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La mère était belle. Je la reluquais depuis que nos voitures s’étaient arrêtées l’une à côté de l’autre en attendant que le feu passe au vert. Belle comme on en voit dans ces pubs pour les pâtes maison.

La fille était belle comme on en rencontre beaucoup par ici. Race féminine supérieure, façonnée par le soleil et les centres de beauté. Polie par le ressac des plages de quartz et par des heures d’aquagym. Un produit naturel bien développé, capable de faire perdre la tête à n’importe qui.

La mère était belle. Son gosse, non.

Le morveux qui me faisait des grimaces par la vitre arrière devait avoir tout pris du père, il était laid et ça n’allait pas s’arranger en vieillissant.

Il se tordait la bouche et l’agrandissait démesurément en la tirant sur les côtés avec ses doigts minuscules, maigres, osseux. On aurait dit les griffes d’une petite chauve-souris ou les ongles d’un rat d’égout.

Je le regardai de travers pour qu’il arrête, il me dégoûtait, me mettait mal à l’aise et m’empêchait de mater sa mère qui jouait avec son collier, effleurant de la main sa poitrine à peine voilée d’une petite chemise de lin clair, étudiée pour mettre ses formes en valeur. Je l’imaginais se savonnant nue sous la douche, la peau assouplie par une mousse de santal. Un parfum de terre mais aussi de mer, qui donne envie de lécher et de croquer.

Tout à coup le gosse arrêta de se contorsionner comme une couleuvre. Le feu passa au vert. Mais les voitures en route pour la plage de Pula ne bougèrent pas d’un pouce.

Ni la mienne, ni la sienne. C’était bouché, comme tous les samedis matin. Et, vu que ça ne servait à rien, personne n’osa se défouler en klaxonnant. Le rouge réapparut au-dessus de nos têtes, et l’enfant se mit à déballer son goûter. Je lui souris.

“Mange, mon mignon, mange”, pensai-je.

J’avais reconnu l’emballage. Le producteur était un de mes clients. Tous les mois, je lui fournissais plusieurs quintaux d’ovoproduits. En provenance d’une entreprise de recyclage de déchets des environs de Turin qui, au lieu d’écouler les œufs pourris, cassés, infestés de parasites, en nettoyait la putrescine et la cadavérine et les transformait en une bouillie conditionnée dans de commodes petits bidons de cinq litres, prêts à être versés dans les pétrisseuses des confiseries industrielles. Et le goût ne devait pas être mauvais, vu l’avidité d’adulte avec laquelle le gamin mordait dans son goûter, sans en laisser tomber une seule miette entre les sièges. Le propriétaire de l’entreprise n’avait jamais posé de questions sur la qualité du produit mais le prix et l’absence d’étiquettes sur les récipients, ça voulait tout dire.

“Mange, mon mignon, mange.”

La file de voitures commença enfin à bouger et je fis un signe au morveux. D’une certaine façon, il était lui aussi un de mes clients.

J’aurais voulu les suivre et, pourquoi pas, mettre ma serviette de plage à quelques pas de leur parasol. Le reste aurait été le jeu de la journée. Mais pour moi, l’heure n’était pas aux vacances.

Si ç’avait été un film, si ç’avait été une scène de film, c’est là que serait partie la bande-son pour commenter les images. Un son dilaté et une petite musique joyeuse. Peut-être Starman, avec la voix de jeune homme de David Bowie. Mais ce n’était pas un film et il n’y eut aucune musique.

J’arrivai au port industriel où je devais répartir un lot de deux mille tonnes de blé dur canadien de catégorie 5, la plus basse, destinée à la consommation animale. Les autorités canadiennes en avaient interdit le commerce parce que pollué d’ochratoxine. De peur que vaches et cochons ne chopent le cancer. Avant d’arriver en Sardaigne, le navire battant pavillon de Hong-Kong avait fait escale à Bari, où il avait déchargé cinquante-huit mille tonnes destinées à divers moulins et fabricants de pâtes fraîches du coin. J’avais réussi à me glisser dans l’affaire mais le marché local, à cause des limites géographiques de l’île, hélas, n’arrivait pas à absorber plus d’une certaine quantité. Avec le riz, c’était mieux. Dans le port de Rotterdam arrivaient régulièrement des États-Unis des lots munis de fausses certifications OGM-free, et une petite partie m’était livrée après avoir été emballée par une entreprise des environs de Novara pour avoir l’air d’un vrai produit italien. Sur le quai je retrouvai mes deux hommes de confiance.

— On est pile à l’heure. Nos camions sont prêts à partir.

Peppino Floris, la quarantaine, tout en nerfs, serrait dans sa main droite un talkie-walkie, dans la gauche une chemise où étaient agrafés les bordereaux de livraison. Il faisait une chaleur bestiale mais lui, dans son petit costume bleu, qui n’était certainement pas de confection – vu sa petite taille il n’aurait rien trouvé dans les magasins –, ne transpirait pas d’une goutte. Plus qu’à un homme, il ressemblait à une olive verte salée. Sec, petit, coriace, ce qu’il faut pour monter une société de crédit tout à lui et étrangler les emprunteurs en toute légalité.

Son talkie-walkie vibra, puis grésilla :

— Dottor Floris, on n’attend plus que vos instructions pour nous mettre en route. Si vous nous envoyez ici le dottor Sorrentino, on bouclera l’affaire avec la police financière.

Gaetano Sorrentino me regarda et attendit. Bouger au bon moment et jouer en contre, c’était son métier. À vingt-deux ans employé de banque, à trente-cinq à la tête d’une société informatique. Depuis toujours indic de la police financière à qui il fournissait hommes et moyens pour forcer tout firewall. Et on savait comment le remercier. Mais les contacts qui lui permettaient de tirer les ficelles à couvert, c’étaient pas tant avec les chefs qu’avec la piétaille. Jeunes sous-officiers à qui il offrait des extras bien juteux quand il les mettait en veste et cravate, leur collait sur la tête un écouteur et un petit micro, et les emmenait jouer les gros bras dans les réunions publiques de son parti. Il n’y avait rien à craindre, rien à surveiller dans ces parades politiques. En vérité, leur présence servait à que dalle, mais désormais une meute de gardes du corps, ça faisait partie de la mise en scène. Ces gars avec leurs gros pectoraux et leurs lunettes noires donnaient de l’importance aux candidats en campagne électorale et excitaient le public qui avait l’impression de prendre part à un événement majeur. En réalité, c’était toujours la même comédie, la politique italienne en tenue de gala.

Sorrentino portait lui aussi un costume bleu sombre, à fines rayures verticales bleu clair, bleu comme ses yeux vitreux de poisson prédateur au millier de dents tranchantes. Il me regarda, ne broncha pas et attendit que je finisse de contrôler les feuilles agrafées dans la chemise.

