CHAPITRE VI
Maintenant, ce geste lui était familier. À Huparlac aussi, dans le domaine de Monser Malahosen de Jeberberen, on s’agenouillait devant les baquets pour boire et pour manger. Même quand cela n’était pas indispensable… Telle était la règle : les nouveaux serfs devaient se désaltérer et prendre leur nourriture à genoux pendant tout le premier mois de leur séjour à Jeberberen. Et sur la Planète du Jugement, les mois avaient quarante-neuf jours et les jours… les jours étaient longs !
Serge ne se souvenait guère de son arrivée. Dans le camp de la forêt, les serfs avaient reçu l’injection ribo-mémorielle. Très douloureuse… Serge avait eu l’impression que ses nerfs, ses veines brûlaient comme des fils électriques incendiés par une multitude de courts-circuits. Et le foyer se concentrait dans sa tête où la fièvre se mit à flamber. Sa vue s’était brouillée. Aucun de ses sens ne fonctionnait plus. Il mordait désespérément la fougère sur laquelle il était couché. Plus tard, une faible lucidité lui vint. Il entendit ses compagnons délirer autour de lui en toutes sortes de langues. Il s’aperçut alors qu’il comprenait quelques mots : des mots de nejerien. Le nejerien était la langue de Nejernoey. Mais chacun de ces mots rallumait le feu dans sa tête. Tous les autres subissaient évidemment le même phénomène. Dans leur délire, ils criaient les mots de la langue nouvelle et aussitôt se mettaient à gémir. Mais ils ne pouvaient s’empêcher de répéter les mots. Leur délire était un exercice de vocabulaire.
Les serfs employés au camp traînèrent les nouveaux venus devant les baquets d’eau, dans lesquels ils leur trempèrent la tête pour les forcer à boire. Serge crut revivre les moments désagréables de son apprentissage de la natation, dans les eaux basses et saumâtres d’une petite rivière, trente ans plus tôt – et à combien d’années-lumière ? En s’apercevant de sa méprise, il éclata de rire. D’autres rires, niais, aigres, fous lui répondirent. Plus tard, la fièvre creusa un trou dans sa mémoire. Quand il s’éveilla, des lambeaux de phrases filaient au bord de son esprit embrumé, tremblaient sur ses lèvres sèches et se perdaient dans un bourdonnement incessant. Trente ou quarante serfs entassés sur un camion murmuraient à voix basse, chacun pour soi, incapables de se taire ou de se parler les uns aux autres.
On eût dit une prière improvisée, psalmodiée par des morts-vivants en route pour l’enfer. L’enfer ? Les serfs en bonne santé avaient été répartis entre les divers domaines du vorkar – comté – d’Huparlac. Serge s’était retrouvé dans un groupe d’une cinquantaine d’hommes et de femmes en partance pour le domaine de Jeberberen. Un serf du camp lui avait dit : « Tu pourrais tomber plus mal. Par exemple chez le Seigneur Ugi ! » Il n’était pas sûr d’avoir bien compris. Et puis il s’en moquait. Monser Malahosen serait son maître. Il ne connaîtrait sans doute jamais le redoutable Seigneur Ugi. Il devrait survivre dix ans – dix années de Shiraboam – pour affronter de nouveau son juge et peut-être retomber dans un autre enfer. Le paradis, de toute façon, n’était pas pour demain. Le paradis n’existait pas. Ils avaient quitté le camp mais non la forêt. La forêt couvrait la presque totalité du continent Nejernoey. Peut-être les serfs ne la quitteraient-ils que pour s’en aller au jugement dernier.
Serge s’étonnait d’être là. Avant le départ du camp, les anges gardiens avaient tué les serfs malades ou blessés et ceux que l’injection ribo-mémorielle avait rendus idiots ou fous. À coups de fouet et à coups de pied, de préférence, avec l’aide de quelques serfs en bonne santé, anciens ou nouveaux, qui n’étaient pas les moins féroces… Serge s’étonnait d’avoir résisté à toutes les épreuves. Sur le plan physique, le jugement l’avait transformé. Pour accomplir sa peine, il avait reçu une jeunesse et une vigueur nouvelles. Peut-être n’était-ce pas le cas de tous les autres. Il se sentait fort et déterminé.
