Chapitre IX : Marketing de l’authenticité
« Ratata ! Sautez ! Vibrochez ! Éclatez dans vos carapaces ! Fouillez-vous crabes ! Éventrez ! Trouvez la palpite nom de foutre ! La fête est là ! Enfin ! Quelque chose ! Réveil ! Allez salut ! Robots la crotte ! Merde ! Transposez ou c’est la mort ! »
Louis-Ferdinand Céline,
préface à Guignol’s Band.
L’underground est le produit modèle
La multiplication, à la fin du IIe millénaire, des discours conceptuels accompagnant les dernières œuvres artistiques, on l’a vu, a préparé par effet de saturation la disparition de l’œuvre et l’avènement de l’artistocratie-pour-tous. Le devenir-bluff de l’Esthétique a accompagné la décrédibilisation de la pensée conceptuelle en faveur d’un imaginaire romantique plus favorable à la circulation des marchandises. Rares sont les penseurs qui aujourd’hui persistent à construire un discours systémique sur le monde. Notre univers commun n’est plus, comme l’a montré Debord, qu’un théâtre d’ombres jeunes[86], où toute analyse est noyée dans le flot des opinions ou cataloguée paranoïaque. On feint de croire à la diversité coolturelle (ce qui est d’autant plus comique que ce sont les grandes sociétés monopolistiques qui en sont les plus bruyants zélateurs), en autant de mondes que d’êtres. En démocratie des pseudoartistes, il ne reste qu’un seul crime, mais il est puni de mort : la rationalité esthétique. On peut dire j’aime, j’aime pas, mais en n’oubliant jamais que tous les goûts se valent et s’additionnent. Le goût suprême ne s’appuie plus sur l’esthétique mais sur le plébiscite. Comme le rappelle Alain Badiou[87], l’esthétique est désormais quantitative. Si ça marche, si le grand public ou parfois le public cible (on parle alors de produit « culte ») y adhère, c’est que c’est bon. L’échec commercial, c’est le Mal.
L’artiste-sans-œuvre ne peut pas être contre le néolibéralisme quantitatif (ou alors sur le mode convivial-rebelle) car il en est le centre de gravité. On a pu observer que les conditions de la société de marché ne furent guère favorables à l’artiste classique. C’est que celui-ci était trop sérieux dans sa Volonté-d’Être-Artiste. Il n’est pas sain de souffrir par choix personnel, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ces souffrances étaient en réalité soutenues par la ruse de la Main Invisible. Sans la douloureuse et excessive folie de l’artiste maudit, de même que sans les rêves soixante-huitards et le New Age des flower-people, le capitalisme romantique n’aurait pas triomphé si vite, apte qu’il est à détourner nos forces vives.
L’underground, en tant que commercialisation de masse de la figure de l’Artiste Maudit (un groupe « génial, rebelle et tourmenté » en tête de gondole chaque mois, avec la complicité de la presse), est certes la négation de celui-ci, mais cette négation, en bonne dialectique hégélienne, suppose une négation de la négation, celle de l’artiste-dans-l’esprit. En revanche, les artistes qui par le passé furent adulés du peuple comme des pères respectables, tel un Victor Hugo, ceux-là seront assez mal vus en démocratie-artiste. L’artiste-maître est une entrave symbolique à la démocratisation de la psyché artiste.
On le voit, la démocratie-artiste doit tout à la société de marché. Le marketing ad hominem inventé par celle-ci dans sa phase terminale, consistant à abonner chaque consommateur exactement à ce qu’il croit désirer (des chaînes de télévision culturelles et critiques pour les adversaires de la télévision, des journaux spécialisés dans les fausses informations ludiques pour les réfractaires aux médias, des magazines féminins antiféministes, des magazines masculins crypto-gays, etc.), a favorisé l’émergence de personnalités connectées au monde de la consommation et « uniques » dans leur panoplie « tribale ».
Autre facteur d’accélération de l’avènement de l’artistocratie-pour-tous, le développement déjà évoqué des publicités à injonction singularisante : « N’imitez pas, innovez », slogan d’une marque de parfum, qui a récemment opté pour un nouveau mantra : « VOS règles du jeu. » Les responsables du planning-stratégique des agences publicitaires s’aperçoivent en effet depuis quelques mois que le consommateur-artiste a été bien dressé : il ne supporte plus qu’on lui donne des ordres trop transparents. C’est ainsi que Nike s’apprêterait à remplacer son fameux just do it par… just play.
La terreur de rater sa vie
De la même façon que le capitalisme romantique, qui sans cesse crée du pseudo-vrai avec du faux, l’artiste-sans-œuvre unit les contraires là où les classiques ne voyaient que confusion mentale. Son délire onirique et son obnubilation narcissique, il ne les nomme plus pathologie mais développement personnel. Tournant à vide sur lui-même comme l’univers, sans repère fixe comme tout système chaotique, l’artiste-sans-œuvre est en prise directe avec l’illusion du monde. L’homme classique avait pour essence de renoncer aux choses pour accéder à un accroissement de son être. Cet accroissement était promis par des impératifs aujourd’hui considérés comme rigides car entravant la circulation des êtres-marchandises, impératifs tels que l’honneur, le devoir, la responsabilité, la noblesse d’âme, le courage. L’Homme-Décontracté n’a désormais plus de raison de renoncer à quoi que ce soit, puisqu’il recherche indéfiniment l’accroissement de son être dans la jouissance privée. Son idéal du Moi est un corps sensuel, épanoui, fluide, intense et puissant. L’artiste-sans-œuvre veut être un jouisseur polymorphe qui abolit la perversion en abolissant le « droit chemin ». Sa religion est une cacophonie biophile réunissant l’Écoulement Incessant des Objets (le Père), l’Éternel Retour de la Quantité (le Fils), et la Nouveauté Perpétuelle (le Saint-Esprit).
