'accumulation de l'expérience? Si l'on n'est pas affranchi des résidus de l'expérience, on ne peut pas recevoir le neuf. Libérer la pensée, être libéré du processus de la pensée est toutefois très ardu, car nos croyances, nos traditions, toutes nos méthodes d'éducation, sont un processus d'imitation, de copie, d'enregistrement. Ce réservoir de mémoire réagit constamment au neuf, et sa réponse constitue ce que nous appelons la pensée. C'est cette pensée qui aborde le neuf. Comment le neuf peut-il donc se produire? Il ne peut se produire que lorsqu'il n'y a pas de résidu de mémoire. Et il y a résidu lorsque l'expérience n'est pas achevée, conclue, c'est-à-dire lorsque la compréhension de cette expérience est incomplète. Lorsque l'expérience est complète, il n'y a pas de résidu. En cela est la beauté de la vie. L'amour n'est pas un résidu, l'amour n'est pas une expérience, c'est un état d'être éternellement neuf. Ainsi notre problème est: peut-on aborder le neuf constamment, dans la vie quotidienne? Certes, on le peut. L'on doit, à cet effet, provoquer une révolution dans la pensée et dans le sentiment. L'on ne peut être libre que lorsque chaque incident est pensé d'instant en instant, jusqu'au bout, lorsque chaque réaction est pleinement comprise et non distraitement vue et écartée. L'on n'est affranchi de l'accumulation de la mémoire que lorsque chaque 132

pensée, chaque sentiment est complété, pensé jusqu'au bout. En d'autres termes, lorsque toutes les pensées et tous les sentiments sont pensés jusqu'au bout, ils s'achèvent, ils finissent, et un intervalle se produit entre cette fin et l'idée qui suit. En cet espace de silence est un renouveau: le neuf créatif a lieu.

Il ne s'agit pas ici d'une théorie: essayez d'aller jusqu'au bout de chaque pensée et de chaque sentiment et vous verrez que cette façon de penser est très utile dans la vie quotidienne, car elle permet d'être toujours neuf et le neuf est éternellement valable. Être neuf c'est être créatif, et être créatif c'est être heureux. L'homme heureux se soucie peu d'être riche ou pauvre, d'appartenir à telle classe sociale, à telle caste ou tel pays. Il n'a ni chefs, ni dieux, ni temples, ni églises, donc pas de querelles, pas d'inimitiés. Et cet état d'esprit est certainement ce qu'il y a de plus efficace pour résoudre nos difficultés dans le chaos mondial actuel. C'est parce que nous ne sommes pas créatifs, dans le sens que je donne à ce mot, que nous sommes si antisociaux à différents niveaux de notre conscience. Seuls peuvent éclairer efficacement, avec intelligence, les mondes de nos relations sociales, tous nos mondes de relations, ceux d'entre nous qui connaissent le bonheur. Et il n'y a de bonheur qu'en notre propre fin. Il n'y en a pas tant que nous prolongeons le processus de notre devenir. En la fin de ce processus est un renouveau, une naissance, une fraîcheur, une joie.

Le neuf est absorbé par le vieux et le vieux détruit le neuf tant qu'existe un arrière-plan, tant que l'esprit, le penseur, est conditionné par la pensée. Pour être affranchi de l'arrière-plan, des influences qui conditionnent, de la mémoire, il faut être affranchi de la continuité. Il y a continuité tant que la pensée et le sentiment ne sont pas totalement achevés.. Vous achevez une pensée lorsque vous la suivez jusqu'au bout et, ainsi, mettez fin à toute pensée, à tout sentiment. L'amour n'est pas habitude, mémoire; l'amour est toujours neuf. L'on ne peut entrer en contact avec le neuf que si l'esprit est frais, et l'esprit n'est frais que s'il est débarrassé du résidu de la mémoire. Je parle évidemment de la mémoire psychologique et non de celle des faits. Tant qu'une expérience n'est pas complètement comprise, elle laisse un résidu, et ce passé absorbe constamment le neuf, donc le détruit. Ce n'est que lorsque l'esprit est libre du passé qu'il aborde tout avec fraîcheur, et en cela il y a de la joie.

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Question XXVII

Faut-il nommer un sentiment ?

Question : Comment peut-on être conscient d'un sentiment si on ne le situe pas dans une catégorie, si on ne lui donne pas un nom? Si je suis conscient d'un sentiment, il me semble pouvoir le définir presque aussitôt qu'il surgit. Ou entendez-vous parler d'autre chose, lorsque vous dites: ne nommez pas?

Krishnamurti : Pourquoi nommons-nous les choses? Pourquoi mettons-nous une étiquette à une fleur, à une personne, à un sentiment? Pour définir ce sentiment, pour décrire la fleur, etc., ou pour nous identifier à ce que nous ressentons. Nous disons: « je suis en colère », soit pour nous identifier à ce sentiment, soit pour le renforcer, soit pour le dissoudre, bref, pour en faire quelque chose. Nous mettons un nom à un objet pour le désigner, mais il se trouve que nous nous imaginons ainsi le comprendre.

Nous disons: « ceci est une rose », et, la regardant rapidement, nous passons. En lui donnant un nom nous croyons la comprendre. Nous l'avons classifiée et pensons avoir ainsi saisi tout le contenu et la beauté de cette fleur. Aussitôt nous cessons de la voir. Si, toutefois, nous ne donnons pas de nom à un objet, nous sommes « forcés » de le regarder: nous nous en approchons avec la qualité d'une observation neuve, nous le regardons comme si nous ne l'avions jamais encore vu. Nommer les choses est une façon commode de s'en débarrasser - ou de se débarrasser des gens en disant d'eux: « ils sont allemands, japonais, américains, hindous ». L'étiquette une fois mise, vous pouvez la détruire, cela devient très faisable. Si vous ne mettez pas d'étiquette aux gens vous êtes forcés de les regarder et il est alors beaucoup plus difficile de tuer. Vous pouvez détruire l'étiquette avec une bombe et vous sentir de ce fait très vertueux, mais si vous ne mettez pas d'étiquettes et devez par conséquent examiner le cas individuel (homme, fleur, incident ou émotion) vous êtes forcé de considérer vos rapports directs avec lui et avec l'action qui s'ensuit. Donc mettre un nom, une étiquette, est une façon très commode de se débarrasser des choses, de les nier, de les condamner ou de les justifier. Voilà un côté de la question.

Quel est le centre à partir duquel on nomme? Quel est ce centre qui toujours nomme, choisit, enregistre? Nous sentons tous qu'existe un point intérieur à partir duquel nous agissons, jugeons, nommons. Qu'est-il, ce point? Quelques-uns aimeraient à penser que c'est une essence spirituelle, Dieu ou autre chose, mais tâchons de découvrir ce qu'est au juste ce point central, qui nomme et juge. C'est évidemment la mémoire, c'est-à-dire une série de sensations, identifiées et enrobées. C'est le passé revitalisé par le présent et qui se nourrit aux dépens du présent, en nommant, répertoriant, se souvenant.

Nous verrons tout à l'heure, en mettant au jour son contenu, que ce centre, tant qu'il existe, empêche la compréhension. Ce n'est qu'avec la disparition de ce centre que l'on commence à comprendre, puisque ce centre n'est que de la mémoire, la mémoire de diverses expériences auxquelles on a associé des noms, des étiquettes, des identifications. Avec ces expériences nommées et enregistrées, partant du centre, il y a acceptation ou rejet, résolution d'être ou de ne pas être, selon les sensations, les plaisirs et les souffrances de la mémoire de l'expérience. Donc, ce centre « est » le mot.

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Si vous ne nommez pas le centre, existe-t-il? Si vous ne pensez pas en mots, si vous n'employez pas de mots, pouvez-vous encore penser? La pensée commence avec les mots ou, inversement, les mots sont des réponses à la pensée. Le centre est la mémoire d'innombrables expériences de plaisir et de douleur, mise en mots. Observez-le en vous-mêmes, et vous verrez que les mots, que les étiquettes, sont devenus beaucoup plus importants que la substance. Nous vivons de mots.

Pour nous, des mots comme « vérité », « Dieu », sont devenus très importants, ou l'émotion que ces mots représentent. Lorsque nous disons les mots « américain, chrétien, hindou » ou le mot « colère

», nous « sommes » le mot qui représente cette sensation. Mais nous ne savons pas quelle est cette sensation, parce que c'est le mot qui est devenu important. Lorsque vous vous dites bouddhiste ou chrétien, qu'est-ce que ces mots veulent dire, quel est leur sens caché, que vous n'avez jamais examiné?

Notre centre, notre point central « est » le mot, l'étiquette. Si l'étiquette importe peu, si ce qui compte c'est ce qu'il y a « derrière » l'étiquette, vous pouvez investiguer; mais si vous êtes identifié à l'étiquette vous ne pouvez pas aller plus loin. Et nous « sommes » identifiés aux étiquettes, à une maison, à des formes, à un nom, à un mobilier, à un compte en banque, à des opinions, à des stimulants, etc., etc.

Nous sommes ces choses, ces choses représentées par des noms. Elles sont devenues importantes, ainsi que les noms; donc notre centre « est » le mot.

