Keller en armure étincelante
Quand le téléphone sonna, Keller était en train de finir les mots croisés du Times. Apparemment, c’était un bon jour, il allait réussir à remplir toutes les cases. Cela lui arrivait très souvent, mais une ou deux fois par semaine, il séchait. Qu’un arbre brésilien en quatre lettres croise un marsupial de l’Ancien Monde en cinq lettres et il se retrouvait coincé. Sa journée n’était pas meilleure quand il finissait les mots croisés, ni plus mauvaise quand il échouait, mais c’était une chose à laquelle il était attentif.
Il posa son crayon et décrocha le téléphone. Dot lui dit :
— Ça fait une éternité que je ne vous ai pas vu, Keller.
— J’arrive.
Il raccrocha. Dot avait raison, elle ne l’avait pas vu depuis une éternité. Il était temps de se rendre à White Plains. Le vieux ne lui avait pas confié de travail depuis des mois et on risque de se rouiller à force de rester assis à faire des mots croisés.
L’argent n’était pas un problème. Keller vivait bien : il avait un bel appartement dans la Première Avenue, avec vue sur le Queensboro Bridge, il portait de beaux vêtements et fréquentait de bons restaurants. Mais il avait tendance à mettre son argent de côté ; il le fourrait dans des coffres, il ouvrait des comptes d’épargne sous différents noms. Si jamais le temps venait à se couvrir, il avait un parapluie à portée de main.
Néanmoins, ce n’est pas parce qu’on a une assurance maladie qu’on a envie de tomber malade.
— Bon chienchien, dit-il à Nelson en se penchant pour gratter l’animal derrière les oreilles. Tu attends ici. Tu gardes la maison, d’accord ?
Il venait d’ouvrir la porte quand le téléphone sonna de nouveau. Laisser sonner ? Non, mieux valait répondre.
C’était encore Dot.
— Eh bien, Keller, on me raccroche au nez ?
— Je croyais que vous aviez tout dit.
— Quelle idée ! Je vous ai dit bonjour, pas au revoir.
— Vous ne m’avez pas dit bonjour. Vous avez dit qu’on ne s’était pas vus depuis une éternité.
— Ça ressemble plus à un bonjour qu’à un au-revoir. Mais peu importe. L’essentiel, c’est que je vous ai eu avant que vous partiez.
— De justesse. J’avais déjà un pied dehors.
— Je voulais vous rappeler immédiatement, dit-elle, mais j’ai eu un mal fou à trouver des pièces. Quand vous demandez la monnaie d’un dollar par ici, on vous regarde comme si vous aviez une idée derrière la tête.
Des pièces ? Pourquoi diable avait-elle besoin de pièces pour téléphoner ?
— Voici ce que je vous propose, reprit-elle. Il y a un petit restaurant italien à quatre rues de chez vous, le Giuseppe Joe. Ne me demandez pas le nom de la rue.
— Oui, je sais où c’est.
— Ils ont quelques tables en terrasse. C’est une belle journée de printemps. Vous pourriez aller promener votre chien et passer devant chez Giuseppe Joe. Regardez s’il n’y a pas quelqu’un que vous connaissez.
— Voici donc le fameux Nelson, dit-elle. C’est un beau gaillard. J’ai l’impression qu’il m’aime bien.
— La seule personne qu’il n’aime pas, répondit-il, c’est le livreur du restaurant chinois.
— Sans doute l’odeur du glutamate.
— Il lui aboie après. Pourtant, il n’aboie presque jamais. Cette race possède des gênes de dingo, ils sont plutôt silencieux.
— Nelson le Wonder Dog. Quel est ton problème, Nelson ? Tu n’aimes pas le poulet shop suey ? (Elle tapota la tête de l’animal.) Je m’attendais à voir un chien plus gros. Un chien de troupeau australien… déjà que quand on pense à la taille des chiens de berger… et une vache, c’est plus gros qu’un mouton. Mais il a juste la taille idéale.
S’il ne s’était pas attendu à la trouver là, Keller ne l’aurait peut-être pas reconnue. Il ne l’avait jamais vue en dehors de la maison du vieux, à Taunton Place, où elle tramait généralement en robe d’intérieur. Cet après-midi-là, elle portait un tailleur et avait fait quelque chose à ses cheveux. Il se dit qu’elle ressemblait à une ménagère de banlieue venue faire du shopping en ville.
— Il croit que je suis venue m’acheter des vêtements d’été, dit-elle comme si elle avait lu dans ses pensées. Je ne devrais pas être ici, Keller.
— Ah.
— J’ai fait des choses que je n’aurais pas dû faire, reprit-elle. À cause du désœuvrement. Et vous, Keller ? Qu’avez-vous fait durant tout ce temps pour occuper vos mains désœuvrées ?
Keller regarda ses mains.
— Pas grand-chose.
— Question fric, ça va ?
— Je m’arrange.
— Mais vous accepteriez volontiers un petit travail.
— Oui, bien sûr.
— C’est pour ça que vous étiez si pressé de raccrocher pour sauter dans le train.
Elle but une gorgée de thé glacé et fît la grimace.
— Deux dollars pour cette saloperie faite avec de la poudre ! Et on se demande pourquoi je ne viens pas plus souvent en ville ! Mais c’est agréable d’être assis en terrasse comme ça.
— Oui, c’est agréable.
— Ça doit vous arriver souvent, non ? Vous promenez votre chien, vous achetez un journal et vous vous arrêtez pour boire un café. Pour tuer le temps. Pas vrai ?
— Ça m’arrive, en effet.
— Vous êtes un homme patient, Keller, il faut vous reconnaître cette qualité. Je tourne autour du pot pendant des heures et vous restez là, tranquillement, comme si vous n’aviez rien de mieux à faire. Mais en un sens, c’est là le problème, non ? Vous n’avez rien de mieux à faire et moi non plus.
— Parfois, il n’y a pas de travail, dit-il. Si aucune affaire ne se présente…
— Des affaires, il y en a eu.
— Oh.
— Je ne suis pas venue ici, vous ne m’avez pas vue et nous n’avons jamais eu cette conversation. Compris ?
— Compris.
— Je ne sais pas ce qui lui arrive, Keller. Il traverse une drôle de passe. C’est comme s’il avait perdu le goût du métier. Des gens appellent pour proposer des missions qui seraient tout à fait dans vos cordes et il dit non. Il répond qu’il n’a personne sous la main pour l’instant. Il leur dit d’appeler quelqu’un d’autre.
— Il vous a expliqué pourquoi ?
— Il a toujours une bonne raison. Untel, il ne veut pas traiter avec lui, un autre ne paie pas assez, ou bien il y a un truc louche dans son histoire. Depuis le début de l’année, c’est le troisième travail qu’il refuse, à ma connaissance.
— Sans blague ?
— Sans compter les propositions dont je n’ai pas entendu parler.
— Je me demande ce qui ne va pas.
— Ça passera certainement, mais quand ? Alors, en désespoir de cause, j’ai fait un truc fou.
— Ah bon ?
— Vous ne vous moquez pas, d’accord ?
