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Tocqueville au Texas
« Je cherche Paul Burka. Le professeur Paul Burka.
Il donne un cours sur Tocqueville qui a dû commencer il y a vingt
minutes et je n’arrive pas à trouver sa classe... » L'homme à qui
je m’adresse est un géant obèse et moustachu, habillé en jeans, le
t-shirt humide de transpiration, en train de prendre le frais, avec
une dizaine de jeunes gens assis, comme lui, sur des chaises en
rotin, dans une galerie couverte de l’immense Lyndon Johnson
University. « Paul Burka ? Mais c’est moi, me répond-il en
soulevant légèrement, signe de bienvenue, son énorme masse de
chair! C'est moi que vous cherchez, je suis le professeur Paul
Burka ! » Puis, me montrant le groupe de jeunes, garçons et filles,
assis autour de lui, décontractés aussi, sans notes ni cahiers –
juste, pour certains d’entre eux, un livre sur les genoux : « et ma
classe, la voici ; si, si, nous sommes en classe ; nous
commentions, en vous attendant, les premières lignes du chapitre
VIII de la première partie du deuxième livre de De la démocratie..., à propos de la “constitution
fédérale”; mais à vous de jouer, puisque vous êtes là ; vous en
savez autant que moi, je vous cède la parole... » Quoi ? Une
classe, ça? Un professeur, ce sympathique géant, sans chaire ni
pupitre, qui commence d’ailleurs par me dire qu’il est un ancien
avocat et qu’il est aussi, dans une autre vie, rédacteur en chef au
Texas Monthly ? Eh oui, une classe.
C'est stupéfiant pour quelqu’un qui, comme moi, est habitué aux
rigidités et pompes de l’enseignement à la française, mais je suis
dans une classe. Et il semble même, à en croire Burka, que je sois
tombé sur une classe de « honors », première année mais honors,
autrement dit des étudiants particulièrement brillants qui ont
commencé l’année avec Thucydide, l’ont poursuivie avec Ibsen et
sont plongés, maintenant, dans le livre de Tocqueville. « Que
savez-vous de ce livre? dis-je après avoir tiré ma chaise dans
l’étroite bande d’ombre que fait le pan de mur entre les deux baies
vitrées. Je vais vous dire ce que j’en pense. Mais vous, d’abord?
Que représente-t-il à vos yeux ? Que vous raconte-t-il de votre
pays, du monde où vous vivez, de votre temps ? » La « tyrannie de
la majorité », me dit Peter, tout en suivant des yeux un énorme
papillon qui vient d’entrer par la baie ouverte; « l’idée qu’il y a
déjà tyrannie dans le fait même qu’un parti concentre tous les
pouvoirs ». La « place de la religion », enchaîne Joanna, bras nus,
dans le soleil; mais la « nécessité, néanmoins, pour que la
démocratie fonctionne, de voir les Eglises séparées de l’Etat –
est-ce partout le cas, de nos jours » ? Et Dennis, chemise ouverte
jusqu’au nombril, volubile, très gai : « attention ! Tocqueville
n’est pas Montesquieu, le principe de séparation n’est pas un
principe exactement tocquevillien ! » Et Jeff, entre ses dents, ton
de la conversation de bistro : « regardez les Pères fondateurs ;
est-ce qu’ils n’étaient pas archireligieux ? est-ce que la religion
n’était pas le fondement même, selon eux, d’une politique digne de
ce nom ? » Et Marisa : « Kerry a perdu à cause de l’avortement; on
ne peut pas dire à la fois que l’on est contre et que l’on veut une
loi qui l’autorise. » Et la rousse et jolie Jessica, avec ses
cheveux longs défaits, son coup de soleil sur le nez et le regard
intimidé que lui donne la lumière trop vive : « au contraire ; ce
fut son honneur ; penser une chose en conscience mais ne pas
vouloir l’imposer aux autres, avoir ses convictions mais laisser
autrui libre de se conduire comme il l’entend, n’est-ce pas ça, le
grand style ? n’est-ce pas là, au sens de Tocqueville, le propre de
la démocratie ? » Car, de fil en aiguille, nous en sommes venus à
parler de l’actualité, c’est-à-dire (pour reprendre, encore, les
mots de Tocqueville dans le même chapitre VIII) de « l’élection du
Président », hier, 4 novembre. Et, posant carrément la question,
j’ai eu la surprise de constater qu’une majorité, dans le petit
groupe, est favorable au mariage gay; que la même majorité trouve
que Bush en a trop fait dans l’étalage de ses valeurs religieuses;
que c’est une minorité, du reste, qui, s’ils avaient été en âge de
voter, aurait voté pour lui ; bref, que dans cette classe d’Austin,
dans la capitale de ce Texas qui est un fief conservateur, la
tendance et, surtout, l’avenir sont clairement de l’autre côté...
Tout le monde, depuis hier, nous serine la même histoire des «
valeurs morales triomphantes ». Tout le monde, y compris moi, a
décrit l’évolution de cette société dans la direction d’une «
droite dure » tournant définitivement le dos à l’héritage de
l’Europe et des Lumières. Tout le monde – hier soir par exemple, à
New York, dans sa cuisine, le grand éditeur et critique Jason
Epstein – n’a à la bouche que ce fameux « raz-de-marée » monté des
profondeurs du Sud pour inonder, à l’exception des bandes côtières,
l’essentiel des terres américaines. Et si ce n’était pas cela? Et
si le mouvement de fond, celui que la jeunesse incarne même si elle
ne l’exprime pas toujours assez, allait dans le sens de la liberté
des mœurs, des conduites, des esprits ? Et s’il y avait, dans les
forces vives du pays, une inentamable volonté de sauver, sur des
sujets comme l’avortement, les acquis de la révolution démocratique
des années 60 et 70 ? Et si le vote d’hier, loin d’être
l’expression d’une tendance lourde et d’un renversement, loin de
nous annoncer le visage futur d’une Amérique reniant l’héritage,
mettons, de Kennedy pour s’enfoncer dans la nostalgie d’on ne sait
quel maccarthysme, était alors un baroud d’honneur ? Et si c’était,
rageur mais désespéré, déterminé mais sans illusion, le dernier
combat d’une majorité qui sait qu’elle ne sera pas toujours la
majorité et que l’Amérique a, déjà, tellement changé qu’il y sera
de moins en moins facile d’afficher sa haine des Blacks, des juifs,
des Indiens, des femmes ? Je pose la question. Ici, à Austin, à
l’orée de ce « Sud » où je vais m’enfoncer, je forme
l’hypothèse.
Chrétiens perdus et retrouvés
Rod Dreher, je l’ai rencontré plus au Nord, à
Dallas, dans un restaurant écologique et branché où l’on petit
déjeune au milieu d’un jardin potager.
Il est le prototype, lui-même, du journaliste
branché.
Il en a la dégaine décontractée, la liberté
d’allure et de propos.
Au Dallas Morning News
où il écrit, comme au National Review
Magazine ou au New York Post où
il a fait ses premières armes, il s’intéresse à la littérature, au
cinéma, aux questions de société pointues.
Il n’a peur d’aucun sujet. Il ne recule devant
aucun scandale. C'est lui qui, au New York
Post, s’emparait des films les plus chauds. Et c’est lui qui
a lancé, début 2002, par son tonitruant « Les Péchés des pères »,
le grand scandale de la pédophilie dans l’Eglise catholique.
Mais voilà.
Il est catholique, justement.
Intensément, profondément, catholique.
Et il a juste le sentiment que la vie, dans les
grandes villes, est difficile pour un catholique : il pense qu’on
ne peut pas y élever correctement ses enfants ; il croit que
l’école publique, dans une ville comme New York, n’est plus qu’une
énorme machine à produire et reproduire des analphabètes; et c’est
pourquoi il s’est installé ici, à Dallas, qui est une ville aussi,
d’accord, et même une énorme ville, mais qui est l’un des lieux des
Etats-Unis où la dérégulation concernant le « home schooling » est
allée le plus loin.
Est-ce que je sais ce qu’est le home schooling, by
the way ?
Est-ce que nous avons, en France, quelque chose
qui y ressemble ?
Ici, aux Etats-Unis, cela va de soi.
Le droit d’éduquer ses gosses soi-même étant un
droit absolu, il y avait, même à New York, une Home Schooling
Education Association à laquelle il adhérait quand il y
vivait.
Mais New York restait New York. C'est toute la
culture ambiante qui y était dominée par l’idéologie du shopping et
du fucking et qui vous pourrissait vos gosses. Et puis les
règles... Si l’Etat de New York permet, donc, le home schooling,
s’il autorise – parce que c’est la loi fédérale et qu’il ne peut
pas faire autrement – les familles qui le désirent à retirer leur
progéniture de cette cochonnerie d’école publique, c’est dans un
étau de règles qui encadrent malheureusement la chose... Alors
qu’ici, au Texas, il n’y a pas de cadre. Pas de limite. On y élève
ses rejetons exactement comme on l’entend. Et c’est pour cela qu’il
est ici.
Son enfant s’appelle Matthews.
Il l’emmène, chaque matin, 4 heures par jour, 4
jours par semaine, dans la Church School du quartier, à Junius
Heights, où ils sont une quinzaine d’élèves par classe, à qui l’on
inculque les bases.
L'après-midi, c’est sa femme et lui qui, pendant
deux ou trois heures, parfois quatre, le prennent en charge et,
seuls, à la maison, lui dispensent l’essentiel de l’enseignement
qui fera de lui, non seulement un chrétien, mais un homme
libre.
Le soir, pas de télé – à la différence de sa
maison à lui, Rod, quand il était petit, à la différence de toutes
les maisons américaines où la télé est devenue le centre de la vie
de la famille, Matthews vit dans un monde où l’on n’allume le poste
que dans de très rares occasions et où, le soir, on lit.
Résultat : il a 5 ans, et il lit comme à 12.
Résultat : il est presque encore un bébé et il a
déjà, pourtant, rompu avec cette mauvaise culture, utilitaire,
idiote, orientée vers le débouché, qui ne fabrique que des
esclaves.
Est-ce que ce système, dis-je, n’est pas une
terrible défaite pour la société ? Oui, bien sûr, il me répond. Je
ne vais pas vous raconter que c’est un succès pour la société. Mais
tant pis. Pas mon problème. Cela fait belle lurette que les
problèmes de la société ne sont plus mes problèmes et que,
d’ailleurs, je ne vote plus.