Je lui serrai la main :

— Bien, Gaetano, comme d’habitude donc.

Il me serra la main :

— Comme d’habitude, Gigi.

Et il alla vers la montagne bariolée des containers. Derrière, nos camions prêts à partir. Il parla brièvement avec un officier de la police financière, monta dans le premier et la caravane se mit en route.

D’un mouvement rapide du bras – une demi-torsion – Peppino Floris remonta sa montre au-dessus de son poignet. Il aurait dû faire un autre trou dans le bracelet pour ne pas retrouver chaque fois le boîtier dans le creux de sa main. Mais désormais c’était un tic nerveux auquel il s’était fait.

— Comme d’habitude, Gigi.

Il regarda le dernier camion franchir le mur de la douane, attendit que sa silhouette se brouille dans la chaleur de l’air qui montait du ciment brûlé par le soleil. Et c’est seulement quand les contours du poids lourd s’estompèrent qu’il me fit un vague signe de salut, monta dans sa Mercedes cabriolet et s’éloigna tranquillement en faisant à peine ronronner le moteur.

Floris et Sorrentino écoulaient sur l’île la marchandise que je dégotais à travers le monde. Je n’avais jamais de liens directs avec les clients, non seulement pour des raisons de sécurité, mais surtout pour que les rôles dans la société soient clairs. J’étais le chef, j’avais les bons contacts pour procurer les produits et je n’avais aucune intention de les partager avec qui que ce soit.

Il était presque deux heures et j’avais faim. Je me dirigeai vers le centre et garai ma Cayenne en face du restaurant Chez Momò. Lui aussi m’appartenait. Une occasion que m’avait procurée Peppino Floris. Le propriétaire, joueur invétéré, était tombé dans ses griffes et Peppino l’avait obligé à me vendre son enseigne à un prix imbattable.

J’avais besoin d’un restaurant.

D’abord parce que je voulais un endroit sûr où manger. À force de trafiquer des saloperies, j’étais devenu un parano de la bouffe. Et puis, parce que j’avais besoin d’une couverture. D’une double couverture même.

Officiellement le restaurant était ma seule activité professionnelle et comme j’en avais fait un temple de la pureté œnogastronomique, siège de diverses associations de gourmets, je pouvais m’en prévaloir comme d’un certificat de haute moralité au cas où on m’aurait chopé à commercialiser quelque saloperie.

Je pourrais jurer que j’avais été trompé et être victime d’une arnaque. Tout le monde me connaissait comme un fanatique de la qualité. Certains de mes clients, face à des notes plutôt salées, me définissaient comme le taliban de la restauration cagliaritaine, mais en réalité ils ne pouvaient que me remercier : Chez Momò même le papier chiotte était de qualité supérieure, le meilleur sur le marché, sans colorants ni traitements cancérigènes.

En vérité, celle qui faisait tourner le restaurant, c’était Bianca Soro, ma fiancée, fille de l’ancien propriétaire. Quand Peppino m’avait proposé l’affaire, il m’avait informé que la fille était prête à tout pour sauver la boîte. Au début, j’avais classé l’info, mais après l’avoir rencontrée, j’avais changé de stratégie. C’était une belle plante de trente-deux ans, et elle était futée et compétente. Si elle avait eu l’argent pour payer les dettes de son père, elle l’aurait viré à coups de pied dans le cul et le resto serait resté dans la famille.

Je l’avais draguée, comme on fait toujours. Et là-dessus y’a rien d’autre à ajouter. Juste que pas une seconde je n’avais montré de l’intérêt pour le restaurant. C’est une question de technique, on appelle ça la phase 1 : approche.

Après avoir couché avec elle, j’avais commencé à faire semblant de m’intéresser à sa vie. C’est la phase 2 : acquisition de la cible.

C’est seulement après avoir écouté ses pleurnicheries sur les problèmes causés par son père que j’avais pris l’apparence du sauveur. J’allais devenir le propriétaire du restaurant mais Bianca continuerait à le diriger. Phase 3 : feu, touchée et coulée.

Une fois, tout de même, le blindage de mon nouveau partenariat avait failli se fissurer : quand je lui avais annoncé que Chez Momò pour être bien comme il faut, avait besoin d’un sérieux coup de neuf. Une saine rénovation, quoi. Bianca s’était assombrie.

— Toucher à un seul coin de cet endroit, ça serait comme abîmer la mémoire de ma famille qui depuis trois générations y a consacré sa vie, avait-elle dit, appuyée à la grande cheminée en marbre vert veiné de noir.

Chez Momò occupait le rez-de-chaussée et l’entresol d’un petit immeuble style art nouveau. Il bénéficiait d’un jardin intérieur qui accueillait en été les meilleures tables sous une pergola en fer forgé et un kiosque en fonte ornementé de verrières multicolores montées en plomb. Le drame, c’était que durant les années qui avaient suivi l’inauguration de 1911, les Soro, au lieu de mettre en valeur le style art nouveau, avaient mélangé tous les types de décoration. Tant qu’ils étaient restés sur l’art déco, les salles avaient gardé une certaine harmonie. Le problème, ce fut à partir de l’après-guerre. Tout avait été empilé comme dans la boutique pouilleuse d’un brocanteur. Petits canapés années 80 en faux cuir, chaises d’osier en faux artisanat et, dans le jardin, des chaises en plastique offertes par une célèbre entreprise de boissons gazeuses et des parasols avec la marque d’un cornet de glace tout aussi connue. Une tragédie. Des pompes à chaleur d’une sous-marque japonaise balafraient les stucs et alternaient avec des dessins qui représentaient des nuraghi bancals faits par un oncle de Bianca à moitié dingue, suicidé à l’asile mais si sympathique. Dans une salle, on marchait encore sur les mosaïques d’origine, dans une autre les pas s’étouffaient sur une moquette poisseuse de tout ce qui lui était tombé dessus.

Je m’étais approché de la cheminée et lui avais caressé le poignet.

— Je suis persuadé que si tu redonnes à Chez Momò sa splendeur, ton arrière-grand-mère Bianca sera récompensée des sacrifices qu’elle a faits pour le rendre célèbre.

Je savais que je touchais la corde sensible, dont les notes allaient déchaîner en elle le grand air de la nostalgie et de l’orgueil. Bianca était fière de la grand-mère de son père, une femme entière, très belle, grande, aux étranges yeux céruléens. Modèle en dehors de la moyenne régionale de cette époque tout comme le fait qu’à vingt ans elle s’était retrouvée seule, affublée d’une grossesse embarrassante. Cadeau d’un officier piémontais qui, avant de l’épouser, avait eu l’idée de clamser de malaria. Mais au moins il lui avait laissé un joli petit magot avec lequel Bianca Soro avait ouvert Chez Momò. En l’honneur de son bien-aimé, le capitaine Momò Guicciardi.

