X.

UNE AGONIE MENAÇANTE

Pendant les trois dernières années de son existence, Staline cesse de s’occuper des affaires de l’État pour se consacrer aux intrigues et provocations qu’il monte, entre autres contre son entourage. Le Conseil des ministres adopte en moyenne une centaine de décisions par semaine. Poskrebychev en fait un gros paquet qu’il lui apporte chaque jour avec son courrier, à sa datcha de Kountsevo, pour les lui faire signer, puisque Staline est le président du Conseil. Or, témoigne Molotov, qui ne cessera jusqu’à son dernier souffle d’admirer Staline : « Ces paquets attendaient des semaines et des mois d’être décachetés […]. Une pile énorme que personne ne défaisait […]. On arrivait à la datcha, où les paquets s’entassaient depuis un mois, et une nouvelle pile venait s’y ajouter378. » Beria, passant avec Khrouchtchev devant la porte ouverte de la salle à manger, ricane : « Ton courrier traîne sûrement là aussi379. »

En 1950, Staline passe cinq mois dans le Sud, d’où il entretient ses intrigues. Le bureau politique se réunit six fois ; en 1952, alors que Staline ne passera pas un seul jour dans le Sud, il se réunira quatre fois. Le 16 février 1951, le bureau politique, par simple consultation orale, confie la présidence du présidium et du bureau du présidium du Conseil des ministres alternativement aux trois vice-présidents dudit conseil, « leur confiant ainsi l’examen et le règlement des questions courantes380 ». La même disposition exclut Molotov, Mikoyan et Kaganovitch du présidium du Conseil des ministres, où Staline, qui ne cesse de privilégier les instances gouvernementales sur celles du parti, les avait fait entrer dix mois plus tôt, le 7 avril 1950. Staline semble jouer avec les héritiers présumés ou possibles. Au même moment, en effet, il commence à miner le sol sous les pieds de Beria.

Le 18 novembre 1950, des agents de la Sécurité d’État arrêtent le médecin Jacob Etinguer, après avoir arrêté son fils adoptif, prénommé Jacob lui aussi, un mois plus tôt jour pour jour. Dans les deux cas, le mandat d’arrêt est signé Abakoumov. Etinguer est le médecin personnel de Beria. Il a, au cours de sa carrière, soigné l’ami de Trotsky, Adolf Ioffé, puis Kirov, Ordjonikidzé, le maréchal Toukhatchevski, les dirigeants du Komintern Palmiro Togliatti, Wilhelm Pieck et Georges Dimitrov, le futur maréchal Tito, le secrétaire du comité central Chtcherbakov mort d’abus de vodka en 1945. Riche, mais inquiétant palmarès.

Il est interrogé par l’adjoint d’Abakoumov, le lieutenant-colonel Rioumine, brute hystérique qui ne cesse de courir de long en large devant l’accusé en hurlant des menaces. Après son arrestation par Beria, au lendemain de la mort de Staline, il adressera à Malenkov une lettre délirante affirmant : « Les juifs sont bien plus dangereux que toutes les bombes atomiques et à hydrogène réunies ! Ces juifs, si on ne les arrête pas à temps, vont forcer toute l’humanité à cracher le sang381. » Enfermé dans une cellule glaciale, Jacob Etinguer père y meurt d’une crise cardiaque, le 2 mars 1951. C’est alors que naît, semble-t-il, chez Staline, l’idée d’un fantastique « complot de médecins » liés au sionisme international et acharnés à assassiner hypocritement des dirigeants et chefs militaires soviétiques.

