3

 

Tout avait commencé deux jours plus tôt, un mardi, par une après-midi glaciale. J’avais démarré la journée à l’Armstrong’s en jonglant, comme d’habitude, avec le café et le bourbon : l’un pour me tenir réveillé, l’autre pour me calmer. J’étais plongé dans la lecture du Post et je ne m’aperçus même pas qu’il avait tiré une chaise et s’était assis. Il s’éclaircit la gorge, et je levai les yeux vers lui.

C’était un petit type avec plein de cheveux noirs bouclés, des joues creuses et un front très bombé. Il portait le bouc mais s’était rasé la lèvre supérieure. Ses yeux, agrandis par d’épaisses lunettes, étaient très noirs et particulièrement vifs.

— Je te dérange, Matt ? me demanda-t-il.

— Pas vraiment.

— Je voudrais te parler une minute.

— Pas de problème.

Je ne savais pas grand-chose sur lui, à part qu’il s’appelait Douglas Fuhrmann et que c’était un habitué de l’Armstrong’s. Il n’était pas grand buveur, mais il lui arrivait de se pointer quatre ou cinq fois par semaine, tantôt avec une fille, tantôt tout seul. Il sirotait généralement une bière et passait quelque temps à parler de sport, de politique ou de tout autre sujet d’actualité. Si j’avais bien compris, il était écrivain, mais je ne me rappelais pas l’avoir entendu parler de son travail. Apparemment, il gagnait assez bien sa vie pour ne pas avoir besoin d’un autre boulot.

Je lui demandai ce qui l’amenait.

— J’ai un copain qui veut te voir, Matt.

— Ah ?

— Je crois qu’il aimerait t’embaucher.

— T’as qu’à l’amener ici.

— C’est impossible.

— Ah bon ?

Il voulut dire autre chose mais s’interrompit aussitôt parce que Trina s’amenait pour lui demander ce qu’il désirait boire. Il commanda une bière, et nous restâmes assis sans rien dire, un peu gênés, le temps qu’elle aille chercher la bouteille, la rapporte et reparte.

— C’est compliqué, dit-il enfin. Il ne peut pas se montrer en public. Il… euh… il se planque.

— Qui est-ce ?

— Confidentiel.

Je lui jetai un regard interrogateur.

— Bon, d’accord, finit-il par dire. Si tu as lu le Post d’aujourd’hui, tu dois être au courant. Tu aurais du mal à ne pas l’être, les journaux ne parlent que de lui depuis quelques semaines.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Jerry Broadfield.

— Ah ouais ?

— Ça chauffe pour lui en ce moment. Depuis que l’Anglaise a porté plainte contre lui, il se planque. Mais ça ne peut pas durer éternellement.

— Où se cache-t-il ?

— Dans un appartement à lui. Il veut que tu ailles le voir là-bas.

— C’est dans quel coin ?

— Au Village.

Je m’emparai de ma tasse et regardai dedans comme si elle allait me dire quelque chose.

— Pourquoi moi ? lui demandai-je. Que croit-il que je puisse faire pour lui ? Moi, je ne vois pas très bien.

— Il veut que je t’accompagne. Il y a du fric à la clé, Matt. Ça te dit ?

Dans la IXe Avenue, nous prîmes un taxi qui nous conduisit à Barrow Street, près de Bedford. Je laissai Fuhrmann régler la course. Nous entrâmes dans le hall d’un immeuble de quatre étages. Plus de la moitié des sonnettes ne portaient pas d’étiquette. Ou bien l’immeuble se vidait peu à peu de ses occupants, avant démolition, ou bien les autres locataires appréciaient l’anonymat autant que Broadfield. Fuhrmann appuya trois fois sur un bouton, attendit, rappuya encore une fois, puis trois fois de plus.

— C’est un code, dit-il.

— « Un si c’est par la terre, deux si c’est par mer… [1] »

— Hein ?

— Laisse tomber.

Il y eut un grésillement, et Fuhrmann poussa la porte.

— Vas-y, monte. C’est au deuxième, appartement D.

— Tu ne viens pas ?

— Il veut te voir seul.

