17
Récit de Patrocle
Les États d’Asie Mineure pansaient leurs blessures et leurs rois s’étaient réfugiés dans les contreforts des vastes montagnes qui appartiennent aux Hittites. Ils craignaient d’aller à Troie et de se retrouver tous en un même endroit, parce qu’ils n’avaient aucune idée du lieu où nous allions frapper. Mais leur sort était réglé : nous naviguions suffisamment loin de la côte pour qu’on ne pût point nous apercevoir de la terre et nous étions plus mobiles qu’eux car les routes étaient difficilement praticables dans ce pays de vallées encaissées. Les nations d’Asie Mineure communiquaient entre elles par la mer dont nous avions la maîtrise.
Durant la première année, nous interceptâmes de nombreux navires qui transportaient à Troie des armes et des vivres, mais nos ennemis cessèrent bientôt d’envoyer ces convois, quand ils se rendirent compte que c’étaient les Grecs et non Troie qui en profitaient. Nous étions trop nombreux pour eux ; aucune des cités éparpillées le long de la côte ne pouvait nous vaincre et leurs murailles ne pouvaient nous arrêter. En deux ans nous avions mis à sac dix cités.
Quand nous sillonnions les mers, Phénix donnait toujours à son second la responsabilité d’acheminer le ravitaillement entre Assos et Troie et nous escortait avec deux cents navires vides pour y entasser le butin. Leur coque s’enfonçait dans l’eau quand nous nous éloignions d’une cité en flammes et les transports de troupes grinçaient sous le poids du surplus. Achille était sans pitié. Il ne faisait jamais quartier et rejetait toute demande de reddition. Ceux que nous ne pouvions emmener en esclavage ou vendre en Égypte et à Babylone étaient tués. Une fois qu’il avait mis son armure, Achille était aussi implacable que la bise du nord. « Nous avons un seul objectif, disait-il, assurer la suprématie des Grecs et anéantir toute résistance pour le jour où les nations grecques enverront leur excédent de population en Asie Mineure. » Son nom était haï tout le long de la côte.
Nous entrions dans notre troisième année, Assos revenait lentement à la vie ; la neige fondait, les arbres bourgeonnaient. Nulle querelle ou différend entre nous. Nous reconnaissions un seul chef, Achille. Soixante-cinq mille hommes étaient cantonnés à Assos. Il y avait toujours l’un des chefs permanents en garnison dans la cité, en cas d’attaque venant de Dardanie après le départ de la flotte. Achille était souvent en mer et comme je ne voulais pas en être séparé, je l’accompagnais.
Quand nous rentrâmes à Assos après une campagne d’hiver tardive en Lycie (Achille semblait avoir conclu un pacte avec les dieux de la mer car nous naviguions sans encombre, hiver comme été), Ajax attendait sur la plage pour nous accueillir ; il agitait gaiement la main afin que nous sachions qu’il n’avait eu à faire face à aucune menace durant notre absence. Le printemps était déjà bien avancé, l’herbe nous montait jusqu’aux chevilles, les prairies étaient parsemées de fleurs, les chevaux gambadaient dans les prés, l’air était doux et nous enivrait comme du vin pur. Je me promenais avec Achille, ravi d’être de retour à Assos. Les femmes avaient bien travaillé durant notre absence ; légumes et herbes aromatiques poussaient dans les jardins. Assos était un endroit fort agréable, rien à voir avec le camp austère qu’Agamemnon avait édifié face à Troie. Les cantonnements étaient éparpillés parmi des bouquets d’arbres et les rues serpentaient comme dans une cité ordinaire. Naturellement nous étions bien protégés. Un mur de dix coudées de haut avec palissade et fossé nous entourait. On y montait la garde même durant les lunes les plus froides de l’hiver. L’ennemi le plus proche, la Dardanie, ne semblait pas s’intéresser à nous ; le bruit courait que son roi, Anchise, était toujours à couteaux tirés avec Priam.