— Promis.
— Connaissez-vous un magazine qui s’appelle Mercenary Times ?
— C’est comme Soldier of Fortune.
— Oui, presque, en plus artisanal et plus radical. (Elle en sortit un exemplaire de son sac à main et le lui tendit.) Regardez page 47. Le texte encerclé, vous ne pouvez pas le louper.
C’était dans les petites annonces, à la rubrique « Offres de services », entouré d’un cercle au feutre rouge : « Recherche petits boulots. Spécialité débarras objets encombrants. Écrire à Déchets toxiques, B. P. 1149, Yonkers N. Y. »
— Déchets toxiques ?
— Oui, mais c’était peut-être une erreur. Je trouvais que ça sonnait bien, le genre froid, mortel et très frime. J’ai reçu quelques lettres d’individus qui avaient des produits chimiques à balancer ou des marais à assécher, ils cherchaient quelqu’un pour les aider à piéger les écolos. En plus, j’ai réussi à me retrouver sur une fichue liste de mailing et, maintenant, je reçois des propositions d’abonnement pour une lettre d’informations sur le traitement des déchets.
— Mais vous avez reçu autre chose.
— Exact. Une demi-douzaine de lettres de personnes qui avaient compris la véritable nature de l’annonce. J’étais curieuse de savoir qui étaient les crétins qui répondaient à ce genre d’annonce anonyme, et c’était exactement ce que j’avais imaginé. J’ai brûlé cinq lettres sur les six.
— Et la sixième ?
— Elle était soigneusement tapée à la machine, sur du papier à en-tête, excusez du peu. Et en bon anglais, Dieu soit loué ! Mais tenez, lisez-la vous-même.
— « Creddia Wallace, 411 Fairview Avenue, Muscatine, Iowa. 52761. Cher monsieur ou… »
— Un ton plus bas, Keller.
« Cher monsieur ou chère madame, lut-il dans sa tête. J’ose espérer que les services de débarras que vous proposez correspondent à ceux dont j’ai besoin. Si tel est le cas, j’ai grand besoin de vous. Je m’appelle Cressida Wallace et j’ai 41 ans. J’écris et illustre des livres pour enfants. Je suis divorcée depuis quinze ans et je n’ai pas d’enfant.
« Si ma vie n’a jamais été terriblement excitante, j’ai toujours trouvé la satisfaction dans mon travail et dans mon existence personnelle. Mais il y a quatre ans, un inconnu a transformé ma vie en véritable enfer.
« Sans entrer dans les détails, je dirai simplement que je suis devenue la cible innocente d’un malade. Pourquoi cet homme m’a-t-il choisie, voilà qui demeure un mystère. Je ne suis ni une présentatrice vedette de la télé ni une jeune championne de tennis. Si je possède un physique agréable, je ne suis certainement pas une femme d’une beauté renversante. Je n’ai jamais rencontré cet homme, je n’ai rien fait pour provoquer son intérêt ou son agressivité. Néanmoins, il me harcèle.
« Il se gare en face de chez moi et observe ma maison avec des jumelles. Il me suit quand je sors. Il me téléphone à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. J’ai cessé de répondre depuis longtemps, mais cela ne l’empêche pas de laisser des messages obscènes et menaçants sur mon répondeur.
« Je vivais dans le Missouri quand ce cauchemar a commencé, dans la banlieue de Saint-Louis. Depuis, j’ai déménagé à quatre reprises et, chaque fois, il a réussi à me retrouver. Je ne sais combien de fois j’ai fait changer mon numéro de téléphone. Il parvient toujours à l’avoir bien que je sois sur liste rouge. Je ne sais pas comment. Peut-être a-t-il un complice à la compagnie du téléphone… »
Keller lut la lettre jusqu’au bout. Le harcèlement avait connu une très nette escalade, disait cette femme. L’homme avait menacé de la tuer et lui avait décrit la manière dont il s’y prendrait. À plusieurs reprises, il s’était introduit chez elle durant son absence. Il lui avait volé des sous-vêtements en train de sécher, il avait lacéré un tableau et utilisé un bâton de rouge à lèvres pour écrire un message obscène sur le mur. Il s’était livré à divers actes de vandalisme sur sa voiture. Elle avait fini par acheter un chien. Une semaine plus tard, en rentrant chez elle, elle s’était aperçue que le chien avait disparu. Peu de temps après, elle avait trouvé un message sur son répondeur. Rien que des aboiements, des jappements et des gémissements de chien, interrompus par une sorte de coup de feu.
— Bon Dieu ! s’exclama Keller.
— Le chien, c’est ça ? lui demanda-t-elle. Je savais que ça vous ferait réagir.
« Les flics me disent qu’ils ne peuvent rien faire, pousuivait-elle. Dans deux États, j’ai obtenu un droit de protection, mais à quoi bon ? Il les viole à sa guise et en toute impunité, semble-t-il. La police ne peut pas intervenir tant qu’il n’a pas commis de crime. Il en a commis plusieurs, mais il n’a pas laissé d’indices suffisants pour leur permettre d’enquêter. Les messages sur mon répondeur ne constituent pas des preuves car il utilise un appareil pour déformer sa voix. Parfois même, il prend une voix de femme. La première fois qu’il l’a utilisé, j’ai décroché en entendant une voix de femme, persuadée que ce n’était pas lui, et, tout à coup, j’ai entendu sa voix affreuse dans mon oreille ; il m’accusait de choses horribles et jurait de me torturer à mort.
« Sur les conseils voilés d’un policier, j’ai acheté une arme. Si j’en avais l’occasion, je tuerais cet homme sans hésiter. Mais s’il m’attaque, aurai-je l’arme sous la main ? J’en doute. Je suis sûre qu’il choisira son heure avec soin et qu’il me sautera dessus quand je m’y attendrai le moins.
« Je suis consciente du risque que je prends en écrivant à quelqu’un que je connais encore moins que mon tortionnaire. Vous pourriez utiliser cette lettre pour me faire chanter. Sachez alors que vous perdriez votre temps. Je ne paierai pas. Et si vous travaillez pour la police, si cette annonce est un “coup monté”, eh bien, vous en serez pour vos frais ! Je m’en fiche.
« Mais si vous êtes ce que vous laissez entendre, je vous en prie, appelez-moi au numéro suivant… Il est sur liste rouge, mais mon bourreau le connaît déjà. Faites-vous reconnaître en disant “Déchets toxiques”. Si je suis chez moi, je décrocherai. Sinon, raccrochez et rappelez plus tard.
« Je ne suis pas très riche, mais j’ai un certain succès dans ma profession. J’ai fait des économies et investi à bon escient. Je donnerai tout ce que j’ai à la personne qui me débarrassera de cet être diabolique. »
Keller replia la lettre, la remit dans l’enveloppe et la rendit à Dot.
— Eh bien ? demanda-t-elle.
— Vous l’avez appelée ?
— Je suis d’abord allée à la bibliothèque. Cette femme existe bien. Elle a fait un tas de bouquins pour les enfants. Elle les écrit et les illustre. Le Lapin qui a perdu ses oreilles, des trucs dans ce genre.