Bianca m’avait souri, la pensée de rendre justice à son arrière-grand-mère, après que son père avait coulé la boutique, l’avait enflammée pour les jours suivants. Je lui avais laissé le champ libre. Elle avait convoqué aussitôt une entreprise, propriété du frère d’un de ses ex qui s’était présenté avec photos et prospectus.

— Ça, c’est un endroit célèbre de Paris, style ethnique, avait commencé le type, éparpillant tout son matériel sur le bureau.

Je faisais mine de continuer à contrôler certains bordereaux.

— L’ethnique c’est très en vogue, un mélange indochinois, des tables basses, des lumières diffuses, de gros coussins à la place des chaises, de l’encens et des petites statues de divinités à mettre dans une ruche alvéolée couleur argile. Dans le kiosque du jardin, on y installerait même les platines du DJ, c’est très tendance un DJ.

J’avais évité de le regarder tandis que Bianca me tendait sa carte de visite : entreprise en bâtiment Porcan de Porcu Antonio.

— Je suggérerais aussi de changer le nom, pendant qu’on y est, qu’est-ce que vous diriez de Chez Bouddha ?

Porcu Antonio avait laissé la place à une autre amie de Bianca. La rencontre s’était faite dans son bureau, une mezzanine dans un des nombreux immeubles de son père, solide constructeur de la vieille école, ancien maçon qui désormais devait tenir compte de sa fille qui aurait bien voulu un arbre généalogique plus blasonné.

— Minimaliste, je propose un style minimaliste, avait-elle conseillé sans hésiter en projetant sur le mur les photos d’un restaurant hollandais. Murs blancs en alternance de stucs gris et chocolat, aucune déco, chaises en plexiglas transparentes, tables hautes, très hautes, en bois foncé, dans le jardin deux spas alimentés en eau thermale très en vogue cette année. Le client mange et puis il se purifie avec les vapeurs. Dans le kiosque, on peut installer une masseuse japonaise.

“Et le client se paye un infarctus”, avais-je pensé. J’avais laissé Bianca conclure tandis qu’elle me passait la carte de visite de sa copine : dottoressa Gilda Marcias, interior design.

— Je suggérerais aussi de changer le nom, pendant qu’on y est, je ne sais pas moi, Super Momò ?

Le défilé avait continué et la frustration de Bianca avait augmenté à mesure. Après le style tex-mex qui aurait porté chance à la nouvelle enseigne Tacos Momò un style rustique qui accompagnerait un plus adéquat Antico Tzilleri de tziú Mommotti, un années 70 revisitées, un high-tech avec plus de télés écran plasma que de places pour s’asseoir (le nom aurait été Mom-O) et un autre genre salle nuptiale bonbon (“Comme ça vous pouvez même recevoir les banquets après les cérémonies”, avait dit l’architecte d’intérieur de l’entreprise), mon tour était arrivé. Celui de l’attaque finale à laquelle je m’étais préparé depuis le premier jour.

Je m’étais pointé au restaurant avec l’agrandissement bien encadré d’une vieille photo en noir et blanc, mais coloriée à la main, que ma fiancée avait conservée dans un tiroir. Elle représentait Mme Bianca Soro avec ses yeux céruléens et son capitaine Momò Guicciardi posant, elle avec son ombrelle de dentelle, lui en uniforme d’apparat.

— C’est pour toi, on pourrait la mettre à l’entrée, si tu veux. Je suis sûr que ça lui aurait plu que tout redevienne comme avant.

Et la rénovation avait commencé selon mes suggestions, qui avaient paru n’être que le développement naturel des désirs de ma nouvelle fiancée.

Bianca était heureuse. Je l’avais même convaincue d’améliorer la qualité de la nourriture et de transformer le resto en un lieu de rendez-vous pour les fanatiques de la “bonne chère”, ce qui n’avait pas été difficile. Bianca savait que, si elle voulait garder sa situation, elle devait me faire des concessions. C’était une gentille petite femme, solaire, sympathique et qui baisait bien. De temps en temps, elle parlait mariage et enfants. Mais pour ça aussi, j’avais une échappatoire : j’attaquais toujours avec la même rengaine sur la nécessité d’assurer notre situation économique. Et elle se retirait en bon ordre. Du fric, j’en avais pas mal, mais pour rien au monde je ne l’épouserais. Non seulement parce que je n’avais jamais été amoureux d’elle, mais surtout parce que mon objectif était de rester encore cinq ans en Sardaigne, et puis de changer d’activité sans toutefois abandonner la filière de l’alimentation frelatée. Parce que même là, il faut de la méthode, c’est ce qu’on appelle la flexibilité.

Dans ce secteur, il faut savoir être souple. Les consommateurs deviennent chaque jour plus exigeants, s’organisent, réclament de la transparence sur les étiquettes des produits. Désormais, ils fourrent leur nez partout.

En plus de la méthode, dans ce type d’affaires il faut aussi une bonne dose de chance. Et elle était arrivée avec le passage à l’euro. Le jackpot !

Il suffit d’une pincée de terreur pour faire perdre à quiconque les coordonnées d’une vie dirigée selon des règles simples. Et quand tout fout le camp, quand avec un salaire de 800 euros, tu peux plus payer tes factures, tu dois miser uniquement sur la survie, coûte que coûte, et apprendre à gérer les privations.

Il y a une émission à 21 h, sur la septième chaîne, peu après le dîner (et rediffusée après minuit), un téléfilm sur un groupe de survivants qui se sont écrasés en avion, sauvés par miracle, sur une île déserte, ou presque. La saga existe depuis deux ans et raconte qui va s’en sortir et comment. Ça dure une demi-heure, plus la pub, par semaine. Mais cette jungle et ces dangers ne sont rien face à la jungle obscure dans laquelle se trouve toute une famille en début de mois, trente jours sur trente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre (et sans pause publicitaire), avec une seule paie en poche.

Ce qu’on est en train de vivre, c’est une guerre dans les règles de l’art et, comme toutes les batailles, elle fait très peur, elle mine les piliers de l’économie locale. En un mot : la crise, ou mieux, la récession. Elle oblige les grandes masses de consommateurs à privilégier nos produits qui remplissent l’estomac pour pas cher.

Mais ce n’est qu’une question de temps ; les casse-couilles des associations réussiront à imposer une série de lois qui nous fera gagner moins.