Que se passera-t-il quand Matthews aura 20 ans ?
30 ans ? Ne sera-t-il pas inadapté à un monde dont vous l’aurez
coupé ? Oui ; il y a ce risque ; il y aura même, avant cela, au
moment du passage à l’Université, un souci d’adaptation; mais,
souci pour souci, c’est un souci moins grave que celui que
m’inspirent la vulgarité ambiante, la pornographie, l’islam
radical, le terrorisme.
Ce qu’il enseigne à son enfant? Quel type de
culture ? Quels livres ? Est-ce qu’il exerce une censure ? Un
contrôle sur les contenus ? Quid du darwinisme, par exemple? Est-ce
qu’il enseignera à Matthews, le moment venu, le darwinisme ? Mais
oui ! me répond-il en riant de bon cœur. Vous parlez comme mes
anciens copains de New York qui me regardaient comme si j’étais
entré dans une secte obscurantiste et arriérée ! J’enseignerai tout
à Matthews. Nabokov. La Révolution française. L'histoire de l’âge
industriel. Dostoïevski. Kierkegaard. Tout. Sans état d’âme. Ne me
confondez pas, s’il vous plaît, avec ces néo-évangélistes absurdes
: je n’ai aucun problème avec le darwinisme; je dirai à Matthews
que la Bible est vraie à un certain niveau mais que la science
aussi est vraie, d’une autre vérité, à un autre niveau...
Bizarre histoire.
Singulière situation.
Rien à voir, en effet, avec les fondamentalistes
des Megachurches.
Le contraire, je le vois bien, de ces « born again
Christians » dont le projet était de rejoindre le mainstream, la
culture de masse, la modernité, avec lesquels lui, justement, veut
rompre.
Je suis face, en réalité, à un tout autre
phénomène dont je me demande si, mutatis mutandis, la mystique
dégénérant non seulement en politique mais en farce, et Dallas
tenant tout à coup lieu des villes syriaques du Ier siècle, il ne serait pas plus proche de la fuite
du monde, puis de la montée au désert, des chrétiens des
origines.
Désir de sécession.
Logique d’enclave et de monastère à l’intérieur de
la grande ville.
Temps de déclin. Age de misère. Généralisation
d’une corruption où c’est l’Eglise elle-même qui, comme à l’époque
de Thomas More, s’effondre autour de ses fidèles. Alors, il faut
tenir, disent les gens comme Rod Dreher. Alors il faut, en
attendant la renaissance, sauver ce qui peut l’être et se mettre en
réserve. La scène se passe au Texas c’est-à-dire au cœur des
ténèbres : Dreher se veut, au Texas, un nouveau chrétien des
catacombes.
Un mythe américain
Dallas, toujours.
Le vrai mystère Kennedy est là.
Il n’est pas dans la question de savoir si Oswald
a agi seul ou non.
Il n’est pas dans les interminables discussions
visant à savoir s’il y eut une balle ou deux, si les coups vinrent
de derrière ou de devant.
Il n’est pas dans cet entrecroisement de théories
qui attribuent aux castristes ou aux anticastristes, à la mafia ou
à la CIA, aux Russes, à Johnson, à l’extrême gauche, à l’extrême
droite, au complexe militaro-industriel et au lobby des casinos, à
la Chine et à Israël, aux juifs ou aux protestants, aux riches
Texans du Sud, au FBI, aux Vietnamiens du Nord, à Edgar Hoover, à
Howard Hughes, la responsabilité d’avoir armé la plus célèbre
carabine Mannlicher-Carcano 6,5 de l’Histoire.
Il n’est même pas – il est encore moins – chez ces
pathétiques et increvables « JFK assassination researchers » que je
vois, ce matin, au pied du Texas School Book Depository de Dealy
Plaza, sur les lieux mêmes du crime, haranguer leur maigre public
pour vendre, l’un ses « révélations inédites » prouvant l’existence
du deuxième tireur; l’autre, son « interview jamais vue et en
exclusivité mondiale » démontrant que les blessures du Président
ont été maquillées à l’autopsie ; le troisième une nouvelle « vidéo
de témoins oculaires » dont les arrêts sur image dramatisés, les
zooms paranoïaques, les visages flous cerclés de rouge, sont censés
mettre en pièces les conclusions de la Commission Warren ; l’autre,
enfin, « les treize secondes manquantes » que Abraham Zapruder n’a
pas filmées et qui établissent sans le moindre doute que son film
était un montage.
Non.
Le mystère est ici, au sixième étage du bâtiment,
dans cette émotion qui me submerge (et dont je vois bien qu’elle
submerge tout le monde autour de moi) face à ces images noir et
blanc que l’on connaît, pourtant, par cœur.
Il est, plus exactement, dans ce dispositif
émotionnel rare, unique même, dont je ne connais d’équivalent dans
aucune autre situation ni, à plus forte raison, aucun autre musée
ou lieu de mémoire au monde, et dont je décrirais le paradoxe
ainsi.
1 Ces
images sont des clichés. On les a vues, revues. Ni dans les photos
de la vie des Kennedy placardées aux murs ni dans les petits films
que l’on nous passe en boucle et qui montrent, pour la énième fois,
soit les images du drame soit celles de l’enterrement, n’apparaît
la moindre indication inédite ou un peu surprenante. Ce n’est plus
le comique, mais le tragique, de répétition. Et tous les Américains
qui sont là, tous les fervents du mythe qui sont venus, comme moi,
dans la petite salle de projection, revoir, indéfiniment répétée,
la scène du dernier virage ou celle du convoi repartant, toutes
sirènes hurlantes, vers la salle des urgences n°1 de l’hôpital
Parkland, connaissent ces séquences à la perfection.
2 Le mythe
Kennedy lui-même. Voilà longtemps que le mythe Kennedy n’est plus
un mythe. Ou, pour dire la chose autrement, peu de mythes ont été,
depuis quarante ans, objet d’une rage démystificatrice aussi
radicale et, scandale après scandale, best-seller après
best-seller, aussi redoutablement efficace. J’interroge autour de
moi. Je fais parler ces fétichistes de la mémoire et de la légende
venus de tous les Etats-Unis. Tous, ou presque tous, savent que le
spectacle du bonheur familial avec Jackie était une représentation
publicitaire et fabriquée. Tous, ou presque tous, savent que le
jeune héros bronzé, respirant l’optimisme et la santé, était un
grand malade, drogué à la testostérone, dont la joie de vivre était
un leurre. Tous ont au moins entendu parler des « péchés du père »,
de ses penchants antisémites ou pronazis, des origines douteuses de
la fortune familiale ou même des menues tricheries qui permirent
l’accession de JFK à la Maison-Blanche. Nul, enfin, ne parvient à
complètement ignorer que ce « grand Président », ce « visionnaire
», cette incarnation officielle de l’Amérique qui gagne et qui dit
le juste et le bien, eut quand même le temps, en mille jours,
d’envoyer ses premiers « conseillers militaires » au Vietnam, de
lancer la calamiteuse expédition de la Baie des Cochons et, un an
avant le beau « Ich bin ein Berliner », de laisser s’élever le
honteux Mur de Berlin.
3 Malgré
cela, malgré ce stock d’informations disponibles à qui veut, malgré
cette face cachée qui n’est plus, à force, cachée pour à peu près
personne, malgré le désenchantement méthodique dont le mythe
Kennedy a été l’objet depuis quarante ans, il suffit d’une image de
cet homme dans sa gloire. Il suffit d’une de ses photos de jeune
prince souriant et charmant, american tabloid, from Washington to
the moon, opulence, bonheur, nouvelle frontière, insouciance. Il
suffit d’une image de Jackie, en robe d’Oleg Cassini, au temps de
leur grand mensonge médiatisé. D’une autre, le jour du drame,
tailleur rose taché de sang, jambes écartées, à quatre pattes, tout
souci de mise en scène oublié, en train de ramasser, penchée sur le
capot arrière de la Lincoln, les bouts de cervelle de son mari.
D’une autre encore, dans le même tailleur ensanglanté qu’elle n’a
pas voulu quitter, près de Lyndon Johnson prêtant serment. Ou la
même toujours, voile de crêpe noir sur le visage, aux côtés de
Bobby en frac ou de ses deux enfants montant, avec leurs petites
jambes trop courtes, les marches du Capitole pour un dernier adieu
à leur père. Il suffit de cela. Il suffit d’une seule de ces
vignettes. Et un trouble vous gagne dont je ne suis pas sûr qu’il y
ait d’équivalent – même pas, et c’est tout dire, avec les images du
11 septembre.
Qu’est-ce, alors, qu’un cliché qui fait pleurer
?
Qu’est-ce qu’un mythe auquel on ne croit plus et
qui, pourtant, fonctionne toujours ?
Voilà.
Tout est là.
C'est la question posée par les amoureux de
l’Antiquité lorsqu’ils se demandent si les Grecs « croyaient à
leurs mythes » et qu’ils répondent, comme André Gide, que le
problème est celui, moins de la croyance, que de
l’assentiment.
Et le fait est que, dans les grands sentiments
simples que mobilise la saga des Kennedy, dans cette mort en direct
que nous revivons sans nous lasser, dans cette proximité de la
souffrance et de l’amour, dans cette connexion du pouvoir et du
malheur, de la chute et de la rédemption, dans cette histoire de
jeunesse foudroyée, dans ce roman vrai d’une famille illustre et
maudite, bénie des dieux et poursuivie par un destin à la fois
inconcevable et nécessaire, c’est tout le Tragique éternel – «
terreur et pitié », disait Aristote – qui se joue et nous fait
frémir.
Les Kennedy ne sont pas, comme on dit parfois,
l’équivalent d’une famille royale américaine. Ils sont les frères
en destin d’Œdipe, Achille, Thésée, Narcisse ou Prométhée. Ils sont
la part tragique d’un peuple qui pensait avoir fait l’économie de
la tragédie. Ils sont les Grecs des Américains.