On voyait des femmes partout dans le camp, certaines grosses d’un enfant à venir. Durant l’hiver il y avait eu de nombreuses naissances. Cela me faisait plaisir de voir ainsi les bébés et leurs mères apaiser les souffrances de la guerre. Aucun enfant n’était de moi, ni d’Achille ; les femmes ne m’attirent pas. Celles-ci avaient toutes été capturées à la pointe de l’épée et, une fois le premier choc surmonté, elles semblaient oublier leur vie passée et les hommes qu’elles avaient aimés. Elles se remettaient à aimer, à avoir une famille et à prendre les manières des Grecs. Les femmes ne sont pas des guerriers, elles sont leur butin. Elles sont faites pour bâtir des nids. Bien sûr, il y en avait qui ne parvenaient pas à oublier, qui pleuraient et se lamentaient ; celles-ci ne restaient pas longtemps à Assos, on les envoyait travailler dans les champs boueux où l’Euphrate se joint au Tigre et où, sans doute, elles mouraient de chagrin.
Achille et moi rentrâmes chez nous ensemble, côte à côte. Nos épaules réussissaient tout juste à passer la porte. J’avais toujours plaisir à le remarquer car, d’une certaine manière, cela montrait ce qui-nous étions devenus : des chefs. J’ôtai moi-même mon armure, tandis qu’Achille laissait les femmes le débarrasser de ses armes. Moi, je ne pouvais jamais me résoudre à laisser des esclaves me désarmer, car j’avais vu leurs visages quand nous les avions choisies au moment du partage du butin. Mais Achille ne se tracassait pas.
Il les laissait lui enlever son épée et son poignard sans même se rendre compte que l’une d’elles pourrait retourner l’arme contre lui et le tuer alors qu’il était sans défense. Je les observai avec méfiance mais dus bien admettre qu’il y avait fort peu de risques. De la plus jeune à la plus vieille, elles étaient toutes amoureuses de lui. Notre baignoire était déjà remplie d’eau chaude, des vêtements propres étaient sortis.
Plus tard, une fois le vin versé et la table débarrassée, Achille renvoya les femmes. Nous étions tous deux fatigués, mais inutile d’essayer de dormir car il faisait encore grand jour et des amis allaient sans doute nous rendre visite.
Achille avait été taciturne toute la journée. Ce n’était pas inhabituel, mais le silence d’aujourd’hui laissait supposer qu’il se repliait sur lui-même. Je détestais ce genre d’humeur. C’était comme s’il se réfugiait quelque part où je ne pouvais pas le suivre, dans un monde à lui, et il me laissait pleurer en vain à la porte. Je me penchai pour lui toucher le bras.
— Achille, à peine as-tu pris une gorgée de vin…
— Ça ne me dit rien.
— Es-tu malade ?
— Non. Est-ce que, quand je suis malade, je refuse d’en boire ? demanda-t-il, surpris.
— Non, c’est plutôt une question d’humeur.
Avec un soupir il promena son regard dans la salle.
— J’aime cette pièce plus que toute autre. Elle est vraiment à moi. Il n’y a pas un seul objet que je n’aie obtenu à la pointe de l’épée.
— Oui, c’est une belle pièce.
— La beauté ravit les sens. C’est une faiblesse et je la méprise. Non, j’aime cette pièce parce que c’est mon trophée.
— Un splendide trophée, bredouillai-je.
Il fit semblant de ne rien entendre et se mit à rêver. Je m’efforçai de le ramener sur terre.
— Sûrement il y a certains aspects de la beauté que tu apprécies ? Nul ne peut vivre sans la beauté.
— Peu m’importe comment je vis et combien de temps, pourvu que je devienne célèbre, répliqua Achille. Quand je serai dans la tombe, jamais on ne m’oubliera. Crois-tu que je m’y sois mal pris pour devenir célèbre ?
— C’est une affaire entre toi et les dieux, répondis-je. Tu ne les as pas offensés. Tu n’as pas tué de femmes enceintes ou d’enfants trop jeunes pour porter des armes. Ce n’est pas un crime que de les envoyer en esclavage. Tu n’as pas réduit une cité à la famine. Ta main s’est parfois abattue lourdement, mais elle n’a jamais été celle d’un assassin. Je suis moins dur que toi, Achille, c’est tout.
— Tu te méprends. Quand tu saisis une épée, tu as un cœur de pierre comme n’importe lequel d’entre nous.
— Dans la bataille c’est différent. Je peux tuer sans pitié ; mais j’ai parfois des cauchemars.
— Moi aussi. Iphigénie m’a maudit avant de mourir.