J’étais presque arrivé au premier étage lorsque je compris que c’était le meilleur moyen de me faire piéger. Fuhrmann avait disparu et je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver dans l’appartement. En même temps, je n’arrivais pas à imaginer que quelqu’un ait une bonne raison de me causer de sérieux ennuis. Je m’arrêtai pour réfléchir, mais ma curiosité l’emporta sur l’envie plus raisonnable de rebrousser chemin, rentrer chez moi et rester à l’écart de cette histoire. Je continuai jusqu’au deuxième et frappai comme prévu à la porte indiquée. J’avais à peine fini qu’elle s’ouvrit.

Il avait la même tête que sur les photos. On le voyait dans tous les journaux depuis qu’il s’était mis à collaborer avec Abner Prejanian, le procureur qui enquêtait sur la corruption au sein de la police de New York. Mais les photos de presse ne renseignaient pas sur sa taille. Un mètre quatre-vingt-dix et bâti à l’échelle, large d’épaules et de poitrine. Il commençait à avoir du ventre ; d’ici dix ans il prendrait encore vingt ou vingt-cinq kilos et aurait intérêt à se tenir bien droit pour faire encore de l’effet.

S’il vivait jusque-là.

— Où est Doug ? me demanda-t-il.

— Il m’a laissé en bas. Il dit que vous voulez me voir seul.

— C’est vrai. Mais à votre façon de frapper, j’ai cru que c’était lui.

— J’ai pigé le code.

— Hein ?… Ah, oui.

Tout à coup il sourit et la pièce s’illumina. Il avait plein de dents et ne se gêna pas pour me les montrer, mais le sourire ajoutait encore à la chose. Tout son visage s’éclaira.

— Alors c’est vous, Matt Scudder, dit-il. Entrez donc. L’endroit n’a rien d’exceptionnel, mais ça vaut mieux qu’une cellule de prison.

— Ils ont les moyens de vous y mettre ?

— Ils peuvent toujours essayer. D’ailleurs, ils ne s’en privent pas.

— Qu’est-ce qu’ils vous reprochent ?

— C’est à cause de cette connasse d’Anglaise. Elle est manipulée. Que savez-vous de toute cette histoire, au juste ?

— Ce qu’on en dit dans les journaux.

Je n’avais pas lu les articles dans le détail. Je savais qu’il s’appelait Jerome Broadfield et qu’il était flic depuis une douzaine d’années. Il avait commencé à travailler en civil six ou sept ans auparavant, puis était passé inspecteur troisième classe au bout de deux ans, et en était resté là. Quelques semaines plus tôt, il avait jeté son insigne au fond d’un tiroir et s’était mis à aider Prejanian à faire le ménage dans le New York City Police Department.

Je restai debout pendant qu’il mettait le verrou. J’observai l’endroit. Le propriétaire avait dû le louer meublé, rien de ce que je voyais ne pouvant me renseigner sur la personnalité du locataire.

— Ah, les journaux ! dit Broadfield. Mais ils ne sont pas loin de la vérité. Ils disent que Portia Carr était une pute. Là-dessus, ils ne se trompent pas. Ils disent aussi que je la connaissais. C’est également vrai.

— Et que vous la faisiez chanter.

— Faux. D’après eux, elle prétend que je la faisais chanter, nuance.

— Et qu’en est-il ?

— Je n’ai jamais fait une chose pareille. Tenez, asseyez-vous, Matt. Mettez-vous à l’aise. Je peux vous offrir à boire ?

— Je veux bien.

— J’ai du scotch, de la vodka, du bourbon et un fond de cognac, je crois.

— Du bourbon, ça ira.

— Glaçons ? Soda ?

— Sec.

Il versa à boire. Une bonne dose de bourbon pour moi, un scotch allongé de soda pour lui. Je m’étais installé sur un canapé vert, il s’assit sur un fauteuil club du même style. Je sirotai mon bourbon. Il sortit un paquet de Winston de la poche intérieure de sa veste et m’en offrit une. Je refusai d’un geste, il alluma la sienne avec un briquet

Dunhill en or ou en plaqué. Son costume avait l’air coupé sur mesure. Pour la chemise, ça ne faisait aucun doute : son monogramme ornait la poche de poitrine.