Armés comme des nazis
« Vous ne comprendrez rien à ce pays si vous
faites l’impasse sur la question des armes, m’avait prévenu, dans
son bureau d’Austin, la pétulante Carole Keeton Strayhorn, « Texas
comptroller of public accounts ». Porter une arme est, ici, un
droit de l’homme. Il est inspiré, ce droit, du Bill of Rights
anglais de 1689, lui-même explicitement lié au droit de résistance
à la tyrannie. Et ce que vous ne voulez pas voir, vous, les
Européens, c’est qu’il est garanti, à ce titre, par le Deuxième
Amendement de la Constitution. Vous irez à Dallas, en partant d’ici
? Oui ? Eh bien poussez, dans ce cas, jusqu’à Fort Worth où se
tient une grande exposition. Vous verrez le climat. Vous verrez
l’adhésion populaire. Et vous comprendrez que c’est le cœur du
Texas et de l’Amérique qui bat dans ce type de lieux. »
Chose dite, chose faite. A peine arrivé à Dallas,
je prends la Route 30, puis la Tom Landry Highway, du nom de
l’entraîneur de la « Dallas cow-boy team of football ». Et me voilà
au cœur d’une ville étrange, tout en parcs, hôtels déserts,
échangeurs d’autoroutes se croisant au-dessus des têtes mais où peu
de voitures passent – me voilà au cœur de cette ville vide où ni
l’admirable Kimbell Museum de Louis Kahn, ni le fameux Hotel Texas
où John et Jackie Kennedy passèrent leur dernière nuit, ne semblent
attirer quiconque et où tout paraît construit, en fait, autour du
bâtiment mussolinien à façade blanche dont m’avait parlé la
comptroller et où un écriteau annonce : « Great western show
».
Je croise, dans le hall, un couple d’obèses ayant
chacun, sur l’épaule, un fusil neuf. Je vois un petit homme tout
gris, visage fermé, qui porte dans ses bras un paquet, trop grand
pour lui, en forme de mitrailleuse. Je donne mon identité à un
groupe de policiers vérifiant – absurde, mais vrai – que je ne suis
pas armé. Je dépasse la table, recouverte d’une mauvaise feutrine,
où la National Rifle Association recrute ses nouveaux adhérents. Et
je pénètre dans la salle des expositions.
Des centaines de stands. Des milliers d’acheteurs
et de badauds déambulant, très concentrés, entre les stands. Des
groupes. Des familles. Des mères, surexcitées, poussant des
landaus. Des vieux, des jeunes, les yeux également brillants. Des
tatoués et des bourgeois. Des faux cow-boys. Des vrais Sudistes,
déguisés en soldats de la guerre de Sécession, à la recherche de
pièces d’époque. Un stand de fusils de la guerre de Corée. Un
autre, où l’on vient caresser des poignards dont le certificat
d’origine précise combien de « Viets » ils ont saignés. Des Bush
Master Competition AR-15 semblables à ceux dont je lisais, dans un
journal de Las Vegas, qu’on a volé un stock dans je ne sais quelle
caserne. Un type, qui se fait appeler Yoda, comme le Grand Maître
de La Guerre des étoiles, et qui vend
une « version sport » du Barrett 82 A-1, 50 caliber rifle. Le prix
? 8 000 dollars. La procédure? Etre citoyen américain et avoir un
permis de conduire en cours de validité. C'est tout? C'est tout.
Pas besoin d’une autorisation du FBI ? Si; un coup de fil ;
l’agent, au bout de la ligne, note; il ne prend pas le numéro de
série, il note. Pas de cas, tout de même, où vous refusez de vendre
? Parfois, oui ; supposez que vous arriviez en me disant « je viens
d’être volé, je veux une arme pour me venger »; là, en effet,
j’hésite; on ne vend pas à un type sous le coup de l’émotion. Moi,
par exemple ? si je n’étais pas français, me vendriez-vous l’une de
vos merveilles ? Il hésite... Me dévisage... Pas sûr, non ; on vend
pas à n’importe qui ; et vous n’y connaissez rien, vous, je le vois
bien...
Et puis, près de celui de Yoda, cet autre stand
que j’ai tardé à remarquer. Le type s’appelle Michael Morris. Il a
une soixantaine d’années, le teint brique et une moumoute blanche.
Un écriteau annonce : « Collector paying top prices ». Et je
m’aperçois que l’objet de sa « collection » ce sont des « German
war relics », autrement dit des armes et des reliques nazies. Il y
a là, pêle-mêle, des badges de pilotes. Des poupées à l’effigie de
Goebbels. Des croix gammées. Des Lüger à 18 000 dollars. Le
revolver personnel de Himmler. L'épée de Goering. Celle de Julius
Schirner. Un morceau de la porte du QG de Munich. Un fragment de la
vraie casquette du Führer. Un des 31 brassards – « tirage limité !
numérotés ! – ayant appartenu à ses premiers gardes du corps ». Et,
exposé comme le plus précieux des livres d’art, un catalogue où
sont photographiées les pièces les plus rares de sa collection,
celles qu’il ne produit que pour des clients exceptionnels et qui
décorent sa propre maison : des statues de cire, grandeur nature,
d’officiers nazis ; des casques dans une bibliothèque ; un bol
d’argent, cadeau d’Hitler à Eva Braun ; des assiettes, gravées
d’une tête de mort, où le couple aurait mangé; et, le clou, un
immense tableau, presque une fresque, montrant Hitler en uniforme,
un manteau sur les épaules, le poing sur la hanche, très féminin. «
Cela ne vous gêne pas de vendre ça ? – Y a des gens pour acheter;
faut bien qu’il y en ait pour vendre. – Savez-vous qu’en Europe
c’est interdit ? – Normal ; vous avez été occupés ; nous, on les a
vaincus! – Donc aucun scrupule? – Aucun scrupule ; le Reich a tué
moins que Gengis Khan. – Vous vendriez des objets ayant appartenu à
Ben Laden ? – Ah non (cri du cœur) ! Rien à voir ! Car ils
n’auraient pas, j’en suis sûr, la qualité esthétique de ces objets
nazis. »
Des « antique dealers » comme Michael Morris, des
bons Américains sensibles, comme lui, à l’« esthétique » nazie,
j’en verrai, en m’enfonçant, une demi-douzaine d’autres. Je
découvrirai, presque pire, la boutique de Lance et Judith
Frickensmith, deux Ukrainiens qui vendent « the most prejudicial,
controversial films ever made » – soit des cassettes de Leni
Riefenstahl, des marches et chants nazis, un film antisémite
intitulé The House of Rothschild, un
autre The Glory Years, Ruins of the Reich,
vol. III. Un droit de l’homme, vraiment, cette histoire
d’armes ? Un droit constitutionnel lié, comme le disait la
comptroller, au caractère « communautaire » de la notion de
maintien de l'ordre ? Je reprends la route, vers la Louisiane, de
plus en plus sceptique – une part de moi se demandant si ne serait
pas plutôt là, dans cette fascination terrible et grotesque, le fin
mot de toute l’affaire. Eh oui! Les grandes phrases. Les arguments
électoraux. Les professions de foi pompeuses de la NRA et de son
président, Wayne LaPierre, interviewé, l’autre semaine, en Virginie
et revendiquant le droit de s’armer avec la même énergie que Rod
Dreher celui d’élever ses enfants chez soi. Et, à la fin des fins,
non-dit brusquement entrevu, horizon possible de cette logorrhée,
sa vérité ultime, secrète et, quoique le plus souvent inconsciente,
forcément active dans les esprits : ce kitsch hitlérien, ce jeu
morbide avec l’horreur, ce désir tout bête de se déguiser librement en nazi...
C'est encore loin, le Sud ?
Je me souviendrai de New Orleans, la ville «
française » de Tocqueville.
Je me souviendrai de la mixité de New Orleans et
de cette impression que j’ai eue, comme, lui, Tocqueville, au matin
du 1er janvier 1832, d’une ville où l’on
parle, pense, sent en plusieurs langues – France, mais aussi
Espagne, Afrique, Inde, esprit cajun, influence créole,
Chine.
Je me souviendrai de cette mixité des âmes à New
Orleans, et de cette mixité des corps, et du très grand nombre de
métis, mulâtres, quarterons, que l’on y voit donc encore, cent
soixante-douze ans après, en ce matin de décembre 2004 : il n’y a
pas tant de métis que cela, finalement, en Amérique; pas tant de
mélange qu’on le dit entre les communautés, leurs pratiques, leurs
systèmes symboliques, leurs imaginaires ; et, de cela, de cette
non-mixité méthodique et, au fond, mutuellement consentie, de ce
communautarisme partout régnant et de ce faible nombre, par
exemple, de mariages mixtes, c’est ici, à New Orleans, que j’ai,
par contraste, pris conscience.
Je me souviendrai de la fièvre jazzy de New
Orleans, de sa joie de vivre et de danser, je me souviendrai de
cette impression que l’on a, dans les bars les plus minables du
Carré français, d’assister, chaque soir, à l’invention du blues et
du gospel.
Je me souviendrai des bastringues de New Orleans,
je me souviendrai de leurs lap danseuses tellement plus rieuses,
audacieuses, que les poupées clonées des clubs de Las Vegas – je me
souviendrai avoir pensé : la Sodome et Gomorrhe du Sud ! un bastion
de libertinage en terre fondamentaliste et puritaine !
Je me souviendrai, cette nuit-là, à New Orleans,
au-dessus d’un restaurant de Bourbon Street qui sentait la bière et
la sueur, de cette jeune fille, 15 ans, peut-être 16, dansant sur
son balcon, retirant son chemisier, la barrette de ses cheveux, son
soutien-gorge, sa jupe, pendant qu’une bande de gamins, depuis la
rue, lui jetaient des poignées de perles.
Je me souviendrai, sur Jackson Square, d’un autre
gamin, faux crétin et vrai musicien, sosie black de l’Ignatius
Reilly de John Kennedy Toole (et donc, car c’est la même chose, du
cinéaste Michael Moore) en train de rejouer la conjuration des
imbéciles en gémissant, entre deux airs d’harmonica, « je suis un
Blanc ethnique, je suis un Blanc ethnique ».
Je me souviendrai de la lenteur de New Orleans, de
sa langueur tropicale en même temps que de son effervescence; je me
souviendrai de ce drôle de temps de la ville – chaque ville a son
temps n’est-ce pas ? chaque lieu du monde a sa propre qualité de
temps comme il a sa couleur, son paysage, son histoire ? eh bien, à
New Orleans, c’est un temps gourd, longanime et lent à la colère ;
c’est un temps qui tarde et ne se résout pas ; c’est comme si,
disait Capote, le temps avait trouvé le truc, dans cette ville,
pour ne plus couler du tout, se reposer.