Abakoumov n’a pas l’air d’y croire trop. Rioumine, sur ordre de Malenkov, envoie à Staline, le 2 juillet 1951, une lettre l’accusant d’avoir saboté l’enquête sur le « médecin nationaliste juif » Etinguer et, de l’avoir, à cette fin, fait délibérément mourir. Le 4 juillet 1951, une commission d’enquête de quatre hommes, dont Malenkov et Beria, confirme ces reproches et accuse Abakoumov d’avoir effacé, dans les procès-verbaux de leurs interrogatoires, les aveux des membres d’une inoffensive organisation d’étudiants, pompeusement dénommée « Union de lutte pour la cause de la révolution », sur les attentats qu’ils étaient accusés de préparer contre les dirigeants du Parti. Le 11, le bureau politique adopte une résolution sur « la situation malsaine dans le MGB (ministère de la Sécurité d’État) de l’URSS ». Abakoumov est emprisonné le 12, puis remplacé par l’apparatchik Serge Ignatiev, muté de Bachkirie, que Khrouchtchev présente, très abusivement, comme un homme doux.

Depuis l’arrestation de ses principaux dirigeants en janvier 1949, l’affaire du comité antifasciste juif piétine. Staline en confie la reprise à Ignatiev, qui adresse, le 24 août 1951, une note à Malenkov, chargé de suivre l’affaire au nom du bureau politique, et à Beria. L’affaire, écrit-il, a été traitée avec négligence et aucun document ne confirme les dépositions des inculpés sur leurs activités d’espionnage et nationalistes. Il faut reprendre l’affaire à zéro.

Le 26 septembre 1951, Vlassik convoque Roukhadzé, chef du MGB de Géorgie, à Tskhaltoubo pour déjeuner avec Staline. Au cours de la conversation, Staline fait une révélation à Roukhadzé : Beria avait envoyé à Paris son agent Namitchaïchili pour recruter dans la Sécurité d’État Evgueni Gueguetchori, son oncle et ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement menchevique géorgien, alors installé dans la capitale française. Mais l’affaire tourna mal : c’est l’oncle qui recruta son neveu pour les services de renseignements étrangers (Staline ne précise pas lesquels) et le renvoya en URSS. Les intrigues de Beria avaient abouti à introduire un espion en URSS ! Staline informe Roukhadzé qu’il a fait arrêter l’agent retourné et conclut : « Beria considère que les plus intelligents et les plus talentueux des Géorgiens sont les Mingréliens et il fourre partout des Mingréliens382. » À Roukhadzé de saisir l’allusion, assez obscure, surtout pour l’individu borné qu’il est. Staline a en fait une arrière-pensée plus vaste. Selon Mikoyan, lors d’un dîner en octobre 1951 avec les membres du bureau politique, dont Beria, Staline, énervé par une objection de Mikoyan, se lève brusquement et lance à ses voisins de table : « Vous avez vieilli, je vais vous remplacer. »

Le 10 novembre 1951, coup de théâtre. Lors d’une réunion à huis clos du bureau politique du PC géorgien, son secrétaire Tcharkviani présente une décision du bureau politique du PCUS : il dénonce un groupe nationaliste mingrélien, dirigé par le deuxième secrétaire du parti géorgien, Baramia. Celui-ci est arrêté aussitôt après, avec les frères Rapava, dont l’aîné est ministre de la Justice de la République et proche de Beria, ainsi qu’une demi-douzaine d’autres dignitaires de la République. Beria est indirectement visé par cette rafle.

Talonné par Staline, Roukhadzé frappe dès décembre les malheureux émigrés géorgiens, qui, saisis d’enthousiasme patriotique, étaient revenus au pays au lendemain de la guerre : il fait arrêter 42 des 47 d’entre eux installés dans la capitale : puisqu’ils se sont un jour trouvés à l’étranger, ce sont des espions. Toujours sous la pression de Staline, Roukhadzé fait circuler le bruit que Beria est juif. Comme Charia venait d’être arrêté, Staline s’acharne : « Découvrez qui l’a envoyé à Paris, avec quelles instructions, avec qui il s’est lié là-bas, en faveur de qui il a espionné383. » Staline le sait parfaitement, c’est Beria qui a piloté Charia. En donnant à Roukhadzé mission d’enquêter sur son cas, il le met à l’épreuve. Mais Roukhadzé, qui déclare à ses collaborateurs : « Celui qui ne cogne pas est lui-même un ennemi du peuple384 », ne sait guère que cogner. Il frappe trop et trop fort. Namitchaïchvili, arrêté par ses soins, meurt au bout de quelques jours sous les coups, avant d’avoir pu donner les dépositions dont Staline a besoin. C’est une erreur, un échec : Roukhadzé n’arrive pas à monter le complot exigé par Staline qui, furieux, le fait jeter en prison en juillet 1952.