— Et comment les a-t-il perdues ?
— Je n’ai pas lu les livres, Keller, je voulais juste vérifier qu’ils existaient. J’ai consulté une sorte de Who’s Who des auteurs. Ils donnaient sa vieille adresse à Webster Groves, dans le Missouri. Ensuite, je suis rentrée à la maison et je l’ai regardé faire un puzzle. C’est devenu son occupation favorite, il fait des puzzles. Quand il les a finis, il les colle sur un carton, les encadre et les accroche au mur comme des trophées.
— Depuis quand fait-il ça ?
— Trop longtemps. Je suis redescendue et j’ai allumé la télé. Le lendemain, je suis allée à une cabine pour appeler Muscatine. Ça aussi, j’ai vérifié quand j’étais à la bibliothèque. C’est au bord du Mississippi.
— Tout est forcément quelque part.
— Qu’en pensez-vous, Keller ? Donnez-moi votre avis.
Il se pencha en avant pour caresser Nelson.
— J’en pense que c’est des ennuis en perspective. Si le type meurt, les flics viendront embarquer cette femme avant même que le corps ait refroidi. Et elle crachera le morceau immédiatement. Regardez, elle nous a tout raconté, sans qu’on lui demande rien.
— Je suis d’accord. Elle dira tout dès qu’ils viendront frapper à sa porte.
— Alors ?
— Elle n’est pas obligée de savoir quoi que ce soit. Elle ne peut pas raconter ce qu’elle ignore, hein ? C’est la première chose que je lui ai expliquée au téléphone, après avoir dit « Déchets toxiques » pour qu’elle décroche. Je lui ai fait le topo « Pas de noms ». Je lui ai donné un chiffre, la moitié d’avance, le reste après le travail. En liquide, des billets de cinquante et de cent, bien enveloppés et envoyés par FedEx à John Smith chez Mail Box, etc., à Scarsdale.
— John Smith ?
— C’est le premier nom qui m’est passé par la tête. Après avoir raccroché, je suis allée louer une boîte aux lettres à ce nom. Le type est afghan, il ne fait pas la différence entre Smith et Shinola. C’est mieux que la poste, on peut appeler pour savoir si on a du courrier. J’ai téléphoné hier et devinez quoi ?
— Elle a envoyé l’argent ?
Dot hocha la tête.
— « Envoyez la moitié, je lui avais dit, et notre agent vous appellera quand il sera sur place. Il se présentera et vous demandera les renseignements dont il a besoin. Vous ne le rencontrerez pas directement, mais il prendra contact avec vous et s’occupera de tout. Quand ce sera fait, vous recevrez un dernier appel pour vous indiquer où envoyer le solde. »
Keller réfléchit.
— Ça fait beaucoup de traces, dit-il enfin. La poste restante, les coups de téléphone.
— Des traces, on en laisse toujours.
— Hmm. Quelle somme avez-vous demandée ?
— Un peu plus que la somme habituelle.
— Et vous avez reçu la moitié d’avance, sans qu’elle sache à qui elle a envoyé l’argent ?
— Ça veut dire que je pourrais le garder, non ? J’y ai pensé, évidemment. D’ailleurs, si vous refusez, c’est probablement ce que je ferai.
— Probablement ? Allons, vous ne le renverrez pas.
— Non, mais je pourrais appeler des gens, essayer de trouver un autre tueur.
— Je n’ai pas encore dit non.
— Prenez votre temps.
— Le vieux aurait une attaque. Vous le savez bien.
— Heureusement que vous me le dites, Keller. Je n’y aurais pas pensé.
— Redonnez-moi la lettre.
Il la relut rapidement.
— La plupart du temps, fit-il remarquer, les gens qui font appel à nous pourraient s’y prendre autrement. Ils pensent peut-être le contraire, mais, généralement, il y a d’autres solutions.
— Et… ?
— Quel autre choix a cette femme ?
— Nelson, dit Dot, sais-tu ce qui vient de se passer ? Je viens de voir ton maître se chercher des motivations.
— Muscatine… Les avions vont jusque-là ?
— Seulement s’ils ne peuvent pas faire autrement.
— Que dois-je faire, aller là-bas et appeler cette femme ? Je dis « Déchets toxiques » et j’attends qu’elle décroche ?
— C’est devenu « Choc toxique », dit Dot. J’ai changé le mot de passe pour des raisons de sécurité.
— Dieu soit loué ! s’exclama-t-il. On n’est jamais assez prudent.
De retour chez lui, il appela Andria pour lui demander de s’occuper de Nelson en son absence. Après quoi, il localisa Muscatine sur la carte. On pouvait sans doute s’y rendre en avion, jusqu’à Davenport du moins, mais Chicago n’était pas si éloignée. United Airlines proposait des vols directs toutes les heures pour cette dernière destination, et l’aéroport O’Hare était un endroit suffisamment anonyme pour y louer une voiture.
Il décolla le lendemain matin. Une voiture l’attendait chez Hertz et à l’heure du dîner il était à Muscatine, installé dans une chambre de motel à la périphérie de la ville. Il mangea au bout de la rue dans un Pizza Hut, regagna sa chambre et s’assit au bord du lit. Il avait utilisé une fausse pièce d’identité pour louer la voiture à l’aéroport, inscrit un faux nom sur le registre du motel et payé une semaine d’avance en liquide. Malgré cela, il ne voulait pas appeler le client de sa chambre de motel. Il avait affaire à un amateur et il y avait deux principes à respecter dans ce cas-là. Un, il fallait être ultra-professionnel. Deux, hélas, il ne fallait jamais traiter avec un amateur.
Il y avait une cabine téléphonique juste à côté. Il l’avait repérée en rentrant du Pizza Hut. Il dépensa un quarter pour appeler le numéro qu’on lui avait donné. Au bout de deux sonneries, le répondeur se mit en marche, une voix informatisée répétant les quatre derniers chiffres du numéro et l’invitant à laisser un message après le signal sonore.
— Choc toxique, dit-il.
Rien ne se produisit. Il attendit quinze secondes, puis raccrocha.
Avait-il attendu suffisamment ? Supposons qu’elle soit en train de se laver les mains ou occupée dans la cuisine ? Il prit un autre quarter dans sa poche et essaya de nouveau. Même scénario. « Choc toxique », dit-il une deuxième fois et il attendit trente secondes avant de raccrocher.
— Formidable, ce système ! dit-il à haute voix en regagnant son motel.
De retour dans sa chambre, il alluma la télé et regarda la deuxième moitié d’un film racontant l’histoire d’une femme qui pousse son amant à tuer son mari. Inutile d’avoir vu la première partie pour comprendre ce qui se passait, inutile d’être un génie pour deviner que tout irait de travers. Des amateurs, se dit-il.
Il sortit et appela encore une fois le numéro. « Choc toxique. » Rien.
Merde.
