CHAPITRE II

L’homme, un commerçant, semble abruti. D’abord parce qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit. Ensuite parce que les événements dépassent sa pauvre imagination. Devant son automobile réduite en poussière – toutes les parties métalliques s’étant volatilisées ! –, il se tord les mains de désespoir.

Il reconnaît l’insigne que portent Joë et Merket sur leurs vêtements. Il hoche la tête :

— Ah ! La T.V.

Le technicien grimace, montre les sangles de sa caméra. Tout ce qu’il en reste.

— La T.V. sans matériel, mon pauvre vieux ! soupire-t-il.

— Je sais, je sais, ânonne le commerçant. C’est terrible, inexplicable.

— Comment tout ça a commencé ? demande Maubry.

— Je dormais, avec ma femme. Vers une heure, des vibrations nous ont réveillés. C’était…, comment vous dire ? C’était comme des pincements de guitare, de plus en plus amplifiés. Ça devint vite intolérable pour les oreilles. Dans l’appartement, plusieurs choses se sont effondrées. J’ai remarqué que tout ce qui était en fer ne tenait plus debout. Je suis sorti dans la rue. Les bagnoles commençaient déjà à s’affaisser comme des galettes. Leur…, leur carrosserie devenait malléable. Comme si elle fondait !

Il se remémore la scène. Son regard traqué cherche un soutien chez les reporters. Compatissant, comprenant la panique du malheureux, Joë lui tapote l’épaule :

— Courage, mon vieux. L’État vous indemnisera. On reconstruira Brisken. Mais comment n’a-t-on pas été informé plus tôt ? Il y a eu d’abord l’histoire du stratojet.

L’homme pousse un énorme soupir :

— J’ai appris ça par des policiers. Nous n’étions au courant de rien. Je pense que le stratojet survolait Brisken à ce moment-là. Il a eu le temps d’appeler la tour de Pittsburgh. Pour nous…

De nouveau la panique s’empare de lui. Il tremble. Ses mains s’agitent, dessinent de drôles d’arabesques dans le vide.

— Pour nous, tout s’est passé vite. Les communications avec l’extérieur ne fonctionnaient plus. Vidéo, radio. Rien. Les appareils étaient hors d’usage. Les automobiles aussi étaient foutues. La voie ferrée, qui nous relie à Pittsburgh, fut inutilisable. Les rails devenaient malléables à leur tour, comme tout ce qui contenait du métal.

— Je comprends, je comprends, murmure Joë avec lassitude. Merci, mon vieux, et ne vous en faites pas. Les autorités vont prendre des décisions en ce qui concerne le sort de votre ville.

Les deux reporters s’éloignent. Des patrouilles de police, à pied, parcourent les rues. Les flics ne portent pas leurs insignes, ni même leurs revolvers ou leurs mitraillettes, objets qui se transformeraient en poussière. Ils ont ressorti les matraques en bois.

L’une de ces patrouilles avise nos amis :

— Hé ! là… Vos papiers ?

Joë et Merket obtempèrent. Une veine que le phénomène ne réduise pas les cartes d’identité en bouillie. Un sergent fronce les sourcils :

— Nous sommes chargés de l’évacuation totale de la ville. Toutes les personnes qui n’ont rien à y faire sont priées de gagner la périphérie, où des camions les attendent. L’absence de haut-parleurs ne facilite pas notre tâche. Aussi nous aimerions que les bonnes volontés se manifestent spontanément.

— Compris, opine Maubry. La mesure s’applique aux journalistes ?

— Oui. Ce soir, Brisken doit ressembler à une ville morte. Un cordon de police bouclera la région et empêchera toute infiltration de curieux. Nous avons reçu l’ordre d’employer la force si des réfractaires se présentaient.

Le sergent fait tourner habilement sa matraque autour de son poignet. C’est symbolique, édifiant. Les flics n’ont pas l’air commode. Ils travaillent eux aussi sans matériel et dans de sales conditions.

