Leon retourna l’enveloppe pour l’examiner. Longue,
mince et blanche, elle se distinguait par le mot
« Personnel » inscrit au-dessus de la fenêtre où
apparaissait l’adresse. S’il n’avait pas été envoyé à Harry
Martinez, c’était bien le genre de courrier que, d’ordinaire, il
aurait flanqué à la poubelle en même temps que les factures
impayées.
Il se laissa choir sur le canapé élimé puis tapota
l’enveloppe contre sa paume. A presque midi, les rideaux de sa
chambre meublée étaient toujours tirés, et dans l’air vicié
flottait l’odeur des frites qui avaient refroidi dans leur sachet
de papier brun.
Comment diable pouvait-il avoir reçu une lettre au
nom de Harry Martinez, sur laquelle figurait sa propre
adresse ?
Songeur, il se gratta le torse à travers son
tee-shirt. Il avait vraiment besoin de prendre une douche mais, à
la seule pensée de la salle de bains miteuse au bout du couloir, il
était saisi par le découragement. Il ne s’était levé que pour
appeler sa femme ; après, il comptait se recoucher. Sauf
qu’entre-temps le facteur était passé.
Leon soupira. Depuis son réveil, l’énormité de ses
pertes au poker la veille au soir lui pesait sur les épaules tel un
fardeau accablant. Quand il avait quitté le pub, son portefeuille
s’était allégé de plus de quatre-vingt mille euros. Résultat, le
total de ses dettes de jeu frisait désormais le quart de million. Et le pire, c’est
qu’il savait déjà qu’il retournerait chez O’Dowd dans la
soirée.
Sans lâcher la missive, il tendit la main vers les
rideaux fanés, qu’il écarta légèrement, faisant tinter les anneaux
sur la tringle. Un rayon de soleil lui écorcha les yeux, et il
grimaça avant d’exposer l’enveloppe à la lumière. Par transparence,
il distingua des lignes bleues sur fond blanc.
Le Prophète était à l’origine de cet envoi, il
n’en doutait pas une seconde. C’était typique de sa façon de
procéder : lettres mystérieuses, e-mails énigmatiques… Leon
retourna l’enveloppe. Autant l’ouvrir maintenant. De toute façon,
qu’avait-il à perdre ?
Pourtant, il se contenta de la poser sur la table
basse.
C’était aussi par l’intermédiaire de la poste que
le Prophète avait pris contact avec lui pour la première fois, dix
ans plus tôt, en 1999. Une épaisse enveloppe brune était arrivée
chez lui, à Killiney, et sa femme Maura la lui avait apportée dans
son bureau en même temps qu’une coupe de champagne.
« Il est l’heure de mettre ton
smoking », avait-elle dit en posant le verre près de
lui.
Ils étaient invités à dîner par le président de
Merrion & Bernstein, la banque d’affaires qui employait
Leon.
« Oui, une minute. »
Il avait ouvert l’enveloppe brune, d’où il avait
retiré un document d’aspect officiel auquel était agrafée une
note.
« Comment tu me trouves ? » avait
susurré Maura en faisant tournoyer sa robe gris argent autour de
ses jambes bronzées.
Les yeux fixés sur le mémo, il avait froncé les
sourcils.
« Leon ?
— Descends, avait-il répliqué sans lever les yeux.
Je te rejoins tout de suite. »
Elle avait soupiré.
« Richard veut que tu lui dises bonsoir avant
de partir. »
Il avait secoué la tête.
« Je n’aurai pas le temps. »
Sa femme
l’avait dévisagé encore quelques secondes avant de sortir de la
pièce. Il avait alors relu le message, bref et concis.
Achetez du Serbio. L’offre de
TelTech a été acceptée et sera annoncée la semaine
prochaine. C’était signé : Le
Prophète.