Je me souviendrai des interminables parties de
cartes de Stanley Kowalski, dans Un tramway
nommé désir – savent-ils, ces deux types aux allures de
clodo qui tapent la carte, à minuit passé, sur le seuil d’un taudis
de Constantinople Street, qu’ils retrouvent les gestes, presque les
mots, de Tennessee Williams ?
Je me souviendrai de New Orleans comme de la ville
où j’aurai vu la plus grande concentration de marginaux en tous
genres, de branques, d’originaux, de types qui vous la jouent
vampires, d’ivrognes vaguement vaudous, de filles vous offrant, sur
le trottoir, un verre de frozen daiquiri et d’autres qui, plus
loin, vous glissent, à voix basse, l’histoire d’un travelo battu à
mort, ici même, il y a un an, par un prêtre désaxé – le fruit,
comme à Chicago, du désenfermement qui a jeté dans les rues toute
une population d’esprits dérangés ? non ; rien à voir avec les
dérangés de l’ère Reagan ! aucun rapport avec la folie triste des
nouveaux fous des autres villes américaines ! il y a du Erskine
Caldwell, et du Cormac Mac Carthy, dans ces égarés-là! et quand les
violents l’emportent, quand on comprend que la « Big Easy » n’est
pas non plus très loin de détenir le record du nombre des crimes de
sang, souvent atroces, inexpliqués, quand on vous dit qu’il y a des
feux rouges, dans certains quartiers, où il est préférable de ne
pas s’arrêter, c’est l’ombre de Flannery O'Connor qui vous assaille
et, encore, la littérature.
Je me souviendrai de mon arrivée à New Orleans, de
nuit, venant de Baton Rouge, à travers des étendues de swamps et de
bayous, puis des forêts d’arbres fantômes aux branches mangées de
mousse espagnole, elle-même mangée par le brouillard.
Je me souviendrai que New Orleans est, à ma
connaissance, la seule ville au monde construite, non seulement sur
des marécages, mais sous les eaux, plusieurs mètres sous le niveau
de la mer, avec système de digues, pilotis, pompes et aspirateurs,
chargés, quand le Mississippi déborde, d’empêcher la ville de se
noyer – est-ce pour cela que les cimetières, à New Orleans, sont
toujours sur les hauteurs, dans des grottes, à ciel ouvert ? est-ce
de là que vient cette impression de ville hantée, un peu morbide,
que ni la musique ni la danse ne parviennent à complètement égayer?
et ce sentiment de précarité diffuse ? et la certitude, qui ne vous
quitte jamais, que l’eau, un jour, sera la plus forte et que New
Orleans, nouvelle Ninive, sombrera dans un nouveau Déluge ?
Il y a l’eau morte et dévoratrice, les odeurs
d’humidité et de vase, à l’entrée de New Orleans, dont je me
souviendrai.
Il y a les alligators qui encerclent, paraît-il,
New Orleans – veillent-ils ou attendent-ils leur heure? nul ne
sait, mais je m’en souviendrai aussi.
Je me souviendrai encore, à New Orleans, de ce
président français d’une compagnie pétrolière venant me chercher,
un matin, pour m’amener, au large de la ville, en haute mer, sur
une plate-forme pétrolière semblable à celle de Breaking the Waves et je me souviendrai, pour y
aller, du survol des faubourgs de la cité radieuse et spectrale,
puis du Mississippi prenant progressivement ses aises : je me
souviendrai de son delta infini, de ses dizaines, bientôt de ses
centaines, de bras, tantôt énormes, tantôt grêles et pareils à un
écheveau de fils clairs jetés sur la terre limoneuse; je me
souviendrai de la lutte à mort des eaux et de la terre, des
lambeaux de terre sauvés des eaux et qui, au bout d’un moment,
semblaient des îles rares, perdues dans l’océan, de plus en plus
étroites et longues, avec des maisons de plus en plus fragiles et
absurdes – mais que diable veulent les hommes ? pourquoi ces
maigres barrages contre le moins pacifique des fleuves ? ne
savent-ils pas que c’est l’infini qui, comme la mort, finit
toujours par l’emporter ?
La Venise du Sud, disent-ils. Non. Pire. New
Orleans.
La capitale du Sud, croient les Français. Mais
non. Pas le Sud. Toujours pas le Sud. Juste New Orleans.
L'enfer doit ressembler à cela
« Angola »...
A première vue, c’est une prison.
Et c’est même, comparé à ce que j’ai pu voir
ailleurs, une prison plutôt convenable.
Le côté existence en plein air sur cette ancienne
plantation, au sud de New Orleans, où l’on arrive par une belle
route triste, plantée d’arbres couverts de lierre et, encore, de
mousse espagnole.
La boucle du Mississippi dont la directrice
adjointe, Cathy Fontenot, jolie jeune femme blonde, cheveux tirés
en chignon, enceinte, explique qu’elle fait, sur trois côtés,
office de barrière naturelle et évite le lourd appareil des
miradors, des barbelés, des barrières.
Les « trusties », autrement dit les condamnés –
ils sont huit cents sur cinq mille – à qui l’on fait confiance et
qui se baladent sans surveillance, presque libres, à l’intérieur de
ces deux mille hectares de verdure que l’on appelle, dans la
région, « La Ferme ».
Carey Lassaigne par exemple, le « trusty » Carey
Lassaigne, qui a la charge des écuries et qui, avec ses bottes bien
cirées, son t-shirt blanc immaculé, ses yeux bleus et francs, ses
chiens fidèles, a plus l’air d’un gentleman farmer que d’un
condamné à perpétuité.
Les blocs eux-mêmes, corrects.
Ces blocs aux noms d’oiseaux, ces Raven, Hawk 1 et
2, Falcon 1, 2 ou 3, dont les dortoirs, les douches, les grandes
baignoires collectives, sont sans commune mesure, encore une fois,
avec le spectacle offert par Rikers Island, Las Vegas ou Alcatraz
(sans parler, naturellement, de cette véritable porcherie que
découvre Tocqueville à son arrivée à New Orleans et où les détenus,
écrit-il, vivent enchaînés comme des animaux au milieu de leurs
excréments).
La saison des rodéos qui attire, chaque année, en
octobre, des milliers de touristes venus de toute la Louisiane et
dont, toujours selon la matonne Fontenot, les prisonniers seraient
« si fiers » qu’aucun n’a jamais profité de la circonstance, et du
relâchement disciplinaire qu’elle provoque, pour tenter une évasion
et risquer, ce faisant, de voir l’administration, en rétorsion,
supprimer cet « acquis social ».
Le terrain de volley-ball sur l’impeccable pelouse
de Falcon 3.
Les matches de boxe avec arbitres, gants, règles
de l’art, comme dans une université sudiste il y a un siècle.
A l’entrée des baraquements, fabriquées par les
détenus eux-mêmes en prévision de Thanksgiving, des figurines de
cire représentant une fée, un nain ou un petit cochon tenu en
laisse.
Bref, une prison plus que décente.
Une prison qui, de l’extérieur, fait presque
prison modèle.
A un détail près, pourtant.
A un petit détail près, qui tient moins à la
prison elle-même qu’à la législation en vigueur dans l’Etat, mais
qui fait basculer dans le cauchemar ce paysage de verts
pâturages.
Angola étant un établissement réservé, pour
l’essentiel, à des condamnés à la peine capitale ou à la
perpétuité, la loi de la Louisiane ayant, par ailleurs, pour
particularité d’avoir supprimé le principe même de la libération
conditionnelle pour cause, par exemple, de bonne conduite, les
hommes qui entrent ici savent qu’ils n’en sortiront jamais et
qu’ils sont condamnés à vivre sans cette perspective, même vague,
de libération qui est, dans toutes les prisons, l’ultime ressource
du détenu.
Comment vit-on quand il n’y a plus d’espoir du
tout ?
Comment s’arrange-t-on de la prison quand on sait
que, quoi que l’on fasse, l’on n’en sortira que mort ?
On pense à sa mort justement, me répond, sans
rire, Cathy Fontenot.
On a ici, à Angola, un corbillard magnifique, tiré
par un cheval et œuvre, comme les petits cochons, des détenus
eux-mêmes – on a un détenu spécial, grand Black au crâne rasé et
vêtu d’un smoking, dont c’est devenu le métier et qui nous fait des
enterrements dignes de la princesse Diana. Alors, voilà, on pense à
ça. On prépare ses funérailles. On construit, de ses mains, son
propre cercueil. On va, quand on n’a plus de famille ou que la
famille vous a oublié, choisir, dans notre cimetière, l’emplacement
de sa future tombe, et on attend. On apprend à lire aussi – la
plupart de ces gens sont illettrés et ils apprennent à lire pour,
quand viendra le jour d’être conduits au couloir de la mort,
pouvoir se réconforter avec la Bible ou le Coran.
Visite au cimetière où sont enterrés, en effet,
ceux des détenus dont la prison était devenue tout l’univers.
Visite au couloir de la mort qui est composé,
outre la salle des supplices, outre la petite pièce attenante où
les représentants des victimes peuvent assister, derrière une
vitre, à l’exécution du condamné, d’une salle à manger dont Cathy
Fontenot est fière de me détailler l’organisation : toilettes «
hommes » et « femmes » distinctes ; « plan d’évacuation » en cas
d’incendie ; bahut rempli de t-shirts siglés « Angola » ou « Sniff
Sniff » et que les gens venus assister à la mise à mort peuvent
acheter en souvenir; fresque immense et donneuse d’espoir montrant
une montée au ciel sur cheval ailé blanc; les trois tables (oui,
trois ! on ne lésine pas sur la dépense à Angola!) où le condamné
se verra servir son dernier repas – bonne viande, foie gras,
gratins exquis et même, une fois, payée de sa poche par le
super-chef des matons, Burl Cain, une langouste délicieusement
cuisinée.
Un coup d’œil, à l’entrée de la prison, sur
l’autre boutique de souvenirs, couplée avec un musée, et encore
mieux achalandée, où l’on vend des t-shirts marqués « Angola, a
gated community » – oui, « gated », à la fois « fermée » et
fortifiée », le même mot qu’à Sun City, la cité des vieux, quel
aveu !