Nous nous observâmes par-dessus nos verres. Il avait le visage large, la mâchoire carrée et des sourcils abondants au-dessus de ses yeux bleus. L’un de ses sourcils était barré d’une vieille cicatrice. Cheveux couleur sable, un rien trop courts pour être exactement à la mode du jour. Il avait l’air franc et honnête, mais après avoir passé quelque temps à l’étudier je me dis que c’était pure affectation de sa part. Il savait se composer un visage à son avantage.

Il regarda la fumée qui s’élevait de sa cigarette, comme s’il attendait une révélation.

— Les journaux ne me montrent pas sous mon meilleur jour, hein ? reprit-il. Le super-flic moucharde tout ce qu’il peut et voilà-t-il pas qu’on découvre qu’il fait chanter une pauvre petite pute ! Merde, vous étiez dans la police, Matt, non ? Pendant combien de temps ?

— À peu près quinze ans.

— Alors vous savez ce que valent les journaux. Les journalistes ne pigent pas toujours comment ça se passe. Ce qui les intéresse, c’est de vendre leurs papiers.

— Et alors ?

— Et alors, à les croire, ou bien je suis un escroc qui s’est fait retourner par les services du procureur spécial, ou bien je suis une espèce de taré.

— Qu’est-ce que je dois croire ?

Il sourit.

— Rien de tout ça. Merde, j’ai passé près de treize ans dans la police, moi ! Je ne suis pas né de la dernière pluie. Je sais très bien que certains types empochent du fric de temps à autre. Mais personne n’a jamais pu me reprocher quoi que ce soit. D’ailleurs, même les services de Prejanian le reconnaissent. Ils ont toujours dit que j’étais venu coopérer de moi-même, sans qu’ils m’aient rien demandé. Écoutez, Matt, ce sont des gens censés. S’ils avaient monté un coup contre moi, s’ils avaient réussi à me retourner, ils s’en vanteraient, au lieu de nier. Ils sont les premiers à dire que je suis venu leur servir tout le truc sur un plateau.

— Et alors ?

— Et alors, c’est la vérité. C’est tout.

Je me fichais bien de savoir si c’était un cinglé, un escroc, les deux ou rien de tout ça. Est-ce qu’il me prenait pour un confesseur ? Il m’avait certainement fait venir pour autre chose qu’une séance d’autojustification.

Et d’abord, personne n’a jamais à se justifier devant moi. J’ai déjà assez de mal à me justifier tout seul.

— Matt, reprit-il, j’ai un problème.

— Vous m’avez dit qu’ils n’avaient rien à vous reprocher.

— C’est cette Portia Carr. Elle prétend que je la faisais chanter… que je lui demandais cent dollars par semaine, sinon je la faisais arrêter.

— Mais ce n’est pas vrai.

— Non.

— Alors, elle ne peut pas le prouver.

— Non, en effet.

— Bon. Où est le problème ?

— Elle dit aussi que je la baisais.

— Ah.

— Oui. Je ne sais pas si elle dispose de preuves, mais ça au moins, c’est pas du pipeau. Merde, il y a pas de quoi en faire un fromage. J’ai jamais été un saint. Sauf que tout ça se retrouve étalé dans les journaux, avec une histoire d’extorsion de fonds, par-dessus le marché. Du coup, je ne sais plus où j’en suis. Mes rapports avec ma femme ne sont pas au beau fixe et mon épouse n’a vraiment pas besoin que ses amies et sa famille apprennent que j’ai été maqué avec cette connasse d’Anglaise. Vous êtes marié, Matt ?

— Je l’ai été.

— Divorcé, alors ? Des enfants ?

— Deux fils.

— Moi, j’ai deux filles et un garçon.

Il but une gorgée et fit tomber la cendre de sa cigarette.

— Je ne sais pas, moi, reprit-il, peut-être que ça vous plaît d’être divorcé. Personnellement, je ne veux même pas y penser. Et ce truc d’extorsion, ça me bouffe la vie. J’ai la trouille de quitter cet appartement de merde.

— À qui est-il ? J’ai toujours cru que Fuhrmann habitait dans mon quartier.