En octobre 1951, Staline porte un nouveau coup à Beria. Il fait arrêter et emprisonner le lieutenant-colonel Eitingon, chef adjoint du bureau du MGB, ancien organisateur de l’assassinat de Trotsky. Eitingon, juif, est accusé avec Raikhman, Schwarzmann et quelques autres cadres juifs de la Sécurité d’État, d’appartenir au fameux « complot nationaliste juif visant à prendre le contrôle de la Sécurité ». Trop de proches de Beria y sont impliqués pour que ce dernier ne se sente pas menacé.

Au début de 1952, une lettre envoyée de Géorgie parvient aux deux enfants de Staline, Vassili et Svetlana. Elle met en cause plusieurs amis de Beria en Géorgie, accusés de corruption, trafic d’influence et malversations diverses – accusations rituelles, en général fondées, dans ce monde déjà à demi mafieux qu’est la bureaucratie. L’expéditeur n’ignore sans doute pas que Vassili, souvent ivre et persuadé que, fils de Staline, il peut tout se permettre, éprouve pour Beria une vive antipathie qu’il ne dissimule pas. À coup sûr, Vassili transmettra la lettre à son père. Le 27 mars, Staline fait adopter par le bureau politique réuni pour la première fois de l’année une résolution « sur la situation dans le parti communiste de Géorgie », qui critique vertement son premier secrétaire, Tcharkviani.

Staline nomme Beria à la tête de la commission d’enquête envoyée en Géorgie épurer le parti communiste local, éliminer Tcharkviani et installer à sa place Mgueladzé, patron d’un clan anti-Beria. Khrouchtchev est affirmatif : « L’accusation de conspiration fut fabriquée pour se débarrasser de Beria […] mais Staline, vieux et malade, n’alla pas jusqu’à la conclusion logique de son plan385. »

Le 18 février 1952, nouvelle menace contre Beria : la Sécurité d’État arrête le neveu de sa femme, Timour Chavdia. Le 9 juillet suivant, le tribunal militaire de Transcaucasie condamne à vingt-cinq ans de prison, pour trahison, cet ancien sous-officier de la légion géorgienne pronazie en France. L’arrestation de Chavdia, rapatrié en Géorgie depuis sept ans, n’a pu être décidée que par Staline lui-même.

Selon Jacob Etinguer, Staline aurait des raisons particulières de vouloir s’en débarrasser. Répétant des confidences de mencheviques géorgiens émigrés rencontrés à Paris en 1990, il affirme que Beria aurait chargé Charia – encore lui –, envoyé à Paris en 1945, de récupérer auprès d’eux des documents compromettants sur l’activité réelle de Staline en Géorgie avant la révolution. Étrangement ils n’auraient pas eux-mêmes utilisé de telles informations depuis leur fuite de Géorgie386. C’est toujours la même rengaine sur les prétendus liens entre Staline et l’Okhrana, la police politique tsariste. De toute façon, rien de compromettant ne pouvait gêner Staline au lendemain de la guerre, alors que la propagande l’avait transformé en un surhomme mythique.