Et puis visite, enfin, de l’endroit le plus
étrange de ce lieu décidément irréel – la petite chapelle où une
trentaine de détenus, assis sur des bancs de bois, écoutent trois
des leurs chanter un gospel au son d’un orgue Yamaha : « quel
espoir ? mais il est là, l’espoir, me répond, en se frappant le
cœur, l’un des trois pasteurs, Audrey Fradieu, serial killer
condamné à la prison à vie; il est là, au-dedans de moi, depuis que
j’ai décidé de donner ma vie au Seigneur ; il y a un séminaire à
Angola; nous sommes une centaine de prêtres qui avons été formés
par ce séminaire de la prison ; le sens de notre vie est là ; il
est d’aller, dans toutes les prisons d’Amérique, porter la Sainte
Parole qui nous a été révélée ici. »
Le pire est que Cathy Fontenot n’a pas tout à fait
tort.
Ces hommes pouvaient devenir enragés ou
désespérés.
Ils pourraient fomenter des révoltes à côté
desquelles les émeutes des années 60 feraient figure d’aimables
répétitions.
Mais non.
C'est bien une sorte de vie qui s’est organisée
là.
Une vie infime, une vie exsangue, mais une
vie.
De cet ersatz, que faut-il penser? Le pire,
vraiment, ou un moindre mal ? Faut-il se réjouir de ce que la vie
soit plus forte que la mort ou faut-il voir Angola comme un
laboratoire de l’inhumain où c’est une contre-vie qui
s’inventerait, placée sous l’empire de la mort et pire qu’elle
?
Aurais-je un doute que Cathy Fontenot, à la fin,
en me raccompagnant à ma voiture, aurait achevé de le lever. «
L'espoir, me dit-elle, soudain songeuse... C'est relatif, vous
savez, l’espoir... Prenez ce condamné qu’on a détaché à la dernière
seconde parce que le téléphone rouge, celui du gouverneur, a sonné.
D’accord, on l’a aussitôt rattaché. D’accord, le gouverneur, après
lui avoir dit quelque chose – personne n’a jamais su quoi – a
demandé à parler au bourreau et l’a fait rattacher et exécuter.
Mais c’est quoi l’espoir, sinon cela ? N’est-ce pas la preuve que
l’espoir, à Angola, est toujours vivant ? »
La gloire du Sud
A qui aurait en tête les clichés littéraires sur
le Sud d’après la guerre de Sécession, à qui continuerait de voir
le nouveau Blanc de ces contrées sous les traits d’un gaillard en
salopette à la mode Faulkner, Steinbeck ou Caldwell, à qui en
serait resté au mythe du Sudiste hébété, muet, infans, absent à la parole et, pour cette raison,
barbare, aux amateurs de folklore qui n’en finissent pas de voir
dans ces plantations de coton et de tabac des terres de désolation
hantées par un Dieu lui-même silencieux ou à l’omniprésence, au
contraire, assourdissante, aux anti-Sudistes pavlovisés pour qui un
Blanc de Louisiane ou d’Alabama est, au pire, une graine d’assassin
et, au mieux, un dégénéré, détruit par des parents consanguins et
ivrognes, manipulé par des pasteurs assassins de prostituées,
simple d’esprit, habité par l’esprit du Mal, raciste par tradition,
ségrégationniste par réflexe et nature, criminel par amertume et
parce qu’il ne se résout pas à l’irrésistible libération des Noirs,
à tous ceux-là, je recommande la fréquentation de deux personnages
admirables : Morris Seligman Dees Jr et Jim Carrier.
Du premier, avocat et patron d’une organisation,
le Southern Poverty Law Center, spécialisée dans la chasse aux «
bad guys » du Ku Klux Klan, on m’avait dit pis que pendre. « Prenez
garde, m’avait averti, par exemple, un journaliste de Dallas à qui
j’avais exprimé mon intention d’aller voir, à mon arrivée à
Montgomery, ce lointain descendant du “lawyer” rencontré par
Tocqueville, le 6 janvier 1832, dès son entrée dans la capitale de
l’Alabama. Prenez garde à Morris Dees. Le type n’est pas net. Pas
si bien vu par les agences de notation des groupes
philanthropiques. Beaucoup d’argent pour le fund-raising, moins
pour les actions concrètes. Très fort pour la publicité, plus mou
quand il s’agit de parler contre la peine de mort et de s’exposer,
ce faisant, à l’impopularité des donateurs. Et puis la lutte contre
le Klan... Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de glauque dans cet
acharnement à faire revivre les fantômes d’un mouvement moribond,
dans cette volonté d’aller les chercher jusqu’en enfer et de les
réveiller – et ce, dans le seul but d’assurer sa gloire personnelle
? » La réalité est un grand type élégant, belle gueule à la Clint
Eastwood, allure de sexagénaire émacié aux yeux gris pâlis par
l’épreuve et le temps, dont la vie a basculé une nuit de 1967, à
l’aéroport de Cincinnati. Pourquoi une nuit? Il ne sait pas. Mais
c’est cette nuit-là qu’au terme d’une illumination quasi mystique
il a compris que son existence n’avait plus de sens et qu’il devait
réformer son âme. C'est cette nuit-là – et tant pis si l’on se
moque de ce côté nuit pascalienne dans un aéroport américain – que
le banal fils de planteurs de l’Alabama qu’il avait été jusqu’à
présent prit conscience de sa responsabilité de Blanc face au
mouvement pour les droits civiques. Et c’est cette nuit-là que,
comme les fondateurs de MoveOn.org rencontrés à Berkeley, comme
tant de jeunes millionnaires typiques d’une Amérique dont
Tocqueville notait déjà qu’elle n’en finit pas d’osciller entre la
poursuite effrénée de la richesse et la rédemption par la
philanthropie, il a décidé de céder sa compagnie de vente de livres
par correspondance et de créer le Centre. Depuis, il traque les
militants fascistes sur l’ensemble du territoire américain. Il
accumule, ici, dans le bâtiment de verre où il a installé, sur six
étages, les bureaux et les archives du Centre, tous les témoignages
possibles sur tous les cas de violence raciste dont il se voit
saisi – et, ensuite, il poursuit. Dix fois, les « bad guys » l’ont
condamné à mort. Dix fois, il leur a fait savoir qu’il se moquait
de leurs menaces et a persévéré. Défait le Klan ? Un combat
d’arrière-garde, la lutte contre les nostalgiques de la «
suprématie blanche » ? Il hausse les épaules. Je ne veux pas
discuter cela, semble-t-il dire. C'est juste le cœur de mon
existence. Et ma contribution, bien modeste, à l’honneur de
l’Alabama.
Avec sa barbe blanche et ses yeux bleus rieurs,
avec son beau visage carré, sa carrure d’athlète, son ciré jaune,
le journaliste et écrivain Jim Carrier, a l’air, lui, d’un vieux
jeune marin qui se serait posé, pour quelques heures, dans le port
de Montgomery. Nous avons dîné, avec Dees, dans un bar à huîtres
d’un quartier populaire, apparemment black à 100 %. Nous avons
passé la soirée à évoquer les riches heures d’une lutte pour les
droits civiques dont on ne dit pas assez qu’elle a réussi, en
finalement très peu de temps, à renverser un ordre que l’on croyait
immuable. Et nous consacrons la matinée, sous la pluie, à arpenter
la ville déserte à la recherche des lieux où cette lutte s’est
concrètement jouée. La Dexter Avenue King Memorial Baptist Church
où King a prêché. La bibliothèque Rosa Parks, du nom de la femme
noire qui, en 1955, refusa de céder sa place dans la partie d’un
bus réservée aux Blancs. L'arrêt où elle est montée dans le bus. Le
Civil Rights Memorial où une horloge de marbre aligne les noms de
quarante héros et martyrs de la cause. Et puis des lieux plus
modestes, un pont, un carrefour, l’emplacement d’un ancien marché,
une chapelle de quartier, une tombe, des petits sites de rien du
tout qu’aucune plaque ne signale ou qui, pire, ne sont signalés
qu’au titre de la place qu’ils occupent dans l’autre mémoire de la
ville, sa mémoire confédérée. Car toute la difficulté est là,
m’explique Jim Carrier. Toute la complication est dans ce
recouvrement, ce chevauchement et, donc, cette confusion et cette
rivalité des mémoires. Tout le problème, ici par exemple, dans
cette avenue qui vit, à cent mètres de distance, Jefferson Davis
déclarer la guerre de Sécession et Martin Luther King prononcer un
discours inspiré, c’est que les deux mémoires sont imbriquées l’une
dans l’autre et que l’une ne peut apparaître que si l’autre cède du
terrain. C'est la raison pour laquelle son rôle, lui, Carrier, est
moins de célébrer que de guerroyer. C'est la raison pour laquelle
il se conduit, non en pèlerin, mais en activiste d’une mémoire qui
n’a, pour le moment, que l’existence des palimpsestes. Convaincre
les Blacks de Montgomery qu’il ne suffit pas de prendre le pouvoir
au Conseil municipal car il faut encore le prendre dans
l’historiographie locale, telle est sa tâche. Convaincre les Blancs
que ce renversement historiographique est leur affaire autant que
celle de leurs frères noirs, telle est son idée fixe. Les rendre
tous conscients, Noirs et Blancs confondus, de ce que cette
mémoire, lorsqu’elle sera écrite, apparaîtra comme pleine de gloire
autant que d’infamie, les aider à comprendre que l’Alabama fut,
certes, une terre de racisme et de crime mais que c’est aussi le
lieu où l’antiracisme a triomphé et que, de cela, il est légitime
d’être fiers, tel est son but ultime.
C'est la première fois, depuis des mois, qu’une de
ces affaires de mémoire réussit à me passionner. Dans ce pays où
tout, c’est-à-dire n’importe quoi, finit par finir en mémorial,
c’est la première fois que je sens, dans un musée en gestation et
dans la parole de son promoteur, un acte de vérité. Bataille pour
le souvenir et chemin de la liberté. De la volonté de mémoire comme
pièce maîtresse d’une stratégie dont l’enjeu n’est rien moins, tout
à coup, que l’accomplissement sudiste de la démocratie en Amérique.
Louons maintenant ce grand homme.