Incapable de poursuivre cette conversation, il se laissa aller à sa rêverie. Il avait l’art de se faire aimer, que ce soit de ses Myrmidons ou de ses prisonnières – ou de moi. Ce n’était pas dû à son physique, mais à sa noblesse d’âme. Depuis que nous avions quitté Aulis, il y a trois ans, il était devenu extrêmement indépendant ; je me demandais parfois si sa femme le reconnaîtrait quand ils se retrouveraient. Bien sûr, ses problèmes étaient liés à la mort d’Iphigénie et je les comprenais. Mais je ne pouvais le suivre dans le lieu secret où ses pensées l’emmenaient.
Un courant d’air froid agita les tentures de chaque côté de la fenêtre. Je frissonnai. Achille, allongé sur le côté, soutenait sa tête d’une main, mais son expression avait changé. Je criai son nom. Il ne répondit pas.
Affolé, je sautai à bas de mon lit pour m’agenouiller à côté du sien, je posai la main sur son épaule nue, mais il ne sembla pas s’en rendre compte. Mon cœur se serra, je penchai la tête et posai mes lèvres sur sa peau ; les larmes jaillirent si vite de sous mes paupières que l’une d’elles tomba sur son bras. Je reculai brusquement quand il tourna la tête vers moi. Il y avait dans son regard une lueur étrange, comme s’il me voyait pour la première fois. Il ouvrit sa pauvre bouche dénuée de lèvres pour parler, mais avant qu’il eût pu prononcer un mot, il tourna son regard vers la porte ouverte et cria : « Mère ! »
Avec horreur, je constatai qu’il bavait. Sa main tremblait et sa joue gauche se contractait. Puis il tomba à terre et se raidit. Ses yeux étaient vitreux ; je crus qu’il allait mourir. Je m’agenouillai pour le prendre dans mes bras en attendant que son visage se colore à nouveau, que ses tremblements cessent, qu’il revienne à la vie. Quand la crise fut terminée, j’essuyai la salive sur sa joue, le berçai doucement et caressai ses cheveux collés par la sueur.
— Que s’est-il passé, Achille ?
Il me regarda avec des yeux troubles, commençant lentement à me reconnaître. Puis il soupira :
— Ma mère est venue avec son sortilège, j’en ai eu le pressentiment toute la journée.
S’agissait-il vraiment du sortilège ? Cela ressemblait davantage à une crise d’épilepsie. Pourtant ce dont souffrait Achille n’avait jamais affecté son esprit. C’était la première fois depuis Scyros qu’il était sous l’emprise du sortilège.
— Pourquoi est-elle venue, Achille ?
— Pour me rappeler que le trépas me guette.
— Ne dis pas ça ! Je t’en prie !
Je l’aidai à se recoucher et m’assis à ses côtés.
— Je t’ai observé, cela ressemblait fort à une crise d’épilepsie.
— Peut-être. Alors ma mère veut simplement me rappeler que je suis mortel. Et elle a raison. Je mourrai avant la chute de Troie. Le sortilège est comme un avant-goût de la mort, l’existence n’est qu’un rêve. Longue et honteuse, ou brève et glorieuse. Je n’ai pas eu le choix mais Thétis se refuse à admettre qu’elle n’y peut rien changer. J’ai fait mon choix à Scyros.
Je détournai le regard.
— Ne me pleure pas, Patrocle, j’ai choisi mon destin.
— Je ne te pleure pas, je pleure sur mon sort.
— Juste avant que le sortilège ne s’abatte sur moi, j’ai vu quelque chose en toi que je n’avais jamais vu auparavant.
— L’amour que j’éprouve pour toi, répliquai-je la gorge serrée.
— Oui. Je suis désolé. J’ai dû te blesser bien des fois en ne te comprenant pas. Mais explique-moi pourquoi tu pleures.
— On pleure quand la personne aimée ne répond pas à votre amour.
Il quitta son lit et me tendit les deux mains.
— Je réponds à ton amour, Patrocle. Je t’ai toujours aimé.
— Mais tu n’es pas un homme qui aime les hommes et c’est ça l’amour que je veux.
— Peut-être, mais j’accepte volontiers de faire l’amour avec toi. Nous sommes tous deux exilés et cela me semble très doux de partager cet exil dans la chair comme dans l’esprit.
Ainsi lui et moi sommes devenus amants. Cependant je ne trouvai pas l’extase dont j’avais rêvé. La trouve-t-on jamais ? Achille éprouvait des désirs, mais il ne recherchait pas l’assouvissement de la passion physique. Peu importe. Il me donnait plus qu’à une femme et j’éprouvai au moins une sorte de satisfaction. L’amour n’est pas vraiment physique, c’est la liberté de vagabonder dans le cœur et dans l’esprit du bien-aimé.
