CHAPITRE XII

 

Gurvan coupa tous les systèmes et pressa l’ouverture du toit. Un auxi était déjà en train de poser une échelle de fortune contre la Flèche pour qu’il puisse descendre.

Son N°2 le rejoignit. C’était une fille, Brodak, aux cheveux d’un blond très clair. Elle avait un visage rond avec un petit menton pointu et des lèvres charnues.

— Désolée de vous avoir perdu, sergent… Elle fit une moue rigolote.

— Est-ce que ça va aussi vite en combat ? Ils marchèrent doucement vers le mess, le casque à la main. Ils avaient pris l’habitude de laisser le sac de survie dans les intercepteurs.

— Il faut que tu t’y habitues, parce que c’est plus sec. Pas vraiment plus vite mais… comment dire, désordonné. Si tu veux, les trajectoires qu’on suivait étaient très ordonnées, on enchaînait des évolutions rapides, mais prévisibles dans une certaine mesure. Au combattu ne peux pas te le permettre, il faut délibérément être brutal.

— Je me demande si j’y arriverai.

— Oui. Tu tiens bien ta machine.

— A condition que je sorte intacte du premier combat.

— On en est tous là, mais si tu suis bien ton N°1 ça devrait aller.

— Je ne sais pas ce que je donnerais pour être derrière vous pour le premier.

Elle balançait des choses comme ça, naturellement. Au début, Gurvan croyait qu’elle le flattait. Mais non, elle était nature. Ils volaient souvent ensemble. Forcément il n’y avait que trois N°1 et Dji maintenait une paire en vol pendant les trois quarts de la journée.

Mais ça allait changer, elle avait décidé de désigner des N°1 parmi les jeunes pour les faire voler davantage et épargner les anciens. Les appareils, eux, ne souffraient pas de cet usage assez tranquille. Pourtant une panne serait définitive, ici.

Sank était le seul à ne plus voler régulièrement puisqu’il n’y avait pas de tracteur. Alors il s’était fait qualifier sur le transport par le pilote et ils faisaient un tour dans l’espace chaque semaine.

Ils arrivaient dans le mess et un jeune, Travor, vint vers eux.

— Alors il t’a fait faire des culbutes ? il dit à la jeune fille.

— Non… c’est quoi, ça ?

— Rien de vraiment important, répondit Gurvan. Une figure qui peut surprendre un Géo que tu aurais aux fesses.

— Et il faut que tu t’y attendes, mignonnes comme elles sont ! fit le mec.

Elle rosit et le gars se marra. Elle était étonnamment prude et il la charriait souvent de cette manière.

— En tout cas, c’est pas toi qui en profiteras, elle lâcha en se détournant.

Le gars en resta interloqué. C’était la première fois qu’elle répondait comme ça.

Gurvan sourit.

— On dirait qu’elle change, la petite Brodak, il fit.

— Ben ça oui… Dites, sergent, vous faites un gafle avec nous ?

— Vous êtes trop forts pour moi, je vais me reposer.

Il gagna sa chambre, au fond du bâtiment, et enleva sa combine. Malgré le chauffage il faisait assez frais et il frissonna en enfilant des vêtements récupérés. Puis il s’assit sur la couchette et se demanda s’il allait enregistrer un quartz. Ils en avaient trouvé des pleins containers. Mais à qui l’adresser ? Lesquels de ses frères et sœurs-édu étaient encore en vie ? De sa génération de Materédu il était peut-être le seul survivant…

Curieusement les souvenirs de ses années de jeunesse s’estompaient dans sa mémoire. Autant les premiers mois de combat ils étaient vivaces, autant maintenant tout se fondait dans une atmosphère d’affection.

Les seuls encore vraiment précis concernaient les moments passés dans les serres, quand il faisait pousser des fruits. Peut-être parce qu’il y avait son passage sur la planète mauve pour les renforcer.

Ça le ramena à Dji et sa froideur. Il se souvenait de la fille amusante et attentionnée sur la planète mauve… Quel changement ! Une nouvelle fois il se demanda ce qui avait pu se passer. Il souffrait de son attitude qui ne l’incitait surtout pas à lui poser directement la question.

La porte s’ouvrit sur Sank.

— Je me doutais bien que je te trouverais là. Tu sais que tu es souvent à part ?

Gurvan ne répondit pas.

— Bon, d’accord, ça ne me regarde pas.

— Non, c’est pas ça. Disons que je ne peux pas en parler.

— Tu sais, le règlement, ici…

Gurv lui jeta un regard rapide. Que savait-il exactement ? Jamais il ne lui avait parlé de Dji. A personne d’ailleurs. D’après le règlement, si un pilote apprenait par hasard une liaison entre deux camarades d’une même unité, il avait le devoir de le signaler. Et il le faisait parce que c’était vrai que ça pouvait mettre en danger l’escadron, au combat. Un mauvais réflexe pour protéger l’autre…

— Je ne comprends pas, il fit.

— O.K., O.K., bon, si on allait faire une petite expédition de chasse ?

C’était la seule solution pour avoir de la viande. Il y avait de grands animaux, des sortes de buffles avec un pelage épais et long dont la viande était comestible. Périodiquement ils allaient en abattre. Ils partaient à quatre avec l’un des petits véhicules récupérés et s’éloignaient de plusieurs centaines de kilomètres. L’affaire de quatre ou cinq jours.

— J’ai prévenu Dji, poursuivit Sank, elle est d’accord. On peut demander des volontaires. Départ demain matin, ça t’irait ?

Gurvan se secoua.

— D’accord.