L’artiste-sans-œuvre affirme s’être détourné de toute idéologie – telle que l’opposition entre esprit et machine, nature et culture, maître et victime – pour se maintenir dans un monde virtuel, qu’il nomme sa création. S’il n’y a pas de rapports humains, il est établi que ces rapports n’ont jamais existé et ne le peuvent pas. La société, ce sera toujours un montage d’images. La réalité en tant qu’ombre de la Caverne a disparu avec notre soleil commun, et chacun s’en réjouit car cette réalité était laide. L’Homme et la Femme ont disparu, et chacun se réjouit d’accéder en l’artiste-sans-œuvre à un auto-érotisme sans genre. Enfin, la peur de rater sa vie devrait elle aussi disparaître au profit de la béatitude du vécu virtuel.
Certains rabat-joie nostalgiques éprouvent pourtant encore le besoin de produire des tableaux, de faire paraître des livres et des disques – ce vieillot besoin de paraître autrement que sous la forme du Moi théâtralisé. Sur l’ensemble des peintres actuels, deux tiers seraient encore attachés à un art figuratif nécessitant un réel savoir-faire. Heureusement, les médias privilégient les 22 % qui font de l’abstraction et plus encore les 16 % qui sont à l’avant-garde, tout près du concept d’artiste-sans-œuvre.
Celui-ci, avant-garde de l’avant-garde, se reconnaît à ce qu’il ne recherche que la circulation à valeur ajoutée des images du Moi. L’autartiste peut ainsi travailler dans une banque, dans la communication, à l’usine, est conducteur de bus, président de la République, caissier de supermarché ou graine de star.
L’homme comme centre de l’univers
L’Antiquité grecque, portée par une passion aujourd’hui perçue comme pathologique pour la pensée et l’analyse, a été, dans ses permanents revivals depuis la Renaissance, le plus grand frein à l’établissement de la démocratie-artiste. Pour les Classiques, l’artiste était un Homo faber parmi d’autres. En cela, il instrumentalisait le monde. Celui-ci, modelé en autant d’objets, perdait sa valeur intrinsèque et indépendante de l’Homme. Comme le rappelle Hannah Arendt[88], « les Grecs redoutaient cette dévaluation du monde et de la nature, et l’anthropocentrisme qui lui est inhérent – l’idée “absurde” que l’homme est l’être suprême, que tout est soumis aux exigences de la vie humaine… À quel point ils se rendaient compte des risques qu’il y aurait à voir en l’Homo faber la plus haute possibilité humaine, on en a un exemple dans la célèbre attaque de Platon contre Protagoras et sa maxime apparemment évidente, “l’homme est la mesure de tous les objets, de l’existence de ceux qui existent, et de la non-existence de ceux qui ne sont pas” ».
Aujourd’hui, toute figure socratique et logique qui voudrait démasquer l’aspiration générale à l’ego trip serait regardée avec soupçon[89]. Analyse, quelle analyse ? L’artiste-en-esprit de la masse éclairée sait bien qu’on ne comprend jamais rien, qu’il n’y a pas de vérité mais seulement des effets de vérité à vocation hégémonique, et qu’en cela les plus grands philosophes sont eux-mêmes des artistes qui s’ignorent.
L’art proche
Parmi les actuelles activités muséographiques servant la grande entreprise de distraction[90] capitaliste figure la fonction d’artiste au sens classique de producteur d’œuvres. Ainsi y a-t-il encore des écrivains reconnus, par exemple, pour faire semblant d’écrire des livres. Ils constituent un groupe identifié et médiatisé d’une centaine d’individus esthétiquement corrects. Malgré la haine de la démocratie-artiste pour toute critique objective, sont également tolérés parce que comiques et savoureux les articles de journalistes3 qui tantôt flattent ces auteurs, tantôt les remettent à leur place.
Le grand public apprécie cette manière de reproduire, sur le mode factice, les rites de l’Ancien Monde. Les figures pseudo-authentiques de l’artiste classique ne sont célébrées par le capitalisme romantique que pour autant qu’elles ne mettent pas en cause ce principe : il convient que l’art soit proche des gens.
À tout artiste qui persisterait malgré tout à vouloir construire, peu à peu, une œuvre profondément et légitimement ambitieuse, il sera demandé de recopier cent fois ces sentences de Sade[91] : « Si la nature ne faisait que créer, et qu’elle ne détruisît jamais, je pourrais croire avec ces fastidieux sophistes que le plus sublime de tous les actes serait de travailler sans cesse à produire le Beau. Mais le plus léger coup d’œil sur les opérations de la nature ne prouve-t-il pas que les destructions sont plus nécessaires à ses plans que les créations ? Ce principe admis, comment puis-je offenser la nature en refusant de créer ? »