Khrouchtchev, pour sa part, avance une hypothèse guère plus vraisemblable. Selon lui, Staline en avait assez de ses gardes et domestiques géorgiens, nommés par Beria. Mais Khrouchtchev s’égare : jusqu’en avril 1952, le chef des gardes de Staline, Vlassik, est hors de son contrôle et son remplaçant est nommé par Ignatiev, responsable de la garde du Kremlin.

En même temps que Beria, les autres représentants de la vieille génération (Molotov, Mikoyan, Vorochilov, Andreiev) sont ciblés. Au cours de l’été 1952, Abakoumov, du fond de sa cellule, écrit à Malenkov et à Beria : « Depuis plus d’un an, on n’a cessé de me poser des questions étranges, stupides et même provocatrices. Par exemple, sur le procès des “Léningradois ? Pourquoi ai-je fait fusiller Voznessenski, Kouznetsov et les autres ? Mais vous le savez bien, vous, comment tout cela s’est passé387 ! » Abakoumov veut-il suggérer qu’il a de quoi mouiller les deux destinataires de sa lettre ? La liquidation des dirigeants de Leningrad serait devenue un crime ? Or Malenkov a directement organisé cette opération et Beria, qui apparaît lié à lui, l’a votée, comme tous les autres au bureau politique. Abakoumov étant accusé d’avoir monté un complot sioniste pour noyauter la Sécurité d’État, l’exécution des dirigeants, tous russes, de Leningrad pourrait être dénoncée comme un élément de cette entreprise funeste, et Malenkov et Beria compromis avec lui. Va-t-on les accuser d’avoir, au compte du complot judéo-sioniste téléguidé par les services américains, monté une provocation meurtrière contre les honnêtes dirigeants du parti de Leningrad, parmi lesquels, par un étrange hasard – dû à la vigilance de l’antisémite Jdanov – on ne trouve pas de juifs ?

Dans le pays, en cet été 1952, seules les grandes capitales sont approvisionnées en pain, viande, pommes de terre et légumes. Mikoyan expliquera, après la mort de Staline, que ce déficit croissant est dû au fait que l’État paye chaque année moins cher au paysan le blé, les pommes de terre ou la viande qu’il lui achète. Ainsi, de 1948 à 1952, l’État a divisé par deux le prix d’achat de la viande. Le paysan, travaillant pour rien, voire à perte, se croise les bras. Pour mettre fin à cette grève passive, le seul moyen est d’augmenter les prix d’achat. C’est ce que Malenkov et Khrouchtchev feront en septembre 1953, après la mort de Staline. Mais, de son vivant, ni Mikoyan ni personne d’autre n’ose se risquer à le proposer, et Staline trouve une autre solution : élever de 15 milliards de roubles à 40 milliards les impôts prélevés sur les kolkhozes et les kolkhoziens, dont les revenus annuels sont estimés à 42 milliards de roubles ! Il ne leur resterait rien. À la sortie du bureau politique où Staline a avancé cette idée, Beria affirme à Mikoyan : « Si nous adoptons la proposition du camarade Staline sur les impôts, on provoque une insurrection des paysans388. » Staline crée une commission, présidée par Beria et Malenkov, pour travailler sur cette proposition que la commission, à sa grande fureur, juge finalement peu réaliste.

Le XIXe congrès du parti communiste s’ouvre, treize ans après le précédent, le 5 octobre 1952. Beria prononce un discours apparemment stéréotypé, mais qui présente un aspect curieux. Annonçant ce qu’il fera après la mort de Staline, il consacre plus du tiers de son discours à la question nationale. Certes, dit-il, tout va pour le mieux dans la meilleure des Unions soviétiques du point de vue de l’égalité des peuples qui la composent. Mais il évoque la Russie tsariste d’hier, « où les affaires étaient traitées en russe, langue incompréhensible pour les nationalités locales ». Et il lui oppose l’URSS d’aujourd’hui où, dans toutes les instances de l’administration, « des hommes élus par le peuple […] traitent des affaires de l’État dans leur langue maternelle », ce qui est faux, puisque le russe est la langue de l’administration à peu près partout… et tous les délégués le savent. Autrement dit, la réalité ne fait que prolonger un héritage tsariste. Du coup, les délégués du congrès restent muets et n’applaudissent que ses paroles qui saluent « le peuple russe, la nation russe en tant que nation la plus éminente de toutes celles qui font partie de l’Union soviétique389 ».