Néanmoins, comme je l’ai dit, la règle numéro un, c’est la flexibilité.

Le secteur offre des possibilités infinies ; il suffit de choisir la bonne. Bianca n’avait pas la moindre idée de tout ça. Elle était persuadée que j’étais un homme d’affaires lambda venu du Nord en Sardaigne attiré par la beauté des lieux et le climat, et par la possibilité de bons investissements. Ça me permettait d’agir sans donner d’explications et aussi de ne pas être trop envahissant avec elle. Il était important qu’elle croie avoir un espace d’autonomie décisionnel. Un jour, j’en aurais marre de cette relation et je vendrais le restaurant, mais pour le moment c’était une portion de mon monde parfait.

Je saluai Bianca d’un baiser et allai jeter un œil dans la cuisine sous prétexte de saluer le chef et ses marmitons. Un regard me suffisait pour vérifier la propreté des lieux, du personnel et des produits. Tout était OK. J’échangeai deux-trois mots et m’informai des plats du jour. Puis j’allai m’asseoir à ma table habituelle, près de la caisse.

Bianca vint s’installer à côté de moi. Je remarquai ses traits tirés ; elle était fatiguée. Ses yeux noisette, toujours brillants, avaient perdu leur éclat. Je lui pris la main :

— Mais pourquoi t’y envoies pas le cuistot, au marché, à 5 h du mat’ ?

— Je veux choisir le poisson moi-même, tu le sais.

— Gesuino est très bien et très scrupuleux. Je ne lâchai pas prise, le sujet me tenait à cœur : j’aime pas me réveiller sans te trouver au lit.

Elle sourit.

— C’est le petit coup du matin qui te manque, susurra-t-elle.

Bianca aimait jouer avec le timbre et l’intensité de sa voix. Elle savait qu’un ton bas et rauque me faisait de l’effet et me mettait en appétit. J’allais lui répondre sur le même ton quand mon portable sonna. Je lus sur l’écran : Rocco Gennaro.

— Le boulot, l’informai-je de façon laconique.

Ce qui voulait dire : dégage fissa. Ma fiancée se leva et alla accueillir un couple de clients qui venait d’arriver. Brave fille, elle savait rester à sa place.

— Comment ça va, Rocco ? demandai-je à mon fournisseur de poulets hollandais.

— Un peu dans la merde, Gigi. J’ai de la marchandise locale à écouler vite fait.

— J’ai reçu le chargement de l’autre jour, pour le moment j’ai besoin de rien.

— Je sais, mais c’est une urgence. Je dois rendre un service à un ami.

— De la merde ou de l’hyper merde ?

— De la merde, Gigi, de la merde. Je te jure.

Depuis longtemps la qualité du frelatage se mesure comme ça. Un jour, les téléphones de deux types qui reconditionnaient du lait destiné à l’alimentation animale avaient été interceptés pendant qu’ils décidaient que la production de merde était destinée au marché national, alors que l’hyper merde l’était au marché grec. Sauf qu’ils étaient allés un peu loin et que les Grecs qui avaient consommé le produit s’étaient plaints aux flics. Les journaux avaient retranscrit les écoutes, et les termes de merde et d’hyper merde étaient devenus d’usage courant dans le milieu.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.

— Une broutille, Gigi, une broutille. Dans la cuve de mouillage, ils ont balancé des poulets contaminés par le campylobacter et ce connard de veto s’est mis à faire chier. Et mon pote m’a appelé…

Je bus une gorgée d’eau minérale écossaise pour avoir le temps de gamberger. Je regardai le reflet et les jeux des bulles qui dansaient dans mon verre. Pour être chère, elle était chère, avec ce que coûtait le transport. Mais elle en valait la peine : elle calmait et remettait les idées en place.

La bactérie n’était pas dangereuse, au maximum une intoxication avec diarrhée si le poulet n’était pas bien cuit, mais je savais où on les faisait rôtir à la bonne température.

J’avalai la dernière gorgée.

— OK, Rocco, je te les prends mais le prix doit être vraiment motivant.

On se mit d’accord sur le chiffre et je raccrochai en vitesse quand le serveur posa devant moi un plat de tagliolini faits maison aux écrevisses et aux courgettes.

La tempête de la grippe aviaire était passée et les beaux jours étaient revenus. Avec le poulet, on se faisait pas mal de pognon. Les gens avaient pris peur avec cette histoire de morts en Chine et au Viêtnam, mais tout ça, c’était que du pipeau pour engraisser une multinationale productrice du médicament qui devait sauver le monde de la pandémie. Et puis, une fois leurs stocks épuisés, la nouvelle avait disparu des journaux. Quoi qu’il en soit, personnellement je ne mangeais plus de poulet depuis des années, depuis que j’avais découvert que tout un tas d’éleveurs bourraient leurs bestioles de chloramphénicol de production chinoise, un antibiotique qui protège le poulailler de toute maladie, mais qui est tout bonnement cancérigène pour l’homme.

Rocco me fournissait du poulet hollandais. Prix bas et goût tout compte fait décent. Rien de plus.

Les Hollandais achètent du poulet congelé salé en Thaïlande et au Brésil, puis le soumettent au procédé du tumbling pour le faire gonfler. Les animaux décongelés sont enfilés dans de gigantesques machines, genre bétonnières, et tournent jusqu’à ce qu’ils aient pompé assez d’eau.

Je l’ai vu de mes propres yeux. Et c’est pas très beau à voir. Et l’odeur, c’est pas fait pour ouvrir l’appétit. Âcre et piquant, on dirait le vomi caillé d’un gamin.

Ensuite les poulets sont recongelés et introduits sur le marché. Rocco achetait en gros des lots à très bas prix, du type de ceux qui avaient eu un problème lors de la production. D’ordinaire, ça arrive pendant le processus de décongélation.

Mais la vraie bonne affaire avec le poulet, c’est les boulettes. Elles coûtent encore moins cher et se revendent à un prix intéressant. Les gosses adorent et les parents pensent que la viande blanche est plus saine que les hamburgers de bœuf. Les déchets que les grandes entreprises doivent officiellement traiter sont introduits dans une gigantesque trémie en acier inoxydable qui les triture et les broie jusqu’à en faire une pâte homogène. Le vrai goût de poulet, c’est la peau qui le donne. Dans les boulettes les plus saines, et légales, il y en a 15 %, dans celles que me procurait Rocco beaucoup moins mais avec un beau pourcentage de plastique émulsifiant pour éviter que la pâte ne se désagrège.

Je remplis à nouveau mon verre d’eau écossaise, le levai en l’air comme pour mimer un toast. Une gorgée, un claquement de langue sur le palais. J’étais fin prêt pour manger une dorade pêchée en mer, satisfait de l’affaire qui prenait déjà forme selon des méthodes bien rodées.