S'il n'y a pas de mot, pas d'étiquette, y a-t-il encore un centre? Il y a une dissolution, un vide - qui n'est pas le vide de la peur, qui en est très différent. Il y a comme le sentiment que l'on n'est rien du tout. Parce que vous avez éliminé les étiquettes, ou plutôt parce que vous avez compris pourquoi vous mettez des étiquettes aux sentiments et aux idées, vous voici complètement neuf, n'est-ce pas? Il n'y a plus de centre à partir duquel agir. Le centre qui est le mot, a été dissous. L'étiquette a été enlevée, et vous, où êtes-vous en tant que centre? Vous êtes toujours là, mais transformé. Cette transformation fait un peu peur et par conséquent vous n'allez pas plus loin dans tout ce qu'elle comporte; vous commencez déjà à la juger, à décider qu'elle vous plaît ou qu'elle vous déplaît. Vous n'agissez pas avec la compréhension de ce qui vient, mais vous jugez déjà, ce qui veut dire que vous avez un centre à partir duquel vous agissez. Et dès que vous jugez, vous voici déjà cloué; les mots « je n'aime pas », «

j'aime » deviennent importants. Mais que se produit-il lorsque vous ne nommez pas? Vous examinez directement l'émotion, la sensation. Vous avez dès lors une relation toute différente avec elle, tout comme vous l'auriez avec une fleur que vous ne nommeriez pas. Vous êtes « forcé » d'avoir un regard neuf. Lorsque vous ne mettez pas de nom à un groupe de personnes, vous êtes forcé de regarder chaque visage et de ne pas traiter ces personnes comme une masse. Vous êtes alors bien plus vif, plus observateur, plus compréhensif. vous avez un sens plus profond de pitié, d'amour; mais si vous les traitez comme s'ils n'étaient qu'une seule masse, vous vous interdisez de les comprendre.

Si vous n'y mettez pas d'étiquettes, vous devez considérer chaque sentiment dès qu'il surgit.

Lorsque vous le nommez, le sentiment est-il différent du nom? Ou est-ce le nom qui éveille le sentiment? Veuillez y réfléchir. Le mot, pour la plupart d'entre nous, intensifie le sentiment. L'un et l'autre sont instantanés. Si vous aviez un intervalle entre sentir et nommer, vous pourriez découvrir si le sentiment est différent de son appellation, et vous pourriez le traiter sans le nommer.

Le problème est celui-ci: comment être libre d'un sentiment que nous nommons, tel que la colère?

Non pas comment le subjuguer, le sublimer, ou le refouler, ce qui est inintelligent et enfantin, mais comment en être réellement libre? Pour en être réellement affranchi, il faut découvrir si le mot est plus important que le sentiment. Le mot « colère » a plus d'importance que le sentiment lui-même. Pour se rendre exactement compte de ce qui se passe, il faut que se produise un intervalle entre sentir et nommer. Voilà un côté de la question.

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Si je ne nomme pas un sentiment, c'est-à-dire si la pensée cesse d'être une activité verbale, ou une manipulation d'images et de symboles (comme pour la plupart d'entre nous) qu'arrive-t-il? L'esprit devient autre chose qu'un simple observateur, car, ne pensant plus en termes de mots, de symboles, d'images, le penseur n'est plus séparé de la pensée, c'est-à-dire du mot. Et l'esprit est alors silencieux. Il l'est spontanément: on ne l'a pas « rendu » silencieux. Lorsque l'esprit est réellement calme, les sentiments qui surgissent peuvent être « traités » immédiatement. Ce n'est que lorsque nous donnons des noms aux sentiments - en les renforçant de ce fait - que nous leur donnons une continuité; ils sont emmagasinés dans le centre, et à partir de ce point nous leur mettons de nouvelles étiquettes qui les fortifient ou les communiquent.

Lorsque l'esprit n'est plus le centre en tant que penseur fait de mots, d'expériences passées (de souvenirs étiquetés, emmagasinés et mis en catégories dans des classeurs), lorsqu'il ne fait rien de tout cela, il est évidemment tranquille. Il n'est plus enchaîné, il n'a plus de centre en tant que « moi » - ma maison, mon succès, mon travail, sont encore des mots qui stimulent le sentiment et fortifient la mémoire -; lorsque rien de tout cela ne se produit, l'esprit est très silencieux. Cet état n'est pas négatif.

Au contraire, pour parvenir à ce point il nous faut passer par tout cela, qui est une entreprise énorme; il ne s'agit pas d'apprendre à la façon des écoliers; « il ne faut pas nommer, il ne faut pas nommer ».

Suivre ce processus dans toutes ses implications, le vivre, voir comment l'esprit fonctionne et arriver au point où l'on ne nomme plus - ce qui indique qu'il n'existe plus un centre distinct de la pensée - tout cela est, en fait, la vraie méditation.

Lorsque l'esprit est réellement tranquille, il devient possible à l'immesurable d'entrer en existence.

Tous les autres processus, toutes les recherches de la réalité, ne sont que des projections de soi « home made », faites à la maison, donc irréelles. Mais ce processus-ci est ardu, car il exige que l'esprit soit constamment conscient de tout ce qui se passe en lui. Pour en arriver là, il faut que du commencement à la fin du processus, il n'y ait ni jugement ni identification. Non pas qu'il s'agisse ici d'une « fin », car quelque chose d'extraordinaire continue à se produire. Et ce n'est pas une promesse que je vous fais là.

C'est à vous d'essayer, d'aller en vous-mêmes de plus en plus profondément, de sorte que se dissolvent les nombreuses enveloppes du centre, et votre démarche, indolente ou vive, ne dépendra que de vous. Il est extraordinairement intéressant d'observer le processus de l'esprit, comment il s'accroche aux mots, comment les mots stimulent la mémoire ou ressuscitent les vieilles expériences et les réaniment. Dans ce processus, l'esprit vit soit dans le futur, soit dans le passé. Donc les mots ont une énorme importance, physique et psychique. Veuillez ne pas « apprendre » cela. Vous ne pouvez l'apprendre ni ici ni dans aucun livre. Ce que l'on apprend, ou ce que l'on trouve dans des livres, n'est pas le réel. Mais vous pouvez vivre cette expérience, vous pouvez vous observer en train de penser, voir comment vous pensez, et avec quelle rapidité vous nommez le sentiment qui se présente. L'observation de tout ce processus libère l'esprit de son centre. Alors l'esprit, étant tranquille, peut recevoir ce qui est éternel.

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Question XXVIII

Sur le connu et l'inconnu

Question : Notre esprit ne connaît que le connu. Qu'y a-t-il en nous qui nous pousse à chercher l'inconnu, la réalité, Dieu?

Krishnamurti : Est-ce que votre esprit vous pousse vers l'inconnu? Y a-t-il en vous une impulsion vers l'inconnu, la réalité. Dieu? Veuillez y penser sérieusement. Sans faire de rhétorique, cherchons vraiment la réponse à cette question. Pensez-vous qu'existe en chacun de nous un besoin de découvrir l'inconnu? Comment peut-on aller à la recherche de l'inconnu? Ce que l'on ne connaît pas, où va-t-on le chercher? Obéit-on à une impulsion vers le réel, ou à un simple désir du connu, élargi? Comprenez-vous ce que je veux dire? J'ai connu beaucoup de choses; elles ne m'ont pas donné le bonheur, le contentement, la joie; alors je veux autre chose, qui me donnera cette joie, ce bonheur, cette vitalité.

Mais le connu - qui est l'esprit, parce que l'esprit « est » le connu, le résultat du passé - mais l'esprit peut-il se mettre à la recherche de l'inconnu? Si je ne connais pas la réalité, l'inconnu, comment puis-je aller à sa recherche? La vérité doit venir, je ne peux pas la poursuivre, car ce que je peux poursuivre n'est jamais que le connu, projeté par moi.

Notre problème n'est pas de savoir ce qui nous pousse à trouver l'inconnu, car il est assez évident que ce qui nous pousse est notre désir d'être plus en sécurité, plus permanent, plus établi, plus heureux, de fuir le désordre, la souffrance, la confusion. Ceux qui subissent cette impulsion, peuvent voir qu'elle offre une évasion et un refuge merveilleux - dans le Bouddha ou le Christ, dans quelque slogan politique ou ailleurs. Mais tout cela n'est pas la réalité, l'inconnaissable, l'inconnu. Cette impulsion pour l'inconnu doit donc s'arrêter, la recherche de l'inconnu doit cesser, et l'on doit au contraire se mettre à comprendre le connu cumulatif, qui est l'esprit. L'esprit doit se comprendre lui-même en tant que connu, parce qu'il ne conçoit pas autre chose. On ne peut pas « penser » à ce que l'on ne connaît pas, on ne pense qu'à ce que l'on connaît.

Notre difficulté est de ne pas lancer l'esprit à la recherche de ce qu'il connaît déjà, et cela ne peut se produire que lorsque l'esprit se perçoit lui-même et voit comment tout son mouvement est celui d'un passé qui se sert du présent pour se protéger dans le futur. C'est un mouvement perpétuel du connu. Et ce mouvement, peut-il s'arrêter? Il ne peut se terminer que lorsque le mécanisme de son processus est compris. Alors seulement l'esprit se comprend, lui-même et ses œuvres, ses modes, ses motifs, ses poursuites et ses aspirations, et non seulement ses désirs superficiels mais ses impulsions et ses mobiles les plus profonds. Et c'est une tâche bien ardue. Ce n'est pas dans une réunion, ni à une conférence, ni par la lecture d'un livre, que vous allez apprendre cela. Il vous faudra une constante observation, une perception claire de chaque mouvement de la pensée, non seulement à l'état de veille, mais même pendant le sommeil. Cela doit être un processus total, non sporadique ou partiel.

Et il y faut aussi l'intention. C'est-à-dire qu'il faut abolir la superstition qui nous fait croire que 137

nous voulons l'inconnu. C'est une illusion. Vous vous imaginez que nous sommes tous à la recherche de Dieu; nous ne le sommes pas. Nous n'avons guère besoin de « chercher » la lumière. Il y aura de la lumière lorsqu'il n'y aura pas. de ténèbres; et nous ne pouvons pas, au moyen des ténèbres, trouver la lumière. Tout ce que nous pouvons faire c'est éliminer les barrières qui créent les ténèbres, et cette opération dépend de notre intention. Si notre intention est d'écarter ces barrières « dans le but » de voir la lumière, nous n'éliminons rien du tout, nous ne faisons que remplacer le mot « ténèbres » par «

lumière ». Même regarder au-delà des ténèbres est une tentative pour les fuir.

