15
Leon retourna l’enveloppe pour l’examiner. Longue, mince et blanche, elle se distinguait par le mot « Personnel » inscrit au-dessus de la fenêtre où apparaissait l’adresse. S’il n’avait pas été envoyé à Harry Martinez, c’était bien le genre de courrier que, d’ordinaire, il aurait flanqué à la poubelle en même temps que les factures impayées.
Il se laissa choir sur le canapé élimé puis tapota l’enveloppe contre sa paume. A presque midi, les rideaux de sa chambre meublée étaient toujours tirés, et dans l’air vicié flottait l’odeur des frites qui avaient refroidi dans leur sachet de papier brun.
Comment diable pouvait-il avoir reçu une lettre au nom de Harry Martinez, sur laquelle figurait sa propre adresse ?
Songeur, il se gratta le torse à travers son tee-shirt. Il avait vraiment besoin de prendre une douche mais, à la seule pensée de la salle de bains miteuse au bout du couloir, il était saisi par le découragement. Il ne s’était levé que pour appeler sa femme ; après, il comptait se recoucher. Sauf qu’entre-temps le facteur était passé.
Leon soupira. Depuis son réveil, l’énormité de ses pertes au poker la veille au soir lui pesait sur les épaules tel un fardeau accablant. Quand il avait quitté le pub, son portefeuille s’était allégé de plus de quatre-vingt mille euros. Résultat, le total de ses dettes de jeu frisait désormais le quart de million. Et le pire, c’est qu’il savait déjà qu’il retournerait chez O’Dowd dans la soirée.
Sans lâcher la missive, il tendit la main vers les rideaux fanés, qu’il écarta légèrement, faisant tinter les anneaux sur la tringle. Un rayon de soleil lui écorcha les yeux, et il grimaça avant d’exposer l’enveloppe à la lumière. Par transparence, il distingua des lignes bleues sur fond blanc.
Le Prophète était à l’origine de cet envoi, il n’en doutait pas une seconde. C’était typique de sa façon de procéder : lettres mystérieuses, e-mails énigmatiques… Leon retourna l’enveloppe. Autant l’ouvrir maintenant. De toute façon, qu’avait-il à perdre ?
Pourtant, il se contenta de la poser sur la table basse.
C’était aussi par l’intermédiaire de la poste que le Prophète avait pris contact avec lui pour la première fois, dix ans plus tôt, en 1999. Une épaisse enveloppe brune était arrivée chez lui, à Killiney, et sa femme Maura la lui avait apportée dans son bureau en même temps qu’une coupe de champagne.
« Il est l’heure de mettre ton smoking », avait-elle dit en posant le verre près de lui.
Ils étaient invités à dîner par le président de Merrion & Bernstein, la banque d’affaires qui employait Leon.
« Oui, une minute. »
Il avait ouvert l’enveloppe brune, d’où il avait retiré un document d’aspect officiel auquel était agrafée une note.
« Comment tu me trouves ? » avait susurré Maura en faisant tournoyer sa robe gris argent autour de ses jambes bronzées.
Les yeux fixés sur le mémo, il avait froncé les sourcils.
« Leon ?
— Descends, avait-il répliqué sans lever les yeux. Je te rejoins tout de suite. »
Elle avait soupiré.
« Richard veut que tu lui dises bonsoir avant de partir. »
Il avait secoué la tête.
« Je n’aurai pas le temps. »
Sa femme l’avait dévisagé encore quelques secondes avant de sortir de la pièce. Il avait alors relu le message, bref et concis.
Achetez du Serbio. L’offre de TelTech a été acceptée et sera annoncée la semaine prochaine. C’était signé : Le Prophète.
Lorsqu’il avait examiné le document joint, Leon n’avait eu qu’à prendre connaissance des premiers paragraphes pour savoir ce qu’il avait en main : un projet ultraconfidentiel d’OPA hostile. Une sorte de fascination trouble s’était alors emparée de lui, et il s’était senti pareil à un adolescent devant son premier magazine érotique.
En feuilletant le dossier, il avait découvert que l’offre émanait de TelTech Internet Solutions. Il en avait entendu parler, bien sûr, comme tout le monde. Cette société de software dont le siège se trouvait à Dublin avait flotté sur le NASDAQ deux mois plus tôt, permettant à ses fondateurs de faire fortune en quelques heures seulement.
En l’occurrence, elle avait des vues sur Serbio Software, une entreprise américaine solide qui avait le malheur d’opérer dans le même espace d’e-commerce qu’elle. En voyant les sommes en jeu, Leon avait laissé échapper un petit sifflement. Ces gars-là étaient plus riches que Crésus ! Bon sang, comment était-il possible que la seule référence à Internet puisse justifier de telles enchères ? Il se rappelait encore l’époque où les start-up ne désignaient que des groupes de petits génies binoclards ayant désespérément besoin d’un bon bain. Aujourd’hui, elles s’étaient transformées en vivier de multimillionnaires potentiels. Et apparemment, le fait qu’aucune n’ait encore réalisé de profits ne semblait gêner personne.