Cinq années s’écoulèrent avant que nous nous rendions à Troie pour voir Agamemnon. J’accompagnai Achille, bien sûr ; il emmena également Ajax et Mérione. Il y avait longtemps que nous aurions dû lui faire cette visite mais je croyais que, même en ces circonstances, Achille ne l’aurait pas faite s’il n’avait eu besoin de s’entretenir avec Ulysse. Les États d’Asie Mineure s’étaient faits méfiants et inventaient des stratagèmes pour prévenir nos attaques.
La longue plage entre le Simoïs et le Scamandre n’était plus ce qu’elle était quatre ans auparavant. Tout donnait l’impression de permanence, tout était planifié. Les fortifications étaient efficaces et bien conçues, des ponts de pierre avaient été jetés par-dessus le fossé et de grosses portes s’ouvraient dans le mur. Ajax et Mérione débarquèrent à l’extrémité de la plage à l’embouchure du Simoïs, tandis qu’Achille et moi remontâmes le Scamandre. Des cantonnements avaient déjà été construits pour loger les Myrmidons à leur retour. Nous longeâmes la rue principale qui traversait le camp, à la recherche de la nouvelle maison d’Agamemnon.
Assis au soleil, des hommes pansaient leurs blessures, d’autres sifflaient gaiement en graissant des armures de cuir ou en astiquant du bronze ; certains arrachaient les plumes pourpres des casques troyens pour les porter pendant la bataille. C’était un endroit agréable, animé. Les troupes demeurées à Troie étaient loin de rester inactives.
Ulysse sortait de chez Agamemnon alors que nous y arrivions. Quand il nous vit, il posa sa lance contre le portique et nous tendit les bras en souriant. On apercevait deux ou trois nouvelles balafres sur son corps vigoureux. Les avait-il reçues en combattant ou au cours d’une de ses escapades nocturnes ?
— Il était temps ! s’exclama Ulysse en nous serrant dans ses bras. Je dois te remercier des égards que tu as pour nous, Achille. Tu nous envoies un butin abondant et de très belles femmes.
— Nous ne sommes pas exigeants à Assos. Mais on dirait que vous avez été très occupés ici aussi ! Vous avez livré des combats ?
— Suffisamment pour maintenir tout le monde en forme. Hector nous harcèle.
— Hector ? demanda Achille dont l’attention fut soudain éveillée.
— L’héritier de Priam et le chef des armées troyennes.
Agamemnon semblait heureux de nous accueillir, pourtant il ne nous incita point à passer la matinée avec lui.
Depuis qu’il avait entendu prononcer le nom d’Hector, Achille brûlait d’en savoir plus, mais Agamemnon n’était pas la personne qu’il pouvait questionner.
Aucun des Grecs n’avait vraiment changé ou vieilli. Nestor paraissait même plus jeune que jadis ! Il était dans son élément. Idoménée était devenu moins indolent, ce qui profitait à la beauté de sa silhouette. Seul Ménélas ne semblait pas avoir tiré profit de la vie de camp. Hélène lui manquait toujours. Le malheureux !
Ulysse et Diomède, qui étaient également devenus amants, nous invitèrent. Les femmes étaient une complication, étant donné le genre de vie que nous menions, et Ulysse n’eut jamais d’yeux pour une autre que Pénélope ; pourtant, d’après ce qu’il racontait, il n’hésitait jamais à séduire une Troyenne pour lui soutirer des renseignements. Achille et moi apprîmes l’histoire surprenante de la colonie d’espions. Personne n’en avait jamais soufflé mot.
— Voilà qui est étonnant, dit Achille.
— Même Agamemnon n’est pas au courant, fit remarquer Ulysse.
— À cause de Calchas ? demandai-je.
— Excellente supposition, Patrocle. Il y aurait en effet de quoi se méfier avec un tel homme.
— Ni lui ni Agamemnon ne l’apprendront de notre bouche, lui assura Achille.
Nous restâmes à Troie pendant une lune entière, durant laquelle Achille ne pensa qu’à une chose : rencontrer Hector.
— Tu ferais mieux de l’oublier, mon garçon, conseilla Nestor à la fin d’un dîner qu’Agamemnon avait donné en notre honneur. Tu pourrais t’attarder ici tout l’été sans jamais voir Hector. Ses sorties sont imprévisibles bien qu’Ulysse, par des moyens détournés, sache toujours ce qui se passe à Troie. Et pour le moment, nous n’avons pas prévu de sorties.