Nous ne devons pas considérer ce qui nous pousse mais pourquoi il y a en nous une telle confusion, de tels conflits, et toutes les inepties de l'existence. Lorsque ces choses « ne sont pas », il y a de la lumière, nous n'avons pas besoin d'aller à sa recherche. Éliminer la sottise c'est accueillir l'intelligence: mais le sot qui veut devenir intelligent est toujours sot. L'intelligence n'est jamais transformable en sagesse, mais lorsqu'elle cesse, la sagesse est là. Pour savoir ce qu'est la stupidité il faut y pénétrer très profondément, d'une façon exhaustive, bien examiner toutes ses couches. Cet examen est le début de la sagesse.

Il est donc important, non pas de voir s'il existe en nous quelque chose de plus grand que le connu qui nous pousse vers l'inconnu, mais de voir ce qui, en nous, crée la confusion, les guerres, les différences de classes, le snobisme, la poursuite de la célébrité, l'accumulation des connaissances, l'évasion dans les arts, dans mille occupations. Il est important de voir tout cela tel que cela existe, et de revenir à nous-mêmes tels que nous sommes. Car de là, nous pouvons repartir, le rejet du connu devient relativement facile. Lorsque l'esprit est silencieux, lorsqu'il ne se projette plus dans le futur, souhaitant quelque chose, lorsqu'il est vraiment calme, profondément paisible, l'inconnu entre en existence. Vous ne pouvez ni le chercher ni l'inviter. On ne peut pas inviter l'hôte inconnu. On ne peut pas inviter Dieu, la réalité: l'inconnu doit venir. Et il ne peut venir que lorsque le champ est préparé, lorsque le sol est labouré. Si vous « calmez » votre pensée pour que l'inconnu vienne à vous, il vous échappera.

Notre problème n'est pas la recherche de l'inconnaissable mais la compréhension du processus cumulatif de l'esprit, lequel est toujours le connu. C'est une tâche ardue. Elle exige une constante attention, une constante lucidité sans distraction ni identification ni condamnation: c'est « être avec ce qui est ». Alors seulement la pensée peut se taire. Et aucune dose de méditation, de discipline, ne peut la faire se taire. On ne peut pas « rendre » calme un lac. Il « est » calme lorsque la brise s'arrête. Aussi notre tâche n'est-elle pas de poursuivre l'inconnaissable mais de comprendre la confusion, le désordre, la misère en nous-mêmes; alors cet inconnu en lequel il y a de la joie entre obscurément en existence.

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Question XXIX

Sur la vérité et le mensonge

Question : Vous avez dit que la vérité répétée est mensonge. Comment cela? Qu'est-ce que c'est que le mensonge en réalité? Pourquoi est-ce mal de mentir? N'est-ce pas là un problème profond et subtil à tous les niveaux de l'existence?

Krishnamurti : Vous me posez en même temps deux questions différentes. La première est: lorsqu'une vérité est répétée, comment devient-elle mensonge? Que répétons-nous? Pouvez-vous répéter une compréhension? Vous pouvez vous servir de mots pour décrire un état, et cette description peut être répétée par vous-même ou par un de vos auditeurs, mais l'expérience vécue n'est pas ce récit.

Celui-ci vous fait tomber dans le filet des mots et perdre l'essentiel. L'expérience elle-même, pouvez-vous la répéter? Vous pouvez vouloir la « répéter » dans l'autre sens de ce mot: vouloir qu'elle se répète.

Vous pouvez avoir le désir de sa répétition, de sa sensation, mais celle-là même que vous avez eue ne peut évidemment pas revenir: ce qui peut être répété c'est la sensation ainsi que les mots qui correspondent à cette sensation, qui lui donnent la vie. Et comme, hélas, nous sommes tous les agents de propagande de quelque chose, nous sommes captés dans le réseau des mots. Nous vivons de mots et la vérité est niée.

Considérez par exemple le sentiment de l'amour. Pouvez-vous le répéter? Lorsque vous entendez les mots: « aimez votre voisin », est-ce une vérité pour vous? Ce n'est une vérité que si vous aimez. Cet amour ne peut pas être répété, seul le mot peut l'être. Et pourtant nous vivons heureux et contents avec la répétition: « aime ton voisin » ou « ne sois pas vide ». Ni la vérité d'un autre, ni une expérience que vous avez faite ne deviennent des réalités par répétition. Au contraire, la répétition empêche la réalité de se produire. Répéter des idées n'est pas la réalité.

La difficulté est de comprendre cette question sans penser à une dualité d'opposition. Un mensonge n'est pas un opposé de la vérité. L'on peut voir la vérité de ce que je dis sans établir une opposition ou un contraste entre mensonge et vérité, mais en se rendant simplement compte que la plupart des personnes répètent sans comprendre. Par exemple, nous avons discuté la question de nommer ou de ne pas nommer un sentiment. Beaucoup d'entre vous répéteront ce que j'ai dit, pensant que c'est la vérité.

Vous ne pourrez jamais répéter une expérience si elle est directe. Vous pourrez en parler, mais lorsque l'expérience est réelle, les sensations qui l'ont accompagnée ont disparu et le contenu émotif qui se rapporte aux mots est entièrement dissipé.

Prenez l'idée que le penseur et la pensée sont un. Elle peut être une vérité pour vous, si vous en avez fait l'expérience directe. Si je la répétais, elle ne serait pas vraie, et je n'emploie pas le mot « vrai »

par opposition à « faux ». je veux dire qu'elle ne serait pas actuelle, elle ne serait qu'une répétition sans valeur. Par la répétition, nous créons un dogme, nous construisons une église et y prenons refuge. C'est le mot qui devient « la vérité », mais le mot n'est pas la chose. C'est pour cela qu'il faut soigneusement 139

éviter de répéter ce que l'on n'a pas réellement compris. Vous pouvez communiquer l'idée, mais les mots et le souvenir ont perdu leur contenu émotif.

Comme nous ne sommes pas des agents de propagande, mais que nous cherchons la vérité par la connaissance de soi, il est important que nous comprenions ceci: dans la répétition, on s'hypnotise par des mots ou des sensations, on est victime d'illusions. Pour s'en libérer, l'expérience directe est obligatoire; et pour qu'elle ait lieu on doit se voir tel que l'on est, pris dans des répétitions, des habitudes, des mots, des sensations. Cette lucidité confère une liberté extraordinaire et permet par conséquent de se renouveler, de vivre constamment une expérience neuve.

Votre autre question est: « Qu'est-ce qu'un mensonge? Pourquoi est-ce mal de mentir? N'est-ce pas là un problème profond et subtil à tous les niveaux de l'existence? »

Qu'est-ce qu'un mensonge? Une contradiction n'est-ce pas? Une contradiction intérieure. On peut se contredire consciemment ou inconsciemment; cela peut être délibéré ou involontaire; la contradiction peut être très, très subtile ou évidente. Lorsque l'écart entre les deux termes de la contradiction est très grand, on devient déséquilibré ou, se rendant compte de l'écart, on y remédie.

Pour comprendre ce qu'est un mensonge et pourquoi nous mentons, on doit examiner la question sans y penser en termes d'opposition. Pouvons-nous regarder ce problème de la contradiction intérieure, sans y penser en termes contradictoires? Notre difficulté est que nous condamnons si vite le mensonge.

Mais pour le comprendre, pouvons-nous y penser, non pas en termes de vérité et de mensonge, mais en nous demandant ce qu'est une contradiction? Pourquoi y a-t-il contradiction en nous-mêmes? N'est-ce point parce que nous tentons de vivre à la hauteur d'un idéal, d'un critérium, et que nous faisons un constant effort pour ressembler à un modèle, pour « être » quelque chose, soit aux yeux des tiers soit aux nôtres? Il y a le désir de se conformer, et lorsqu'on ne vit pas selon l'exemple que l'on se donne, il y a contradiction.

Or, pourquoi avons-nous un exemple, un modèle, une idée pour façonner notre vie? Pour trouver une sécurité, pour nous mettre en vedette, pour avoir une bonne opinion de nous-mêmes, etc.? C'est là qu'est le germe de la contradiction. Tant que nous voulons ressembler à quelque chose, essayant d'« être

» quelque chose, il y a obligatoirement contradiction, donc scission entre le faux et le vrai.

Je crois qu'il est important de voir ce point. Je ne dis pas qu'il y ait identité entre le faux et le vrai, mais ce qui importe c'est de trouver la cause, en nous, de la contradiction. Cette cause est notre perpétuelle tentative d'« être » quelque chose; d'être noble, bon, vertueux, créatif, heureux, que sais-je?

Dans le désir même d'être « quelque chose », il y a contradiction, sans aller jusqu'au désir d'être « autre chose ». C'est cette contradiction qui est si destructrice. Si l'on est susceptible d'identification complète avec quelque chose, avec ceci ou cela, la contradiction cesse, mais cette identification est une résistance qui s'enferme en elle-même et qui provoque un déséquilibre: cela paraît évident.

Pourquoi y a-t-il contradiction en nous? J'ai agi d'une certaine façon et ne veux pas être découvert; j'ai eu une idée qui n'a pas réussi; cela m'a mis dans un état de contradiction qui m'est désagréable.

L'imitation engendre forcément la crainte, et c'est cette crainte qui est contradiction. Tandis que s'il n'y a pas de « devenir », pas de tentative d'être quelque chose, il n'y a aucun sentiment de peur, aucune contradiction, aucun mensonge en nous à aucun niveau, conscient ou inconscient, rien à refouler ni à exhiber. Comme nos vies sont une succession d'humeurs et d'attitudes, nous « posons » selon notre humeur, ce qui est une contradiction. Lorsque l'humeur disparaît, nous redevenons ce que nous sommes. C'est cette contradiction qui est réellement importante, non le petit mensonge de politesse qu'il peut vous arriver de dire. Tant que cette contradiction est là, l'existence est forcément superficielle et des craintes superficielles en résultent, qui nécessitent des mensonges mondains de sauvegarde, et 140

tout ce qui s'ensuit. Examinons cette question sans nous demander ce qu'est un mensonge et ce qu'est une vérité: sans ces opposés, entrons dans le problème de la contradiction en nous. C'est très difficile parce que nous dépendons tellement de nos sensations que nos vies sont contradictoires. Nous dépendons de souvenirs, d'opinions, nous avons mille craintes que nous voulons ensevelir; tout cela crée en nous un état de contradiction; et lorsque la contradiction devient intolérable, nous faisons une maladie psychique. Nous voulons la paix et tout ce que nous faisons engendre la guerre, non seulement en famille mais au-dehors. Au lieu de comprendre la cause du conflit, nous essayons de plus en plus d'être une chose ou son contraire, en accentuant encore l'opposition.