Il trouvait merveilleux d’avoir à sa disposition un baquet d’eau et un baquet de nourriture. Les Terriens qui avaient survécu à la bombe auraient sûrement envié son sort et celui des serfs d’Huparlac. La pâtée était abondante et pas tout à fait immangeable, pourvu qu’on eût assez faim. La viande était rare. Les nouveaux n’avaient droit qu’aux plus mauvais morceaux : peaux ou graisses, tranches avariées ou souillées d’excréments. Encore leur fallait-il s’attirer la bienveillance des maîtres-serfs : chefs de cabane et chefs de groupe… Mais combien de Terriens n’avaient jamais connu le goût de la viande ?
Le vorkar d’Huparlac tirait la presque totalité de ses ressources de la forêt et des animaux qui la peuplaient. Peu après son arrivée, Serge fut affecté à une équipe de débroussaillage et de débardage. Il eut à travailler pendant une courte période dans une zone incendiée. La cendre qui imprégnait tout était aussi dure que du sable. Elle blessait cruellement les serfs. Le deuxième soir, Serge avait les paumes à vif et les doigts écorchés. Il se consolait en pensant qu’il n’avait pas reçu un seul coup de fouet de la journée et que ses nouvelles sandales lui allaient bien. Certains avaient moins de chance. Alors, le chef de groupe, un homme de race brune nommé T’nek, l’appela et lui fit signe d’approcher. Debout sur un tas de grumes dominant le chantier, il surveillait le rassemblement de son équipe : une vingtaine d’hommes et une demi-douzaine de femmes. Deux hommes et une femme faisaient office de contremaîtres.
— Monte ici, dit T’nek. J’ai à te parler.
Avec ses mains blessées, Serge eut beaucoup de peine à se hisser au sommet des troncs empilés. Presque tous avaient l’écorce brûlée, étaient lisses et saupoudrés de cendre… Après plusieurs glissades qui amusèrent fort le maître-serf, il réussit enfin à rejoindre ce dernier, qui l’observait d’un air de pitié méprisante. Serge commençait à devenir expert dans l’art de garder son calme face à toutes les situations.
— Me voici, maître, dit-il sur un ton neutre.
T’nek remit à sa ceinture le fouet qu’il avait levé négligemment. Il cracha en direction de Serge, mais fit exprès de le manquer d’assez loin, ce qui était en quelque sorte un signe de bienvenue.
— Tu es patient ? demanda-t-il.
— Patient ?
Les connaissances ribo-mémorielles qui avaient été injectées aux émigrants étaient très sommaires. Serge n’avait encore qu’une pratique imparfaite de la langue nejerienne. T’nek répéta le mot en l’accentuant fortement.
— Oui, patient.
— Il va falloir que je le sois. Je viens juste de commencer mes dix ans. Et les années sont longues sur Shiraboam !
— Oui… Une fois et demie plus que sur ma planète. Et deux fois plus que sur la tienne, d’après ce que j’ai entendu dire. Alors, tu es décidé à attendre le jugement décennal ? Tu es donc patient ! Moi, je suis plutôt du genre ardent. Tu sais qu’il y a parmi les serfs des Patients et des Ardents ?
— Je ne sais pas ce que ça signifie.
— Idiot ! Ça signifie qu’il y a ceux qui ont la vocation du martyre : ceux qui veulent rester serfs jusqu’au deuxième jugement ou jusqu’au jugement dernier, si ça se trouve, pour mériter le paradis à la fin des temps… Et puis ceux qui veulent abréger l’épreuve et vivre leur vie sur Shiraboam. Une vie qui a certains charmes quand on est libre et puissant. Je te souhaite de le découvrir par toi-même. Je suis ici depuis six mois, Goer. Et, crois-moi, je ne suis pas venu pour être jugé. J’ai seulement profité de l’occasion parce qu’il n’y avait pas d’avenir pour moi sur ma terre. Je sais que tu as quitté la tienne à la veille d’une guerre totale… Très peu pour moi, le jugement. Le juge m’a dit : « Dieu nous a autorisés à faire des êtres les plus mauvais les maîtres de cette planète et à leur donner tout ce qu’ils désirent ! »
— J’ai entendu ça aussi, avoua Serge.