Décidé à réviser le programme du Parti, le congrès désigne une commission de onze membres pour s’atteler à cette tâche. On y trouve, outre Staline, Beria, Kaganovitch, Malenkov. Elle ne se réunira jamais.

C’est dans le comité central, qu’il a composé sans consulter ni Malenkov, ni Beria, ni Khrouchtchev, et qui se réunit, après le congrès, les 16 et 17 octobre, que Staline frappe. Lui, qui n’a parlé que sept minutes à la dernière séance du congrès le 14, y prononce debout un rapport introductif d’une heure et demie, dont il interdit la prise en sténo. Il supprime le bureau d’organisation et désigne un secrétariat du comité central de dix membres – contre quatre auparavant, dont lui-même, Souslov, Malenkov, Khrouchtchev, et les jeunes loups Mikhaïlov et Brejnev. Il remplace le bureau politique d’une dizaine de membres par un présidium du comité central (désigné dans la suite de ce livre par le seul mot de présidium) de 25 membres titulaires, dont Beria, plus 11 suppléants, soit 36 membres. Le choix de certains élus surprend même les intéressés. Stepanova, voyant son nom dans la liste des nouveaux dirigeants, croit d’abord qu’il s’agit d’un homonyme. Le « philosophe » Tchesnokov, lui, reçoit les félicitations qui lui sont adressées pour sa promotion inattendue comme une mauvaise plaisanterie, à la limite de la provocation.

Le changement de nom, enfin, et le nombre trop lourd – 36 membres – pour que le présidium puisse jouer le rôle dirigeant d’un organisme décisionnel, suggèrent un organisme plus décoratif que l’ancien bureau politique, convoqué d’ailleurs si rarement par Staline ces dernières années qu’il était devenu quasiment fictif. Le changement souligne l’éclipse de l’appareil du Parti au profit de celui de l’État. Nombre de nouveaux membres du présidium, d’ailleurs, sont des dirigeants de l’État, pas du Parti. Un détail significatif : à Ouspenskoié, où sont regroupées les datchas de nombreux dignitaires, les plus belles sont attribuées à des ministres et non aux secrétaires du comité central.

Avant l’élection du présidium, Staline déclare : « Je suis trop âgé. Je peux continuer à assumer mes responsabilités de président du Conseil des commissaires du peuple, à diriger les séances du bureau politique. Mais je ne peux plus être Secrétaire général et diriger à ce titre les réunions du secrétariat du comité central. Libérez-moi de cette fonction. » Sûrs qu’il s’agit là d’un piège contre ceux qui approuveraient cette demi-retraite, les membres du comité central protestent en chœur. Staline s’incline.

Il désigne ensuite un bureau restreint du présidium, non prévu par les statuts, et qu’il ne réunira que trois fois au cours des cinq mois qui précèdent sa mort. Cet étrange organisme, dont l’existence n’est même pas rendue publique, comporte un fantôme (Vorochilov), deux hommes sans poids politique (Boulganine et Kaganovitch), un chef au bord de la disgrâce (Beria), et deux nouveaux, Sabourov et Pervoukhine, simples technocrates qui entourent Staline, Malenkov et Khrouchtchev.