Est-il possible de comprendre pourquoi nous avons cette contradiction en nous, non seulement en surface, mais profondément, psychologiquement? Et d'abord, sommes-nous conscients de vivre une existence contradictoire? Nous voulons la paix et sommes nationalistes; nous voulons parer à la misère sociale et chacun de nous est individualiste, limité, enfermé en lui-même. Nous vivons perpétuellement dans un état de contradiction. Pourquoi? N'est-ce point parce que nous sommes esclaves des sensations? N'acquiescez pas et ne niez pas: il faut plutôt comprendre tout ce qu'impliquent les sensations, c'est-à-dire les désirs. Nous désirons tant de choses, qui se contredisent toutes. Nous sommes à la fois tant de masques ennemis; nous apparaissons sous celui qui nous convient et le renions lorsque se présente quelque chose de plus profitable, de plus agréable. C'est cet état de contradiction qui engendre le mensonge. En opposition à tout cela, nous créons « la vérité ». Mais la vérité n'est pas le contraire du mensonge. Ce qui a un contraire n'est pas la vérité. Chaque terme d'une opposition contient son contraire, donc n'est pas la vérité. Pour comprendre ce problème très profondément, on doit être conscient des contradictions dans lesquelles on vit. Lorsque je dis: « je vous aime », cela est accompagné de jalousie, d'envie, d'anxiété, de craintes, c'est-à-dire d'un état contradictoire. C'est cette contradiction qu'il nous faut comprendre, et nous ne pouvons la comprendre qu'en en prenant totalement conscience, sans la condamner ni la justifier, en la regardant tout simplement. Pour la regarder passivement, l'on doit comprendre tout le processus de justification et de condamnation.

Il n'est pas facile de s'observer passivement; si l'on y parvient, on commence à comprendre tout le processus des sentiments et des pensées. Lorsqu'on vit en toute lucidité la signification complète de la contradiction intérieure, il se produit un changement extraordinaire car alors « on est soi-même », on n'est pas quelque chose qu'on essaye d'être. On ne suit plus un idéal, on ne cherche pas le bonheur, on est ce que l'on est, et de là on peut repartir. Alors il n'y a pas de possibilité de contradiction.

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Question XXX

Sur Dieu

Question : Vous avez « réalisé le réel ». Pouvez-vous nous dire ce qu'est Dieu?

Krishnamurti : Comment savez-vous que j'ai réalisé la vérité? Pour le savoir, vous devriez l'avoir réalisée aussi. Ce n'est pas pour esquiver la question que je dis cela: pour connaître quelque chose, vous devez en être. Vous devez avoir eu cette expérience vous-même aussi, et par conséquent votre affirmation au sujet de ma réalisation n'a apparemment aucun sens. Qu'est-ce que cela peut faire que je me sois réalisé ou pas? Ce que je dis, n'est-ce pas la vérité? Même si j'étais un être humain parfait, pourquoi m'écouteriez-vous si je ne disais pas la vérité? Ma réalisation n'a rien à faire avec ce que je dis; et l'homme qui rend un culte à un autre parce que cet autre s'est réalisé, adore en fait l'autorité et par conséquent ne trouvera jamais la vérité. Savoir ce qui a été réalisé et connaître celui qui s'est réalisé, n'est pas du tout important.

Je sais que la tradition vous dit: « Sois avec l'homme qui s'est réalisé. » Mais comment pouvez-vous savoir qu'il s'est réalisé? Tout ce que vous pouvez faire c'est lui tenir compagnie, et même cela est extrêmement difficile de nos jours. Il existe très peu de personnes qui ne soient pas à la recherche ou à la poursuite de quelque chose. Ceux qui recherchent et poursuivent sont des exploiteurs et c'est pour cela qu'il est si difficile de trouver un compagnon à aimer.

Nous idéalisons ceux qui se sont réalisés, nous espérons qu'ils nous donneront quelque chose. Les rapports de contacts établis sur ces bases sont erronés. Comment peut communiquer l'homme qui s'est réalisé, s'il n'y a pas d'amour? C'est là notre difficulté. Dans tous nos entretiens, nous ne nous aimons pas réellement les uns les autres, nous sommes méfiants. Vous voulez quelque chose de moi, une connaissance, une réalisation, ou vous voulez me tenir compagnie, ce qui indique que vous n'aimez pas.

Vous voulez quelque chose, vous voilà donc partis pour exploiter. Si nous nous aimions les uns les autres, il y aurait communication instantanée. Et alors cela n'aurait pas d'importance que vous vous soyez réalisé et moi pas, ou que vous soyez en haut et moi en bas. Comme vos cœurs se sont desséchés, Dieu est devenu terriblement important. En effet, vous voulez connaître Dieu parce que vous avez perdu le chant en votre cœur. Vous poursuivez le chanteur pour qu'il vous apprenne à chanter. Il peut vous enseigner une technique, mais la technique ne mène pas à la création. Vous ne deviendrez pas un musicien en apprenant à chanter. Vous pouvez connaître tous les pas d'une danse, mais si vous n'avez pas de création en votre cœur, vous fonctionnerez comme une machine. Vous ne pouvez pas aimer si votre dessein est de parvenir à un résultat. L'idéal n'a pas de réalité, ce n'est que l'idée d'une réussite. La beauté n'est pas une réussite, elle est la réalité, maintenant, pas demain. Si vous avez de l'amour, vous comprendrez l'inconnu, vous saurez ce que Dieu est, sans que personne ait à vous le dire, et c'est cela la beauté de l'amour. C'est l'éternité en elle-même. Parce qu'il n'y a pas d'amour, nous voulons que quelqu'un, ou que Dieu, nous accorde d'aimer. Si nous aimions réellement, savez-vous à quel point le monde serait autre? Nous serions vraiment heureux. Donc, nous ne devrions pas placer notre bonheur 142

dans des objets, dans la famille, dans un idéal et leur permettre de dominer nos vies. Ce ne sont là que des choses secondaires. Parce que nous n'aimons pas et parce que nous ne sommes pas heureux, nous faisons des placements dans des objets, pensant qu'ils nous donneront le bonheur, et un de nos investissements est Dieu.

Vous voulez que je vous dise ce qu'est la réalité. L'indescriptible peut-il être mis en mots? Pouvez-vous mesurer l'immesurable? Pouvez-vous retenir le vent dans votre poing? Si vous le faites, est-ce le vent? Si vous mesurez l'immesurable, est-ce le réel? Si vous le formulez, est-ce la vérité? Non, car dès que vous décrivez ce qui échappe à la description, cela cesse d'être le réel. Dès que vous traduisez l'inconnu en connu, il cesse d'être l'inconnu. Et pourtant, c'est ce à quoi nous nous évertuons. Nous cherchons à « savoir » dans l'espoir que la connaissance prolongera notre durée et nous permettra de capter l'ultime félicité dans une permanence. Nous voulons « savoir », parce que nous ne sommes pas heureux, parce que nous sommes usés, avilis par un misérable labeur. Et pourtant, au lieu de nous rendre compte du simple fait de notre déchéance, nous voulons fuir du connu vers l'inconnu, lequel encore une fois devient le connu, de sorte que nous ne pouvons jamais trouver le réel.

Au lieu de demander qui s'est réalisé ou qui Dieu est, pourquoi ne pas appliquer toute votre attention à ce qui « est »? Alors vous trouverez l'inconnu, ou, plutôt, il viendra à vous. Si vous comprenez ce qu'est le connu, vous vivrez cet extraordinaire silence qui n'est pas dû à une imposition ou à une persuasion, ce vide créatif, seule porte de la réalité. La réalité ne peut pas avoir lieu si vous êtes dans un état de « devenir », de conflit; elle ne vient que là où se trouve un état d'« être », une compréhension de ce qui « est ». Vous verrez alors que la réalité n'est pas dans le lointain; l'inconnu n'est pas loin de nous; il est dans ce qui « est ». De même que la réponse à un problème est dans le problème, la réalité est dans ce qui « est »; si nous pouvons le comprendre, nous saurons ce qu'est la vérité.

Il est extrêmement difficile de se rendre compte de son propre manque d'intelligence, de son avidité, de son ambition, etc. Le fait même d'être conscient de ce qui « est » est la vérité. C'est la vérité qui libère, et non nos efforts pour nous libérer. La réalité n'est pas loin mais nous la situons au loin parce que nous essayons de nous en servir pour nous prolonger dans la durée. Elle est ici, maintenant, dans l'immédiat. L'éternel, ou l'intemporel, est maintenant, et le maintenant ne peut pas être compris par l'homme qui est pris dans le réseau du temps. Libérer la pensée du temps exige de l'action, mais l'esprit est paresseux, indolent, et par conséquent ne cesse de créer de nouveaux obstacles. La libération n'est possible que par une méditation correcte, qui veut dire action complète, et non pas action continue. L'action complète ne peut être comprise que lorsque l'esprit appréhende le processus de continuité, la mémoire psychologique. Tant que la mémoire fonctionne, l'esprit ne peut pas comprendre ce qui « est ». Mais tout notre esprit, tout notre être devient extraordinairement créatif, passivement vif, lorsque l'on comprend ce que veut dire mourir à soi-même, parce qu'en une fin est un renouveau, tandis qu'en une continuité il y a décomposition.

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Question XXXI

Sur la perception immédiate de la

vérité

Question : Pouvons-nous réaliser séance tenante la vérité dont vous parlez, sans préparation préalable?