Sur le bureau dans sa chambre, outre les menus à emporter d’une demi-douzaine de restaurants fast-food des environs et une brochure du syndicat local des agents immobiliers vantant les joies de la vie à Muscatine, il y avait un prospectus qui invitait à tenter sa chance au jeu sur un navire à aubes du Mississippi. La proposition paraissait séduisante de prime abord. On imaginait un vieux bateau descendant lentement le fleuve jusqu’à La Nouvelle-Orléans, avec à son bord des femmes en robe à crinoline et des hommes en redingote et cravate lacet, mais Keller savait bien que ce ne serait pas du tout comme ça. D’abord, le bateau ne bougerait pas. Il resterait à quai et, en montant à bord, on aurait un peu l’impression de franchir le seuil d’un hôtel d’Atlantic City.
Sans façon.
En défaisant sa valise, il retrouva le journal du matin qu’il avait lu dans l’avion pour Chicago. Il ne l’avait pas fini, il y remédia en gardant les mots croisés pour la fin. Il y avait une phrase mystère à découvrir, une espèce de proverbe qui descendait en escalier du coin supérieur gauche de la grille à son coin inférieur droit. Keller aimait beaucoup ces phrases mystères : on avait alors l’impression que résoudre les mots croisés conduisait à une solution encore plus importante. Et parfois, le proverbe lui-même était une perle de sagesse, comme celles qu’on trouvait à l’intérieur des « fortune cookies{6} ».
Mais souvent les mots croisés qui contenaient des phrases mystères étaient plus difficiles et cette grille en était l’illustration. Keller rencontra des difficultés à plusieurs endroits, qui correspondaient à des parties importantes de la citation, et resta bloqué. Il y avait un numéro qu’on pouvait appeler. Ils le donnaient chaque jour avec la grille, et pour soixante-quinze cents, ils vous fournissaient trois réponses au choix. Vous composiez 3-7-V sur le clavier de votre téléphone et vous obteniez la solution du 37 Vertical. Ils devaient utiliser des ordinateurs, se dit-il. Ils ne pouvaient pas payer quelqu’un pour donner les solutions des mots croisés toute la journée.
Mais les gens appelaient-ils ce numéro ? Assurément, sinon ce service n’aurait pas existé. Keller trouvait cela ahurissant. Il concevait qu’on fasse des mots croisés, ça faisait travailler l’esprit sans trop d’effort et passer le temps, mais dès qu’il arrivait dans une impasse, il jetait le journal et reprenait le cours normal de sa vie.
Ceux qui mouraient de curiosité n’avaient qu’à attendre un jour. Le journal publiait chaque matin les solutions de la grille de la veille. Pourquoi dépenser soixante-quinze cents pour obtenir trois réponses alors qu’il suffisait d’attendre quelques heures pour les avoir toutes et pour seulement cinquante cents ?
C’étaient là des individus immatures, conclut-il. Il avait lu quelque part que, dans l’espèce humaine, la vraie maturité se mesure à la capacité qu’on a de retarder l’instant de la satisfaction.
Prêt à sortir de sa chambre pour rappeler son numéro, Keller décida de retarder sa satisfaction. Il prit une douche bien chaude et se mit au lit.
Le lendemain matin, il se rendit dans le centre de Muscatine et prit son petit déjeuner dans un snack. La clientèle était composée exclusivement d’hommes, en costume pour la plupart. En costume lui aussi, Keller lut le journal local en mangeant. Il y avait une grille de mots croisés, mais il lui suffit d’y jeter un coup d’œil pour laisser tomber. Le mot le plus long était en six lettres : « Notre voisin du nord. » Pour Keller, quand il s’agissait de mots croisés, c’était le Times ou rien.
Il y avait un téléphone au bar, mais il ne voulait pas que sa conversation soit espionnée par tous les décideurs de Muscatine. Même si personne ne décrochait, il ne voulait pas qu’on puisse l’entendre dire : « Choc toxique. » Quittant le snack, il avisa une cabine téléphonique dans une station-service. Il composa le numéro, prononça le mot de passe et, immédiatement, une femme lui répondit :
— Allô ? Allô ?
La communication était médiocre. Pas étonnant, avec une compagnie du téléphone locale complètement ringarde. Mais c’était tout de même mieux que les messages informatisés. Au moins, on savait qu’on parlait à un être humain.
— C’est bon, dit-il. Je suis là.
— Désolée d’avoir loupé votre appel hier soir. J’étais sortie, je devais…
— Peu importe. Ne restons pas trop longtemps au téléphone.
— Pardonnez-moi. Vous avez raison.
— J’ai besoin de savoir certaines choses. Le nom de la personne que je dois rencontrer, pour commencer.
Il y eut un silence au bout du fil. Puis, d’une voix timide, elle dit :
— D’après ce que j’avais compris… il n’était pas question d’une rencontre…
— Quand je dis « rencontrer », c’est une façon de parler.
— Oh, je n’avais pas… Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude.
Sans biague, se dit-il.
— Il s’appelle Stephen Lauderheim.
— Comment puis-je le trouver ? Je suppose que vous ne connaissez pas son adresse.
— Non, hélas. Mais je connais le numéro d’immatriculation de sa voiture.
Keller le nota sur un papier, avec le modèle de la voiture
— une Subaru blanche récente. C’était un renseignement utile, lui dit-il, mais il ne pouvait pas sillonner la ville à la recherche d’une Subaru blanche. Où garait-il sa voiture ?
— En face de chez moi, de l’autre côté de la rue, dit-elle. Trop souvent à mon goût.
— J’imagine qu’il n’est pas devant chez vous à cet instant ?
— Non, je ne crois pas. Attendez, je vais regarder… Non, il n’y est pas. Mais il y avait un message de lui, hier soir. Entre les vôtres. Affreux, obscène.
— J’aimerais avoir sa photo, dit Keller. Ça m’aiderait. J’imagine que…
Non, elle n’avait pas de photo, mais elle pouvait le décrire. Grand, mince, cheveux châtain clair, trente-cinq/quarante ans, un visage tout en longueur avec la mâchoire carrée et des grandes dents blanches de cheval. Oh, il avait aussi une fossette au menton, à la Kirk Douglas. Et elle savait où il travaillait. Du moins, où il travaillait la dernière fois que la police s’en était mêlée. Est-ce que ça pouvait l’aider ?
Keller leva les yeux au ciel.
— Ça pourrait, dit-il.
— La société s’appelle Loud & Clear Software. C’est dans Tyler Boulevard, juste après Five Mile Road. Il est programmeur informatique ou technicien, quelque chose comme ça.
— C’est comme ça qu’il obtient votre numéro de téléphone, dit Keller.
— Pardon ?
— Il n’a pas besoin d’avoir un complice à la compagnie du téléphone. S’il s’y connaît en informatique, il peut s’introduire dans le système de la compagnie du téléphone et obtenir les numéros qui figurent sur liste rouge.
— C’est possible ?
— Il paraît.
— Décidément, je ne suis pas à la page, dit-elle. Je continue à rédiger mes livres avec une machine à écrire. Électrique, quand même.
Il avait le nom, l’adresse, la voiture et un signalement précis. Avait-il besoin d’autre chose ? Non, apparemment.
— Ça ne devrait pas être long, dit-il.