À travers Sorrentino, je refilerais le lot à des établissements publics. Mon associé avait un beau circuit d’hospices, de centres de désintoxication, de prisons et autres structures pour handicapés. Rien que des lieux où personne ne peut trop se plaindre et où le poulet rôti accompagné de pommes de terre est particulièrement apprécié, comme plat de fête.

Je terminai mon repas par une mangue bio. Pendant tout ce temps, ma copine avait été occupée. Parfois, je lançais un coup d’œil vers la caisse. Ce jour-là aussi Chez Momò avait fait un bon chiffre.

L’heure de la sieste avait sonné. Avant de sortir, Bianca me rappela que le soir nous devions aller fêter les cinquante-cinq ans de Bobo Nobile, six boutiques de vêtements de luxe entre Cagliari et la province, plus deux ateliers de couture industriels. Entre autres affaires.

— Qui c’est le traiteur ? demandai-je d’un air préoccupé.

Bianca me regarda de travers.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? éclata-t-elle.

— C’est vrai, qu’est-ce que ça peut me foutre… encaissai-je tout en pensant qu’il faudrait que je mange quelque chose avant parce que j’allais pas être assez con pour m’empiffrer à cette fête.

Du temps, j’en avais. Bianca ne pourrait quitter le resto qu’après 11 h, une fois le premier service terminé.

Bobo Nobile était plein aux as et il ne faisait rien pour s’en cacher. Le mot sobriété, il connaissait pas. Un caractère qu’il tenait de son grand-père. Question de génétique, donc.

Sur son compte, il s’en disait de belles en ville et il faisait tout pour qu’on en rajoute et que ça ait un écho encore plus retentissant. Il était persuadé que c’est seulement comme ça qu’il entrerait dans le mythe et dans l’histoire de son univers : des gens prêts à la ramener, trop contents de compter parmi eux quelqu’un comme Bobo. Et Bobo, qui n’était pas la moitié d’un con, l’avait bien compris.

Au fond, je le trouvais sympa. Lui et moi, on était de la même race. Si ce n’avait pas été pour lui, je n’aurais jamais mis les pieds à cette soirée.

La fête se passait sur la terrasse de sa villa sur la falaise. Marbres et colonnades de style art déco qui reluisaient sous la lune. Elle avait appartenu à son grand-père, un hiérarque fasciste envoyé de Rome pour donner plus de vigueur et de dévotion impériale à Cagliari, ce rocher de mollassons indifférents aux fanfares des Jeunesses fascistes. Il y avait eu des dîners et des fêtes, des bals avec orchestre, et tous ceux qui étaient amenés à débarquer en Sardaigne pour affaires, raisons politiques, génie civil ou BTP et forages, avaient dû passer par la Villa Nobile.

À la chute du fascisme, personne n’avait eu l’idée de prendre le hiérarque Giovanni Antonio Nobile par la peau du cou et de le réexpédier par bateau à coups de pied au cul. Pas seulement parce que l’occasion avait manqué ; de fait, moustache fine, mâchoire imposante, le hiérarque s’en était allé tout seul avant le changement de patron par la grâce d’une vilaine cirrhose du foie. De toute façon, même si son physique avait tenu, personne ne l’aurait fait dégager de son piédestal. Et la raison s’appelle : indifférence génétique. Une caractéristique de cette ville qui s’accommode de tout, même du pire.

Bref, cirrhose ou pas, il avait suffi de peu pour que tout redevienne comme avant. Pendant quatre mois, seulement quatre, la maison en terrasse sur la falaise était restée vide. Seuls les aigles impériaux sculptés sur les chapiteaux, de part et d’autre de l’imposante grille d’entrée, avaient monté la garde.

Mais lorsque ce qu’il restait de la famille Nobile (la femme et deux enfants) s’était rendu compte qu’il n’y aurait ni passages à tabac, ni crachats, ni fureurs populaires, tout était redevenu comme avant. Ils avaient quitté le village sur les collines où ils s’étaient réfugiés en se mêlant aux évacués et étaient revenus en ville dominateurs et triomphants. L’oncle de Bobo avait pu poursuivre ses études de droit pour devenir d’abord avocat, puis sénateur de la République. Quant à son père, titulaire d’une chaire d’économie, il s’était mis à fréquenter le palais de Justice que, certes, le matin, son père et hiérarque Giovanni Antonio Nobile cataloguait comme repaire du complot judéo-maçonnique, mais qu’il fréquentait le soir avec plaisir et dans son intérêt personnel, y entrant par la petite porte de service cachée dans les remparts de la cité médiévale.

Bobo avait été élevé à l’ombre du compas et de l’équerre. Deux outils pour ceux qui, comme lui, étaient des nullards dans les études. Dans l’acquisition de parts du secteur textile national, le compas et l’équerre avaient été utiles.

Les aigles aux ailes déployées montaient toujours la garde quand j’arrivai à la Villa Nobile avec juste ce qu’il fallait de retard, donc au moment d’affluence maximum car tout le monde avait pensé à se faire attendre. Arriver les premiers, ç’aurait été une mauvaise note pour la prochaine fête.

Les voitures étaient rangées avec une méticulosité géométrique sur le parking en gravier de rivière ; un terrain qui ne facilitait pas la marche des jeunes femmes aux talons vertigineux. Elles y étaient toutes, celles qui étaient déjà sur la rampe de lancement et celles qui prenaient leur tour.

— Des aspirantes… tranchait Bobo en accompagnant son commentaire d’un petit clignement de l’œil gauche. Au sens où elles aspirent.

Et il terminait sa blague sur un petit sourire diabolique et satisfait.

Bobo avait débuté sa nouvelle carrière en remportant, pour sa fille de vingt ans aux lubies d’artiste (avec des droits d’inscription impossibles à l’École de stylisme), l’appel d’offre pour les costumes de scène de certains shows télévisés. Ceux qui réunissaient encore toute la famille devant l’écran. Mais sa nouvelle fortune devait beaucoup au savoir-faire de son premier couteau Tatano Rais (ancien camarade d’école, massif et teigneux, mais surtout fils d’une ancienne tenancière de bordels) qui lui avait procuré ces figurantes brunes à forte poitrine, que les producteurs demandaient de plus en plus pour des danses et des sketchs. Et Bobo avait ainsi une mer pleine de poissons où jeter ses filets. C’est ce que lui avait suggéré Tatano la troisième fois qu’il était revenu de Rome où il avait été envoyé pour surveiller la fille du chef et ses contrats.

“Une mer pleine de poissons”, avait dit Tatano Rais.

