(2) Nostalgie incontinente
Si je n’ai rencontré la « réminiscence » qu’occasionnellement dans le contexte de l’épilepsie ou de la migraine, je l’ai en revanche couramment rencontrée chez mes patients postencéphalitiques excités par la L-DOPA – à tel point que j’ai appelé la L-DOPA « une étrange machine individuelle à remonter le temps ». Cela prit une tournure si dramatique chez l’une de mes patientes que je fis d’elle le sujet d’une « Lettre à l’éditeur » publiée dans Lancet en juin 1970 et reproduite ci-dessous. Je pensais alors à la « réminiscence » au sens strict, jacksonien, d’afflux convulsif de souvenirs d’un passé lointain. Par la suite, lorsque j’en vins à écrire l’histoire de cette patiente (Rose R.) dans Cinquante Ans de sommeil, je pensais moins à la « réminiscence » qu’à un « stoppage »{37} (« Est-elle jamais sortie de l’année 1926 ? » écrivis-je alors) – et ce sont les termes dans lesquels Harold Pinter décrit « Deborah » dans Une sorte d’Alaska.
Un des effets les plus étonnants de la L-DOPA, lorsqu’on l’administre à certains patients postencéphalitiques, est la réactivation de symptômes et de types de comportements propres à un stade beaucoup plus précoce de la maladie, mais « perdus » par la suite. Nous avons déjà commenté, à ce propos, l’exacerbation ou la récurrence de crises respiratoires, de crises oculogyres, d’hyperkinésies répétitives et de tics. Nous avons aussi observé la réactivation de beaucoup d’autres symptômes « assoupis », primitifs, comme la myoclonie, la boulimie, la polydipsie, le satyriasis, la douleur d’origine centrale, les réactions forcées, etc. À des niveaux fonctionnels bien supérieurs, nous avons assisté au retour et à la réactivation d’attitudes morales, de systèmes de pensée, de rêves et de souvenirs élaborés, à forte charge affective – tous ces symptômes ayant été « oubliés », réprimés ou du moins inactivés dans les limbes, profondément acinétiques et parfois apathiques, des maladies postencéphalitiques.
Un exemple frappant de réminiscence forcée induite par la L-DOPA est le cas d’une femme de soixante-trois ans, atteinte d’un parkinsonisme postencéphalitique progressif depuis l’âge de dix-huit ans et placée depuis vingt-quatre ans dans une institution spécialisée pour un état presque permanent de « transe » oculogyre. Au début, la L-DOPA la soulagea de façon spectaculaire de son parkinsonisme et de son état de transes oculogyres, lui permettant de parler et de se mouvoir presque normalement. Cette amélioration fut suivie d’une excitation psychomotrice (comme c’est le cas chez beaucoup de nos patients) et d’une augmentation de la libido. Cette période fut marquée par la nostalgie, l’identification heureuse à un moi juvénile et un afflux incontrôlable de souvenirs et d’allusions érotiques. La patiente demanda un magnétophone et, en l’espace de quelques jours, enregistra d’innombrables chansons paillardes, des plaisanteries et poèmes « salaces », tous provenant de ces anecdotes et plaisanteries obscènes qui circulaient dans les night-clubs et les music-halls vers la fin des années vingt. Ces séances s’agrémentaient de familiarités désuètes, d’intonations et de maniérismes, d’allusions à des événements de l’époque, qui évoquaient tous irrésistiblement le temps du charleston. Nul n’était plus surpris que la patiente elle-même : « C’est curieux, disait-elle, je ne comprends pas. Cela fait plus de quarante ans que n’ai pas entendu ces histoires, ni pensé à elles. J’ignorais que je m’en souvenais. Mais elles continuent à me trotter dans la tête. » Comme son excitation augmentait, nous dûmes réduire la dose de L-DOPA. La patiente, tout en continuant à s’exprimer clairement, « oublia » alors instantanément tous ces souvenirs d’autrefois et ne fut plus jamais capable de se rappeler une seule strophe des chansons qu’elle avait enregistrées.
La réminiscence forcée – généralement associée à une impression de déjà-vu38 et à un « dédoublement de conscience » (pour reprendre les termes jacksoniens) – est assez fréquente dans les attaques de migraine et d’épilepsie, dans les états hypnotiques et psychotiques, et, d’une façon moins dramatique, chez chacun d’entre nous, sous le puissant effet de stimulus qu’ont certains mots, certains sons, certaines scènes et particulièrement certaines odeurs. Dans les crises oculogyres peuvent se produire des afflux soudains de souvenirs, comme dans ce cas décrit par Zutt où « des milliers de souvenirs se pressent brusquement dans l’esprit du patient ». Penfield et Perot ont pu déclencher des souvenirs stéréotypés en stimulant certains points épileptogènes du cortex ; ils en ont déduit que des attaques survenant naturellement ou artificiellement provoquées chez ces patients activent des « séquences mnémoniques fossilisées » dans le cerveau.
Nous présumons que notre patiente (comme tout le monde) a une accumulation presque infinie de traces mnémoniques « endormies », certaines d’entre elles pouvant être réactivées dans des conditions spéciales, notamment lorsqu’elle est en proie à une excitation irrépressible. Ces traces, pensons-nous – comme les empreintes sous-corticales d’événements ayant eu lieu très en dessous de l’horizon de la vie mentale –, sont gravées de façon indélébile dans le système nerveux et peuvent rester indéfiniment en suspension, soit faute d’excitation, soit sous l’effet d’une inhibition positive. Leur excitation ou désinhibition peuvent bien sûr avoir des effets identiques, ou se déclencher mutuellement. Nous doutons cependant que l’on puisse dire des souvenirs de notre patiente qu’ils ont été simplement « réprimés » au cours de sa maladie, et ensuite « libérés » sous l’effet de la L-DOPA.
La réminiscence forcée induite par la L-DOPA, les sondages corticaux, les migraines, les épilepsies, les crises diverses, etc., sembleraient, au premier abord, une excitation ; tandis que l’irrépressible réminiscence nostalgique du grand âge, et parfois de l’alcoolisme, s’apparenterait davantage à une désinhibition et à la mise au jour de traces mnémoniques archaïques. Quoi qu’il en soit, chacun de ces états peut « libérer » la mémoire et conduire à réexpérimenter et revivre le passé.