Il trouva Tyler Boulevard, Five Mile Road et la Loud & Clear Software. La société occupait un bâtiment en béton bas et cubique, doté d’un petit parking. Une douzaine de voitures y étaient garées, des japonaises pour la plupart, dont deux blanches. Mais pas de Subaru blanche et pas de plaque d’immatriculation correspondant à celle indiquée par Cressida Wallace.
Si Stephen Lauderheim ne travaillait pas aujourd’hui, peut-être était-il parti rôder autour de sa proie. Keller retourna en ville et demanda la direction de Fairview Avenue. Il se retrouva dans un quartier agréable avec des maisons datant d’avant-guerre et de grands arbres feuillus. Il passa au ralenti devant le numéro 411, cherchant du regard une Subaru blanche, sans succès. Il fit le tour du pâté de maisons et se gara juste en face de chez Cressida Wallace, de l’autre côté de la rue. C’était une grande maison de deux étages. D’épais buissons masquaient le bas des fenêtres du rez-de-chaussée. Une lumière était allumée au deuxième étage. Il imagina Cressida en train de taper sur sa machine électrique des histoires joyeuses et instructives remplies de créatures des bois.
Il alla déjeuner, puis il retourna chez Loud & Clear. Toujours pas de Subaru blanche. Il attendit un peu et retrouva le chemin de Fairview Avenue. Pas de Subaru blanche et plus de lumière au deuxième étage. Il retourna au motel.
Ce soir-là, HBO diffusait un film qu’il avait envie de voir, mais la télé du motel ne recevait pas cette chaîne. Agacé, il envisagea de déménager pour aller s’installer dans le motel situé cent mètres plus loin et dont l’enseigne promettait HBO et des waterbeds dans certaines chambres. Mais il se dit que c’était ridicule et qu’il était suffisamment adulte pour retarder la satisfaction dans ce domaine, tout comme il luttait contre le désir de liquider Stephen Lauderheim et de foutre le camp de Muscatine.
Il chercha Lauderheim dans l’annuaire. Il n’y avait personne à ce nom, ce qui ne l’étonna pas. Il essaya ensuite Cressida Wallace, en sachant qu’elle non plus ne figurerait pas dans l’annuaire. Il y avait plusieurs Wallace, mais aucun dans Fairview et aucun prénommé Cressida.
Il y avait des Keller, dont un avec l’initiale J. et un autre avec J. D. N’importe lequel des deux pouvait se prénommer John.
Il faisait ça parfois. Il cherchait son nom dans les annuaires des villes inconnues, comme s’il avait une chance de s’y trouver. Pas une autre personne portant le même nom que lui, ce qui arrivait relativement souvent vu qu’il portait un nom assez banal, non. Pour se trouver lui-même, en chair et en os, mais menant une existence totalement différente dans une autre ville.
C’était juste une idée amusante. Il n’était pas schizophrène, il savait bien que c’était impossible. Malgré tout, il se demandait ce qu’en aurait pensé son psychiatre. Il avait eu quelques problèmes avec lui, surtout vers la fin, mais il fallait lui rendre justice : le bonhomme lui avait fait découvrir des choses intéressantes sur lui-même. Se chercher à Muscatine, État de l’Iowa ! Le Dr Breen se serait régalé.
Il sortit pour se rendre à la cabine téléphonique, glissa plusieurs quarters dans l’appareil et appela chez lui à New York. Andria décrocha.
— Je devrais rentrer demain ou après-demain. Difficile à dire.
— Ils pourraient quand même te dire combien de temps tu vas t’absenter.
— C’est le métier qui veut ça.
— Ce doit être très gratifiant, j’imagine, dit-elle. Tu débarques quelque part, tu règles les problèmes, tu remets de l’ordre.
Au tout début, il lui avait raconté qu’il travaillait pour une grosse société qui l’envoyait resserrer les boulons quand il y avait du flottement quelque part. Mais un soir, il avait découvert qu’Andria savait parfaitement de quelle façon il gagnait sa vie, mais elle était prête à le tolérer du moment qu’il ne lui faisait pas subir le même sort. Pourtant, à l’entendre maintenant, on avait l’impression qu’elle avait tout oublié.
— Prends tout ton temps, lui dit-elle. Nelson et moi, on s’amuse comme des fous.
— Sais-tu ce que j’ai fait ? lui demanda-t-il brusquement. J’ai cherché mon nom dans l’annuaire du téléphone local.
— Et tu l’as trouvé ?
— Non. À ton avis, ça veut dire quoi ?
— Laisse-moi réfléchir. D’accord ?
— Entendu. Prends tout ton temps.
Le lendemain matin, il retourna prendre son petit déjeuner dans le même snack. Il passa rapidement devant la maison de Fairview Avenue, puis il continua jusqu’à la société de logiciels. Cette fois, la Subaru blanche était bien garée dans le parking et la plaque d’immatriculation correspondait. Il se gara à un endroit stratégique et attendit.
À midi, plusieurs hommes et femmes sortirent du bâtiment pour se diriger vers leurs voitures. Aucun ne correspondait au signalement de Stephen Lauderheim et aucun ne monta à bord de la Subaru blanche.
À midi trente, deux hommes sortirent du bâtiment en marchant côte à côte, en pleine conversation. Tous deux portaient un pantalon kaki et une chemise en jean délavé, avec des baskets aux pieds, mais pour le reste, ils étaient on ne peut plus différents. L’un était petit et rondouillard, avec des cheveux bruns plaqués en travers de son crâne. L’autre… l’autre ne pouvait être que Lauderheim. Il correspondait en tous points à la description que lui avait faite Cressida Wallace.
Les deux hommes montèrent dans la Subaru de Lauderheim. Keller les suivit jusqu’à un restaurant italien appartenant à une chaîne implantée dans tout le pays. Après quoi, il retourna chez Loud & Clear et reprit son poste d’observation.
À 2 heures moins le quart, la Subaru revint dans le parking et les deux hommes disparurent à l’intérieur du bâtiment. Keller repartit et s’arrêta dans un supermarché où il acheta une livre de sucre en poudre et un entonnoir. Dans une quincaillerie du même centre commercial, il fit l’acquisition d’un gros tournevis, d’un marteau et d’une rallonge électrique de deux mètres. Puis il retourna chez Loud & Clear et se mit au travail.
Le bouchon du réservoir de la Subaru était protégé par un clapet. Il fallait une clé pour l’ouvrir. Keller enfonça la pointe du tournevis dans la serrure et frappa un coup sec avec son marteau. Le clapet se souleva. Il dévissa le bouchon, introduisit l’entonnoir dans le réservoir, versa le sucre en poudre, remit le bouchon et referma le clapet en force avant de regagner sa voiture et de s’installer au volant.
Les employés de chez Loud & Clear commencèrent à sortir un peu après 17 heures. À 18 heures, il ne restait que trois voitures dans le parking. À 18 h 20, le compagnon de déjeuner de Lauderheim sortit à son tour, monta dans une Buick Century marron et s’en alla. Il ne restait plus que deux voitures, dont la Subaru blanche, et elles étaient toujours là à 19 heures.