Ceux qui croyaient au Sud et ceux qui n’y
croient plus
De la chasse aux cailles et de son importance dans
le folklore et la culture sudistes je ne savais que ce qu’en dit
Tom Wolfe dans la scène d’ouverture de son A
Man in Full. D’une certaine façon, c’était déjà beaucoup.
Car tel est, une fois de plus, le mérite – le miracle ? – de la
bonne littérature que cette vraie partie de chasse, cette chasse
aux cailles réelles à laquelle m’a convié Rex Pritchert dans les
environs de Montgomery cadre, d’abord, étonnamment bien avec sa
version de papier. Même cérémonial naïf et martial. Même façon, dès
le déjeuner, dans le pavillon décoré de têtes de cerf et d’élan, de
photos de chasseurs célèbres ou de réclames pour des cartouches
sans fumée, de se mettre en ordre de marche. Mêmes tenues kaki. Les
casquettes, en l’occurrence orange, qui accentuent l’impression
d’uniforme. Les fusils, à la fois archaïques et sophistiqués, que
l’on porte couchés entre les bras comme des bébés. Les carrioles,
qui n’ont pas changé depuis un siècle, et où prennent place, outre
les dames, les invités qui, comme moi, forment le petit public sans
lequel le héros de Wolfe, Charlie Croker, ne concevait déjà pas une
chasse réussie. Les guides – le nôtre s’appelle Adam Smith, cela ne
s’invente pas – chargés de suivre et de gérer les chiens. Cette
inimitable façon, quand ces derniers s’arrêtent, nez au vent, queue
dressée comme un éperon, d’aller chercher très loin, au fond de la
gorge, mi-chuchoté, mi-sifflé, le même « arrrrêt » qui a le même
pouvoir de provoquer, non seulement chez les chasseurs, mais chez
nous tous, la même décharge d’adrénaline. Mêmes chiens, d’ailleurs.
Oui, on dirait vraiment les mêmes maîtres-chiens, identiquement
dressés, sauf que – progrès oblige – ceux-ci ont un invisible
collier permettant à Smith, s’ils s’éloignent trop, de leur envoyer
une décharge électrique les ramenant au centre de la meute. Et puis
même raffut, même fracas d’ailes et d’herbes mêlées quand, les
chiens s’étant arrêtés pour de bon et Smith les ayant imités, la
nichée jaillit enfin et s’envole vers le ciel : Wolfe parle d’une
bordée d’oiseaux explosant comme des fusées et se dispersant dans
toutes les directions pour confondre les prédateurs – et il est
vrai que, même pour un non-chasseur, même pour quelqu’un qui, comme
moi, ne s’est jamais senti d’affinité avec ce type de mise en
scène, il y a dans la soudaineté du surgissement quelque chose
d’assez beau.
La différence, qui change tout, c’est que Rex
Pritchert et ses invités n’ont pas l’air d’y croire tout à fait. Ce
sont des Sudistes, bien sûr. Des vrais Sudistes. Ils le sont même,
au sens strict, plus que le héros de
Wolfe qui était un promoteur enrichi d’Atlanta considérant
l’acquisition même de ce terrain de chasse comme le plus
spectaculaire des signes de sa réussite alors que lui, Pritchert,
est l’héritier d’une longue génération de planteurs, ruinés au
moment de l’épidémie des charançons, mais qui ont su garder leur
domaine et le lui transmettre. Or le paradoxe est que,
contrairement donc à Croker, contrairement à Inman, son invité,
contrairement à la petite compagnie wolfienne qui, femmes
comprises, et même si celles-ci feignaient l’indifférence, donnait
le sentiment de vivre le moment et d’y tenir tout naturellement le
rôle prescrit à chacune et chacun, il met entre ces gestes et lui
une distance légère, un soupçon de désinvolture et presque
d’ironie, qui n’étaient pas dans le roman et dénaturent soudain la
scène. Il les accomplit, bien sûr, ces gestes. Il se plie aux
rites, s’y conforme. Il frémit de la même joie apparente quand ses
valets vont ramasser dans les herbes les cailles qu’il a tuées et
les lui rapportent. Mais il y a dans sa façon de le faire ou,
parfois, de le surfaire, dans sa façon de le jouer et, à la limite,
de le surjouer, il y a dans sa manière enfin de m’en parler ou, au
contraire, de ne pas savoir qu’en dire, une part de gêne et
d’étrangeté qui est, à mes yeux, la vraie surprise de la journée.
Je l’interroge sur l’origine de cette tradition qu’il perpétue : il
me répond par l’énumération des hautes personnalités à qui il a,
ces dernières années, loué son domaine pour le week-end. Je lui
demande de m’expliquer le lien entre cette forme de convivialité
que je le vois pratiquer avec ses amis et les valeurs du Sud
profond dont je cherche les vestiges : il me rétorque que le grand
regret de sa vie sera de ne pas avoir reçu John Lennon qui était,
hélas, trois fois hélas, un adversaire des armes à feu et de la
chasse. M’inquiétant, ou feignant de m’inquiéter, de ses relations
avec les mouvements écologistes, je veux savoir s’il respecte les
dates d’ouverture et de fermeture de la chasse : « je fais mieux,
bondit-il sans paraître se rendre compte de l’énormité de sa
réponse! je fais une chose que n’auraient jamais faite mes grands
et arrière-grands-parents mais qui est ma contribution à l’esprit
écologique! j’implante, chaque année, des nouvelles cailles;
j’importe et implante les cailles de culture que nous allons,
ensuite, venir tirer ! »...
Et quand, enfin, j’interroge Hal Hepburn, son
neveu, quand, au terme de la partie de chasse, las d’attendre
qu’Adam Smith et ses chiens fassent lever leur dernier nid, je le
retrouve dans la charrette des invités pour l’interviewer
formellement, sa réaction est plus nette encore. Sent-il, lui, ma
réprobation ? Devine-t-il en moi, parce qu’il est plus jeune ou
plus dégourdi, l’Européen critique vis-à-vis des valeurs du Sud ?
Ou a-t-il intimement rompu, cette fois, avec ce monde et ses
principes? Toujours est-il qu’il me répond sur un ton qui est
devenu, lui, carrément défensif : « En effet, j’aime ce sport,
commence-t-il... Comment ? Oui, c’est exact, je dis ce sport... Je
sais que, pour mes ancêtres, c’était beaucoup plus qu’un sport...
Mais les années passent, que voulez-vous... Et, pour moi qui ne
reviens ici que de temps en temps, les vacances, parfois les
week-ends, c’est une activité sportive, ni plus ni moins qu’une
activité sportive... » J’observe sa bonne bouille un peu trop rouge
et ses sourires chagrinés. Je l’écoute me confier, comme s’il se
justifiait, son attachement à cette région et les raisons pour
lesquelles il a choisi la Law School de l’Alabama qui est, les gens
ne le savent pas, au 19e rang des Law
Schools américaines. Je surprends ses regards craintifs quand il
m’explique qu’il « comprend très bien que l’on soit contre la
chasse à la caille » – il répétera cinq fois « je comprends très
bien que l’on soit contre la chasse à la caille » – mais qu’il ne
croit pas, pour autant, qu’il faille y voir cette manifestation de
la culture blanche, machiste, réactionnaire, tueuse, que croient
les ennemis de sa famille. On est loin, c’est le moins que l’on
puisse dire, des légendaires fierté et arrogance sudistes. On est à
cent lieues des aristocrates obsédés, selon Tocqueville, par le
sens de l’honneur et l’honneur de leur race. Hepburn, je le répète,
est un vrai Sudiste. Il a, de la culture sudiste, gardé tous les
réflexes ainsi que, dans la voix, ce mélange d’accent traînant, de
nonchalance étudiée, de tonalités noires et paysannes, si
caractéristique de la région. Mais elle m’apparaît, cette vieille
culture, brusquement incrédule. Elle m’apparaît, en ce garçon, à la
fois amère, découragée, honteuse d’elle-même, exténuée. Victoire de
Morris Dees et Jim Carrier ? Disparition de l’« aventurier » aux «
mœurs brutales » où Tocqueville voyait le concentré de l’esprit
sudiste ? L'Amérique change.
De l’esclavage en Amérique et de son
refoulement
Atlanta.
La grande ville noire du Sud.
La ville dont le maire est noir, dont la plupart
des politiciens sont noirs, dont la bonne société elle-même est
devenue, pour l’essentiel, noire.
La ville de Morehouse, prestigieuse et belle
université qui fut celle de Benjamin Elijah Mays, puis de son
disciple Martin Luther King, et où l’on ne voit pas un Blanc.
La ville de King justement, vouée au culte de King
comme Memphis à celui d’un autre King – la ville sacrée, la Mecque,
où l’on n’en finit pas de visiter, au cœur de Sweet Auburn, ces
lieux hautement inspirés que sont la maison natale du héros, la
Ebenezer Baptist Church où il fit, dit-on, ses premiers prêches
ainsi que, au milieu d’un bassin, la stèle de marbre blanc où
reposent ses cendres.
Atlanta, la ville de Autant
en emporte le vent où l’on peut, au moins dans les quartiers
sud et ouest, faire des kilomètres et des kilomètres sans voir,
sauf à Georgian Terrace, dans le Road to Tara Museum qui est censé
avoir conservé sa canne, la moindre trace de Rhett Butler ou de
quiconque lui ressemblant.
Et puis Atlanta, pourtant, ville de CNN.
Et puis Atlanta, en même temps, ville de
Coca-Cola.
Et puis Atlanta qui, nonobstant toute
considération ethnique, reste le siège de vingt-trois des cent plus
grandes entreprises recensées par le magazine Fortune.
Et puis l’aéroport d’Atlanta – je n’aime pas
l’aéroport d’Atlanta, d’accord; j’ai tout de suite détesté ses
souterrains interminables, ses trains fantômes qui ne vont nulle
part, ses escaliers roulants qui semblent plonger droit vers
l’enfer ; mais c’est le signe de la prospérité de la ville; c’est
la marque, pour parler comme les économistes, de son extraordinaire
« attractivité » ; « too busy to hate », trop occupée pour haïr,
disait de sa métropole le premier maire noir d’Atlanta et c’est
vrai que l’on sent cela – c’est vrai que l’on sent, dès le
Heartsfield Jackson Airport, cette belle et bonne prospérité que je
n’ai sentie ni à Montgomery ni, ce matin, à Birmingham.
