EPILOGUE
Trois mois plus tard.
Rhyssa !
Le ton, contrit, mais ferme, éveilla Rhyssa d'un de ces sommeils de plomb où l'on n'arrive pas à remuer le corps même si l'esprit ne dort plus. Sans bouger, elle parvint à ouvrir un œil pour regarder la pendule ; puis elle entendit un bruit familier : Dave qui fredonnait dans la salle de bains. Une fois de plus, elle se réveillait en retard. Elle ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait depuis quelques semaines — elle avait l'impression de ne jamais dormir son saoul.
Rhyssa! Le ton s'était fait plus pressant, et elle reconnut la voix.
Oui, Madlyn ? Qu'est-ce qu'il y a?
Je ne t'ai pas réveillée, j'espère? Je croyais bien posséder toutes mes heures terrestres.
Je n'ai pas entendu mon réveil! Qu'est-ce qu'il y a?
C'est elle !
Dégoût, frustration, colère et exaspération contenus dans ce simple pronom mirent la puce à l'oreille de Rhyssa. Elle recommence. Elle dit que nous autres Doués, nous ne faisons pas notre travail ! Nous l'avons sortie du pétrin, et elle a le toupet de nous blâmer pour tout ce qui ne va pas.
Qu'est-ce que c'est, encore ?
Rhyssa se souleva sur ses oreillers et tendit la main vers le thermos de café — élégante habitude de M. Lehardt, et tellement civilisée. Elle commença à se verser une tasse, puis s'arrêta. L'odeur lui soulevait le cœur.
Nous n'attendons plus qu'une seule cargaison, mais très importante, et elle n'arrive pas parce que Johnny dit qu'il ne veut pas l'expédier pour le moment, reprit Madlyn.
Il ne veut pas ?
Cela dissipa les dernières brumes de sommeil obscurcissant l'esprit de Rhyssa. Que mijotait donc le Colonel Greene? Et naturellement, elle est essentielle pour terminer l'installation ?
Vitale ! Ce chargement contient tous les mécanismes de contrôle à distance. Ce sont des appareils très délicats, qu'il ne faut pas bousculer ! Et les délais expirent dans une semaine. Après quoi, nous pourrons tous revenir sur la Terre! dit Madlyn avec un intense soulagement. Alors, nous voulons savoir pourquoi cette livraison est retenue. Parce que nous le sommes aussi, tu comprends.
Je sais. Je vais m'en occuper, Madlyn. Et tout de suite.
Dave sifflotait plus fort maintenant qu'il savait qu'elle était réveillée. Il n'était peut-être pas télépathe, mais en tout ce qui la concernait, il manifestait une sensibilité qui compensait largement, et de bien des façons qu'elle n'aurait pas imaginées. Elle sourit, puis se rappela ce qu'elle avait à faire. Huit heures et demie ; il n'était pas trop tôt pour tirer le Colonel Johnny Greene de son duvet floridien.
Johnny, téléphone-moi, mon vieux!
Il était trop loin pour une conversation télépathique prolongée, mais son appel l'avertirait immédiatement. Elle regarda le téléphone, comptant les secondes. Il sonna exactement à dix.
— Vous vouliez me parler, Madame Lehardt ?
— Effectivement Colonel Greene. Qu'est-ce que tu mijotes contre notre pauvre chère Ludmilla ?
Johnny eut un rire malicieux.
— Uniquement ce qu'elle mérite, mon chou. Elle a mobilisé les Doués pour être sûre de terminer dans les délais. Et elle terminera. Pas une minute plus tôt, pas une minute plus tard. Pourquoi ?
— Oh, je comprends, gloussa Rhyssa. Et vous avez tout minuté pour la dernière heure ?
— Lance et moi, nous avons calculé le temps qu'il faudra pour installer ces contrôles, et nous avons désigné les kinétiques qui feront le travail. Nous savons exactement le temps que ça prendra. Lance a dû oublier de prévenir Madlyn. Désolée qu'elle se fasse asticoter par Barchenka, mais elle est très capable de lui tenir tête. Calme-la, tu veux, Rhys? On prend les choses en main !
— Oh, je suis tout à fait d'accord. Pas une heure plus tôt, pas une heure plus tard.
Comme elle raccrochait, Dave entra dans la chambre, une serviette drapée autour de la taille.
— J'ai vraiment essayé de te réveiller, Rhys, dit-il, l'air contrit. Mais pas moyen de te faire lever le matin.
— Je suis assez lascive pour reconnaître que j'adore être au lit avec toi, Dave, mais de préférence éveillée, et pas quand je dors comme une souche.
Elle leva les bras pour s'étirer, puis s'arrêta.