Lorsqu’il avait examiné le document joint, Leon
n’avait eu qu’à prendre connaissance des premiers paragraphes pour
savoir ce qu’il avait en main : un projet ultraconfidentiel
d’OPA hostile. Une sorte de fascination trouble s’était alors
emparée de lui, et il s’était senti pareil à un adolescent devant
son premier magazine érotique.
En feuilletant le dossier, il avait découvert que
l’offre émanait de TelTech Internet Solutions. Il en avait entendu
parler, bien sûr, comme tout le monde. Cette société de software
dont le siège se trouvait à Dublin avait flotté sur le NASDAQ deux
mois plus tôt, permettant à ses fondateurs de faire fortune en
quelques heures seulement.
En l’occurrence, elle avait des vues sur Serbio
Software, une entreprise américaine solide qui avait le malheur
d’opérer dans le même espace d’e-commerce qu’elle. En voyant les
sommes en jeu, Leon avait laissé échapper un petit sifflement. Ces
gars-là étaient plus riches que Crésus ! Bon sang, comment
était-il possible que la seule référence à Internet puisse
justifier de telles enchères ? Il se rappelait encore
l’époque où les start-up ne désignaient que des groupes de petits
génies binoclards ayant désespérément besoin d’un bon bain.
Aujourd’hui, elles s’étaient transformées en vivier de
multimillionnaires potentiels. Et apparemment, le fait qu’aucune
n’ait encore réalisé de profits ne semblait gêner personne.
Leon avait brusquement reposé le document sur son
bureau comme s’il risquait de lui exploser à la figure. Qui était
donc ce Prophète capable d’accéder à des informations aussi
secrètes ? Et pourquoi les lui avait-il envoyées ?
Intrigué, il avait cherché quelle banque
d’affaires s’occupait de l’offre, tout en priant pour que ce ne
soit pas la sienne. Si quelqu’un venait à apprendre qu’il avait
eu connaissance d’un dossier
de chez Merrion & Bernstein, il se retrouverait dans de sales
draps… La vue d’un nom familier l’avait cependant rassuré : le
document avait été préparé par JX Warner. Lui-même y avait
travaillé des années plus tôt, mais ses supérieurs n’avaient pas
tardé à émettre des réserves sur son éthique professionnelle et il
avait été remercié au bout de quelques mois.
Leon avait ensuite allumé son ordinateur pour
vérifier le cours de l’action Serbio sur le NASDAQ. Elle était à un
peu moins de huit dollars, une valeur suffisamment faible pour
rendre l’entreprise vulnérable à une offre hostile. Il avait relu
le message. Quelle que soit l’identité de l’homme qui se cachait
derrière le pseudonyme du Prophète, il comptait manifestement sur
une flambée des cours quand l’OPA serait conclue. Si elle était
conclue un jour.
Il avait pianoté sur son bureau. Quiconque
achèterait du Serbio maintenant, avant que les prix ne s’envolent,
aurait de grandes chances de réaliser un coup fantastique… Séduit
par l’idée, Leon s’était une nouvelle fois plongé dans l’étude des
chiffres détaillés par le document. Avant d’y renoncer. Non,
décidément, le danger était trop grand. Ses activités personnelles
de trading étaient surveillées de près par le service conformité de
Merrion & Bernstein. Le délit d’initié représentait un risque
professionnel que les banques faisaient tout pour éviter.
Alors il avait résolument rangé le document dans
un tiroir fermé à clé. Au cours de la semaine suivante, il avait
bien tenté de l’oublier, mais c’était plus fort que lui : il
parcourait quotidiennement les journaux financiers à la recherche
d’une allusion à cette OPA. Sans rien trouver. Au bout de quinze
jours, il avait conclu à une farce, ce qui l’avait rempli d’un
curieux mélange de soulagement et de déception.
Et puis, presque trois semaines après l’arrivée de
l’enveloppe brune, Leon avait remarqué un titre dans la presse
professionnelle qui lui avait fait serrer les poings.