Bref, me voici à Atlanta, vitrine de la
déségrégation tranquille.
Me voici à Atlanta, symbole de cette émancipation
réussie dont je ne me lasse pas de guetter les témoignages.
Me voici dans la ville où la preuve a été faite
que le racisme, la bêtise, le crime, sont solubles dans le
capitalisme et où il n’est pas jusqu’au « look ghetto » arboré, sur
Peachtree Street, par les lycéens de bonne famille qui n’atteste
qu’une page est, en effet, tournée.
Et puis voici, tout à coup, dans une banlieue du
nord de la ville, une brasserie, Manuel’s Tavern, du nom de Manuel
Maloof, grande et vieille figure démocrate qui vient juste de
mourir; et voici, dans cette pièce recouverte, du sol au plafond,
de grosses briques apparentes et où les publicités pour la bière
Budweiser côtoient les photos du patron avec McGovern, Humphrey,
Clinton ou Al Gore, voici, attablé parmi des journalistes et des
politiciens du comté qui tous, selon les générations, affichent
leur nostalgie des époques Kennedy, Carter et Clinton, voici, donc,
le jeune chef de bureau du Wall Street
Journal, Douglas A. Blackmon, qui s’approche et engage la
conversation.
Il a connu Daniel Pearl à l’époque où il n’était
qu’un petit journaliste local mais où lui, Pearl, travaillait déjà
pour le Wall Street Journal à
Atlanta.
Il était également là – il se le rappelle si
précisément ! – quand, ici même, à l’endroit précis où je me
trouve, sous ce panneau à la gloire de l’équipe de foot Falcon, fut
donné un concert en son honneur et à sa mémoire.
Mais il est surtout en train d’écrire, me
confie-t-il, un livre sur le Sud et, d’une manière plus générale,
sur l’Amérique qui devrait s’intituler Slavery
by Another Name – et dont il veut me parler.
Savez-vous, dit-il en substance, qu’il y a tout un
pan de cette histoire de l’esclavage qui reste inconnu ?
Savez-vous par exemple qu’il y a eu des baptistes
pour, au début du XIXe siècle, aller
chercher des versets de la Bible supposés expliquer comment il
convient de traiter l’esclave et offrant donc une justification
théologique de cette pratique infâme ?
Savez-vous qu’il y eut, à l’inverse, une époque «
non raciste » de cette histoire de l’appropriation de l’homme par
l’homme ? Savez-vous qu’il y eut toute une préhistoire où, le
darwinisme n’étant pas encore arrivé en Amérique, le racisme
proprement dit n’ayant, par conséquent, pas formulé ses théorèmes,
il n’était pas rare de voir des Noirs, vous m’avez bien entendu,
des Noirs, posséder d’autres Noirs, des Indiens, ou même des Blancs
?
Savez-vous que l’esclavage continua, sous d’autres
formes, après son abolition ?
Avez-vous jamais entendu parler – c’est le point
de départ de Slavery by Another Name –
de ce nouveau commerce triangulaire qui s’instaura, en Amérique
même, au lendemain de la guerre de Sécession, et dont le mécanisme
était à peu près : un shérif d’Alabama ou de Géorgie payé au nombre
de procès-verbaux dressés ; des Blacks condamnés, pour une vétille,
à des amendes qu’ils n’ont pas les moyens de payer ; une
entreprise, amie du shérif, qui surgit de nulle part, sur l’air du
sauveur qui offre au pauvre bougre l’emploi qui lui permettra de
s’acquitter de sa dette; et l’ancien esclave qui, du coup, se
trouve réenchaîné à un travail de forçat, payé un salaire de misère
et soumis, s’il défaille ou se plaint, à la menace d’aller en
prison ?
Et savez-vous enfin que, de tout cela, de tout ce
mécanisme que je vous décris et qui ne prit réellement fin qu’en
1945, avec le grand retour des Blacks des champs de bataille
européens, savez-vous que, de toute cette pré- ou post-histoire
d’un commerce des humains qui est la face sombre du pays,
l’Amérique blanche, mais aussi noire, est d’accord pour ne rien
vouloir connaître ?
Un autre exemple, insiste-t-il.
Un dernier exemple, mais qui dit tout.
Il y eut, au moment du New Deal, une belle
initiative visant à recueillir, avant qu’il ne soit trop tard, le
témoignage des survivants de l’esclavage historique.
Or l’entreprise fut ainsi menée que les intéressés
n’énoncèrent rien, ou presque rien, de leur incommensurable douleur
; la méthode adoptée fit, si vous préférez, que, dans tous les
Etats sauf un, la Floride, c’est à des Blancs que l’on demanda de
recueillir les interviews ; en sorte que, sauf en Floride donc, les
interviewés dirent très exactement ce que les Blancs espéraient
qu’ils disent – en sorte, oui, que ces transcriptions, ces récits
dont on attendait tant et qui devaient permettre de rendre justice
à ce peuple d’âmes mortes qu’est le peuple des anciens esclaves,
sont des documents aseptisés, très « ah ! comme la vie était belle
du temps du Deep South » et qui, somme toute, ne disent rien.
Je me rappelle, en l’écoutant, les rescapés de la
Shoah n’osant ni témoigner ni parler.
J’essaie d’imaginer – même si les situations
n’ont, bien entendu, rien de comparable – les juifs ne reprenant
pas, comme ils l’ont finalement fait, le droit de raconter et
d’être écoutés.
Les Noirs en sont-ils là ?
Sont-ils une communauté sans mémoire ?
Et toute cette façade heureuse, cette
représentation d’une ville noire sans amertume ni complexe,
n’est-elle, justement, qu’une façade – avec, en son milieu, un
énorme trou de mémoire ?
Gospel et compagnie
Ils sont partout.
Depuis quarante-huit heures que je suis à Memphis,
Tennessee, sur les traces de ma jeunesse et de la mémoire du rock
and roll, depuis quarante-huit heures que je vais de la kitchissime
Maison d’Elvis aux bars, sur Beale Street, où l’on chante encore
ses mélodies, puis du BB King’s Club au Sun Studio de Union Avenue,
du Rum Boogie Cafe au Music Hall of Fame où je voulais voir l’orgue
de Booker T. Jones, je ne peux pas faire un pas sans tomber sur
eux.
Les hommes sont en frac, chemise à col empesé,
chapeau mou ou haut de forme, chaussures de smoking, canne, gants –
ce sont des Noirs de tous âges, parfois très vieux, parfois obèses,
suant sous leurs pelisses de zibeline trop chaudes pour la saison,
soufflant, tous déguisés en dandies des « roaring twenties ».
Les femmes, noires aussi, tous âges encore, toutes
corpulences, certaines très belles, d’autres énormes, débordant de
seins, de fesses, de ventre, vont en robes du soir, manteaux de
taffetas moiré, brocarts, perles et bijoux, une vraie joaillerie
autour du cou et aux poignets, chemisiers de soie irisée ou brodée,
gants montant au-delà des coudes, talons aiguilles, chapeaux comme
des jardins suspendus, diadèmes, voilettes et éventails, ombrelles
de gaze et d’organdi ou, au contraire, manteaux de vison descendant
jusqu’aux pieds.
Au début, j’ai pensé que c’était des acteurs pour
un film d’époque sur le Tennessee.
Puis, comme ils arrivaient de toutes parts et
envahissaient, maintenant, le hall de mon hôtel, comme ils
devenaient trop nombreux pour que je puisse même les compter – des
centaines... non, des milliers... peut-être des dizaines de
milliers... on aurait dit une blague, ou une hallucination, ou un
rêve... – je me suis dit que c’est la ville entière qui avait dû se
déguiser et que c’était un carnaval, comme à Venise, ou à
Rio.
Est-ce qu’il y a un carnaval à Memphis, ai-je fini
par demander à l’une de ces dames, tailleur long mordoré, ceinture
de perles et lingots aux oreilles, attendant, comme moi,
l’ascenseur.
Mais non ! m’a-t-elle répondu. Pourquoi un
carnaval ? Nous sommes juste les fidèles de la Church of God in
Christ qui tient ici, à Memphis, là même où elle fut fondée, sa
97e Convention annuelle. Nous sommes 50
000 délégués venus de toute l’Amérique et c’est, aujourd’hui, le
jour des femmes. J’y vais. Voulez-vous m’accompagner ?
Je saute sur l’occasion.
Je la suis, avec quelques-unes de ses amies, en
direction du minibus qui fait la navette entre l’hôtel et le Palais
des Congrès.
Je comprends, chemin faisant, que les plus belles
d’entre les belles, les plus extraordinairement chamarrées, sont
souvent les femmes des évêques.
« Elégantes pour Lui, me dit ma dame mordorée.
Belles du Seigneur. Fiancées de Dieu. Longtemps, les Noirs ont été
à l’église en haillons. Ce temps est révolu. Le jour de gloire est
arrivé. Il commence comme ça, dans le faste, en s’habillant...
»
Et c’est ainsi que je me retrouve, à l’autre bout
de la ville, au milieu d’une zone vidée de ses voitures et
ultra-sécurisée, dans l’un de ces auditoriums démesurés dont
j’avais, à Willow Creek, pu voir un spécimen et où sont en train de
converger, cérémonieuses, fatales, marchant comme pour une
procession, à la fois rivales et complices dans leur beau désir
d’offrir au Tout-Puissant le spectacle de leurs ors et de leurs
fastes, les milliers de déléguées.
Même sonorisation de la salle qu’à Willow
Creek.
Mêmes écrans géants, des deux côtés de la
scène.
Même atmosphère, dans les coulisses, de foi
marchandisée avec – pire qu’à Willow Creek – des piles de dépliants
pour des marques de cosmétiques ; pour des magasins de chapeaux ou
de tables de communion ; pour un fabricant de « First Lady Eve »,
c’est-à-dire de poupées Barbie à l’effigie de la Vierge Marie; ou
encore pour tel prédicateur, Cody Ver-non Marshall, de l’Illinois,
candidat à la direction de sa paroisse, et distribuant une
profession de foi sur papier glacé dont le principal argument est,
outre une « fairness » et un « proven commitment » gravés en
lettres dorées, une photo de lui en bel homme au regard grave, le
doigt pensivement posé sur la lèvre, revêtu de la chemise pourpre
des hauts dignitaires de son Eglise.