Bobo avait répondu d’un sourire anémique, sa façon à lui de dire oui sans le dire. Gérer la question serait l’affaire de Rais qui avait bien imprimé dans sa tête les paroles de sa mère, une sainte femme, qui faisait filer droit ses putes en les menaçant d’un rasoir. Une entaille dans la cuisse au premier écart, et au second la lame irait dans la joue.

“Mon fils, rappelle-toi que les meilleures affaires passent par le lit d’une femme.”

Et Tatano Rais l’avait rappelé à son patron qui l’avait gratifié d’une tape sur l’épaule.

— Avant, nous les Sardes, on était bon pour le casse-pipe.

C’était une autre des blagues que Bobo infligeait à ses invités.

— Aujourd’hui, on n’est plus bons qu’à faire les pi…

Et il laissait sa phrase en suspens, juste le temps pour son public de porter la main à la bouche en faisant mine d’être un peu scandalisé et un peu ravi. Ce n’est qu’après qu’il complétait :

— … les pigeons pour des télés payantes, mais à quoi vous pensiez ? Esprits mal tournés.

Et ça rigolait.

La même rigolade qui maintenant se répandait autour d’une piscine ovale où certains se baignaient déjà enveloppés d’une eau chaude, thermale. Sur le bord, des garçons sculptureux, parfaits physiquement, mais moins, beaucoup moins quant à l’intelligence. Ils portaient des tenues genre Grèce antique fournies par les sponsors de la soirée. J’en reconnus un : c’était l’arpette du plombier qui faisait l’entretien de l’installation de mon restaurant. Bianca m’avait dit qu’elle l’avait aperçu dans l’après-midi sur je ne sais quelle chaîne, allongé sur un gigantesque divan en forme de cœur : désespéré parce qu’il n’arrivait pas à choisir entre une rousse, petite mais fidèle, ou une grande, aux ongles de panthère “mais un peu salope”, comme l’avait qualifiée Bianca sans aménité.

Un peu à l’écart de la piscine, sur une petite scène damassée, deux filles se trémoussaient, dans une tentative de danse du ventre. Les voiles qui les couvraient à peine semblaient des pétales de roses blanches, mais les écarts de jambes, la rigidité du bassin détonnaient dans le tableau qu’accompagnait une mélodie tunisienne. Les deux danseuses ressemblaient plutôt à des marionnettes mécaniques d’un autre siècle : celles de certaines saynètes de bordels à opium et vieilles putes.

— Comment on est, dottor Rais ? demanda celle qui semblait mener la danse, lorsque Tatano passa devant la scène.

Tatano Rais soupira à peine, heureux qu’on l’ait appelé dottore, lui qui avait eu son diplôme par charité.

— Plus de fluidité, plus de fluidité, on dirait deux bouts de bois.

— Oui, bien sûr, dottor Rais, bien sûr, on s’excuse, répondit la chef en donnant un coup de coude perfide à sa compagne qui devint violette de douleur. C’est qu’on est un peu émues, vous savez, une sacrée émotion avec tout c’beau monde qu’on en a les mollets qui s’bloquent.

Tatano Rais porta une main à son front en pensant que deux comme ça, incapables d’aligner deux mots, il pourrait même pas les refourguer au programme télé régional diffusé à l’aube. Il les laissa sans réponse.

— Allez, gourdasse, que moi j’ai pas envie d’y moisir dans ce pays de merde à faire la boniche, dit la danseuse à sa compagne. Elles y sont arrivées toutes ces putes, pourquoi nous on y arriverait pas… ? Allez, vas-y, plus fluide, plus fluide…

Un peuple de guignols. Bobo le savait bien, on était un peuple de guignols de bastringue. Et c’est sur ça qu’il avait basé ses affaires.

— Gigi, à toi c’est pas la peine que je raconte des craques.

Il me souhaita la bienvenue et me serra la main. Fortement. Signe de respect.

— La semaine prochaine, j’ai besoin d’un repas pour des gens sérieux. Je suis sur un gros coup et je dois faire bonne figure. Mais tu me coûterais trop.

Je le regardai sans bouger un seul muscle du visage.

— En échange ? dis-je.

— En échange, je te consacre toute l’émission Buon Vivere, qui passe sur le satellite.

— Ça m’intéresse pas la télé.

Il valait mieux que ma tronche ne fasse pas le tour du monde.

— Mais par contre je suis sûr que Bianca sera très heureuse d’avoir sa demi-heure de notoriété. Elle le mérite.

— À Bianca et à Chez Momò.

Bobo leva son verre pour sceller l’accord. Moi, je levai le mien et je relançai :

— Combien de rediffusions ?

— Trois, le nombre parfait. Gigi, si tu veux, dans le contrat, je mets aussi une nuit avec ces deux putes, celles qui font la danse du ventre. Après, on pourrait peut-être les installer assises bien comme il faut à une table de ton restaurant pendant le tournage.

Et il fit signe à Rais d’approcher.

Je jetai un coup d’œil distrait.

— Laisse tomber. Elles m’intéressent pas.

Et, d’un signe de la main, la paume ouverte comme un flic à un carrefour, Bobo bloqua Rais.

— Comme tu veux, Gigi.

— Bien, alors je te laisse fixer une date, dis-je.

Je le laissai se faire embarquer par le petit train qui s’était formé sur les notes d’une musique brésilienne jouée par un orchestre roumain.

Ce fut le signal pour les danseuses de se mettre au repos et de masser leurs pieds enflés.

Ce soir-là, Tatano Rais aussi s’approcha pour me serrer la main. Il était pas du genre à se laisser embarquer dans des danses à la con. C’était un colosse ; cette nuit-là il portait une drôle de veste bleue qui le boudinait et qui tranchait avec la couleur verdâtre de son visage de demi-boxeur.

— Cher Gigi, c’est un plaisir de te voir.

— Tatano, comment tu vas ?

Question inutile ; c’était clair à son teint.

— Pas très bien, Gigi, pas très bien. Depuis quelques jours, j’ai des nausées, je suis épuisé et puis… excuse-moi de te le dire, mais je passe mon temps aux gogues.

— Intoxication… essayai-je de lui suggérer.

— Non, non, je suis allé chez le médecin qui m’a dit que la moitié de la ville est dans mon état. Il dit que c’est un virus. Cette année, la grippe commence comme ça…

Je ne voulus pas le contredire. Je n’essayai même pas d’ajouter qu’à la fin de l’été, c’était encore tôt pour parler de grippe. C’étaient les symptômes évidents d’une intoxication alimentaire, et que la moitié de la ville en souffre prouvait simplement que les gens ingurgitaient de plus en plus de merde et depuis trop longtemps.