Krishnamurti : Qu'appelez-vous vérité? N'employons pas de mots dont nous ne connaissons pas le sens. Nous pouvons nous servir de mots plus simples, plus directs. Pouvons-nous comprendre, pouvons-nous appréhender un problème directement? C'est ce qu'implique votre question. Pouvons-nous comprendre ce qui « est » immédiatement, maintenant? En comprenant ce qui « est » vous comprendrez la signification de la vérité; mais parler de comprendre la vérité n'a pas beaucoup de sens.

Pouvons-nous comprendre un problème directement, pleinement et en être libres? C'est ce qu'implique votre question, n'est-ce pas? Pouvons-nous comprendre une crise, une provocation, immédiatement, voir sa pleine signification et en être libres? Ce que vous comprenez ne laisse pas de traces; donc la compréhension, ou vérité, est le libérateur. Pouvez-vous être libéré maintenant d'un problème, d'une provocation? La vie est une suite de provocations et de réponses et si votre réponse est conditionnée, limitée, incomplète, la provocation laissera une trace, un résidu qui sera renforcé par une nouvelle provocation. Il y a donc une mémoire résiduelle faite de constantes accumulations, de cicatrices; et avec ces cicatrices, vous essayez d'aborder le neuf que, par conséquent, vous ne rencontrez et ne comprenez jamais. De ce fait, aucune provocation ne peut vous libérer.

Votre question peut s'exprimer ainsi: puis-je comprendre une provocation complètement, directement, percevoir toute sa signification, son parfum, sa profondeur, sa beauté et sa laideur, et en être libre? Une provocation est toujours neuve, le problème est toujours neuf car le problème d'hier a subi de telles modifications que lorsque vous le retrouvez aujourd'hui, il est déjà neuf. Mais vous l'abordez avec du vieux parce que vous l'abordez sans transformer vos pensées: vous ne faites que les modifier.

Je dirai cela autrement: je vous ai rencontré hier; depuis, vous avez changé; vous avez subi une modification mais j'ai toujours votre image d'hier. Je vous aborde aujourd'hui avec cette image, donc ce n'est pas vous que je comprends: je comprends l'image d'hier. Si je veux vous comprendre, vous qui êtes modifié, je dois éliminer l'image d'hier, en être libre. En d'autres termes: pour comprendre une provocation, laquelle est toujours neuve, je dois être neuf moi aussi, sans résidu d'hier; donc je dois dire adieu à hier.

La vie est une nouveauté perpétuelle, faite de perpétuels changements qui créent des sentiments nouveaux. Aujourd'hui n'est jamais semblable à hier et c'est cela la beauté de la vie. Pouvons-nous, vous et moi, aborder chaque problème en étant « neufs »? Lorsque vous rentrerez chez vous, pourrez-144

vous rencontrer votre femme et vos enfants comme si c'était la première fois, répondre à la provocation de cette rencontre à la façon d'un être neuf? Vous ne pourrez pas le faire si vous êtes encombré par les souvenirs d'hier. Pour comprendre un problème, un état de relation, il n'est pas suffisant de l'aborder avec l'esprit « ouvert », ce qui n'a pas de sens, il faut être débarrassé des cicatrices de la mémoire, ce qui veut dire qu'à chaque nouvelle provocation il faut clairement percevoir les réactions anciennes qu'elle ressuscite en nous. Lorsqu'on est conscient de ces résidus, de ces souvenirs, on voit qu'ils se détachent de nous sans lutte et nous laissent, par conséquent, l'esprit frais.

Peut-on réaliser la vérité immédiatement, sans préparation? Je dis que oui. Et cela n'est pas une réponse abstraite, une illusion. Faites-en l'expérience psychologique et vous verrez. Saisissez l'occasion de n'importe quelle provocation, d'un petit incident - n'attendez pas une grande crise - et voyez comment vous y répondez. Soyez conscient, conscient de vos réactions, de vos intentions, de votre comportement et vous les comprendrez, vous comprendrez votre arrière-plan. Je vous assure que vous pouvez le faire immédiatement si vous y mettez toute votre application. Si vous cherchez la pleine signification de votre arrière-plan, il vous la révélera et vous découvrirez d'un trait la vérité, la compréhension du problème. La compréhension est engendrée par le maintenant, par le présent, qui est toujours intemporel. Remettre à demain, s'apprêter à recevoir le demain, c'est s'empêcher de comprendre le maintenant. Nous pouvons, certes, comprendre le neuf directement, mais pour comprendre ce qui « est », il ne faut être ni troublé ni distrait, il faut y consacrer son esprit et son cœur.

Cela doit être notre seul intérêt à ce moment-là, complètement. Alors ce qui « est » révèle sa pleine profondeur, sa pleine justification, et l'on est libre du problème.

Si, par exemple, vous voulez connaître la signification psychologique des possessions, si vous voulez la comprendre directement, maintenant, comment traitez-vous le problème? Il vous faut d'abord vous sentir tout proche de lui, n'en avoir pas peur, ne faire intervenir aucune croyance, aucune réponse entre vous et lui. Ce n'est que lorsqu'on est directement en rapport avec un problème que l'on trouve sa réponse. Si l'on introduit une réponse, si l'on juge, si l'on a quelque résistance psychologique, cela renvoie à plus tard, cela renvoie à demain la compréhension de ce qui ne peut être compris que dans le maintenant et par conséquent, l'on ne comprend jamais. Aucune préparation n'est utile pour percevoir la vérité; préparation veut dire temps, et le temps n'est pas un chemin vers la vérité. Le temps est continuité et la vérité est intemporelle, discontinue. La compréhension est discontinue, elle est d'instant en instant, sans résidu.

Je crains d'avoir laissé entendre que tout cela est très difficile. Mais c'est facile et simple à comprendre si seulement l'on veut en faire l'expérience. Si l'on se perd dans un rêve, si l'on médite sur lui, cela devient très difficile. Mais s'il n'y a pas de barrières entre vous et l'autre, vous vous comprenez.

Si je suis ouvert à vous je vous comprends directement, et être ouvert n'est pas une affaire de temps. Le temps m'ouvrira-t-il à vous? Non. Ce qui m'ouvrira à vous, ce sera mon intention de comprendre. Je veux être ouvert, parce que je n'ai rien à cacher, je n'ai pas peur; il y a ainsi immédiate communion, il y a la vérité. Pour recevoir la vérité, pour connaître sa beauté et sa joie, il faut une réceptivité instantanée, sans les nuages obscurcissants des théories, des peurs et des réactions.

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Question XXXII

Sur la simplicité

Question : Qu'est-ce que la simplicité? Ne consiste-t-elle pas à voir très clairement l'essentiel et à éliminer tout le reste?

Krishnamurti : Voyons ce que la simplicité n'est pas, et ne répondez pas à cela que ce point de vue est négatif, qu'il vous faut quelque chose de positif; ce serait là une réaction puérile, irréfléchie. Ceux qui vous donnent du « positif » sont des exploiteurs; ils ne vous offrent que ce que vous désirez. C'est avec cela qu'ils vous exploitent. Nous ne faisons rien de semblable ici. Nous essayons de voir la vérité en ce qui concerne la simplicité. Il vous faut donc éliminer ce que vous pouvez en penser et examiner la question à nouveau. L'homme qui possède beaucoup a peur de la révolution, intérieure et extérieure.

Voyons ce qui n'est « pas » la simplicité. Un esprit habile n'est pas simple. Un esprit qui a un but en vue pour lequel il travaille: une récompense, une crainte, n'est pas un esprit simple, n'est-ce pas? Un esprit surchargé de connaissances n'est pas un esprit simple. Un esprit mutilé par des croyances, un esprit qui s'est identifié à ce qui est plus grand que lui et qui lutte pour maintenir cette identité n'est pas un esprit simple. L'on pense que la simplicité consiste à ne posséder qu'un ou deux pagnes; nous voulons les signes extérieurs de la simplicité et sommes facilement trompés par eux. Voilà pourquoi l'homme très riche rend un culte à celui qui a renoncé.

Qu'est-ce que la simplicité? Peut-elle être l'élimination du non-essentiel et la poursuite de l'essentiel, c'est-à-dire le processus d'un choix à faire? Quel est ce processus qui consiste à choisir?

Quelle est l'entité qui choisit? C'est l'esprit, n'est-ce pas, la faculté de penser: appelez-la comme vous voudrez. Vous dites: « je choisirai ceci qui est l'essentiel ». Comment savez-vous ce qu'est l'essentiel?

Vous avez un modèle que quelqu'un vous a donné, ou bien votre propre expérience vous indique où est l'essentiel. Pouvez-vous vous appuyer sur votre expérience? Lorsque vous choisissez, votre choix est basé sur votre désir. Ce que vous appelez l'« essentiel » est ce qui vous donne de la satisfaction. Et ainsi vous revoilà dans le même processus. Est-ce qu'un esprit confus peut choisir? S'il choisit, son choix doit être confus aussi.

Par conséquent, le choix entre l'essentiel et le non-essentiel n'est pas la simplicité: c'est un conflit.

Un esprit en conflit, dans un état de confusion, ne peut jamais être simple. Lorsque vous aurez éliminé, lorsque vous aurez réellement observé et « vu » tout ce qui est faux dans l'esprit, tous les tours de votre pensée, lorsque vous en serez conscient, vous saurez vous-même ce qu'est la simplicité. Un esprit enchaîné par des croyances n'est jamais un esprit simple. Un esprit mutilé par des connaissances n'est pas simple. Un esprit distrait par Dieu, par des femmes, par la musique, n'est pas un esprit simple. Un esprit tombé dans la routine des affaires, des rituels, des prières, un tel esprit n'est pas simple. La simplicité est « action sans idée ». Mais c'est une chose très rare: elle implique un état créatif. Tant qu'il n'y a pas création, nous sommes des centres de désordre, de misère, de destruction. La simplicité n'est 146

pas une chose que l'on puisse poursuivre et expérimenter; elle vient, telle une fleur qui s'épanouit à son heure, lorsque l'on comprend le processus de l'existence et des relations; mais parce que nous n'avons jamais pensé à elle et ne l'avons pas observée, nous n'en sommes pas conscients. Nous accordons de la valeur à tous les signes extérieurs de la non-possession; mais ces signes ne sont pas la simplicité. La simplicité ne peut pas être « trouvée »: elle n'est pas un choix à faire entre ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas. Elle ne survient que lorsque le moi n'est pas, lorsque l'esprit n'est pas tombé dans le réseau des spéculations, des conclusions, des croyances, des identifications. Seul un esprit ainsi libre peut trouver la vérité, et recevoir ce que l'on ne peut ni mesurer ni nommer; et c'est cela la simplicité.