— Il habite du côté de la 50e Ouest. C’est votre coin, non ? (Je hochai la tête.) C’est chez moi, ici, Matt. Je l’ai depuis un petit peu plus d’un an, cet appartement. Je pensais que ça pourrait être utile d’avoir un pied-à-terre en ville, en plus de la maison de Forest Hills. Au cas où…

— Qui est au courant ?

Il se pencha pour écraser sa cigarette.

— Personne. Vous connaissez l’histoire du politicien ? Un type se présente aux élections, mais les sondages montrent qu’il n’a pas la cote et que son adversaire va lui faire mordre la poussière. Alors son directeur de campagne lui dit : « Bon, voilà ce qu’on va faire. On va diffuser une histoire sur le type d’en face. On va raconter partout qu’il baise des porcs. » Le candidat lui demande si c’est vrai, et l’autre lui répond : « Non, mais on n’a qu’à le laisser se défendre. »

— Je comprends.

— Balancez assez de saloperies, il en restera toujours un peu pour faire tache. Un salaud de flic fait pression sur Portia, voilà ce qui se passe. Il veut que j’arrête de travailler avec Prejanian et, en échange, elle abandonne les poursuites. C’est ça, le fond de l’histoire.

— Vous savez qui est derrière ?

— Non. Mais je ne peux pas interrompre mon travail avec Abner. Et je veux que cette histoire s’arrête. Ils ne peuvent rien contre moi devant un tribunal, mais là n’est pas le problème. Même sans aller jusque-là, j’aurais droit à une enquête interne. Sauf qu’ils ne se fouleraient pas pour enquêter parce qu’ils savent déjà à quelles conclusions ils arriveraient. Ils trouveraient un prétexte pour me suspendre immédiatement, avant de me virer de la police.

— Je croyais que vous aviez démissionné.

Il secoua la tête.

— Pourquoi faire, bon sang ? J’y ai fait plus de douze ans, presque treize. Et c’est maintenant que je laisserais tomber ? J’ai demandé un congé quand j’ai décidé d’aller voir Prejanian. On ne peut pas être en service actif et entrer en même temps dans le jeu du procureur spécial. Le Département vous démolirait en moins de deux. Je n’ai même jamais songé à démissionner. Quand toute cette histoire sera finie, je compte bien retrouver mon poste.

Je le regardai attentivement. S’il en avait véritablement l’intention, il était bien plus bête qu’il en avait l’air. Je ne connaissais pas les raisons pour lesquelles il aidait Prejanian, mais je savais que pour ce qui était de retrouver un boulot dans la police, il était définitivement grillé. Il était devenu un intouchable et porterait la marque de sa caste jusqu’à la fin de ses jours. Que l’enquête produise des effets ou non, qu’untel soit obligé de partir à la retraite plus tôt que prévu, qu’un autre finisse en prison, rien de tout cela n’y changerait rien. Pour n’importe quel flic, propre ou corrompu, Jerome Broadfield resterait une ordure jusqu’à la fin de ses jours.

Et il ne pouvait pas ne pas le savoir. Il avait porté l’insigne pendant plus de douze ans.

— Je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans, lui dis-je.

— Je vous ressers à boire, Matt ?

— Non, ça va comme ça. Qu’est-ce que vous attendez de moi, Broadfield ?

Il pencha la tête de côté et plissa les paupières.

— C’est très simple : vous avez été flic, vous savez comment procéder. Et maintenant, en tant que détective privé, vous êtes libre de vos mouvements. Vous…

— Je ne suis pas détective privé.

— C’est pourtant ce qu’on m’a dit.

— Les détectives privés passent des examens très compliqués pour obtenir leur licence. Ils prennent des honoraires, archivent leur paperasse et remplissent leurs feuilles d’impôts. Moi, je ne fais rien de tout ça. Il m’arrive parfois de rendre service à certains amis. Et il leur arrive de me donner de l’argent. Pour me rendre service.

Il hocha la tête d’un air pensif, comme pour me dire qu’il était content d’avoir enfin compris pourquoi j’avais accepté de venir. Chacun agissant dans son intérêt, il savait maintenant où était le mien. Il était assez intelligent pour le comprendre. Ce type-là aimait les histoires d’intérêt.

Cela étant, que faisait-il avec Abner Prejanian ?