Joë observe la patrouille qui s’éloigne. Il essuie son front mouillé de sueur :

— Quelle histoire ! grommelle-t-il.

Il griffonne des notes sur un calepin, à l’aide d’un crayon à bille. À défaut de magnéto, c’est toujours ça. Il s’imprègne de l’ambiance qui règne ici. Des files de personnes, avec de maigres bagages, se dirigent vers la périphérie de la ville. Elles obéissent aux consignes. D’ailleurs, les habitants seraient bien incapables de rester davantage chez eux par crainte que leur toit ne leur tombe sur la tête !

— Finalement, qu’est-ce qu’on fout ici ? remarque Merket. Filons plutôt à Pittsburgh et prévenons Robeson. Sans caméra, moi je ne peux pas travailler ! Or, pas question de filmer quelque chose à Brisken.

Joë tire son collègue par la manche. Sûr. Il mijote une idée car ses lèvres distillent un sourire en coin.

— Nous sommes reporters, ou quoi ? J’ai l’impression qu’il se passe des choses bizarres, qu’il s’en passera encore. Si nous sortons de la ville, nous ne pourrons jamais plus y rentrer. Ou alors au risque de se faire abattre par une patrouille qui opérera à la périphérie, c’est-à-dire dans une zone jusqu’à présent épargnée par le phénomène.

Merket connaît bien son confrère. Il le prouve :

— Je te vois venir. Tu veux rester à Brisken, malgré l’interdiction.

— J’apprécie ton intuition. Tu ne te trompes pas. C’est bien le diable si nous n’échappons pas aux fouilles de la police. Et puis, si les flics nous piquent, nous serons toujours à temps de nous en aller, pas vrai ?

— Ça ne m’emballe pas, objecte le caméraman.

— Tu as la trouille ?

— Euh… pas précisément.

— Si, précisément, assure Joë. Ça se voit clairement dans ton regard. Tu sais, je ne te retiens pas. Tu peux rentrer à Washington. Dans ce cas, je te demanderais seulement de prévenir Joan.

Merket se raidit :

— Tu rigoles ! Je ne te laisserai pas ici, tout seul. Je te prouverai que je ne suis pas un dégonflé.

— J’ai touché une corde sensible, ironise Maubry. Je m’excuse vieux, de te mettre dans ce pétrin. J’aurais préféré que tu t’offres spontanément de rester avec moi.

— Ne sois pas méchant, Joë. Tout le monde peut avoir la trouille après ce qui vient de se passer, s’excuse le technicien.

Les patrouilles de police se font de plus en plus nombreuses à mesure que la matinée s’avance. Les reporters, contrôlés, sont invités une fois de plus à gagner la périphérie. Les rues se vident peu à peu et Brisken devient déserte.

Joë désigne des entrepôts en ruines :

— Ils ne fouilleront pas là-dessous. C’est une excellente cachette.

Le premier, il s’introduit avec précaution sous un morceau de dalle en béton miraculeusement épargné, dans un angle. L’ensemble paraît encore solide et quand Merket rejoint son camarade, épaules voûtées, car des gravats de toutes sortes encombrent le coin, il grimace d’appréhension :

— Si le reste nous tombait sur la tête ?

— Pas de risque. Tout ce qui est ferraille est démoli. D’ici, personne ne nous remarque de la rue. D’ailleurs, nous boucherons au maximum l’excavation.

L’entrepôt qu’ils ont choisi se situe à l’écart des grandes artères. Les habitants du quartier ont déjà déménagé. Joë a repéré une alimentation et sans vergogne, il ramène quelques conserves, des biscuits et des boîtes de bière.

Dans leur trou, ils s’organisent comme des taupes. Lentement, ils dressent devant eux une barrière, à l’aide des gravats. Ils s’enterrent de plus en plus. Quand une patrouille passe, par hasard, ils s’arrêtent prudemment de gratter puis reprennent patiemment leur travail.