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Question XXXIII

Sur l'esprit superficiel

Question : Si j'ai l'esprit superficiel, comment puis-je devenir sérieux?

Krishnamurti : Tout d'abord, nous devons nous rendre compte que nous sommes superficiels, n'est-ce pas? Qu'est-ce que cela veut dire, être superficiel? Cela veut dire être subordonné. Dépendre d'un stimulant, d'une provocation, d'une personne, dépendre psychologiquement de certaines valeurs, de certaines expériences, de certains souvenirs -n'est-ce pas le propre d'un esprit superficiel? Lorsque je dépends de mes dévotions quotidiennes ou hebdomadaires pour me sentir aidé et exalté, ne suis-je pas superficiel? Si je dois me livrer à des gestes rituels pour maintenir mon sens d'intégrité, ou pour recapturer une émotion que j'ai déjà éprouvée, est-ce que cela ne me rend pas superficiel? Est-ce que je ne deviens pas superficiel lorsque je me « donne » à un pays, à un plan, à tel groupe politique? Tout ce processus de subordination est une fuite hors de moi-même; cette identification avec plus grand que moi est la négation de ce que je suis. Mais comment puis-je nier ce que je suis? C'est me comprendre qu'il me faut, et non pas essayer de m'identifier à l'univers, à Dieu, à un parti politique, à autre chose.

Tout cela mène à une façon creuse de penser, et les pensées creuses engendrent une activité perpétuellement nocive, aussi bien à l'échelle mondiale qu'à l'échelle individuelle.

Est-ce que, comme premier pas, nous reconnaissons que nous faisons tout cela? Non: nous justifions nos actes. Nous disons: « que ferais-je si je ne me comportais pas ainsi? Je serais encore plus mal en point; mon esprit serait en miettes; maintenant du moins je lutte vers le mieux. » Mais plus nous luttons, plus nous sommes superficiels. C'est cela que je dois voir, pour commencer. Et c'est une des choses les plus difficiles à voir; voir ce que je suis, admettre que je suis stupide, creux, ou mesquin, ou jaloux. Si je vois ce que je suis, si je le « reconnais », de là je peux repartir. Car justement, un esprit creux est un esprit qui s'évade de ce qui est; ne pas s'évader implique une investigation ardue, la négation de l'inertie. Sitôt que je me sais creux, il y a déjà en œuvre un processus d'approfondissement, à condition que je ne fasse rien de ce creux. Si l'esprit se dit: « je suis mesquin, je vais examiner la situation, je veux comprendre tout le processus de la mesquinerie, toutes ces influences rétrécissantes », il y a une possibilité de transformation; mais l'esprit mesquin qui se reconnaît mesquin et qui essaye de ne pas l'être, en lisant, en rencontrant du monde, en voyageant, en étant incessamment actif à la façon des singes, est toujours un esprit mesquin.

Encore une fois, voyez-vous, il n'y a de vraie révolution que si nous abordons le problème correctement. L'approche correcte du problème donne une confiance extraordinaire, laquelle, je vous l'assure, déplace des montagnes, les montagnes de nos préjugés et de nos conditionnements. Devenant conscients du creux de votre esprit, n'essayez pas de devenir profonds. L'esprit creux ne peut jamais connaître les grandes profondeurs. Il peut accumuler beaucoup de connaissances, des informations, il peut répéter des mots - vous connaissez tout le capharnaüm des esprits superficiels, lorsqu'ils sont actifs. Mais si vous vous savez superficiel et creux, étant conscients de ce creux, observez-le dans 148

toutes ses activités, sans juger, sans condamner et vous verrez bien vite que la chose creuse a disparu entièrement, sans qu'il y ait eu action sur elle de votre part. Il y faut beaucoup de patience et d'observation, et l'absence du désir de réussir. Ce n'est qu'un esprit creux qui veut réussir.

Plus vous percevez tout ce processus, plus vous découvrez les activités de l'esprit; mais vous devez les observer sans essayer de les faire cesser; car dès que vous cherchez une fin, vous êtes de nouveau tombé dans la dualité moi et non-moi, laquelle donne une suite au problème.

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Question XXXIV

Sur la médiocrité

Question : À quoi l'esprit devrait-il être occupé?

Krishnamurti : Voilà un excellent exemple de la façon dont on crée un conflit: le conflit entre ce qui « devrait » être et ce qui « est ». Nous nous fixons d'abord un idéal et nous essayons ensuite de vivre conformément à lui. Nous disons que l'esprit doit être occupé à des choses nobles telles que l'altruisme, la générosité, la bienveillance, l'amour; c'est cela le modèle, la croyance, le « cela devrait être », le « il faut », à l'imitation duquel nous essayons de vivre. On met ainsi en action un conflit entre l'idée et la réalité et l'on espère que ce conflit vous transformera. Tant que nous nous débattons avec «

ce qui devrait être », nous nous sentons vertueux, mais l'important, n'est-ce pas « ce qui est »?

L'important n'est-ce pas l'occupation actuelle de nos esprits, et non ce à quoi ils devraient s'occuper? Et ils ne sont remplis que de mesquineries, de l'apparence que l'on se donne, d'avidité, d'envie, de médisance, de cruauté. L'esprit vit dans un monde de médiocrité et l'esprit médiocre créant de nobles modèles est toujours médiocre. La question n'est pas de savoir à quoi l'esprit devrait s'occuper mais s'il peut s'affranchir des choses insignifiantes qui l'absorbent. Pour peu que nous soyons conscients, nous connaissons nos mesquineries: nos bavardages incessants, les soucis que nous nous faisons pour ceci ou cela, notre curiosité des affaires des autres, notre désir de réussir, etc. Ce qui nous occupe, nous le savons très bien. Est-ce que cela peut être transformé? C'est cela le problème. Demander à quoi l'esprit devrait

s'occuper

est

un

manque

de

maturité.

Étant conscient du fait que mon esprit est médiocre et qu'il ne s'occupe que de vétilles, puis-je me libérer de cette condition? L'esprit, par sa nature même, n'est-il pas mesquin? Qu'est-ce que l'esprit si ce n'est le résultat de la mémoire? La mémoire de quoi? De comment survivre, non seulement physiquement mais aussi psychologiquement, par le développement de certaines qualités et vertus. En emmagasinant de l'expérience, l'esprit s'établit dans ses propres activités. N'est-ce pas mesquin?

L'esprit, étant le résultat de la mémoire, du temps, est banal en soi. Que puis-je faire pour le libérer de sa médiocrité quotidienne? Puis-je faire quoi que ce soit? Voyez, je vous prie, l'importance de cette question. L'esprit, qui est une activité égocentrique, peut-il s'affranchir de cette activité? Manifestement pas: quoi qu'il fasse, il sera toujours médiocre. Il peut spéculer sur Dieu, mettre au point des systèmes politiques, inventer des croyances, mais il demeure dans le réseau du temps, ses changements ne sont que des passages d'un souvenir à l'autre, il ne se déplace que dans l'enceinte de sa propre limitation.

Peut-il briser cette limitation? Ou cette limitation s'écroule-t-elle lorsque l'esprit est calme, lorsqu'il n'est pas actif, lorsqu'il reconnaît son insignifiance, quelque grand qu'il ait pu se croire? Lorsque l'esprit, ayant perçu ses mesquineries, en est pleinement conscient et devient de ce fait réellement silencieux, alors seulement ces limitations peuvent tomber d'elles-mêmes. Tant que vous demandez à quoi il faut occuper l'esprit, il sera absorbé par des vétilles, soit qu'il bâtisse une église, soit qu'il prie chez lui ou qu'il fréquente un lieu de culte. L'esprit lui-même est mesquin, petit, et en vous bornant à dire qu'il est mesquin, vous n'avez pas dissous cette mesquinerie. Il vous faut la comprendre. L'esprit 150

doit reconnaître ses propres activités et dans le processus de cette récognition, dans la perception des choses insignifiantes qu'il a construites consciemment ou inconsciemment, il devient silencieux. En cette paix est un état créatif, et c'est cela le facteur qui engendre une transformation.

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Question XXXV

Sur l'immobilité de l'esprit

Question : Pourquoi parlez-vous du silence, du calme ou de la paix de l'esprit, et qu'est-ce que cette immobilité?

Krishnamurti : N'est-il pas nécessaire si nous voulons comprendre quoi que ce soit, que l'esprit soit immobile? Si nous avons un problème, nous nous tracassons à son sujet, nous l'examinons, l'analysons, le mettons en pièces dans l'espoir de le comprendre. Mais est-ce par l'effort, l'analyse, la comparaison, ou toute autre forme de lutte mentale que l'on peut comprendre? La compréhension ne vient que lorsque l'esprit est très tranquille. Nous nous imaginons que plus on lutte contre la famine, contre la guerre, contre tout autre problème humain, bref que plus on est en conflit avec une difficulté, mieux on la comprend. Est-ce vrai? Nous avons fait cela pendant des siècles et le tumulte est toujours là, intérieur dans l'individu, extérieur dans la société. Avons-nous trouvé une issue à ces batailles en luttant contre elles, en mettant en œuvre de nouvelles subtilités de l'esprit? Ou ne comprenons-nous le problème que lorsque nous sommes en face de lui, directement? Et si nous ne pouvons nous trouver face à face avec un fait que lorsqu'il n'y a pas l'ingérence d'une agitation entre le fait et l'esprit, n'est-il pas important que ce dernier soit immobile?