— Malheureusement, je n’ai pas pu être considéré comme assez mauvais pour avoir droit à tout ce que je désire. C’est vrai, je suis peut-être trop bon ! Par chance, on peut se rattraper ici. Je n’ai pas tardé à l’apprendre. Si j’avais eu une belle gueule de fille, des cheveux blonds et des yeux bleus, j’aurais pu devenir un ange gardien. Dommage… Remarque, il y a des continents où les anges sont bruns, avec la peau foncée et les yeux noirs : ça me conviendrait mieux. Mais je me plais bien en Nejernoey et je crois que je vais y rester… J’ai découvert l’existence des Ardents et j’ai décidé d’en devenir un.
« Je te regarde depuis quelques jours et je me suis dit que tu pourrais être une bonne recrue pour nous. Les autres ne nous aiment pas et ils ne sont pas tous aussi patients que toi. Nous avons intérêt à être nombreux pour nous défendre… Oui, je t’ai observé. Tu es docile, zélé. C’est bien, mais ça ne va pas très loin. Tu n’as pas eu de punition grave depuis ton arrivée. Tu peux donc te porter volontaire pour en infliger une ou deux. Le fouet, la baignoire, la peinture, n’importe… Moi, je suis là depuis six mois et je vais être affranchi bientôt. L’ange chef me l’a promis. Mais – ça va te paraître énorme – je n’ai encore tué personne depuis que je suis maître-serf ! Il faut que je trouve une occasion et vite. Seulement, il y en a qui tuent pour un oui ou pour un non des serfs en bonne santé et pas vraiment dangereux. Ce n’est pas comme ça que Monser Malahosen de Jeberberen s’enrichira !
« Non, il faut tuer à bon escient. Et je pense que je vais avoir une belle occasion sans tarder. On nous a amené une fille qui a été chassée du gynécée et des cuisines. Elle n’est bonne à rien nulle part. Elle a l’air malade et elle est laide comme un hipars. J’attends l’accord de l’ange chef. Il est convenu que je la tuerai au fouet. Pas si facile, hein ? J’aurai sûrement besoin de quelqu’un pour me relayer pendant que je soufflerai un peu. Et j’ai pensé à toi. Ne me réponds pas tout de suite. Demain matin, tu auras qu’à t’entraîner en donnant une ou deux punitions légères. Tu verras si tu tiens bien le coup.
« Allez, va-t’en. Je t’ai assez vu ! »
Serge se laissa glisser au sol en se râpant un peu plus les mains. Les trois aides-maîtres finissaient de rassembler l’équipe. Une serve nommée Dj’ni arriva en racontant d’un air terrorisé qu’elle et plusieurs de ses compagnons avaient entendu des syges. Un serf ancien remarqua que les syges ne sortaient jamais avant la tombée de la nuit.
— Même au fond des bois ?
L’ancien haussa les épaules. T’nek s’approcha en brandissant son fouet.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Les syges, maître…
— Ils ne sortent jamais avant le lever d’une lune.
— On les a entendus crier : « Truiii ! truiii ! »
— Idiote ! C’est le cri des hipars, ça. Et il n’y a plus de hipars à Huparlac depuis un sacré bout de temps ! Comptez-vous trois. On rentre !
Pas un jour ne passait sans qu’il y eût au moins une allusion à la menace que les syges faisaient peser sur les humains d’Huparlac. Les habitants des domaines et des villages du Nejernoey vivaient en état de siège. Sur tout le continent, la journée appartenait aux hommes et la nuit aux êtres de la forêt, les mystérieux et redoutables syges. Qui étaient donc les syges ?
Parmi les connaissances injectées aux serfs avec les éléments ribo-mémoriels, figuraient certaines informations historiques et géographiques sur le continent. Les syges avaient été les premiers occupants de la plupart des territoires de l’hémisphère nord. Avec naturellement, toutes sortes d’animaux, dont les plus communs restaient les ours, les loups, les cerfs, les chevaux et les bisons. Avant l’arrivée des hommes, il y avait aussi les hipars… Les syges étaient un peu plus que des animaux et un peu moins que des démons. Ces êtres intelligents, rusés – et même diaboliques, disaient les prêtres de Thorbar – avaient évolué à partir des chauves-souris géantes qui peuplaient le Nejernoey à la période préhistorique. Du moins on le racontait. Une variété abâtardie de ces chauves-souris, les hipars, subsistait encore au moment où les premières colonies humaines s’étaient installées. Puis les hommes avaient conquis les clairières, exterminé les hipars et repoussé les syges au fond des bois.