Il s’était enfermé dans son bureau pour vérifier
le cours de l’action Serbio. Elle en était à dix dollars et ne
cessait de grimper. Il s’était servi une généreuse rasade de
whiskey, puis, après avoir desserré sa cravate, il s’était préparé
à une longue attente. Pendant les quelques heures suivantes, il
avait regardé l’évolution des cours du NASDAQ. A la clôture de
la Bourse de New York, alors qu’il était 21 h 30 à
Dublin, l’action Serbio atteignait près de vingt-cinq dollars. Leon
avait procédé à un rapide calcul : pour une transaction de
trente mille actions, il aurait empoché plus d’un demi-million de
dollars.
Deux semaines plus tard, lorsqu’il avait reçu une
deuxième enveloppe brune envoyée par le Prophète, Leon n’avait pas
hésité un seul instant. Il avait ouvert un nouveau compte de
placement à l’insu de Merrion & Bernstein, et empoché plus de
sept cent mille dollars. Dans la troisième enveloppe, le Prophète
avait inclus un message sollicitant une part des gains, assorti
d’instructions relatives au transfert des fonds. Par la suite, les
choses s’étaient toujours déroulées de la même façon.
Un bruit désagréable le tira de ses
souvenirs : quelqu’un vomissait dans la salle de bains commune
au bout du couloir. Comme il aurait aimé mettre le feu à cette
chambre minable ! songea-t-il, envahi par le dégoût. Sa main
se porta vers l’enveloppe blanche sur la table, pour se poser
finalement sur le téléphone. Peut-être se sentirait-il mieux quand
il aurait parlé à Maura. Peut-être finirait-il par trouver un moyen
de se remettre à flot. Sans cette fichue enveloppe.
Il s’essuya la paume sur son tee-shirt avant de
composer son ancien numéro de téléphone. Lorsque la sonnerie
s’éleva à l’autre bout de la ligne, il imagina Maura se précipitant
pour répondre et faisant cliqueter ses talons sur le marbre du
vestibule qui, avec ses dalles noires et blanches, rappelait un
échiquier. Puis il entendit sa voix.
— Allô ?
— Maura ? C’est moi.
Il y eut un bref silence.
— Oh. J’allais sortir, Leon.
— Ah, désolé. J’aurais juste eu deux ou trois
petites choses à te dire…
— Je n’ai pas vraiment le temps, là.
Il se mit à arpenter le court espace entre la
cheminée et le canapé, comme un ours qui tourne en rond dans sa
cage au zoo.
— Ecoute, je pensais faire un saut à la maison,
reprit-il. Pour voir Richard.
— Maintenant ? Impossible, j’ai un
déjeuner.
— Non, non, pas maintenant, je sais que tu es très
prise. Dans l’après-midi, peut-être ?
— Richard a son entraînement de foot.
— Ce soir, alors ? A l’heure du thé,
pourquoi pas ?
De nouveau, Maura marqua une pause.
— Parce qu’il faudrait que je te serve le
thé ?
Leon s’immobilisa devant la cheminée dont il
agrippa d’une main le manteau en fermant les yeux.
— Non, bien sûr que non. Ce n’est pas ce que je
voulais dire. Après cinq heures, si tu préfères.
D’accord ?
— Ce ne sera pas possible non plus, Richard a ses
devoirs à faire. Il passe son brevet cette année, au cas où tu
l’aurais oublié.
— Non, non, je n’avais pas oublié…
Il rouvrit les yeux et contempla l’âtre froid,
vide et noir. Merde, ça lui était bel et bien complètement sorti de
l’esprit.
— Je ne resterai pas longtemps, je te le promets.
Juste le temps de bavarder un peu.
— Je ne tiens pas à ce qu’il soit perturbé.
— S’il te plaît, Maura, ça fait des mois que je ne
l’ai pas vu.
— Ça fait bien plus longtemps que ça,
souligna-t-elle.