Assis au volant, Keller retardait l’instant de la satisfaction. Il avait pris un petit déjeuner léger, deux beignets et un café, et il avait sauté le déjeuner. Il avait eu l’intention d’acheter de quoi grignoter au supermarché, mais finalement il avait oublié. Et voilà qu’il était en train de sauter le dîner.
La faim le rendait irritable. Deux voitures dans le parking, sans doute deux personnes à l’intérieur, trois au maximum. Tous les autres employés étaient déjà partis depuis deux heures ; ceux-là avaient peut-être l’intention de rester au boulot jusqu’à demain matin. Peut-être Lauderheim attendait-il d’être seul pour harceler Cressida au téléphone.
Et s’il entrait tout simplement pour les buter tous les deux ? Avec l’effet de surprise, ils ne comprendraient pas ce qui leur arrivait. Deux pour le prix d’un et foutons le camp d’ici. Les flics penseraient qu’un employé mécontent avait perdu la boule. Ce genre de chose se produisait partout de nos jours.
La maturité, se dit-il. La maturité et la satisfaction retardée. Mais surtout, le professionnalisme.
À 19 h 30, il était prêt à renier son attachement au professionnalisme. Il ne sentait plus la faim, mais bouillonnait de rage, une rage tout entière focalisée sur Stephen Lauderheim.
Quel salopard !
Pourquoi diable harcelait-il une pauvre femme qui passait sa vie dans son grenier à écrire des histoires de chats et de petits lapins ? Il avait kidnappé son chien, nom de Dieu, et il l’avait torturé avant de le tuer ! Et il avait fait écouter à cette femme l’enregistrement de son agonie. La mort était presque trop douce pour ce salaud. Il allait lui coller l’entonnoir dans la bouche et lui verser du déboucheur liquide dans la gorge.
Quand on parle du loup…
Stephen Lauderheim l’Ordure venait d’apparaître. Il tenait la porte à une sorte de crétin en blouse blanche avec une fine moustache. Mon Dieu, faites qu’ils ne se dirigent pas vers la même voiture… Non, chacun alla vers la sienne. Lauderheim s’arrêta un instant après avoir ouvert la portière de sa Subaru pour échanger une dernière plaisanterie avec le crétin en blouse blanche.
Heureusement que Keller n’avait pas envisagé de lui régler son compte dans le parking !
Le crétin partit le premier. Assis dans sa voiture, Keller ne quitta pas la Subaru des yeux jusqu’à ce que Lauderheim démarre, sorte du parking et prenne la direction du centre.
Il lui laissa quelques centaines de mètres d’avance avant de le suivre.
Juste après Four Mile Road, Keller s’arrêta sur le bas-côté, derrière la Subaru en panne. Lauderheim avait déjà soulevé le capot et regardait son moteur d’un air dubitatif.
Keller descendit de voiture et s’approcha au petit trot.
— J’ai entendu le bruit que vous faisiez, dit-il. Je crois savoir d’où vient le problème.
— C’est forcément le moteur, dit Lauderheim, mais je comprends pas. C’est la première fois que ça arrive.
— Je peux vous arranger ça.
— C’est vrai ? Vous croyez ?
— Vous avez un cric ?
— Oui, je pense.
Lauderheim fit le tour de la Subaru pour ouvrir le coffre. Il trouva le cric, le tendit à Keller, puis se ravisa.
— C’est pas un problème de pneus, dit-il.
— Sans blague, répondit Keller. Donnez-moi le cric.
— D’accord, mais…
— Hé, on se connaît, non ? Vous êtes Steve Lauderheim ?
— Exact. On s’est déjà rencontrés ?
Keller l’observa : la jolie petite fossette au menton, les grandes dents blanches. Évidemment que c’était Lauderheim, qui cela pouvait-il être ? Mais un professionnel ne prenait jamais de risques. Il n’y a pas si longtemps, il avait omis de vérifier et il n’était pas question que ça se reproduise.
— T’as le bonjour de Cressida, dit-il.
— Hein ?
Keller lui enfonça le cric dans le plexus.
Les résultats étaient encourageants. Lauderheim laissa échapper un son affreux, se plaqua les mains sur la poitrine et tomba à genoux. Keller le saisit par sa chemise et le tira sur le bas-côté, jusqu’à ce que la Subaru les dissimule aux yeux des automobilistes. Il souleva le cric et le lui abattit sur le crâne.
Étalé par terre les bras en croix, toujours conscient, l’homme gémissait faiblement. Encore quelques coups pour l’achever ?
Non. Il fallait s’en tenir au scénario. Keller sortit la rallonge électrique de sa poche, en déroula la moitié et la lui passa autour du cou. Puis il chevaucha sa victime en la plaquant au sol avec son genou appuyé au creux de ses reins et l’étrangla.
Le Mississippi, Père des Eaux légendaire, engloutit le cric, le marteau, le tournevis et l’entonnoir. La boîte de sucre en poudre vide, elle, fut entraînée par le courant.
Keller appela sa cliente d’une cabine téléphonique.
— Choc toxique, dit-il toujours un peu honteux de prononcer ces mots.
Pas de réponse. Il raccrocha.
Il retourna au motel, fit ses bagages et déposa son sac dans la voiture. Il n’avait pas besoin de rendre sa chambre, elle était louée pour une semaine. Quand la semaine serait terminée, ils la loueraient à quelqu’un d’autre.
Il dut se forcer à s’arrêter dans un Pizza Hut pour manger quelque chose. Il n’avait qu’une envie : rouler directement jusqu’à l’aéroport O’Hare et prendre le premier avion pour New York, mais il devait se sustenter. Sinon, il commencerait à voir des choses sur la route, donnerait des coups de volant pour éviter des obstacles imaginaires et finirait dans le fossé. Soyons professionnel, se dit-il. Il mangea donc une pizza accompagnée d’un Pepsi.
Et téléphona de nouveau.
— Choc toxique…
Cette fois, elle décrocha.
— Tout est réglé, dit-il.
— Vous voulez dire…
— Je veux dire que tout est réglé.
— Oh, je n’arrive pas à y croire. Seigneur, je n’arrive pas à y croire !
Vous n’avez plus rien à craindre maintenant, avait-il envie de lui dire. Vous allez recommencer à vivre.
Au lieu de cela, froid et professionnel, il lui indiqua comment régler le solde. En liquide, comme la première fois, par Fédéral Express, au nom de Mary Jones, dans un autre Mail Boxes Etc. À Peekskill.
— Je ne sais pas comment vous remercier, dit la femme.
Il ne répondit pas et se contenta de sourire en raccrochant.
En roulant vers le nord, puis vers l’est pour traverser l’Illinois, il repensa à tout cela. « Tu as le bonjour de Cressida. » Bon Dieu ! Il n’arrivait pas à croire qu’il avait dit ça. Pour qui se prenait-il ? Pour un ange exterminateur ? Un chevalier en armure étincelante ?
Bon Dieu !
Évidemment, deux beignets et un café dans la journée, pas la peine de chercher une autre explication. La faim l’avait rendu irritable et furieux. Il avait pris les choses trop à cœur.