Cette disposition secrète et le nombre de nouveaux promus laissent prévoir un renouvellement massif des sommets, bref, une purge. Le présidium de 36 membres bâti par Staline noie ceux qu’il s’apprête à liquider dans le flot des nouveaux arrivants. Beria figure dans la liste. En novembre 1989, le journaliste Felix Tchouev lit à Kaganovitch un extrait d’un article de la Pravda, dont l’auteur analyse que « le projet d’écarter Beria commençait à mûrir chez Staline ». Kaganovitch opine : « C’est certainement la vérité390. »

Au congrès, Malenkov avait déclaré que le problème du pain était résolu. Pourtant, le secrétariat du comité central est abreuvé de plaintes : plus de pain, plus de saucisson. Le futur secrétaire du comité central, Aristov, envoyé étudier la famine dans la région de Riajsk et Riazan, affirme à Staline : « Il y a longtemps que là-bas il n’y a plus de pain, de beurre, de saucisson […]. Il n’y a de pain nulle part. […] La même pénurie de pain existe dans d’autres villes391. » Staline bougonne, propose mécaniquement le limogeage des cadres du Parti dans les régions concernées ; en fait, seules l’intéressent les intrigues qu’il tisse contre ses proches et les complots fantaisistes qu’il mijote. Le 14 novembre 1952, il se débarrasse de Rioumine, qui a échoué à monter le complot des médecins juifs, et le remplace le lendemain par Goglidzé, proche de Beria.

Le 1er décembre 1952, dans sa datcha où il a réuni Beria, Malenkov, Boulganine et Khrouchtchev, il met en cause l’activité de la Sécurité d’État : « Ça va mal au Guépéou, la vigilance s’est émoussée […]. Il faut instaurer le contrôle du comité central sur son travail »… et insiste : « L’indolence, la démoralisation ont profondément affecté la Sécurité d’État392. » La phrase est lourde de menaces imprécises, d’autant plus dangereuses pour tous.

Le 4 décembre, il fait donc voter au bureau du présidium une résolution « Sur la situation dans le ministère de la Sécurité d’État et sur le sabotage dans le système de soins », qui décide de « mettre radicalement fin au désordre des organismes du ministère de la Sécurité d’État393 », dirigé par Semion Ignatiev. La résolution accuse la Sécurité de se placer en dehors – ou au-dessus du Parti – et de le soumettre à sa domination. Voilà qui devrait plaire à la nomenklatura, lasse de voir depuis quinze ans chaque dirigeant national ou régional du Parti espionné par un responsable de la Sécurité d’État. Après l’arrestation de Beria, Malenkov reprochera à ce dernier d’« avoir violé criminellement cette directive et de s’être dressé contre le comité central394 ». En vérité, Staline vise à terroriser la Sécurité pour terroriser l’appareil du Parti et la population.

Le 15 décembre, il tient un grand conseil sur l’affaire des médecins. Le 18, Goglidzé remet à Staline un rapport sur l’avancement de la fabrication du complot. Entre-temps Staline limoge Poskrebychev, accusé d’avoir perdu des documents secrets. Pour nombre d’historiens, Beria aurait poussé Staline à ce geste pour que le chef suprême se retrouve seul. À cette date, cette explication, appliquée aussi au limogeage de Vlassik précédemment, paraît hautement invraisemblable. La suspicion de Staline s’étendait à tout le monde – à Beria entre autres – sauf à lui-même. Poskrebychev aurait insinué, selon sa fille : « Les jours de Staline sont comptés. Il ne lui reste pas longtemps à vivre395. » Ce propos, peut-être inventé, a nourri les fantasmes sur son assassinat.

Le premier entretien de Staline, au début de l’année nouvelle, concerne encore l’affaire des médecins : le 2 janvier, il reçoit longuement Goglidzé, chargé du dossier, en présence de Malenkov, Beria, Khrouchtchev et Boulganine, qu’il garde un quart d’heure après le départ de Goglidzé. Khrouchtchev, souvent si disert dans ses mémoires, n’en dit mot. Il est tout aussi muet sur la réunion du bureau du présidium, élargi aux six secrétaires du comité central, qui se tient une semaine plus tard, le 9 janvier 1953. Staline n’y assiste pas. La réunion approuve le communiqué de presse sur l’arrestation des « médecins saboteurs » et l’article de la Pravda, qu’il a relus et corrigés. Quelques jours plus tard, Staline fait arrêter Kouzmitchev, général de la Sécurité d’État, ancien officier de sa garde personnelle de 1932 à 1950, et proche de Beria, une fois de plus indirectement visé.