Désormais, j’en étais à mon troisième gin tonie et à mon deuxième kir royal, quand je remarquai une fille qui se tenait à l’écart sur la terrasse, regardant la mer d’un air triste. Elle fumait et buvait mais ses mains tremblaient légèrement. “Ils se sont largués avec son petit ami”, pensai-je après m’être assuré qu’elle ne portait pas d’alliance. Je cherchai Bianca du regard et vis qu’elle était occupée avec deux de ses vieilles amies. De la façon dont elles parlaient, il était évident qu’elles se racontaient des ragots à rallonges. Elle allait en avoir pour un bon moment, assez pour que je m’amuse avec la fille. Son visage me disait quelque chose, peut-être que je l’avais rencontrée dans d’autres soirées ou au restaurant. Elle devait avoir environ trente-cinq ans, une vie aisée à en juger par sa robe et par ses bijoux. Joli visage, yeux verts comme du raisin pas mûr, bien foutue. Et elle n’était pas là pour chercher un engagement dans le cirque de Bobo. De toute évidence, elle était de l’autre hémisphère, celui qui se servait dans les boutiques Nobile. Elle méritait un peu de mon temps.

Je m’approchai et allai directement à l’essentiel avec un tact peaufiné par tant d’années de fréquentation des boîtes de nuit de mon quartier.

— C’est un crime de laisser seule une belle femme comme toi, soupirai-je. Ou c’est toi qui l’as jeté ?

Sous l’effet de la stupeur, elle écarquilla les yeux, qui se remplirent de larmes. Comme du raisin pressé.

— C’est lui, pontifiai-je, en écartant les bras. Je te demande pardon au nom de tous les mâles de la planète.

Elle agita la main qui tenait sa cigarette pour gagner du temps. Ma phrase l’avait amusée, mais c’était compliqué de rire et de pleurer simultanément.

— Gigi Vianello, me présentai-je.

Elle s’essuya les yeux discrètement.

— Je sais qui tu es. T’es le mec de Bianca Soro.

Je me raidis et j’étais sur le point de baragouiner une excuse pour m’en sortir quand elle me glissa :

— T’inquiète, on n’est pas copines. C’est juste qu’ici un étranger passe pas inaperçu.

Je récupérai immédiatement mon sourire et mon culot.

— Et toi, tu es…

— Mariuccia Sinis.

— Et pourquoi t’es si triste, Mariuccia Sinis ?

— Peut-être que ça te regarde pas.

Je baissai d’un ton.

— Je travaille aux urgences des cœurs brisés.

La réplique était conne, je l’avais entendue dans une fiction de nuit de la cent vingt-sixième chaîne, mais elle plut à Mariuccia. Ou elle était conne elle aussi, ou alors elle était vraiment à ramasser à la petite cuillère.

— J’ai le cœur brisé mais pas comme tu le penses… dit-elle d’un ton sérieux, presque solennel.

“Et maintenant, elle va tout me déballer”, pensai-je en essayant de ne pas lui rire au visage. “J’ai le cœur brisé”, c’était une phrase que je n’entendais plus depuis Dallas, cinquième chaîne, années 80.

Je lui demandai si elle voulait boire quelque chose. C’était important de lui donner quelques minutes pour rassembler ses idées. Lorsque je revins avec deux vodkas tonie, Mariuccia était prête. Elle avait même retouché son maquillage. Elle me regardait avec curiosité. Je le sais, mes yeux vairons ont toujours fait cet effet immédiat et les gens s’y sont rarement habitués. L’un vert, l’autre bleu. C’est pour ça qu’au lycée Pigafetta on me colla tout de suite le surnom que je méritais. Et avec le temps j’ai toujours tout fait pour lui ressembler, au chanteur aux yeux différents. David Bowie.

Mes yeux ont été mon point fort, mon sésame. Le reste a toujours été une question de caractère et de technique. Y compris cette nuit-là.

Quelques plaisanteries pour la mettre à l’aise, un soupir et un commentaire sur le ciel étoilé et Mlle Sinis me raconta que son infinie tristesse était due au fait que M. Carlo Alberto Pedevillas, joaillier à Cagliari et fiancé historique, n’était pas en mesure de lui donner un enfant à cause d’une insuffisance de spermatozoïdes. Et elle, qui approchait la quarantaine et entrait désormais dans la catégorie des primipares âgées, voulait un rejeton à tout prix.

— Adoptez, dis-je d’un ton pragmatique.

— Et qui ? Un Noir, un Marocain, un Manouche, un Roumain ? siffla-t-elle avec méchanceté. Si c’est des Italiens, c’est que des tarés, des mongols, des gosses de mochetés, de larves.

— Alors, y a qu’un moyen, lançai-je, histoire de dire des conneries, la faute à quelques verres de trop.

Moi, j’aime les histoires de cocu, de jeu, de sexe extrême, pas les histoires de tiroirs sans polichinelles.

Elle me fixa du regard.

— À savoir ?

— Fais un gamin avec un autre, dis-je, l’air sérieux. Mais fais gaffe, faut pas que ce soit quelqu’un qui aille le crier sur tous les toits et surtout qui ne change pas d’avis une fois qu’il est père.

— Et je dis quoi à mon copain, que c’est le Saint-Esprit ?

— Pas exactement.

Et ce fut à cet instant-là que j’eus une étrange vision mystique, une fulgurance hyperbolique. Les mots me sortirent de la bouche avant même que je puisse en mesurer la valeur réelle. Ça arrive parfois.

— Avant, faut que tu montres de la dévotion à un saint. Et puis, quand t’es enceinte, tu cries au miracle.

J’y allais carrément.

Elle continuait de me fixer et, à son expression, il était évident qu’elle était en train de sentir le foutage de gueule. C’était le moment de relancer. Ou tout allait finir en eau de boudin.

— Ça paraît fou, mais tu sais combien de femmes l’ont fait ? Pourquoi se priver d’un enfant ? Bien sûr, la mère, c’est celle qui le met au monde, mais le père, c’est celui qui l’élève.

Ça, je l’avais entendu à une émission du dimanche midi sur la première chaîne. Et je me l’étais mis de côté. Je m’étais dit que, tôt ou tard, ça me servirait. Et c’était le cas.

Mariuccia changea d’expression. Elle était prête pour le coup de grâce.

— C’est délicat et puis jamais de la vie je te raconterais des conneries, crois-moi. Mais je sais ce que je dis parce que ma sœur aussi l’a fait et maintenant ils nagent tous les trois dans le bonheur.

— Ta sœur ? demanda-t-elle, surprise.