Mais quand même, se dit-il après avoir rendu la voiture et pris son billet d’avion, ce Lauderheim était une véritable ordure. Personne ne le regretterait.
Il entendait encore cette femme lui dire qu’elle ne savait pas comment le remercier. Quel mal y avait-il à se réjouir ?
— J’ai réfléchi, dit Andria. Au fait que tu cherches ton nom dans les annuaires.
— Oui ?
— Au début, je croyais que c’était une façon de te trouver. Mais j’ai eu une autre idée. Je crois plutôt que c’est un moyen de t’assurer qu’il y a de la place pour toi.
— De la place pour moi ?
— Oui, si tu n’es pas déjà quelque part, ça veut dire qu’il y a de la place pour toi…
Huit ou neuf jours plus tard, Dot le rappela. Par une étrange coïncidence, il était en train de faire des mots croisés.
— Devinez ce que Mary Jones n’a pas trouvé dans sa boîte aux lettres ? demanda-t-elle.
— Bizarre, dit-il. Toujours rien ? Vous devriez peut-être lui téléphoner. Peut-être que FedEx a égaré le paquet et qu’il traîne quelque part au fond d’un bureau.
— Je ne vous ai pas attendu, mon cher. Je l’ai appelée. -Et… ?
— La ligne a été coupée… Allô ? Vous êtes toujours là, Keller ?
— J’essaie de réfléchir. Vous êtes sûre que…
— J’ai rappelé, je suis tombée sur le même message. « Le numéro que vous avez demandé bla-bla-bla… » Il n’y a aucun doute possible.
— En effet.
— L’argent n’arrive pas et la ligne de téléphone a été coupée. Vous commencez à vous poser des questions ?
— Peut-être a-t-elle été arrêtée, dit-il. Avant d’avoir pu envoyer l’argent.
— Et ils l’auraient jetée en prison avec interdiction de sortir ? Une gentille dame qui écrit des histoires de lapin sourd ?
— Certes…
— Venons-en au fait, dit-elle. J’ai appelé les Renseignements à Saint-Louis.
— Saint-Louis ?
— Webster Groves est une banlieue de Saint-Louis.
— Webster Groves.
— C’est là où vit Cressida Wallace, d’après l’annuaire des auteurs que j’ai consulté à la bibliothèque.
— Mais elle a déménagé, dit-il.
— On aurait pu le croire, non ? Il se trouve que la fille des Renseignements m’a donné un numéro. Alors, j’ai appelé. Et devinez quoi ?
— Je vous écoute.
— C’est une femme qui m’a répondu. Pas un répondeur, ni une saleté de voix synthétique. « Allô ? Je voudrais parler à Cressida Wallace, je vous prie. – C’est elle-même. » Je ne reconnaissais pas la voix. « Vous êtes Cressida Wallace ? L’auteur ?
— Oui. – L’auteur de Comment le lapin perdit ses oreilles ? »
— Et elle a dit que c’était elle ?
— À votre avis, combien existe-t-il de Cressida Wallace ? Je ne savais plus quoi dire. Je lui ai expliqué que je travaillais pour le quotidien de Muscatine et que je voulais avoir ses impressions sur notre ville. Elle ne savait pas de quoi je voulais parler, Keller. J’ai dû lui expliquer où était Muscatine.
— C’est vrai qu’elle aurait pu au moins en entendre parler, dit-il. Ce n’est pas très loin de Saint-Louis.
— Je crois qu’elle ne sort pas beaucoup. J’ai plutôt l’impression qu’elle passe ses journées chez elle à écrire ses histoires. En tout cas, elle vit à Webster Groves, dans la même maison, depuis trente ans.
Keller inspira à fond.
— Où êtes-vous, Dot ?
— Où je suis ? Je suis dans une cabine, dehors, à un kilomètre de la maison. Et je suis en train de me faire tremper.
— Rentrez chez vous. Laissez-moi une heure, je vous rappelle.
— Bon, dit-il, non pas une heure, mais deux heures plus tard. Je vous fais le topo. Stephen Lauderheim n’était pas une espèce de détraqué qui harcelait une pauvre femme innocente.
— On l’avait compris.
— C’était un associé de la Loud & Clear Software. Il avait créé cette société avec un certain Randall Cleary. Lauderheim et Cleary, d’où le nom Loud & Clear.
— Amusant.
— Lauderheim était marié et père de deux enfants. Il faisait des championnats de bowling et était membre du Rotary et du club des Anciens de la Chambre de commerce.
— Donc, pas le genre à kidnapper un chien et à le torturer à mort.
— Pas trop, non.
— Alors, qui l’a piégé ? Sa femme ?
— Je penche plutôt pour son associé. La société marchait très fort et une grosse boîte de Silicon Valley voulait la racheter. À mon avis, un des deux associés voulait vendre, mais pas l’autre. Ou alors, c’est une histoire d’assurance. Si un des deux associés meurt, l’autre lui rachète ses parts à un prix fixé à l’avance, et il dédommage la veuve avec la prime versée par la compagnie d’assurances. Mais, évidemment, la société vaut maintenant vingt fois plus que le prix initial.
— Comment avez-vous découvert tout ça, Keller ?
— J’ai appelé la rédaction du quotidien de Muscatine, je leur ai expliqué que je faisais un papier sur ce décès pour un magazine d’informatique. Est-ce qu’ils pouvaient me faxer la notice nécrologique et tout ce qu’ils avaient sur ce meurtre ?
— Vous avez un fax ?
— Le bureau de tabac au coin de ma rue en a un. D’après le numéro que je lui ai donné, le gars de Muscatine sait seulement que c’est à New York.
— Bravo.
— Les documents qu’il m’a envoyés m’ont donné l’idée de passer d’autres coups de fil. J’aurais pu rester encore une heure au téléphone et en apprendre davantage, mais je me suis dit que c’était suffisant.
— Plus que suffisant, en effet, dit-elle. Ce petit salopard nous a piégés, Keller. Et il nous a escroqués par-dessus le marché.
— C’est ce que je ne comprends pas, dit-il. Pourquoi essayer de nous arnaquer ? Il lui suffisait d’envoyer le fric, je n’aurais plus jamais pensé à l’Iowa, sauf en le survolant en avion. Il était peinard. Il n’avait qu’à payer ce qu’il nous devait.
— Ce salopard est radin.
— Mais où est la logique là-dedans ? Il a versé la première partie du fric sans même savoir à qui il l’envoyait. S’il pouvait se permettre de prendre ce risque, ça donne une idée de la somme en jeu.
— Et sa combine a payé.
— Oui, mais pas lui. C’est con.
— Très.
— Je vais vous dire ce que je pense, dit-il. Je pense que l’argent n’est pas l’élément le plus important. Ce type voulait se sentir supérieur à nous. Pourquoi inventer toute cette histoire de Cressida Wallace ? Il me prend pour un boy-scout qui fait sa B. A. quotidienne ?
— Il nous a pris pour des amateurs, Keller II a cru qu’on avait besoin d’être motivés.