Leon avait brusquement reposé le document sur son bureau comme s’il risquait de lui exploser à la figure. Qui était donc ce Prophète capable d’accéder à des informations aussi secrètes ? Et pourquoi les lui avait-il envoyées ?
Intrigué, il avait cherché quelle banque d’affaires s’occupait de l’offre, tout en priant pour que ce ne soit pas la sienne. Si quelqu’un venait à apprendre qu’il avait eu connaissance d’un dossier de chez Merrion & Bernstein, il se retrouverait dans de sales draps… La vue d’un nom familier l’avait cependant rassuré : le document avait été préparé par JX Warner. Lui-même y avait travaillé des années plus tôt, mais ses supérieurs n’avaient pas tardé à émettre des réserves sur son éthique professionnelle et il avait été remercié au bout de quelques mois.
Leon avait ensuite allumé son ordinateur pour vérifier le cours de l’action Serbio sur le NASDAQ. Elle était à un peu moins de huit dollars, une valeur suffisamment faible pour rendre l’entreprise vulnérable à une offre hostile. Il avait relu le message. Quelle que soit l’identité de l’homme qui se cachait derrière le pseudonyme du Prophète, il comptait manifestement sur une flambée des cours quand l’OPA serait conclue. Si elle était conclue un jour.
Il avait pianoté sur son bureau. Quiconque achèterait du Serbio maintenant, avant que les prix ne s’envolent, aurait de grandes chances de réaliser un coup fantastique… Séduit par l’idée, Leon s’était une nouvelle fois plongé dans l’étude des chiffres détaillés par le document. Avant d’y renoncer. Non, décidément, le danger était trop grand. Ses activités personnelles de trading étaient surveillées de près par le service conformité de Merrion & Bernstein. Le délit d’initié représentait un risque professionnel que les banques faisaient tout pour éviter.
Alors il avait résolument rangé le document dans un tiroir fermé à clé. Au cours de la semaine suivante, il avait bien tenté de l’oublier, mais c’était plus fort que lui : il parcourait quotidiennement les journaux financiers à la recherche d’une allusion à cette OPA. Sans rien trouver. Au bout de quinze jours, il avait conclu à une farce, ce qui l’avait rempli d’un curieux mélange de soulagement et de déception.
Et puis, presque trois semaines après l’arrivée de l’enveloppe brune, Leon avait remarqué un titre dans la presse professionnelle qui lui avait fait serrer les poings.
TelTech, le chouchou du NASDAQ, se porte candidat au rachat de Serbio.
Il s’était enfermé dans son bureau pour vérifier le cours de l’action Serbio. Elle en était à dix dollars et ne cessait de grimper. Il s’était servi une généreuse rasade de whiskey, puis, après avoir desserré sa cravate, il s’était préparé à une longue attente. Pendant les quelques heures suivantes, il avait regardé l’évolution des cours du NASDAQ. A la clôture de la Bourse de New York, alors qu’il était 21 h 30 à Dublin, l’action Serbio atteignait près de vingt-cinq dollars. Leon avait procédé à un rapide calcul : pour une transaction de trente mille actions, il aurait empoché plus d’un demi-million de dollars.
Deux semaines plus tard, lorsqu’il avait reçu une deuxième enveloppe brune envoyée par le Prophète, Leon n’avait pas hésité un seul instant. Il avait ouvert un nouveau compte de placement à l’insu de Merrion & Bernstein, et empoché plus de sept cent mille dollars. Dans la troisième enveloppe, le Prophète avait inclus un message sollicitant une part des gains, assorti d’instructions relatives au transfert des fonds. Par la suite, les choses s’étaient toujours déroulées de la même façon.
Un bruit désagréable le tira de ses souvenirs : quelqu’un vomissait dans la salle de bains commune au bout du couloir. Comme il aurait aimé mettre le feu à cette chambre minable ! songea-t-il, envahi par le dégoût. Sa main se porta vers l’enveloppe blanche sur la table, pour se poser finalement sur le téléphone. Peut-être se sentirait-il mieux quand il aurait parlé à Maura. Peut-être finirait-il par trouver un moyen de se remettre à flot. Sans cette fichue enveloppe.
Il s’essuya la paume sur son tee-shirt avant de composer son ancien numéro de téléphone. Lorsque la sonnerie s’éleva à l’autre bout de la ligne, il imagina Maura se précipitant pour répondre et faisant cliqueter ses talons sur le marbre du vestibule qui, avec ses dalles noires et blanches, rappelait un échiquier. Puis il entendit sa voix.
— Allô ?
Le regard rivé sur la modeste cheminée en face de lui, il se redressa.
— Maura ? C’est moi.
Il y eut un bref silence.
— Oh. J’allais sortir, Leon.
— Ah, désolé. J’aurais juste eu deux ou trois petites choses à te dire…
— Je n’ai pas vraiment le temps, là.
Il se mit à arpenter le court espace entre la cheminée et le canapé, comme un ours qui tourne en rond dans sa cage au zoo.