Le 13 janvier 1953, en haut et à droite sur la première page de la Pravda, un gros titre dénonce « De misérables espions et assassins sous le masque de professeurs de médecine ». L’article stigmatise des « ennemis cachés de notre peuple ». En page quatre, un titre annonce l’« arrestation d’un groupe de médecins saboteurs […] qui cherchaient, en leur administrant des traitements nocifs, à abréger la vie des hauts responsables de l’Union soviétique ». Ils auraient assassiné Jdanov et Chtcherbakov, et préparé le meurtre de cinq chefs militaires soviétiques (Vassilievski, Govorov, Koniev, Chtemenko et Levtchenko). Contrairement aux affirmations de nombreux historiens et mémorialistes, le communiqué ne cite jamais le nom de Staline. Le soir du 13 janvier, celui-ci reçoit pendant cinq minutes le quatuor Beria, Malenkov, Boulganine et Khrouchtchev, aussi discret sur cette réunion que sur les deux précédentes. Boulganine le reconnut plus tard, certains membres du présidium se disaient entre eux que le complot des médecins était de la « frime ».

Le 19 janvier 1953, la Sécurité arrête le vice-ministre des Affaires étrangères Ivan Maïski, ancien ambassadeur soviétique à Londres et longtemps bras droit de Molotov. Interrogé le jour même, puis les 20, 21 et 22 février, le vieil homme avoue tout ce qu’on lui demande : il a été recruté par Winston Churchill et Anthony Eden en personne dans l’Intelligence Service. À la fin de sa vie Maïski raconte : « Beria m’a interrogé en personne. Il me frappait avec une chaîne et une cravache […]. À la fin des fins, j’ai avoué que j’étais devenu un espion anglais depuis longtemps. […] Or les interrogatoires continuèrent. Je compris vite qu’il ne s’agissait pas de moi, mais que Beria s’approchait furtivement de Molotov396. » Sa volonté de complaire aux dirigeants en place abuse Maïski. Beria, étranger à la fabrication du complot et sans aucune fonction dans la Sécurité d’État, n’a pu ni l’interroger personnellement ni le frapper. Peut-être, en revanche, a-t-il été interrogé par Goglidzé, aux ordres de Staline et d’Ignatiev.

Le 22 janvier, Staline reçoit un groupe de hauts dignitaires, dont Beria, pour discuter de vagues projets militaires. Puis de nouveau Malenkov, Beria et Boulganine le 16 février. Le 17, après une visite de l’ambassadeur de l’Inde, il s’entretient une heure avec un médecin, puis aussi longtemps avec Boulganine, Beria et Malenkov. Dans les deux cas, on ne connaît pas le sujet des conversations, ni pourquoi le fidèle Khrouchtchev est absent.

Le 20 février 1953, le colonel Koniakhine, chef adjoint de la section spéciale de la Sécurité d’État chargée des « affaires particulièrement importantes », est convoqué pour l’affaire Abakoumov. Devant lui, Staline déclare : « C’est Beria qui nous a fourré Abakoumov […]. Je n’aime pas Beria, il ne sait pas choisir les cadres, il s’efforce de placer partout ses gens à lui397. »

Le samedi 28 février 1953, Staline invite le quatuor Beria, Khrouchtchev, Malenkov et Boulganine à venir voir avec lui un film au Kremlin dans la petite salle de projection qui jouxte son appartement, puis il les convie à dîner dans sa villa de Kountsevo. Au sortir de ce dernier repas, Staline est encore vivant pour quelques heures.