— Bon, dit-il. Détective ou pas, vous pourriez me rendre service en allant voir Portia, histoire de savoir jusqu’où elle est prête à aller, par quoi ils la tiennent et comment nous pourrions la détacher de l’hameçon. Le plus important serait de découvrir qui la pousse à engager des poursuites. Si nous connaissions le nom de ce salaud, nous pourrions au moins essayer de nous entendre avec lui.

Il continua sur sa lancée, mais je ne l’écoutais pas vraiment. Quand il s’interrompit enfin pour reprendre haleine, j’intervins :

— Ils veulent que vous arrêtiez de collaborer avec Prejanian. Que vous quittiez la ville, quelque chose dans le genre.

— Ça doit être ça, oui.

— Pourquoi ne le faites-vous pas ?

Il me regarda droit dans les yeux.

— Vous rigolez, ou quoi ?

— Et d’abord, pour quelle raison vous êtes-vous maqué avec Prejanian ?

— Ça, c’est mon problème, Matt. Je vous engage pour que vous fassiez quelque chose pour moi, un point c’est tout.

Ces paroles lui avaient peut-être paru trop dures.

— Merde, Matt, reprit-il en souriant pour tenter d’adoucir les choses, vous n’avez quand même pas besoin de connaître ma date de naissance et le nombre de pièces que j’ai dans ma poche pour me donner un coup de main, non ?

— Prejanian n’avait rien contre vous. Vous êtes allé lui dire que vous aviez assez d’informations pour secouer les puces de tout le Département.

— C’est exact.

— Ce n’est pas comme si vous aviez porté des œillères pendant quinze ans. Vous n’êtes pas un enfant de chœur.

— Moi ? (Grand sourire plein de dents.) Pas vraiment, non.

— Alors, je ne comprends pas. Quel est votre intérêt, dans cette histoire ?

— Je suis obligé d’en avoir un ?

— Vous n’êtes pas du genre à mettre un pied dehors sans une bonne raison.

Il réfléchit un moment et décida de ne pas m’en vouloir pour cette réplique. Au lieu de ça, il gloussa.

— Vous tenez tant que ça à savoir ce qui me fait courir dans cette histoire, Matt ?

— Je crois, oui.

Il but une gorgée et repensa à la chose. J’en étais presque à espérer qu’il me dise d’aller me faire foutre. Je n’avais plus aucune envie de me mêler de ses affaires, auxquelles je ne comprenais rien. J’aurais voulu me tirer et oublier ce type.

— Vous devriez comprendre, vous, finit-il par me dire.

Je ne répondis pas.

— Vous avez passé quinze ans dans la police, Matt, enchaîna-t-il. C’est bien ça ? Vous avez grimpé l’échelle et vous vous en êtes bien sorti. Vous connaissez la musique. Vous deviez jouer le même jeu que les autres. Je me trompe ?

— Continuez.

— Quinze ans de métier, plus que cinq avant la retraite, et vous laissez tomber. Vous deviez être dans la même galère que moi, non ? On atteint un point où ça devient insupportable. La corruption, le racket, les pots-de-vin, tout ça fout en rogne. Vous avez arrêté les frais et vous vous êtes tiré. Je respecte votre choix. Croyez-moi, je comprends tout à fait. J’y ai pensé, moi aussi, et puis je me suis dit que ça ne suffisait pas, que ce n’était pas ce qu’il me fallait. Je ne pouvais pas laisser tomber quelque chose où j’avais mis douze ans de ma vie.

— Presque treize.

— Hein ?

— Rien. Vous disiez ?

— Que je ne pouvais pas m’en aller comme ça. Je voulais faire mon possible pour améliorer un peu les choses, sans prétendre tout changer, évidemment. Si aujourd’hui ça signifie que des têtes doivent tomber, j’en suis désolé, mais je ne vois pas d’autre solution.

Et tout à coup, un grand sourire, surprenant chez quelqu’un qui jusque-là s’était efforcé de jouer la sincérité.

— Écoutez, Matt. Je ne suis pas un saint. Chacun agit selon son intérêt, c’est vous qui l’avez dit et c’est vrai. Je sais des choses qu’Abner a du mal à croire. Un type qui est absolument propre n’entend jamais parler de ces trucs parce que les petits malins d’en face la bouclent dès qu’il se pointe. Mais quelqu’un comme moi, ça entend tout.