Du lit
défait sur lequel il s’était assis, Leon jeta un coup d’œil au
coin-cuisine à l’autre bout de la pièce, où s’entassaient piles
d’assiettes sales et emballages vides.
— C’est que… les choses ont été un peu
mouvementées, ces derniers temps, se justifia-t-il.
— J’imagine, dit-elle d’une voix neutre, sans la
moindre trace de sarcasme.
— Il t’a demandé de mes nouvelles ?
s’enquit-il, une main crispée sur son genou.
— Pas souvent.
La gorge de Leon se serra au point de l’empêcher
de reprendre la parole.
— Pour être franche, je ne l’y encourage pas non
plus, reprit Maura. Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ?
« Tout va bien pour ton père, si ce n’est sa tendance à jouer
les criminels en col blanc et son petit problème de
jeu ? » Tu n’es pas un sujet de conversation facile à
aborder.
Merde. Comme toujours, il sentait la situation lui
échapper. Il passa les doigts dans ses cheveux clairsemés.
— Ça va changer, Maura, je te le jure.
Il regarda l’enveloppe sur la table.
— Je suis en train de tout régler. Ce sera bientôt
comme avant. Leon le Riche, tu te souviens ?
— Il faut vraiment que j’y aille.
— Je suis sérieux, Maura. Tout va
s’arranger.
— On peut en reparler plus tard ?
Leon prit une profonde inspiration.
— Bien sûr. Désolé, je ne voulais pas te retarder.
Je te rappellerai dans la semaine.
— Pourquoi ne pas attendre que Richard ait fini
ses examens, plutôt ?
— Eh bien, je…
Bon sang, il lui faudrait ronger son frein encore
deux mois.
— D’accord. Si tu penses que c’est mieux… Dis-lui
bonjour de ma part.
Mais elle avait déjà raccroché.
Les coudes
sur les genoux, Leon baissa la tête en s’efforçant de refouler les
larmes qui lui brûlaient les yeux. Ses tentatives pour renouer le
dialogue avec Maura se terminaient toujours de la même façon. Pas
étonnant qu’il se réfugie dans le jeu… Seule l’adrénaline lui
permettait d’oublier la douleur causée par l’échec de sa relation
avec son fils. Il releva la tête et contempla la chambre sordide,
meublée de bric et de broc. Jamais il ne pourrait y amener
Richard.
Une nouvelle fois, son regard se porta vers la
lettre. Il serra les poings et retourna s’asseoir sur le canapé, où
il tira sur sa lèvre inférieure comme s’il réfléchissait. Il savait
cependant que sa décision était déjà prise. Pour finir,
il saisit l’enveloppe et la décacheta.
A l’intérieur se trouvaient deux feuilles de
papier bleu clair. Leon les contempla pendant quelques secondes
avant de comprendre : c’était la preuve fournie par le
Prophète. Cette vision lui fit l’effet d’une décharge électrique.
Donc, la fille avait bien l’argent… Plus pour longtemps, en tout
cas. Quand Ralphy le saurait…
Mais d’abord, il avait un autre coup de fil à
donner. Il saisit de nouveau le combiné et composa un numéro
désormais familier.
On décrocha à la seconde sonnerie.
— Monsieur Ritch ? J’allais vous appeler,
justement.
— Qu’est-ce qui se passe ? Où est la
fille ?
Quelque chose chez son interlocuteur lui mettait
les nerfs à vif mais, pour le moment, il n’avait pas d’autre
solution que de s’adresser à lui.
— Chez elle.
— Il est temps d’agir, déclara Leon. Il y a du
nouveau.
— Ah oui ? Parce qu’il y en a aussi de mon
côté, figurez-vous.
— Comment ça ?
— Je veux dire, si vous voulez tenter quelque
chose, vous avez intérêt à faire vite.
L’homme marqua une courte pause avant
d’ajouter :
— On n’est pas les seuls à s’intéresser à
elle.