À midi, ils mangent quelques conserves et boivent de la bière. L’absence de montre les plonge un peu hors du temps mais leurs estomacs leur rappellent les heures des repas. Ils se terrent tout l’après-midi. Parfois, la chute d’une pierre répercute son écho, longuement, lugubrement, sur leurs têtes. La crainte que le morceau de dalle ne s’éboule les tenaille mais ils espèrent en la solidité de leur abri.

Le temps tourne, démesurément monotone. Le soleil se voile dans les nuages et une certaine fraîcheur s’abat sur la ville de plus en plus silencieuse. Seuls, les pas des policiers martèlent l’asphalte.

— Ils vont remarquer notre hélico abandonné aux abords de Brisken, note judicieusement Merket. Ils sauront vite que nous n’avons pas quitté la ville.

— Des tas d’hélicos doivent stationner à la périphérie, objecte Joë. Crois-moi. Les gars de la presse se cramponneront. Ils videront Brisken, mais ils attendront à l’extérieur qu’un événement se produise.

— Quel événement ?

— Sais pas. Peut-être aucun. Nous verrons. La nuit, ils ne pourront plus nous déloger. Rassure-toi donc. Ils ne s’inquiéteront pas de nos deux petites personnes alors qu’il y a vingt mille réfugiés.

En fin d’après-midi, ils éprouvent une certaine inquiétude. Des flics parcourent le quartier, fouillent toutes les maisons, l’une après l’autre, s’assurent de leur évacuation totale. Trois types en uniformes, matraque au poing, s’arrêtent devant l’entrepôt effondré.

— Holà ! crie l’un d’eux.

L’un de ses collègues hoche la tête, désigne les ruines du bout de sa matraque :

— Il n’y a personne ici, tu vois bien. Viens, grouillons-nous. Nous avons le secteur à terminer avant la nuit.

Ils s’éloignent. Alors, Merket et Maubry soupirent, rapetissés dans leur abri. Un moment, ils ont cru que les flics jetteraient un coup d’œil plus sérieux. Non, leur temps pressait. La nuit empêcherait toute opération car il serait impossible d’utiliser des lampes électriques.

Joë boit un coup de bière :

— Nous voilà tranquilles jusqu’à demain matin. C’est la dernière patrouille. Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent sans lumière ? Ils ne se verraient même pas le bout du nez. J’approuve l’évacuation pure et simple de la ville. Peut-être que le phénomène relâchera prise et que, de nouveau, la vie sera possible ici.

Le caméraman remarque sombrement :

— Au fond, ils s’en foutent s’il reste quelqu’un. Tant pis pour celui qui n’a pas obéi aux consignes. Il reste là à ses risques et périls.

Il a l’impression d’être abandonné par les hommes, par ses semblables. Une vie…, deux vies. Qu’est-ce que ça compte sur les milliards d’individus qui peuplent le globe ?

Joë lui remonte le moral :

— Au fait, pourquoi ils se tirent avant la nuit ? Ils n’en savent rien. La nuit, les risques ne sont pas plus grands qu’en plein jour. Seulement, c’est les ténèbres totales, l’obscurité qui les effraient. Sans lumière, ils sont désarmés, apeurés. Ils cultivent cette impression. Or, une impression, c’est comme un fantôme. C’est impalpable, un truc psychique.

Merket regarde tristement son briquet inutilisable, puis son paquet de cigarettes. Maubry comprend, lui met une boîte d’allumettes dans les mains en souriant :

— Tiens, fume si ça peut dissiper tes alarmes.

— Où as-tu piqué ça ?

— Avec les conserves et la bière. J’ai prévu que ça pourrait nous servir cette nuit.

Le technicien allume avec satisfaction une cigarette. La fumée ne peut plus trahir sa présence car les flics sont loin. Il regarde son collègue avec admiration. Aucune panique n’émane de Joë. Au contraire, il paraît détendu, très calme, ne marque aucun affolement.

— Tu m’épates avec ta tranquillité, dit Merket. J’aimerais savoir comment tu t’y prends.