— Et qu'est-ce qu'il a, le café ? L'odeur me soulève le cœur !
Dave sourit de toutes ses dents en s'asseyant au bord du lit. Ses yeux bleus brillaient malicieusement.
— Tu n'as pas encore compris? demanda-t-il, baissant les yeux sur son abdomen.
— Je pensais... je veux dire, je n'ai pas eu de malaises, dit Rhyssa, comprenant enfin. J'avais seulement sommeil! Oh, Dave, est-il possible que je sois enceinte ?
— Réfléchis, ô sage Douée.
Il se leva, et, se débarrassant de sa serviette, commença à s'habiller. Elle aimait le regarder, quoiqu'il fît, et l'intimité de cet acte quotidien était attendrissante pour elle.
— Après tout, je fais de mon mieux depuis plusieurs mois!
Impressionnée par cette possibilité, Rhyssa se mit à se concentrer sur son corps, posant les mains sur son ventre pour initier le biofeedback.
— Oh, Dave, je suis enceinte ! Enceinte !
— Je crois que tu es la dernière à avoir pigé, répliqua-t-il avec un grand sourire. Dorotea sait.
— Et elle n'a rien dit ?
Rhyssa s'assit dans son lit comme mue par un ressort, stupéfaite et quelque peu perplexe d'avoir été tenue dans l'ignorance — et par Dorotea, en plus !
— C'est qu'il y a des choses plus agréables à découvrir par soi-même, dit-il, souriant, se baissant pour l'embrasser tendrement. Et tu es comme entourée d'un doux rayonnement. Tout le monde l'a remarqué. Et tout le monde attendait poliment l'annonce officielle de la nouvelle.
Il caressa ses cheveux ébouriffés, passant les doigts dans sa mèche argentée.
Elle soupira, puis dit brusquement :
— Sascha est au courant ?
Dave, qui enfilait sa tunique, arrêta son geste et ressortit la tête pour la regarder, quelque peu alarmé.
— Sascha? Je sais que vous êtes proches, mais...
— C'est que...
C'était l'un des rares inconvénients de son absence de Don : elle était obligée de tout lui expliquer plus en détail qu'à un Doué.
— C'est que Sascha est obligé d'attendre, c'est tout, et l'attente ne lui plaît pas.
— Attendre ? dit Dave, tirant sa tunique. Attendre quoi?
— Que Tirla grandisse, bien sûr, dit-elle, se levant avec précaution.
Elle ressentait un curieux besoin de protéger la nouvelle vie qui grandissait en elle, ce qui était stupide, car le bébé semblait bien parti.
— Tirla ? dit Dave, les yeux ronds d'étonnement. Amoureux d'elle ! Vieillard lubrique !
— Pas si vieux que ça, et certainement pas lubrique en ce qui concerne Tirla. Mais je t'accorde que ça lui est tombé dessus sans crier gare. Il n'a jamais rien ressenti de semblable pour une femelle.
Rhyssa se permit un petit sourire entendu.
— Mais elle est faite pour lui, et il le sait. Il lui faut juste attendre quelques années.
— Cette petite n'a même pas...
— Tirla a douze ans, allant sur deux cents, répondit Rhyssa, un peu acide.
Tirla avait une personnalité très intéressante, et elle s'entendrait à merveille avec Sascha. C'était vraiment incroyable d'avoir découvert des Doués si divers pendant son directorat : un macro, qui pouvait déplacer des montagnes, et un micro, qui perçait les barrières des langages.
— Les Levantines mûrissent plus jeunes que les Nordiques et les Occidentales. Dans quatre ans, elle sera plus que prête à épouser Sascha.
— Et c'est décidé ?
Dave était sceptique.
Rhyssa sourit.
— Sascha a eu une précog — à sa grande surprise. La prochaine fois que tu les verras ensemble, observe comme elle le regarde. Très possessive, cette petite, quand il s'agit de Sascha. Et elle lui conviendra bien mieux que Madlyn.
— Et ils auront des enfants Doués ?
— C'est très probable, dit Rhyssa, avec un sourire satisfait.
Dave fit une pause. En présence de Rhyssa, il ne cherchait jamais à contrôler ses émotions. Il s'éclaircit la gorge et demanda :
— Et nous ? Quand le saurons-nous ?
Pour rassurer l'homme qu'elle aimait, Rhyssa hocha la tête en souriant.
— Pas de problème.
— Tu as l'air bien sûre !
Elle lui passa les bras autour du cou, collant contre lui son ventre gravide et attirant sa tête pour l'embrasser.
— J'en suis sûre. Il vient de me le dire.
FIN