Vous demanderez inévitablement: « comment l'esprit peut-il être pacifié? » C'est cela votre immédiate réaction, n'est-ce pas? Vous dites: « mon esprit est agité et comment puis-je le faire tenir tranquille? » Est-ce qu'un système, une formule, une discipline, peuvent l'immobiliser? Certes, ils le peuvent. Mais un esprit immobilise est-il calme et silencieux? Ou est-il simplement enfermé dans une idée, une formule, une phrase? Un tel esprit est mort. C'est pour cela que tant de personnes qui s'efforcent de mener une vie spirituelle, ou soi-disant telle, sont mortes: elles ont dressé leur esprit à être immobile, elles se sont enfermées dans une formule pour être calmes. De tels esprits ne sont évidemment jamais tranquilles; ils sont refoulés, brimés.

Mais l'esprit se calme lorsqu'il voit qu'il lui est impossible de comprendre s'il n'est pas calme. Si je veux vous comprendre, il me faut être immobile, ne pas réagir contre vous, n'avoir pas de préjugés. Il me faut délaisser toutes mes conclusions, mes expériences et vous rencontrer face à face. Ce n'est qu'alors, l'esprit étant libéré de mon conditionnement, que je comprends. Lorsque je vois la vérité de cela, mon esprit est très tranquille, il n'est plus question de l'immobiliser. Seule la vérité peut libérer l'esprit de sa propre idéation; pour voir la vérité, il doit se rendre compte du fait que tant qu'il est agité il ne peut rien comprendre. La tranquillité, la quiétude de l'esprit ne sont produites ni par la volonté, ni par le désir, qui isolent l'intellect et l'enferment en lui-même. Un tel esprit est mort, il est incapable d'adaptation, de souplesse, de vivacité; il n'est pas créatif.

Notre question n'est donc pas d'immobiliser l'esprit, mais de voir la vérité en ce qui concerne chacun des problèmes qui se présentent à nous. C'est comme l'étang qui est calme lorsque le vent est 152

tombé. Notre esprit est agité parce que nous avons des problèmes; voulant les éviter, nous cherchons à le faire taire. Or, c'est lui qui les a projetés; en dehors de lui, ils n'existent pas; donc, tant qu'il continue à projeter sa conception de la sensibilité et à s'exercer à l'immobilité, il ne peut jamais être immobile.

Mais lorsqu'il se rend compte qu'il n'y a de compréhension que dans l'immobilité, il devient très calme.

Cette quiétude n'est pas imposée, n'est pas le résultat d'une discipline et ne peut pas être comprise par un esprit agité.

Nombreux sont ceux qui, cherchant la quiétude de l'esprit, se retirent de la vie active et s'enferment dans un village, un monastère, une montagne; ou se retirent dans des idées et s'enferment dans une croyance; ou, plus simplement, s'arrangent pour éviter tout tracas. Ces réclusions ne sont pas le silence de l'esprit. L'enfermer dans une idée ou éviter les personnes qui vous compliquent l'existence n'est pas un calme créatif. Celui-ci ne survient que lorsque cesse le processus d'isolement par accumulation et que le processus des relations est compris. L'accumulation vieillit l'esprit; mais sitôt qu'il est neuf et frais, débarrassé du processus d'accumulation, il lui devient possible d'être tranquille. Un tel esprit n'est pas mort, il est des plus actifs. L'esprit immobile est l'esprit le plus actif; mais si vous voulez faire cette expérience, y pénétrer profondément, vous verrez que dans l'immobilité il n'y a pas de projection de pensée. La pensée, à tous ses niveaux, étant évidemment la réaction de la mémoire, ne peut jamais être dans un état de création. Elle peut s'exprimer sur l'état créateur mais elle ne crée pas.

Lorsque se produit ce silence, cette tranquillité d'esprit qui n'est pas un « résultat », nous percevons en cette quiétude une activité extraordinaire, une action que l'esprit agité ne peut jamais connaître. Là, il n'y a pas de formulation, pas d'idée, pas de mémoire; cette immobilité est un état de création qui ne peut être connu qu'avec la compréhension totale de tout le processus du moi. Sans cette compréhension, l'immobilité n'aurait aucun sens. Mais en l'immobilité non provoquée l'éternel est découvert, qui est au-delà du temps.

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Question XXXVI

Sur le sens de la vie

Question : Nous vivons, mais ne savons pas pourquoi. Pour un grand nombre d'entre nous, la vie n'a aucun sens. Pouvez-vous nous dire la raison d'être et le but de nos vies?

Krishnamurti : Pourquoi me posez-vous cette question? Pourquoi me demandez-vous de vous dire quel est le sens et le but de la vie? Qu'est-ce que nous appelons vivre? La vie a-t-elle un sens? Un but?

Vivre, n'est-ce pas son propre but et son propre sens? Pourquoi voulons-nous plus? Parce que nous sommes si mécontents de nos vies, elles sont si vides si vulgaires, si monotones, avec l'indéfinie répétition des mêmes gestes, que nous voulons autre chose. Notre vie quotidienne est si insignifiante, assommante, intolérable ment stupide, que nous disons: « il faut qu'elle ait un autre sens » et c'est pour cela que vous posez cette question. Mais l'homme qui vit dans la richesse de la vie, qui voit les choses telles qu'elles sont, se contente de ce qu'il a; il n'est pas confus: il est clair et c'est pour cela qu'il ne demande pas quel est le but de la vie. Pour lui, le fait même de vivre est le commencement et la fin.

Notre difficulté est que, notre vie étant vide, nous voulons lui trouver un but et lutter pour y parvenir.

Un tel but dans la vie ne peut être qu'une expression de l'intellect, sans aucune réalité. Un but poursuivi par un esprit stupide et un cœur vide, sera vide. Ainsi vous vous demandez comment enrichir vos vies (intérieurement, non pas d'argent, j'entends bien): cela n'a pourtant rien de mystérieux. Lorsque vous dites que le but de la vie est d'être heureux, ou de trouver Dieu, ce désir de trouver Dieu n'est qu'une fuite devant la vie et votre Dieu n'est qu'une chose appartenant au connu. Vous ne pouvez vous acheminer que vers un objet que vous connaissez; si vous construisez un escalier vers ce que vous appelez Dieu, ce n'est certainement pas Dieu. La vérité est comprise en vivant, non en s'évadant de la vie. Lorsque vous cherchez un but à la vie, vous vous en évadez, vous n'êtes pas en train de la comprendre. La vie est relations, la vie est action en relation; mais lorsque je ne comprends pas mon monde de relations ou lorsque celles-ci sont confuses, je cherche un « sens » à ma vie en me demandant pourquoi elle est vide. Pourquoi sommes-nous si seuls, si frustrés? Parce que nous n'avons jamais regardé en nous-mêmes pour nous comprendre. Nous ne voulons pas nous avouer que cette vie est tout ce que nous connaissons, et que nous devrions, par conséquent, la comprendre pleinement et complètement. Nous préférons nous fuir nous-mêmes et c'est pour cela que nous cherchons le but de la vie loin de nos relations. Si nous commençons à comprendre l'action - c'est-à-dire nos relations avec les personnes, les possessions, les croyances et les idées - nous voyons que la relation elle-même est sa propre récompense. Vous n'avez nul besoin de chercher, c'est comme chercher l'amour. Pouvez-vous le trouver en le cherchant? L'amour ne peut pas être cultivé. Vous ne le trouverez que dans le monde des relations, et c'est parce que nous n'avons pas d'amour que nous voulons un but dans la vie. Lorsque l'amour est là, qui est sa propre éternité, il n'y a pas la recherche de Dieu, parce que l'amour est Dieu.

C'est parce qu'elles sont si remplies de faits techniques et de superstitieuses litanies que nos vies sont si vides; et c'est pour cela que nous cherchons un but en dehors de nous-mêmes. Pour trouver le 154

but de la vie, nous devons passer par la porte de nous-mêmes; mais consciemment ou inconsciemment, nous évitons de voir les choses telles qu'elles sont et voulons, par conséquent, que Dieu nous ouvre une porte située au delà. Cette question sur le but de la vie n'est posée que par ceux qui n'aiment pas.

L'amour ne peut être trouvé que dans l'action, laquelle est relation.

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Question XXXVII

Sur la confusion de l'esprit

Question : J'ai écouté toutes vos causeries et j'ai lu tous vos livres. Je vous demande tout à fait sincèrement de me dire quel peut être le but de ma vie si toute pensée doit cesser, toute connaissance être supprimée et toute mémoire être perdue. Comment raccordez-vous cet état d'être, quel qu'il soit selon vous, au monde dans lequel nous vivons? Quelle relation a un tel être avec notre existence triste et douloureuse?

Krishnamurti : Nous voulons savoir ce que cet état est, qui ne peut être que lorsque toute connaissance, lorsque « celui qui reconnaît » n'est pas. Nous voulons savoir quel rapport a cet état avec notre monde d'activités quotidiennes, de poursuites quotidiennes. Nous savons ce que notre vie est en ce moment: triste, douloureuse, constamment craintive, sans rien de permanent; nous connaissons cela très bien. Et nous voulons savoir quel rapport cet autre état a avec celui-ci, et si nous écartons les connaissances et nous libérons de nos souvenirs, etc., quel est le but de l'existence.

Quel est le but de l'existence telle que nous la connaissons maintenant? Non pas théoriquement, mais en fait. Quel est le but de notre existence quotidienne? Simplement de survivre n'est-ce pas? Avec toutes les misères, les douleurs, les désordres, les guerres, les destructions, etc. Nous pouvons inventer des théories, dire: « cela ne devrait pas être, c'est autre chose qui devrait être ». Mais ce ne sont pas des réalités, ce ne sont pas des faits. Ce que nous connaissons c'est la confusion, la douleur, la souffrance, les perpétuels antagonismes. Nous savons aussi, pour peu que nous soyons lucides, comment tout cela est créé. Le but de nos vies, d'instant en instant, tous les jours, est de détruire, de nous exploiter mutuellement, soit en tant qu'individus, soit en tant qu'êtres collectifs. Dans notre solitude, dans notre misère, nous essayons d'utiliser les autres, nous essayons de nous fuir nous-mêmes avec des divertissements, des dieux, des connaissances, toutes sortes de croyances et d'identifications. Tels que nous vivons en ce moment, c'est cela notre but, conscient ou inconscient. Existe-t-il au-delà un but plus profond, plus vaste, qui ne soit pas du monde de la confusion et de l'acquisition? Cet état qui ne comporte pas d'effort, a-t-il un rapport avec notre vie quotidienne?