— Oh ! Le phénomène épargne les hommes, la matière vivante. C’est rassurant, non ?

— Tu crois que les experts arriveront à y voir clair ?

— Ils analyseront les débris du stratojet. Peut-être y décèleront-ils des indices. Personnellement, sur l’origine du phénomène, je donne franchement ma langue au chat.

La nuit tombe lentement, envahit les rues, les ruines. Pas une lumière ne s’allume dans Brisken-la-désertée. Pas une voix, pas un bruit. Un silence sépulcral. Sous leur abri de béton, Merket et Maubry ressentent davantage encore cette impression d’isolement. Ils s’imaginent sous une pierre tombale.

Ils mangent à tâtons leurs dernières conserves. De toute façon, à l’aube, ils espèrent regagner la périphérie.

Joë se montre plus optimiste :

— Nous serons aux premières loges s’il se passe quelque chose.

— Et s’il ne se passe rien ?

— Eh ! bien, nous en serons pour nos frais, objecte Maubry, philosophe. L’isolement total de la ville pourrait favoriser certaines curiosités. J’attends justement ces visiteurs-là.

Le mari de Joan se trompe grossièrement. Pour lui, et pour son compagnon, la nuit sera dramatique. C’est trois ou quatre heures après la tombée du jour que Merket, le premier, remarque quelque chose d’anormal.

Il réveille son camarade assoupi :

— Joë… Regarde.

Maubry jette un coup d’œil à l’extérieur. Alors, ses jambes se dérobent sous lui. L’obscurité profonde masque son trouble. Il doit être pâle, très pâle, comme un mort. La sueur inonde son dos. Pourtant, la fraîcheur de l’automne humidifie l’atmosphère.

Non. Il transpire de peur. Il cherche la main de son collègue, la trouve enfin, la serre. Elle est moite, comme la sienne. Merket claque des dents et dans le silence, ce drôle de bruit prend une puissante signification.

La chose, la chose insolite qu’ils essaient vainement de définir, s’avance vers leur abri. Or, ils n’ont aucune possibilité de fuite. Ils sont coincés. Et dans leurs cerveaux en feu, ils songent déjà à une mort atroce.

***

Maubry avale sa salive. D’un coup, il se sent un autre homme. Un homme traqué. Il a perdu son optimisme. Ses nerfs craquent, parce que cette espèce de flamme qui se traîne au ras du sol, qui se tortille, n’entre dans aucune classification. Il n’existe dans le vocabulaire aucun mot, aucun adjectif pour la qualifier.

La flamme ressemble à celle d’une bougie. Mais de taille géante. Joë suppute sa hauteur. Approximativement soixante-quinze ou quatre-vingts centimètres. Elle se déplace par bonds successifs, par petits sauts. Des sauts si petits qu’elle paraît même glisser par moments.

Le mari de Joan tourne sa langue sèche dans sa bouche. Ses doigts pétrissent le vide. Il halète, livide :

— On dirait…

Il hésite, puis lâche :

— On dirait un feu follet.

Merket acquiesce muettement, incapable d’articuler une parole. Pétrifié, il claque toujours des dents. Enfin il se maîtrise, murmure dans un hoquet :

— Tu as raison, Joë. Mais moi, je ne croyais pas aux feux follets.

La chose avance vers l’entrepôt. Elle escalade les gravats avec facilité. Parfois, elle disparaît derrière un monticule de déblais, puis réapparaît un peu plus loin, vivace, langue lumineuse dans la nuit.

Elle est colorée, d’un gris bleuâtre, possède des contours précis qui ne se déforment jamais. Elle garde cette structure elliptique aux extrémités très allongées et se déplace toujours verticalement.

Joë sent l’haleine courte de son compagnon sur sa nuque. Il devine Merket aux abois. Il se mord les lèvres. Cette apparition le fascine.

— Nous sommes victimes d’une hallucination, ou quoi ?