— Ecoute, je pensais faire un saut à la maison, reprit-il. Pour voir Richard.
— Maintenant ? Impossible, j’ai un déjeuner.
— Non, non, pas maintenant, je sais que tu es très prise. Dans l’après-midi, peut-être ?
— Richard a son entraînement de foot.
— Ce soir, alors ? A l’heure du thé, pourquoi pas ?
De nouveau, Maura marqua une pause.
— Parce qu’il faudrait que je te serve le thé ?
Leon s’immobilisa devant la cheminée dont il agrippa d’une main le manteau en fermant les yeux.
— Non, bien sûr que non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Après cinq heures, si tu préfères. D’accord ?
— Ce ne sera pas possible non plus, Richard a ses devoirs à faire. Il passe son brevet cette année, au cas où tu l’aurais oublié.
— Non, non, je n’avais pas oublié…
Il rouvrit les yeux et contempla l’âtre froid, vide et noir. Merde, ça lui était bel et bien complètement sorti de l’esprit.
— Je ne resterai pas longtemps, je te le promets. Juste le temps de bavarder un peu.
— Je ne tiens pas à ce qu’il soit perturbé.
— S’il te plaît, Maura, ça fait des mois que je ne l’ai pas vu.
— Ça fait bien plus longtemps que ça, souligna-t-elle.
Du lit défait sur lequel il s’était assis, Leon jeta un coup d’œil au coin-cuisine à l’autre bout de la pièce, où s’entassaient piles d’assiettes sales et emballages vides.
— C’est que… les choses ont été un peu mouvementées, ces derniers temps, se justifia-t-il.
— J’imagine, dit-elle d’une voix neutre, sans la moindre trace de sarcasme.
— Il t’a demandé de mes nouvelles ? s’enquit-il, une main crispée sur son genou.
— Pas souvent.
La gorge de Leon se serra au point de l’empêcher de reprendre la parole.
— Pour être franche, je ne l’y encourage pas non plus, reprit Maura. Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ? « Tout va bien pour ton père, si ce n’est sa tendance à jouer les criminels en col blanc et son petit problème de jeu ? » Tu n’es pas un sujet de conversation facile à aborder.
Merde. Comme toujours, il sentait la situation lui échapper. Il passa les doigts dans ses cheveux clairsemés.
— Ça va changer, Maura, je te le jure.
Il regarda l’enveloppe sur la table.
— Je suis en train de tout régler. Ce sera bientôt comme avant. Leon le Riche, tu te souviens ?
— Il faut vraiment que j’y aille.
— Je suis sérieux, Maura. Tout va s’arranger.
— On peut en reparler plus tard ?
Leon prit une profonde inspiration.
— Bien sûr. Désolé, je ne voulais pas te retarder. Je te rappellerai dans la semaine.
— Pourquoi ne pas attendre que Richard ait fini ses examens, plutôt ?
— Eh bien, je…
Bon sang, il lui faudrait ronger son frein encore deux mois.
— D’accord. Si tu penses que c’est mieux… Dis-lui bonjour de ma part.
Mais elle avait déjà raccroché.
Les coudes sur les genoux, Leon baissa la tête en s’efforçant de refouler les larmes qui lui brûlaient les yeux. Ses tentatives pour renouer le dialogue avec Maura se terminaient toujours de la même façon. Pas étonnant qu’il se réfugie dans le jeu… Seule l’adrénaline lui permettait d’oublier la douleur causée par l’échec de sa relation avec son fils. Il releva la tête et contempla la chambre sordide, meublée de bric et de broc. Jamais il ne pourrait y amener Richard.
Une nouvelle fois, son regard se porta vers la lettre. Il serra les poings et retourna s’asseoir sur le canapé, où il tira sur sa lèvre inférieure comme s’il réfléchissait. Il savait cependant que sa décision était déjà prise. Pour finir, il saisit l’enveloppe et la décacheta.
A l’intérieur se trouvaient deux feuilles de papier bleu clair. Leon les contempla pendant quelques secondes avant de comprendre : c’était la preuve fournie par le Prophète. Cette vision lui fit l’effet d’une décharge électrique. Donc, la fille avait bien l’argent… Plus pour longtemps, en tout cas. Quand Ralphy le saurait…
Mais d’abord, il avait un autre coup de fil à donner. Il saisit de nouveau le combiné et composa un numéro désormais familier.
On décrocha à la seconde sonnerie.
— Monsieur Ritch ? J’allais vous appeler, justement.
— Qu’est-ce qui se passe ? Où est la fille ?
Quelque chose chez son interlocuteur lui mettait les nerfs à vif mais, pour le moment, il n’avait pas d’autre solution que de s’adresser à lui.
— Chez elle.
— Il est temps d’agir, déclara Leon. Il y a du nouveau.
— Ah oui ? Parce qu’il y en a aussi de mon côté, figurez-vous.
— Comment ça ?
— Je veux dire, si vous voulez tenter quelque chose, vous avez intérêt à faire vite.
L’homme marqua une courte pause avant d’ajouter :
— On n’est pas les seuls à s’intéresser à elle.