Les syges avaient un aspect vaguement simiesque. En fait, c’étaient des humanoïdes, mais nul ne voulait l’admettre. Les hipars étaient des chauves-souris ordinaires, quoique de très grande taille. Il en restait peut-être quelques-uns en liberté dans les forêts les plus impénétrables du Nejernoey, loin d’Huparlac. Des spécimens en semi-liberté se trouvaient au zoo-musée de Samara-Hio… Les deux espèces étaient des vampires qui suçaient le sang de l’homme et des animaux. Totalement privés de sang humain, les hipars dépérissaient et, en général, mouraient. C’est pourquoi ils avaient disparu. Dans le même cas, les syges se rabattaient sur les chevaux et les cervidés, tout en continuant de chasser les humains isolés et parfois d’attaquer les domaines les plus faibles.
Les colons d’Huparlac disposaient d’armes à feu équivalentes à celles qui existaient sur la Terre au milieu du XIXe siècle. Ils avaient aussi des arcs et des arbalètes… Ils possédaient quelques véhicules à moteur, des chemins de fer et des planeurs. Les syges se battaient surtout avec leurs dents et leurs griffes. La nuit, leur supériorité était totale. À leur vision nocturne parfaite s’ajoutaient une souplesse et une rapidité qui leur permettaient de se déplacer en silence et d’échapper quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent aux projectiles que leur décochaient les hommes. La terreur paralysante qu’ils inspiraient à ces derniers jouait aussi en leur faveur.
Ils avaient cessé de reculer. Et la civilisation humaine avait par voie de conséquence cessé de progresser. Malgré les efforts du Grand Meneor, prince élu du Nejernoey, la situation n’évoluait plus en faveur de l’humanité. Mais peut-être le Grand Meneor, chef de l’armée de justice ne faisait-il pas tout son possible pour vaincre les syges ?
Moins bien protégés contre les incursions des vampires que les habitants du château et les francs sujets qui vivaient dans le village fortifié de Beren, les serfs partageaient la peur de leurs maîtres, en l’aggravant par toutes sortes de superstitions. Ainsi, on racontait dans les cabanes que tous ceux qui mouraient vidés de leur sang par les syges perdaient leur droit à la résurrection et au jugement dernier. « Si l’un de ces monstres boit ton sang, tu meurs pour toujours, toujours, toujours… » Les Ardents s’amusaient à répandre ces légendes pour entretenir les craintes des Patients et mieux les dominer.
Mais au village de l’est, appelé Cinq-Cabanes-du-Loup-gris, le Mordant Marino ricanait, jetant des imprécations où il mêlait le nejerien à l’italien, sa langue maternelle. « La résurrection n’existe pas, tas d’imbéciles. Ni le jugement dernier, ni les juges suprêmes. Les Boaras sont une invention des seigneurs esclavagistes de Shiraboam. Alors, mourir sous le fouet d’un ange gardien ou sous la dent d’un syge… Quand on est mort, c’est pour toujours ! » Mais il était isolé. Dans le clan des Mordants – les révoltés – même Ar’xl et Na-ji-mi croyaient au jugement dernier.
Cinq-Cabanes-du-Loup-gris était le village de Serge, qui habitait avec Marino la troisième-cabane-des-hommes. Le règlement des villages de serfs prévoyait une sévère ségrégation sexuelle. L’accouplement était accordé comme une faveur extrême aux plus serviles des Ardents et aux plus dociles des Patients… Le chef de la troisième cabane était un Ardent modéré ou un Patient habile, on ne savait trop. Dans ce village du Loup-gris, où les Mordants étaient plus nombreux qu’ailleurs et où les Ardents ne se manifestaient pas trop, il avait réussi à devenir un arbitre respecté. La nuit, derrière le bat-flanc qui l’isolait des autres serfs, il faisait semblant de ronfler lorsque Marino s’approchait de Serge pour lui parler dans une langue de la Terre : italien ou français, ou plutôt un mélange des deux.
— Je sais que ce salaud de T’nek t’as conseillé de te porter volontaire pour donner les punitions. Exact ?
— Exact, convint Serge.
— Et c’est tout ?
— Non. Il aimerait que je l’aide à… à faire mourir une femme. Une femme qu’on a envoyée du château et qui…
— Je l’ai vue. Elle est dans la première cabane des femmes. Ils l’ont salement abîmée. Elle va crever, de toute façon… Et qu’est-ce que tu as répondu ?