Il se frotte les yeux. Non. La lueur persiste, tenace, obsédante. Elle approche toujours, sans bruit. Ce silence ronge le ventre, noue la gorge, paralyse les gestes.

— Non, nous ne rêvons pas, souffle le caméraman.

Il se raidit soudain, étouffe un hurlement :

— Regarde !

Une seconde, une troisième flamme surgissent brusquement dans la rue. Comme la première, elles sautillent au ras du sol et s’éloignent heureusement vers d’autres habitations. Brisken devient sûrement la proie de ces choses insolites.

Mais l’autre… l’autre. Elle ne lâche pas prise. Moins de dix mètres la séparent maintenant des deux reporters. Nul doute. Elle a décelé la présence des hommes et elle vient se rendre compte. Est-ce que par hasard la matière vivante l’attirerait ? Dans ce cas, on est en droit de se demander si elle n’est pas capable de digérer les proies qu’elle repère.

Des tas de suppositions tourbillonnent dans l’esprit traqué des deux journalistes de T.V. Ils imaginent le pire et férocement, l’instinct de conservation les aiguillonne. Ils crispent leurs mâchoires, raidissent leurs muscles. La main de Joë tâtonne, cherche une pierre.

Il sait qu’il y en a. Il se baisse, ramasse un caillou. La flamme immonde parvient à cinq mètres, à quatre mètres. Elle se dresse bientôt devant les deux hommes apeurés, sur le tas de gravats. Un saut. Et elle plongera dans l’abri, atteindra facilement sa proie.

La chose ne dégage aucune chaleur malgré sa luminosité mais répand une drôle d’odeur. Maubry se décide rapidement. Il calcule son coup. De toutes ses forces, il projette le caillou dans la direction de la flamme.

Il s’attend à tout, à des résultats surprenants. Il est même persuadé que son projectile traversera la chose impalpable sans lui occasionner le moindre mal. Mais il était quand même loin d’imaginer les conséquences de son geste.

La pierre frappe l’obstacle. Cela crée un choc. Il s’agit donc d’un corps matériel, palpable, qui, au bout de quelques secondes, se dédouble spontanément. Alors, deux flammes bleuâtres se dressent maintenant, côte à côte, de grandeur analogue. Elles se tortillent, reculent, battent en retraite. Toujours silencieusement.

Mouillé de sueur, Maubry savoure sa victoire. Il s’avance jusqu’au rebord de l’excavation, plonge son œil vers la rue. Il aperçoit les deux choses qui s’éloignent, rejoignent d’autres créatures. Car maintenant, Joë en est sûr. Il ne s’agit pas de feux follets. Les feux follets ne se dédoublent pas sous un choc.

Merket allume en tremblant une cigarette. Il en offre une à son compagnon et celui-ci accepte, même si d’habitude il ne fume jamais, ou presque. Le danger passé, les deux hommes récupèrent.

Leur excessive transpiration sèche. Alors le froid les saisit. Ils tremblent. Mais ils doivent cet état à leurs nerfs surexcités.

— C’est ça les visiteurs que tu attendais ? remarque le caméraman avec ironie. Tu as de drôles de relations.

— Tu sais ce que je pense ? Brisken est envahie par des créatures venues de l’espace. J’en mettrais ma main à couper. Ces bestioles, ou ces intelligences, préparent à l’avance le terrain. Ça expliquerait le phénomène qui laisse perplexes les experts.

— Bien, bien… Mais pourquoi Brisken, justement ? C’est un rayon très limité sur le globe, un point imperceptible.

Joë hausse les épaules :

— Une coïncidence. Ou alors, une précision mathématique.

Il décide spontanément :

— Viens. Je crois que nous sommes les seuls à assister à ce spectacle ahurissant. Avons-nous bien fait de rester, oui ou non ?

— Oui, dit Merket, hésitant. Mais si la ville ne s’était pas vidée de ses habitants, rien ne prouve que ces saloperies lumineuses seraient venues. Tu as vu. Elles ont reculé devant nous. Donc, elles éprouvent une certaine crainte.