— Eh bien, il s’est trompé. Je dois faire mes bagages, mon avion décolle dans une heure et demie et il faut que j’appelle Andria. On sera payés, Dot. Ne vous inquiétez pas.
— Je n’étais pas inquiète.
Lequel était Cleary ? se demandait-il. Le grassouillet avec qui Lauderheim était allé déjeuner ? Ou le crétin en blouse blanche qui était sorti avec lui dans le parking ?
Ou bien quelqu’un d’autre encore, quelqu’un qu’il n’avait pas encore vu ? Et si Cleary avait pris soin de quitter la ville ce jour-là pour se ménager un alibi ?
Peu importait. Il n’est pas nécessaire de savoir à quoi ressemble une personne pour la joindre au téléphone.
À l’instar de feu son associé, Cleary était sur liste rouge. Mais sa société, la Loud & Clear, figurait dans l’annuaire. Keller appela de sa chambre de motel – cette fois il avait choisi celui qui diffusait HBO. Il se servit de l’appareil électronique acheté chez Abercombie & Fitch et, quand une femme lui répondit, il annonça qu’il souhaitait parler à Randall Cleary.
— De la part de qui, je vous prie ?
« Je vous prie. » Pas mal pour Muscatine, Iowa.
— Cressida Wallace.
Elle le mit en attente, mais il n’eut pas à patienter longtemps. Quelques secondes plus tard, une voix masculine résonna au bout du fil, une voix qu’il ne reconnaissait pas.
— Cleary, j’écoute. Qui est à l’appareil ?
— Ah, monsieur Cleary ! s’écria Keller. Mlle Cressida Wallace à l’appareil.
— C’est faux.
— Je vous assure. Je crois savoir que vous avez utilisé mon nom et je suis terriblement fâchée.
Silence au bout du fil. Keller débrancha l’appareil qui déformait le timbre de sa voix.
— Choc toxique, reprit-il de sa voix normale. Espèce de sale con !
— J’ai eu un petit problème, dit Cleary. Je vais vous envoyer l’argent.
— Pourquoi vous n’avez pas appelé ?
— J’allais le faire. Vous ne pouvez pas imaginer comme on a été occupés.
— Pourquoi avez-vous fait couper la ligne de téléphone ?
— Je pensais que… pour des raisons de sécurité.
— Évidemment.
— Je vous paierai.
— Ça ne fait aucun doute, dit Keller. Aujourd’hui. Vous allez expédier l’argent par FedEx aujourd’hui même. Mary Jones le recevra demain matin. On est bien d’accord ?
— Absolument.
— Ah, oui… le tarif a augmenté. Vous vous souvenez de la somme que vous deviez envoyer ?
— Oui.
— Hé bien, c’est le double.
Nouveau silence.
— C’est impossible. C’est de l’extorsion, nom de Dieu !
— Écoutez-moi, dit Keller. Faites-vous une fleur : réfléchissez bien.
Nouveau silence, plus court.
— D’accord.
— En liquide. Pour demain. C’est entendu ?
— C’est entendu.
Il appela Dot d’une cabine, sortit dîner et regagna sa chambre. Le motel diffusait HBO et, bien évidemment, il n’y avait rien qui l’intéressait ce soir-là. Logique.
Le lendemain matin, il laissa tomber le snack-bar pour s’offrir un énorme petit déjeuner dans un Denny’s au bord de la nationale. Il roula ensuite jusqu’à Davenport et fit deux arrêts : dans un magasin de sports d’abord, puis dans une quincaillerie. Ensuite, il regagna son motel et, sur le coup de 14 heures, il appela White Plains.
— Cressida Wallace à l’appareil, dit-il. Avez-vous reçu des appels pour moi ?
— C’est incroyable, ce truc ! dit Dot. Vous avez vraiment une voix de femme.
— Mais j’ai un cœur de fillette.
— Très drôle. Débranchez ce machin, voulez-vous ? Ça vous fait une voix de femme, mais on reconnaît votre façon de parler, vos intonations. Laissez-moi entendre le Keller que je connais si bien.
Il débrancha le gadget.
— C’est mieux comme ça ?
— Beaucoup mieux. Votre copain s’est manifesté.
— Il avait noté le bon chiffre ?
— Tout était parfait.
— Je crois que le machin qui change la voix a fait son petit effet, dit-il. Il a compris qu’on savait tout.
— Oh, il aurait payé de toute façon. Il suffisait de le secouer un peu. Vous aviez envie d’utiliser votre nouveau joujou, voilà tout. Quand rentrez-vous, Keller ?
— Pas tout de suite.
— Je le sais bien.
— Je pense attendre encore quelques jours. Pour l’instant, il est nerveux, il regarde sans cesse par-dessus son épaule. Au début de la semaine prochaine, il baissera sa garde.
— Normal.
— D’ailleurs, c’est une jolie petite ville.
— Bon sang, Keller !
— Quoi ?
— « C’est une jolie petite ville. » Je parie que vous êtes le premier à dire ça. Même le président de la chambre de commerce n’oserait pas.
— Je vous assure, dit-il. Le motel reçoit HBO. Et il y a un Pizza Hut au bout de la rue.
— Gardez ce secret pour vous, Keller, sinon tout le monde voudra aller s’installer là-bas.
— Et puis, j’ai des choses à faire.
— Par exemple ?
— Un peu de bricolage, pour commencer. Et je veux acheter quelque chose pour Andria.
— Pas encore des boucles d’oreilles.
— On n’en a jamais trop.
— Ça, c’est bien vrai, dit-elle. Je ne vous contredirai pas sur ce point.
Après avoir raccroché, il prit la scie avec lame au carbure achetée à la quincaillerie, ôta la majeure partie du double canon du fusil de chasse acheté au magasin de sport, changea de lame et scia aussi une grande partie de la crosse. Puis il chargea le fusil et le glissa sous son matelas. Il prit sa voiture et roula le long du fleuve jusqu’à ce qu’il trouve un endroit approprié. Il jeta le morceau de double canon scié, la scie et la boîte de cartouches dans le Mississippi. Déchets toxiques… Il secoua la tête en imaginant toutes les saloperies qui finissaient dans le fleuve.
Il roula au hasard pendant un moment pour profiter de la journée, avant de regagner le motel. Pour l’instant, Randall Cleary se disait qu’il n’avait rien à craindre, il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Mais il n’en était pas encore sûr.
Dans quelques jours, il n’aurait plus de doute. Il commencerait même à se dire qu’il aurait dû traiter Keller de bluffeur, ou du moins refuser de payer le double de la somme. Mais tant pis, ce n’était que du fric après tout, et, du fric, il en avait des tonnes.
Connard d’amateur.
Lequel était-ce, au fait ? Le crétin avec la petite moustache ? Le petit gros ? Ou quelqu’un qu’il n’avait jamais vu ?
Il le découvrirait bientôt.
Se sentant très professionnel et très mature, Keller se renversa dans son fauteuil et posa les pieds sur la table basse. Finalement, repousser la satisfaction se révélait plus amusant qu’il ne l’aurait imaginé.