— Rien.
— Tu n’as pas envie de devenir un Ardent ? Le ticket d’entrée est trop cher pour toi ?
Serge se taisait.
— Tu serais plutôt d’accord avec nous, les Mordants ?
— C’est à voir.
Marino écouta ronfler le chef de cabane, émit un rire bref.
— Si tu ne fais pas ce qu’il t’a dit, il va te mener la vie dure. Malgré ton nom…
— Malgré mon nom ? Pourquoi mon nom ?
— Parce qu’il ressemble pas mal à celui du Prince élu… Ouais, ça pourrait être une occasion intéressante. Tu fais ce qu’il dit, tu passes pour vouloir devenir un Ardent… mais tu restes un Mordant ! Vu ?
— Je ne suis pas un Mordant, Marino !
— Comme je te connais, tu ne vas pas tarder à le devenir. Bon, voilà ce que je te propose. Demain, je m’arrange pour me faire sanctionner : ça n’étonnera personne parce que ça m’arrive plus souvent qu’à mon tour. Alors, tu te proposes pour la punition. Et tu n’auras pas besoin de me ménager. J’encaisserai !
Il baissa la voix. Mais les deux autres Terriens de la cabane étaient des Jaunes qui ne connaissaient sûrement ni le français ni l’italien.
— Autrefois, déjà, je supportais bien la douleur. Depuis le jugement, je ne sais pas ce qui s’est passé, je ne la ressens presque plus. J’espère que les anges gardiens ne s’en apercevront pas : ce serait dommage… Tu vois, je te donne une chance de passer vraiment de leur côté, si tu en as envie. Tu me dénonces et ils me font crever sous la torture. Mais on est terriens, tous les deux. Et même latins, quoique tu aies un nom plutôt allemand ou je ne sais quoi… Goer de la Terre, hein ? Je te fais confiance, camarade. Que penses-tu de ma proposition ?
— Laisse-moi réfléchir… Comment s’appelle exactement le Prince élu ?
— Prince Jawal Gor de Terra, Grand Meneor du Nejernoey ! Gor de Terra… Ça signifie peut-être qu’il est terrien comme nous ! Et Gor, Goer… ça pourrait être le même nom, juste un peu déformé par la prononciation. Comment tu expliques ça ?
— Je ne l’explique pas.
— Faudra que j’essaie de me renseigner sur le Prince. Dis donc, Goer de la Terre, il paraît que tu as des yeux de chat…, des yeux de syge !
— J’y vois assez bien la nuit, c’est vrai.
— N’en parle pas et tâche de ne pas trop le montrer : c’est un atout que tu devrais garder caché. En attendant, j’ai un papier, là, un message. Il y a juste quelques mots écrits assez gros. Je serais curieux de savoir si tu peux les lire.
Serge secoua la tête. Comme Marino ne pouvait probablement pas distinguer ce geste, il prononça très bas, car le chef de cabane s’était fatigué de ronfler, de l’autre côté du bat-flanc proche :
— J’ai peur que non. Trop sombre pour lire.
L’Italien lui toucha le bras.
— Là, regarde : une fente. La grosse lune éclaire. Peut-être ça va ?
Il fourra un morceau de papier dans la main de Serge. Celui-ci rampa vers le mur de rondins. La fente provenait d’un éclat de bois arraché à la base d’un fût. Elle se trouvait donc au ras du sol et diffusait à peu près autant de clarté qu’un minuscule ver luisant terrestre. Serge déplia le morceau de papier et le posa sur la poussière. L’écriture, quoique maladroite, lui parut familière. Maladroite ? Non. Celui – ou celle – qui avait griffonné ces quatre ou cinq mots avait dû se servir d’un morceau de charbon ou quelque chose de ce genre.
Il ferma un instant les yeux, fronça les sourcils. Quand il souleva les paupières, il vit les mots… quatre mots et la signature, un peu moins d’une seconde. Assez pour comprendre le sens de la phrase. Mais il ne crut pas ce qu’il lisait. Il recommença et lut – pendant un peu moins d’une seconde – les mêmes mots, la même phrase. Il recommença encore et cette fois, la vision persista un peu plus d’une seconde. Alors, il sut qu’il ne rêvait pas. Quatre mots et une signature. Un message.
Je suis à Jeberberen. Sophie.