— En tout cas, grogne Maubry, si nous ne voulons pas les voir se multiplier, nous n’avons pas tellement intérêt à les bousculer !

Ils sortent de leur abri, respirent à pleins poumons l’air humide de la nuit, jettent leurs cigarettes. Traversant les gravats, ils s’avancent vers la rue, s’assurent qu’elle est vide. Ils n’aperçoivent aucune de ces lueurs machiavéliques. Mais est-ce vraiment des créatures ou simplement la manifestation optique du phénomène de la nuit précédente ?

Maintenant, ayant récupéré tous leurs moyens intellectuels, leur peur dissipée, ils réfléchissent davantage. Joë remet sur le tapis l’hypothèse des feux follets. Sa version s’appuie sur certains faits :

— N’oublions pas. Brisken a été le théâtre d’un phénomène. Vingt-quatre heures se sont écoulées. Nous assistons peut-être aux conséquences.

— Ton idée de créatures venues de l’espace ne tient pas debout.

— Je le reconnais. Sur le moment, mon imagination s’est enflammée. Peut-être assistons-nous purement à des manifestations naturelles. N’empêche. Ces…, ces choses se sont dédoublées devant nos yeux.

— Si nous étions l’objet d’une hallucination collective ? doute Merket. Si nous sommes réellement les seuls témoins, la police ne nous croira guère quand nous lui raconterons notre histoire. Nous risquons même de passer pour des cinglés.

— Il faut des confirmations, estime Joë, excité. Essayons de savoir ce que cherchent ces…, ces machins lumineux. Ça ne t’emballe toujours pas, hein ?

— Le technicien hausse les épaules, écoute le profond silence de la nuit :

— Tu sais, après notre chaude alerte, j’en arrive à penser qu’il ne peut rien nous arriver de plus fâcheux. Si j’avais une caméra, je filmerais ça avec plaisir, d’autant que si la caméra captait ces images, ce document exclusif prouverait qu’il ne s’agit pas d’une hallucination.

Ils se hasardent dans les rues de la ville déserte. Ils désespèrent de rencontrer de nouveau ces étranges flammes gris-bleuâtre lorsque Merket pince le bras de son collègue.

— Là ! souffle-t-il, main tendue.

Il désigne un magasin abandonné, ouvert, porte béante. Au travers de la vitrine brille une lueur caractéristique. Pas une lampe portative, non. La couleur de la clarté diffère.

— Un machin…, halète Maubry qui cherche en vain à donner un nom à ces manifestations lumineuses.

Il se précipite, oublie un éventuel danger, pénètre dans le magasin.

— Joë ! Joë ! hurle le caméraman devant l’inconscience folle de son ami.

Il voit celui-ci disparaître. Puis, trente secondes plus tard, comme il hésite toujours à rejoindre le mari de Joan, il perçoit un faible appel au secours. En même temps, il distingue la lueur bleuâtre qui sort de la boutique, sautille, se perd dans la rue.

Alors, il fonce, la peur au ventre, inondé d’un sombre pressentiment. Il s’engouffre dans le magasin, tâtonne dans l’obscurité. Un grand trou noir se dresse devant lui. Il entend sa propre respiration haletante et de nouveau, sa chemise s’humidifie. À ce régime, il perdra des kilos.

Il appelle doucement, la gorge nouée par l’angoisse :

— Joë !

Un drôle de silence répond. Sa peur redouble, ses jambes s’amollissent. Soudain, son pied heurte quelque chose de mou.

— Joë ! hoquette-t-il, le regard exorbité.

Il se baisse. Doucement, ses mains palpent le vide, puis un corps immobile, allongé à terre. Il fouille ses poches, trouve la boîte d’allumettes que son collègue lui a donnée. Il craque l’un des petits bâtons phosphorés.

La minuscule lueur tremble dans ses doigts. Maubry gît sur le dos, yeux clos, bras en croix. Son visage est livide. Anxieusement, Merket se penche sur lui.