Il n'a certainement pas le moindre rapport avec notre existence. Comment l'aurait-il? Si mon esprit est dans la confusion et la solitude, comment pourrait-il être relié à quelque chose qui n'émane pas de lui-même? Comment la vérité pourrait-elle être reliée au mensonge, à l'illusion? Mais nous ne voulons pas nous avouer cette rupture, parce que notre espérance, notre confusion nous font croire à quelque chose de plus grand, de plus noble, à quoi nous voudrions être reliés. Nous cherchons la vérité dans le vague espoir que cette découverte dissipera notre désespoir profond.

Un esprit confus et rempli d'affliction, conscient de son vide et de sa solitude, ne peut jamais trouver ce qui est au-delà de lui-même. Ce qui est au-delà de la faculté de penser entre en existence lorsque les causes de la confusion et de la misère ont disparu du fait qu'elles ont été comprises. Tout ce 156

que j'ai jamais voulu expliquer, c'est la façon de se comprendre soi-même. Tant que l'on n'a pas la connaissance de soi, l'autre état n'est pas; il n'est qu'une illusion. Si nous pouvons comprendre tout le processus de nous-mêmes, d'instant en instant, nous voyons qu'en clarifiant notre confusion, l'autre état naît. Et il est alors en contact avec l'expérience qui a lieu. Mais étant de ce côté-ci du rideau, du côté des ténèbres, comment pouvons-nous avoir l'expérience de la lumière, de la liberté? Lorsqu'à lieu une fois l'expérience de la vérité, vous pouvez la relier à ce monde dans lequel nous vivons. Si nous n'avons jamais su ce qu'est l'amour, mais n'avons connu que des querelles, des misères, des conflits, comment pouvons-nous faire l'expérience de l'amour, lequel n'est pas du monde de ces désordres? Mais sitôt que nous avons fait cette expérience, nous ne nous tracassons pas pour statuer sur des « rapports ». Car alors l'amour (l'intelligence) fonctionne. Mais pour faire l'expérience de cet état, toutes les connaissances, les souvenirs accumulés, les activités auxquelles on s'est identifié, doivent cesser afin que l'esprit soit incapable de projeter aucune sensation. L'expérience de cela s'accompagne d'action dans ce monde.

Et c'est certainement cela le but de l'existence: aller au-delà de l'activité égocentrique de l'esprit.

Ayant vécu cet état, lequel n'est pas mesurable par l'esprit, le fait même de l'expérience provoque une révolution intérieure. Alors, s'il y a de l'amour, il n'y a pas de problème social. Il n'y a aucun problème d'aucune sorte, lorsque l'amour est là. Parce que nous ne savons pas aimer, nous avons des problèmes sociaux et des systèmes de philosophie sur la façon de traiter ces problèmes. Je dis que ces problèmes ne peuvent jamais être résolus par aucun système, de gauche, de droite ou du juste milieu. Ils ne peuvent être résolus - je parle de notre confusion, de nos misères, de notre autodestruction - que lorsque nous pouvons faire l'expérience d'un état qui n'est pas auto-projeté.

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Question XXXVIII

Sur la transformation de soi

Question : Vous parlez de se transformer soi-même. Que voulez-vous dire par là?

Krishnamurti : Il faut une révolution radicale, c'est évident. La crise mondiale l'exige. Nos vies l'exigent. Nos angoisses, poursuites, incidents quotidiens l'exigent. Nos problèmes l'exigent. Il faut une révolution fondamentale, radicale, parce que tout s'est écroulé autour de nous. Malgré un certain ordre apparent, en fait nous assistons à une lente décomposition, à une destruction: la vague de destruction chevauche constamment la vague de vie.

Donc une révolution est nécessaire - mais pas une révolution basée sur une idée, car elle ne serait que la continuation de l'idée et non une transformation radicale. Une révolution basée sur une idée est sanglante, elle démolit et provoque un chaos. Avec du chaos on ne peut pas créer de l'ordre. Vous ne pouvez pas provoquer un chaos de propos déterminé et espérer ensuite y créer de l'ordre. Vous n'êtes pas des êtres élus destinés à créer de l'ordre dans la confusion. C'est une façon si fausse de penser, de la part de ceux qui désirent créer de plus en plus de confusion en vue de ramener de l'ordre ! Parce qu'ils exercent le pouvoir pour l'instant, ils s'imaginent avoir la technique complète du maintien de l'ordre. En voyant l'ensemble de cette catastrophe - la perpétuelle répétition des guerres, les constants conflits de classes et d'individus, l'effroyable inégalité économique et sociale, l'inégalité des capacités et des dons personnels, le gouffre entre ceux qui sont imperturbablement heureux et ceux qui sont dans les filets de la haine, des conflits, des misères - voyant tout cela, ne faut-il pas une révolution, une transformation complète?

Et cette transformation, cette révolution radicale, est-elle une réalisation ultime, ou est-elle de moment en moment? Je sais que nous aimerions tous qu'elle soit ultime car il est tellement plus facile de penser en termes éloignés: « à la fin » nous serons transformés, « à la fin » nous serons heureux, nous trouverons la vérité. En attendant continuons tels que nous sommes. Mais un esprit qui pense en termes d'avenir est incapable d'agir dans le présent; il ne cherche donc pas la transformation: il l'évite.

Qu'appelons-nous transformation? Elle n'est pas dans l'avenir; elle ne peut jamais être dans l'avenir. Elle ne peut être que « maintenant », d'instant en instant. Mais qu'appelons-nous transformation? C'est extrêmement simple: c'est voir que le faux est faux et que le vrai est vrai. Voir le faux comme étant une erreur et le vrai comme étant la vérité est une transformation, parce que lorsque vous voyez très clairement une chose comme étant la vérité, cette vérité libère. Lorsque vous voyez qu'une chose est fausse, elle se détache de vous. Lorsque vous voyez que les rituels ne sont que de vaines répétitions, lorsque vous voyez la vérité de cela et ne justifiez rien, il y a transformation, n'est-ce pas, car un autre esclavage a disparu. Lorsque vous voyez que les distinctions de classes sont fausses, qu'elles créent des malheurs et des divisions entre hommes, lorsque vous voyez la vérité de cela, cette vérité même libère. La perception même de cette vérité est-elle pas une transformation? Et comme nous 158

sommes tellement entourés de choses fausses, percevoir cette fausseté de moment en moment est une transformation. La vérité n'est pas cumulative. Elle est de moment en moment. Ce qui est cumulatif et accumulé c'est la mémoire, et, au moyen de la mémoire vous ne pouvez jamais trouver la vérité, car la mémoire est dans le réseau du temps, le temps étant le passé, le présent et le futur. Le temps est continuité, il ne peut donc jamais trouver ce qui est éternel; l'éternité n'est pas continuité. Ce qui dure n'est pas éternel. L'éternité est dans le moment. L'éternité est dans le maintenant. Le maintenant n'est ni un reflet du passé ni la continuation du passé, à travers le présent, dans le futur.

L'esprit désireux de subir une transformation future ou qui considère cette transformation comme un but ultime ne peut jamais trouver la vérité. Car la vérité doit venir d'instant en instant, doit être redécouverte. Il n'y a pas de découverte par accumulation. Comment découvrir le neuf si l'on porte le fardeau du vieux? Mais lorsque cesse ce fardeau, l'on découvre le neuf. Pour découvrir le neuf, l'éternel dans le présent, de moment en moment, on doit avoir l'esprit extraordinairement souple, un esprit qui ne soit pas en quête d'un résultat, un esprit qui ne soit pas en « devenir ». Un esprit qui « devient » ne peut jamais connaître la vraie félicité du contentement - je ne parle pas de celui dans lequel on se complaît, ni de celui que peut donner un résultat atteint, mais du contentement qui vient lorsque l'esprit voit le vrai dans ce qui « est » et le faux dans ce qui « est ». La perception de cette vérité est d'instant en instant; et cette perception est retardée par toute opération verbale concernant l'instant.

La transformation n'est pas un but à atteindre. Ce n'est pas le résultat de quelque action. Résultat implique résidu, cause et effet. Lorsqu'il y a cause agissante, il y a nécessairement effet. L'effet n'est que le résultat de votre désir d'être transformé. Lorsque vous désirez être transformé, vous pensez encore en termes de devenir, et ce qui est en devenir ne peut jamais connaître ce qui est en être. La vérité c'est « être » de moment en moment, et un bonheur qui continue n'est pas le bonheur. Le bonheur est un état d'être intemporel. Cet état dépourvu de temps ne peut survenir que par un immense mécontentement, non par un de ces mécontentements qui ont trouvé un tunnel pour s'échapper, mais par celui qui n'a pas de soupape, qui n'a pas de voie de sortie, qui ne cherche plus à s'accomplir. Ce n'est qu'alors, dans cet état de mécontentement suprême, que la réalité peut naître. Cette réalité n'est pas achetable, on ne la vend pas, elle ne peut pas être répétée, on ne peut pas la trouver dans des livres, mais on peut la voir de moment en moment, dans un sourire, dans une larme, sous la feuille morte, dans les pensées vagabondes, dans la plénitude de l'amour.

L'amour n'est pas différent de la vérité. L'amour est un état en lequel le processus de pensée, en tant que durée, a complètement cessé. Où est l'amour, est une transformation. Sans amour, la révolution n'a pas de sens, car elle ne serait que destruction, décomposition et misères de plus en plus profondes.

Où l'amour est, il y a révolution, parce que l'amour est transformation de moment en moment.

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