La différence, pourtant, avec Willow Creek ce sont
les femmes.
La nouveauté, le choc, ce sont ces milliers de
femmes maintenant assises et dont l’excentricité, la fantaisie, les
parures plus ostentatoires les unes que les autres, sont un beau
défi, déjà, au puritanisme américain.
Il y a là les endimanchées des rues de Memphis et
d’autres, de blanc vêtues, que je n’avais pas vues.
Il y a les femmes, donc, des évêques mais aussi
les jeunes saintes, virginales, de ce qui est, m’explique-t-on, la
deuxième Eglise pentecôtiste du pays.
Il y a les recueillies et les extatiques.
Les qui fredonnent à mi-voix, les yeux clos – et
les qui chantent à tue-tête.
Il y a celles qui, quand Mother Willie Mae Rivers,
« international supervisor » du « département des femmes », entonne
son gospel, ont juste les larmes aux yeux – et celles qui se
lèvent, se mettent à danser et crient, doigt tendu vers le ciel,
yeux révulsés : « Merci, Seigneur, d’être ici ! Merci, Seigneur, de
tant de miséricorde ! »
Mais ce qui domine chez la plupart, ce qui
surprend et, au bout d’un moment, émeut, c’est cette joie, cette
ferveur, cet esprit de communion que je n’ai vus, pour le coup,
dans aucune église blanche.
La part, dans ce spectacle, de la comédie et de la
foi ?
La part, chez Vanessa, déléguée du Nebraska, de la
religion civile, juste bonne à proscrire les mariages gays – et
celle de l’authentique enthousiasme ?
Et au Mason Temple, dans ce bâtiment de béton,
mi-Mall mi-bunker, où se trouve le QG de l’Eglise et où j’aurai
l’occasion, quelques heures plus tard, d’interviewer le « Presiding
Bishop », Gilbert E. Patterson, dans ce Vatican du pentecôtisme qui
ressemble au siège d’une holding plus qu’à une maison de Dieu et où
les prêtres que je croise ont des têtes d’avocats, les avocats des
dégaines de gardes du corps, et où Patterson lui-même, avec ses
lourdes gourmettes, ses chaînes en or, ses bagues, a plus l’air
d’un parrain que d’un pape, comment démêler, oui, dans
l’affairement de Mason Temple, ce qui relève de la légitime gestion
des intérêts d’une Eglise forte de six ou sept millions de membres
et ce qui rappelle les mœurs d’une mafia ?
Je ne sais pas.
Je suis, en toute franchise, incapable de
trancher.
Mais qu’il y ait là un autre type de religiosité,
qu’il y ait, dans cette Eglise et, au-delà d’elle, dans les grandes
Eglises noires du Sud, une qualité de béatitude que l’on ne trouve
pas ailleurs, qu’il y ait, à la base en tout cas, dans le peuple
des fidèles, une intensité de piété sans commune mesure avec ce qui
peut exister dans les Megachurches du Nord, de cela je suis
convaincu.
Bal tragique à Little Rock
Des mois que l’on en parlait. Des semaines qu’en
être ou ne pas en être était la vraie question pour les « beautiful
people » de New York et Washington. Bono et Barbra Streisand
s’étaient annoncés. Des dizaines de chefs d’Etat avaient fait
savoir qu’ils seraient là ou représentés. Des milliers de citoyens
ordinaires, venus de tous les coins du pays, avaient, depuis la
veille, envahi les hôtels de la ville. L'Histoire universelle ne
semblant parfois faite, en Amérique, que pour aboutir à un grand
musée, j’ai même vu un groupe de Démocrates du Tennessee expliquer
que c’est dès la nuit de son élection, donc en novembre 1992, que
William Jefferson Clinton a lancé les appels d’offre pour la
construction de son monument et que c’est il y a trois ans qu’ils
ont, eux, par précaution, pensé à réserver leurs places. C'était
son grand jour, en un mot. C'était le moment, tant attendu, où les
anciens Présidents, en inaugurant leur Library, prennent le monde à
témoin de ce que fut la gloire de leur règne. Et tout, en la
circonstance, vraiment tout – la beauté du bâtiment et son
futurisme, son côté pont sur l’Arkansas et entre les générations,
ses 165 millions de dollars de budget, ses 80 millions d’articles
exposés ou stockés, la qualité de la mise en scène, la disposition
des gradins, en plein air, face à l’édifice de verre et d’acier, la
retransmission sur écrans géants, en direct, de l’ensemble de la
cérémonie – tout, oui, était prévu pour transformer cette
inauguration en apothéose des années Clinton et de ce qu’elles ont
représenté. Las ! C'était compter sans trois grains de sable qui
vont suffire à tout dérégler...
La santé de l’ancien Président, d’abord. Cette
fichue opération cardiaque qui lui est tombée dessus il y a deux
mois et dont on voit aussitôt qu’il n’est, quoi qu’il en dise, pas
complètement remis. La voix est bonne, sans doute. C'est la voix du
Clinton de toujours, gouailleuse et ferme, teintée d’accent sudiste
et pleine d’autorité. Mais il y a dans la minceur nouvelle de la
silhouette, dans la légère maladresse du pas quand il se lève pour
rejoindre le pupitre, dans sa façon un peu enfantine de serrer très
fort la main de Hillary quand l’émotion devient trop intense, il y
a dans la mélancolie du regard au moment où les simples gens de
Little Rock viennent dire comment sa Présidence a concrètement
changé leur vie, une fragilité neuve, un peu décalée, qui ne lui va
pas.
Les élections ensuite. Cette défaite historique
des Démocrates, récente encore, et dont nul, il y a quelques jours,
n’aurait imaginé l’ampleur. Ce n’est pas sa défaite, sans doute.
Peut-être même une part de lui l’a-t-elle obscurément souhaitée.
Mais enfin, elle est là, présente à l’esprit de chacun, donnant au
rassemblement quelque chose d’inévitablement sépulcral. Et elle a
une conséquence, surtout, dont je suis convaincu que ni lui ni
aucun de ses conseillers ne l’avaient imaginée : le protocole de la
cérémonie prévoyant la présence, à ses côtés, du Président en
exercice ainsi que de tous les autres ex-Présidents encore en vie,
ledit Président en exercice s’appelant George Bush et un autre
George Bush se trouvant être au nombre des ex-Présidents, voilà le
héros du jour encadré par deux Bush; pire, chacun des deux Bush
étant lui-même flanqué d’une Dame Bush, le voilà encadré, non par
deux, mais par quatre Bush dont l’insolente santé, les sourires
faussement modestes et, en réalité, triomphants, les bons gros
manteaux de laine brune ou bleu marine, sanglés bien à la taille,
montant haut sur la gorge, ne font que souligner sa nouvelle
fragilité.
Et puis la météo, enfin. C'est idiot la météo.
C'est le paramètre immaîtrisable, donc neutre, par excellence. Sauf
qu’il y a météo et météo et que je n’ai pas vu, depuis que je suis
aux Etats-Unis, un orage aussi violent que celui qui, depuis ce
matin, s’est abattu sur l’Arkansas. En sorte que, la cérémonie
ayant été prévue, je le répète, en plein air, voilà le peuple des
clintoniens, voilà les journalistes, les ambassadeurs, les invités
de marque, les chefs d’Etat, les orateurs, qui se retrouvent, tête
nue, sous une pluie glaciale et des éclairs de fin du monde. «
Bienvenue à ma pluvieuse inauguration », essaie de plaisanter
Clinton. « Ma mère, si elle était là, essaierait de nous convaincre
que la pluie est du soleil liquide. » Mais on sent que le cœur n’y
est pas. On voit que la tristesse du ciel ne fait qu’ajouter à sa
propre tristesse. « Merci d’être venu », dit-il à Bush, sur un ton
d’humilité dont je ne suis pas sûr qu’il soit feint. « Welcome au
royaume des ex-Présidents, c’est-à-dire des futurs morts »,
insiste-t-il sur un mode qui voudrait être drôle mais qui n’y
parvient pas. Et il n’est que d’observer les Bush, il n’est que de
voir leurs sourires satisfaits quand la caméra les cadre et les
projette sur le grand écran, il n’est que d’écouter Bush fils
expliquer, non sans férocité, que la plus grande réussite de
l’homme que l’on est venu honorer c’est « sa fille », pour
comprendre que l’affaire, de leur point de vue, ne fait pas de
doute : le Ciel, comme d’habitude, a voté – et il a voté
républicain.
Les gradins, qu’on nous avait annoncés surbookés,
commencent à se clairsemer. Hillary, qui avait prévu un vrai
discours, s’en débarrasse en quelques mots. Chelsea s’ennuie. Jimmy
Carter s’enrhume. Les notables démocrates, venus pour se montrer,
se cachent sous les parapluies et sont si mouillés que, quand la
caméra les zoome, on a peine à les reconnaître. Voici Al Gore, le
visage curieusement enflé. Kerry, ou plutôt son ombre, presque son
fantôme, entrevu une demi-seconde et timidement applaudi. Ce n’est
pas une apothéose, c’est une débâcle. Ce n’est pas une
glorification, c’est un degré supplémentaire dans la descente aux
enfers commencée à Boston il y a quinze jours ou même, qui sait,
avec l’affaire Lewinsky il y a cinq ans. Ce n’est même pas cette
belle et bonne réunion de famille qu’espéraient les nouveaux
Démocrates, ce n’est pas ce « temps retrouvé » des différentes
générations venant se reconnaître avant de repartir à la conquête
du pouvoir – ou alors oui, mais au sens de Proust, à l’image du
terrible bal des Guermantes où chacun a pris vingt ans et a l’air
de ses propres grimaces. Car tel est l’ultime effet de ce ballet
lugubre qu’il rétroagit, en quelque sorte, sur la scène qu’il
devait célébrer : un peu comme dans ces anamorphoses où il suffit
d’un reflet, ou d’un changement de l’axe du regard, pour déformer
l’ensemble du tableau, c’est toute l’époque Clinton, toute sa
fameuse « legacy », qui apparaissent altérées par la lumière
réfléchie de cette journée crépusculaire et sans grâce. Le
clintonisme, quel bilan ? Les Balkans, d’accord. Le Proche-Orient,
si l’on veut. Le souvenir, déjà flou, d’une prospérité, admettons.
Mais aussi, désormais, cet obscurcissement, ce désastre.