Il se pencha vers moi.

— Je vais vous dire quelque chose, continua-t-il. Vous n’êtes peut-être pas au courant, et ce n’était peut-être pas encore comme ça quand vous portiez l’insigne, mais toute cette putain de ville est à vendre. On peut acheter tout le Département, jusqu’en haut de l’échelle. Même quand on a commis un assassinat.

— C’est nouveau.

Ce n’était pas tout à fait vrai. J’en avais entendu parler, à l’époque. Mais je n’y avais jamais cru.

— Ça ne marche pas à tous les coups, évidemment. Mais je connais, et de source sûre, deux affaires où des types qui avaient été arrêtés pour homicide, et en flagrant délit, en plus, ont acheté leur libération. Quant aux stups… merde, ce n’est pas moi qui vais vous l’apprendre. C’est un secret de Polichinelle. Le moindre dealer connu sur la place garde quelques billets de mille dans une poche spéciale. Il ne sortirait jamais sans. La « flotte », qu’ils appellent ça : ça sert à arroser le flic qui veut vous arrêter, pour qu’il vous laisse filer.

Je n’avais pas l’impression que les choses se soient toujours passées comme ça. Presque tout le monde acceptait de l’argent – de plus ou moins grosses sommes. Certains ne disaient pas non lorsque l’occasion se présentait, d’autres allaient sans arrêt à la pêche. Mais personne n’acceptait de couvrir un meurtre pour de l’argent. Tout comme on refusait systématiquement l’argent de la drogue.

Mais les temps changent.

— Alors, comme ça, vous en avez eu marre, lui dis-je.

— Absolument. Vous êtes la dernière personne à qui je devrais expliquer tout ça.

— Je n’ai pas quitté la police à cause de la corruption.

— Ah bon ? Je me suis trompé, alors.

Je me levai et me dirigeai vers la bouteille de bourbon. Je me resservis et bus la moitié de mon verre.

— Ce genre de pratiques ne m’a jamais vraiment dérangé, précisai-je. Ça m’a même souvent permis de nourrir ma famille.

Je parlais autant pour moi-même que pour lui. Il ne se souciait pas de savoir pourquoi j’avais démissionné, pas plus que je me souciais de savoir s’il en connaissait la vraie raison.

— Je prenais ce qu’on me proposait, continuai-je. Je ne me baladais pas la main tendue et je n’ai jamais laissé qui que ce soit acheter sa libération quand il s’agissait d’un crime grave. Mais il n’y a jamais eu une semaine où nous ayons vécu, moi et ma famille, uniquement sur mon salaire.

Je vidai mon verre.

— Vous ne vous gênez pas non plus, dis-je encore. Ce n’est pas la Ville qui vous a offert ce costume.

— C’est vrai, je ne le nie pas, me répondit-il en souriant de nouveau. J’ai eu ma part, Matt. Mais chacun a ses limites, n’est-ce pas ? Pourquoi est-ce que vous êtes parti, vous ?

— Je n’aimais pas les horaires.

— Non, sérieusement.

— Ce n’est pas rien.

Je n’avais pas envie de lui en dire davantage. Pour autant que je sache, il devait déjà connaître toute l’histoire – à tout le moins la version officielle qui circulait à l’époque.

L’histoire était assez simple. Un soir, quelques années auparavant, je me trouvais dans un bar de Washington Heights, occupé à y écluser quelques verres. Je n’étais pas en service, j’avais le droit de boire si j’en avais envie et dans ce bar les flics pouvaient le faire sans payer. Peut-être s’agissait-il d’une forme de corruption, mais ça ne m’avait jamais empêché de dormir.

C’est alors que deux types avaient braqué la caisse et descendu le barman en sortant. Je les avais poursuivis dans la rue, j’avais vidé mon chargeur dans leur direction, tué un de ces salauds et blessé l’autre, mais une balle s’était perdue en cours de route. Elle avait ricoché sur un truc, traversé l’œil d’une fillette de sept ans nommée Estrellita Rivera et fini sa course dans son cerveau. La gamine en était morte et une bonne partie de moi-même avec.