— S’il te plaît, ne le dis à personne. C’est la première fois que j’en parle à quelqu’un, mais je t’ai vue tellement triste…

— Ne t’inquiète pas, me rassura-t-elle d’une petite voix aiguë. À qui veux-tu que j’aille raconter une histoire pareille ?

Je m’étais assez amusé avec cette conne. Je lui souhaitai tout le bonheur du monde et retournai auprès de Bianca, qui avait désormais épuisé son stock de racontars et commençait à se demander où j’étais passé.

Bobo Nobile tint parole. Et ce soir-là Bianca fit son petit effet à la télévision. Elle accueillit les animateurs de Attenti a quei quattro avec gentillesse et affabilité mais sans se mettre à genoux. Si elle l’avait fait, ils l’auraient massacrée. Et aucun Bobo Nobile n’aurait pu empêcher que l’émission la plus chiante de la chaîne Buon Vivere la démolisse. Tous les restaurants d’Italie aspirent à passer entre leurs griffes tout en sachant qu’en sortir intact n’est réservé qu’à peu d’élus. Ces quatre-là devaient avoir un compte à régler avec la vie, un père ivrogne, une mère putain, un grand-père pédophile, une épouse ou un mari perdus Dieu sait où, parce qu’ils mettaient trop de perfidie à retourner leurs invités sur le gril. Et seul un motif supérieur pouvait justifier une telle vachardise. Ou bien était-ce seulement une spécialité maison ?

Bianca les laissa installer caméras et projecteurs. Elle ne protesta pas lorsqu’ils se mirent à déplacer tables et chaises pour trouver les meilleurs cadrages et les éclairages les plus adaptés. Elle fut en revanche inflexible sur le choix du menu. Elle n’accepta aucun compromis. Elle voulait présenter un dîner avec des produits de la mer et elle présenta un dîner avec des produits de la mer, même si le plus robuste des présentateurs, aux yeux ronds comme un bœuf à l’abattoir et avec une étrange inflexion dans la voix – on aurait dit quelqu’un à qui on venait d’écraser les couilles dans un étau –, voulait à tout prix qu’au moins une assiette de daube de sanglier apparaisse parmi les plats.

Bianca en revanche mit à leur entière disposition Gesuino, notre jeune chef cuisinier. Et on oublia le sanglier.

— Une saveur exceptionnelle qui rappelle la cuisine ancestrale d’une ville de mer, dirent-ils lors du verdict final.

— Une cuisine simple, populaire, qui tire sa vigueur du poisson d’une île noble et fière.

Les mots coulaient comme le miel.

— Le palais jouit au contact du filet de roussette de Casaletta aux noix de la forêt d’Aritzo. À chaque bouchée, on a l’impression d’entendre le bruit des vagues qui se brisent contre les rochers. Surtout lorsque l’on a dégusté auparavant ces inoubliables spaghettis à la chair d’oursins.

Et le troisième animateur se rappela ce que lui avait confié Eugenia, notre aide-cuisinière : “M’sieur, exagérez pas, que pour nous les Sardes, les oursins, c’est notre Viagra.” Si bien qu’à le voir se rajuster la serviette entre les jambes, on pouvait croire qu’il cherchait à comprendre si ce retour de printemps était bien l’effet des oursins ou juste une impression.

— Un noble animal. Épineux à l’extérieur, refermé sur lui-même, mais qui cache en son sein un trésor de goût et de douceur. Un peu comme le caractère orgueilleux des Sardes.

Ils conclurent ainsi l’émission. Tandis que l’habituelle musique folk accompagnait le générique de fin.

Ce fut un triomphe.

Lorsqu’ils partirent, les présentateurs promirent en riant qu’on n’allait pas en rester là. Eugenia et Gesuino se proposèrent comme guides experts des lieux pour une virée nocturne, se changeant en vitesse dans les vestiaires et se maudissant de ne pas avoir assez de parfum pour masquer l’odeur de poisson qu’ils avaient sur les mains et sur les cheveux. On aurait dit deux gosses excités.

Bianca fut plus pro. Elle laissa ses coordonnées à la production pour des contacts futurs. Puis elle salua tout le monde et rentra à la maison.

— Comment j’ai été ? me demanda-t-elle sous les draps.

— Une déesse, répondis-je.

— J’ai pas mérité un massage des pieds et des jambes ?

Je l’embrassai et elle s’endormit quand ses mollets durcis se furent finalement détendus. On dormit tous les deux comme des anges.

Bianca avait été très bien et d’autres contrats arrivèrent, y compris de la part des concurrents de l’émission Buon Vivere. Elle était heureuse, j’étais heureux. Chez Momò en tirait profit, nos prix augmentaient, ma couverture était blindée et Bianca était sereine et satisfaite.

Bref : “Le beurre et l’argent du beurre”, comme avait dit un jour Gesuino sur un ton légèrement mélancolique tandis qu’il attendait encore un coup de fil d’un des animateurs de Attenti a quei quattro qui, après un accueil aussi chaleureux, bien au-delà de ce qu’exigeait le service, lui avait proposé de l’inviter absolument à son tour pour un week-end dans sa villa de Sabaudia.

— Tu ne peux pas me dire non, Gesuino. Tu ne peux pas me dire non. Tu dois absolument venir chez moi. Absolument.

Et Gesuino avait fait sa mijaurée et était devenu tout rouge. Et lorsque, enfin, le coup de fil arriva, ce fut pour avoir des infos sur le meilleur endroit possible pour un ami qui allait devoir rester en Sardaigne hors saison, pour son travail.

— Je compte sur toi, Gesuino, lui avait dit l’animateur, sans relancer l’idée de l’invitation à Sabaudia.

Une déception. Ça jouait sur son travail alors je lui offris de courtes vacances accompagnées d’un petit discours :

— Gesuino, tu déconnes. T’es trop familier, le boulot c’est le boulot. Fais le tien, fais-le bien, point. Tu dois rien donner de plus, tu dois rien attendre de plus. Et puis toi aussi, quelle idée de l’inviter au mariage de ta sœur…

Il avait pleurniché.

— Mais il m’avait dit : “Gesuino, gare à toi si tu ne m’invites pas la prochaine fois que tu prépares un repas comme ça.” Alors moi, je l’ai invité.

J’avais secoué la tête.

— Gesuino, Gesuino, c’était simplement une figure de style. Une façon de parler. Tu m’as déjà vu faire autrement ?

Il m’avait regardé et avait soupiré :

— Dottore, mais on peut quand même pas toujours rester dans sa tranchée comme vous.

Gesuino se prit trois jours de vacances à Florence. Eugenia jura parce qu’une grande partie du boulot retomba sur ses épaules. Moi, je me consacrai à fortifier ma tranchée. Et Bianca continua ses télés.