— Des sorties ? demanda Achille, inquiet. Allez-vous prendre la cité en mon absence ?
— Non, non ! cria Nestor. Nous ne sommes pas en mesure de prendre Troie d’assaut, même si le rideau ouest s’effondrait demain. Tu as la meilleure partie de notre armée à Assos et tu le sais bien. Retourne donc là-bas !
— Il n’y a aucun espoir de voir tomber Troie en ton absence, prince Achille, murmura une voix douce derrière nous.
C’était le prêtre Calchas.
— Que veux-tu dire ? demanda Achille, que ces yeux qui louchaient mettaient mal à l’aise.
— Troie ne peut pas tomber en ton absence. C’est ce qu’affirment les oracles.
Il s’éloigna. Sa robe pourpre chatoyait d’or et de pierreries. Notre grand roi tenait le prêtre en très haute estime ; sa résidence était somptueuse et il avait le droit de choisir les plus belles des femmes que nous envoyions d’Assos. Diomède me raconta qu’une fois, Idoménée fut tellement furieux quand Calchas s’empara de la femme qui lui plaisait qu’il porta l’affaire devant le conseil et obligea Agamemnon à l’enlever à Calchas pour l’offrir à son commandant en second.
Achille quitta Troie fort déçu. Ajax aussi. Tous deux avaient erré dans la plaine balayée par les vents dans l’espoir d’y attirer Hector. Mais il ne s’était pas montré, ni les troupes troyennes.
Les années passaient inexorablement, pareilles les unes aux autres. Les nations d’Asie Mineure tombaient, réduites en cendres, tandis que les marchés d’esclaves du monde regorgeaient de Lyciens, de Cariens, de Ciliciens et d’une douzaine d’autres peuples.
Nabuchodonosor prenait tout ce que nous voulions bien lui envoyer à Babylone. Aucun pays ne semblait jamais avoir assez d’esclaves et cela faisait longtemps qu’une guerre n’en avait tant fourni.
En dehors de ces expéditions, la vie n’était pas toujours paisible. Il y avait des périodes où la mère d’Achille le persécutait jour après jour de son maudit sortilège ; puis elle le laissait tranquille pendant plusieurs lunes de suite. Mais j’avais appris à rendre ces périodes où il était sous l’emprise du sortilège moins pénibles pour lui. Il en était arrivé à compter alors sur moi pour tous ses besoins. Quoi de plus réconfortant que de savoir l’être cher totalement dépendant de vous ?
Un jour, un navire arriva d’Iolcos. Il nous apportait des nouvelles de Pélée, Lycomède et Déidamie. Grâce à l’envoi régulier de bronze et de marchandises prélevées sur notre butin, la prospérité régnait chez nous. Tandis que l’Asie Mineure était saignée à blanc, la Grèce était de plus en plus florissante. On rassemblait les premiers colons à Athènes et à Corinthe.
Pour Achille, la nouvelle la plus importante concernait son fils, Néoptolème. Il arrivait déjà à l’âge d’homme ! Le garçon était presque aussi grand que son père et aussi doué que lui pour les armes et le combat. Pourtant il était plus indépendant encore, avait tendance à vagabonder, et on ne comptait plus ses conquêtes féminines. Sans parler du fait qu’il était d’humeur changeante et avait tendance à boire trop de vin pur. Il aurait bientôt seize ans.
— Je vais demander à Déidamie et Lycomède d’envoyer ce garçon à mon père, dit Achille après avoir congédié le messager. Il a besoin d’une main de fer. Oh, Patrocle, songe un instant aux fils qu’Iphigénie et moi nous aurions engendrés !
Il nous fallut neuf ans pour réduire à néant l’Asie Mineure. Des navires entiers de colons grecs arrivaient à Colophon et Appassas. Tous désiraient commencer une vie nouvelle dans un pays nouveau. Certains cultivaient la terre, d’autres faisaient du commerce, ou allaient sans doute s’aventurer plus à l’est ou au nord. Cela nous importait peu, à nous qui formions le noyau de la deuxième armée d’Assos. Notre tâche était terminée, à l’exception d’une attaque prévue pour l’automne contre Lyrnessos, le centre du royaume de Dardanie.