Une enquête interne m’avait complètement blanchi et même valu des éloges ; à la suite de quoi j’avais démissionné, m’étais séparé d’Anita et avais emménagé dans mon hôtel de la 57e Rue. Je ne sais pas s’il existe un lien entre ces différents événements, mais, au bout du compte, je n’étais plus très heureux de faire mon métier de flic. Quoi qu’il en soit, rien de tout ça ne concernait Jerry Broadfield, et ce n’était pas moi qui allais lui en parler.

— Je ne vois pas vraiment ce que je peux faire, répétai-je.

— Certainement plus que moi, en tout cas. Vous n’êtes pas coincé dans cet appartement de merde.

— Qui vous apporte à manger ?

— Oh, je sors quand même croquer un morceau de temps en temps. Pas souvent. Et je fais attention à ce que personne ne me voie entrer et sortir de l’immeuble.

— Tôt ou tard, quelqu’un finira par vous repérer.

— Je sais.

Il alluma une autre cigarette. Le briquet Dunhill n’était qu’un petit morceau de métal perdu au milieu de sa grande main.

— Je m’offre juste quelques jours de répit, dit-il. C’est tout. Hier, l’Anglaise s’est répandue dans tous les journaux. Depuis, je n’ai pas bougé d’ici. Si j’ai du bol, je pourrai rester planqué jusqu’à la fin de la semaine. C’est plutôt tranquille, comme quartier. D’ici là, vous trouverez peut-être…

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Vous voulez essayer, Matt ?

Je n’en avais pas spécialement envie. Mes finances n’allaient pas très fort, mais ça ne m’inquiétait pas outre mesure. Nous étions au début du mois, j’avais payé mon loyer et j’avais encore suffisamment de liquide pour me fournir en bourbon et en café. Il m’en resterait même un peu pour le superflu – la nourriture, par exemple.

Et ce fils de pute commençait à me sortir par les trous de nez. Mais ça n’entrait pas en ligne de compte. D’ailleurs, en général, je préfère travailler pour des hommes que je n’apprécie pas et que je ne respecte pas non plus. J’ai moins de mal à les mépriser.

Que je n’aime pas Broadfield n’avait donc aucune importance. Ni le fait que je n’accorde aucun crédit aux quatre cinquièmes de ce qu’il m’avait raconté. Je n’étais même pas sûr de ce que je devais croire.

Quand j’y repense, c’est peut-être ça, en fin de compte, qui m’a poussé à me décider. J’avais envie de savoir ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas, dans ce personnage : pourquoi il avait fini par coucher avec Abner Prejanian, ce que Portia Carr venait faire dans l’histoire, qui avait monté le coup contre lui, bref, le comment et le pourquoi de tout ça. Je ne sais pas ce qui me rendait si curieux, mais je ne pus résister.

— D’accord, dis-je enfin.

— Vous allez tenter le coup ?

J’acquiesçai d’un hochement de tête.

— Vous aurez besoin d’argent.

Je fis de nouveau signe que oui.

— Combien ? demanda-t-il.

Je ne sais jamais fixer mes tarifs. À première vue, cette affaire ne me prendrait pas trop de temps – ou je trouvais le moyen de l’aider ou je revenais bredouille, mais il le saurait rapidement. Cela dit, je ne voulais pas offrir mes services pour rien : je n’aimais pas ce type. Il se croyait supérieur aux autres, il portait des vêtements de prix et allumait ses cigarettes avec un briquet Dunhill en or.

— Cinq cents dollars.

Il trouva ma proposition assez salée. Je lui répondis qu’il pouvait chercher quelqu’un d’autre, s’il en avait envie. Il m’assura immédiatement que ce n’était pas ce qu’il avait voulu dire, sortit un portefeuille de la poche intérieure de sa veste et en tira des billets de vingt et de cinquante. Il lui en restait encore beaucoup lorsqu’il eut fini d’étaler les cinq cents dollars sur la table devant lui.

— Ça ne vous gêne pas que je vous paie en liquide ?

— Pas du tout.

— Il n’y en a pas beaucoup que ça dérange, fit-il remarquer, tout sourire.

Je restai assis et le regardai une minute ou deux. Puis je me penchai et ramassai l’argent.