Il dîna tôt, ce soir-là, seul, et rentra se coucher. Le lendemain il faisait encore nuit quand il s’équipa. Il n’y avait que les vestes de fourrure pour conserver vraiment la chaleur, dans ces expéditions. Il enfila deux collants l’un sur l’autre pour protéger ses jambes, prit un thermique de combat et un sac de batteries et sortit.

L’un des véhicules était préparé et il le vérifia avant de revenir prendre un petit déjeuner au mess. Sank était là avec Rodil, l’auxi qui dirigeait un petit groupe pendant le nettoyage de la base, et Brodak. La jeune fille avait l’air excitée.

— Salut, sergent, vous voulez bien que je vous accompagne ? Je ne vous ai pas vu, hier soir.

— Bien sur.

Il se demanda pourquoi elle posait la question, comme s’il avait à refuser.

Dji apparut comme ils achevaient de manger. Elle prit un pot d’une infusion chaude et approcha, les regardant en silence en buvant à petites gorgées. Gurvan se sentit mal à l’aise. Elle avait un regard qu’il n’aimait pas. Comme si… elle souffrait. Ou autre chose qu’il ne sut pas traduire.

— Dans quelle direction vous allez ?

Gurvan haussa les épaules.

— Vers l’est. On n’est jamais allé par là, dit Sank.

Dji hocha la tête lentement, secouant ses cheveux qui commençaient à pousser, depuis deux mois qu’ils étaient là.

— N’oubliez pas de rester en liaison-radio.

C’était évident et Gurv ne comprit pas pourquoi elle le précisait. Elle parut vouloir ajouter quelque chose en regardant Brodak mais y renonça et se détourna brusquement.

Gurvan la regarda avant de franchir la porte en dernier. Elle était tournée de son côté et leurs regards se rencontrèrent. Il n’y avait que de la froideur dans le sien et Gurv fut une nouvelle fois peiné. Une peine qui fut immédiatement remplacée par de la colère.

Il claqua la porte. Sank avait mis en route et pris les commandes.

L’engin se souleva sur son coussin d’air et démarra lentement au milieu de la poussière qui volait.

Dés la sortie de la base, il accéléra et la visibilité fut parfaite. Avec cet air froid on voyait très loin. Sank afficha un cap nord-est et Gurvan s’enfonça dans son fauteuil, le visage à dix centimètres de la fenêtre de synthé transparent. Il ne faisait pas plus de deux à trois degrés dans l’engin et de la buée commençait à se déposer.

— Quand quelqu’un voudra manger ou boire quelque chose je suis de service, lança Brodak, au bout de six heures de route.

C’était la première fois qu’elle participait à une de ces expéditions et elle était ravie de quitter la base.

— Moi, je boirais bien un truc chaud, fit Rodil. C’était un type équilibré, l’un des premiers auxis à avoir compris que les relations entre pilotes et auxis devaient fatalement évoluer et qui avait osé parler naturellement à l’autre groupe.

— Moi aussi, tiens ! lâcha Sank.

— D’accord… et mon sergent préféré ? Gurvan sursauta.

Sank rit.

— Ton sergent préféré n’a pas tellement le moral.

— Je saurai bien le lui redonner, fit la jeune fille d’un ton amusé.

Gurvan n’en revenait pas. Elle y allait sec ! Et en plus ce n’était pas son genre, ce rentre-dedans…

— Dis donc, tu prends des risques avec le règlement, renvoya Sank en s’amusant franchement.

— Tu connais une autre unité ou me faire muter ? elle balança de l’arrière sans lever la tête du petit complexe de nourriture.

Eh bien, elle affichait la couleur ! Rodil éclata de rire.

— C’est sympa, chez vous…

— Puisque tu ne bois pas, Gurv, tu veux me remplacer, ça te donnera une contenance. Je te trouve bien silencieux.

Gurvan secoua la tête. Sank avait visiblement trouvé une équipe qui lui convenait. D’ailleurs il commençait à s’amuser lui aussi avec ces types décontractés. Et Brodak, avec ses façons directes, lui plaisait aussi. Il se leva et se glissa aux commandes sans qu’ils ne s’arrêtent. Le véhicule tangua un instant puis reprit son cap.

La terre noire était recouverte d’une herbe d’un vert tellement foncé qu’elle faisait un tapis uni, sombre. Avec le ciel perpétuellement bouché et la lumière terne, le paysage était triste, sur cette planète. D’autant que les grandes forêts étaient composées d’arbres assez rabougris, aux branches torturées et d’un gris désespérant. Les troncs étaient un peu plus clairs que les petites feuilles serrées.

Ils avaient vu assez peu d’animaux, au cours des expéditions de chasse précédentes. De grands vols d’oiseaux au plumage foncé et ces grands buffles, solitaires, apparemment. Jusque-là ils ne s’étaient pas risqués en direction des contrées enneigées ou glacées, au nord et au sud.

Sank revint près de Gurvan, un pot fumant à la main sur lequel il se réchauffait les mains. Il s’appuya de l’épaule contre la paroi de droite, à côté de son ami. Sur le sol plat l’engin était stable.

— Pas envie de te dégourdir les jambes ?

— Dans cette plaine ?

— Quand on verra une forêt.

— D’accord… Dis, c’est une idée à toi la présence de Brodak ?

Sank rit doucement.

— Non, je ne t’aurais pas fait ça ! Elle m’en avait parlé plusieurs fois. Difficile de trouver une raison pour refuser. Elle est plutôt mignonne, d’ailleurs, non ?

— Oui, justement.

Sank se marra encore et posa une main sur l’épaule de Gurv.

— Ne t’inquiète pas, elle a le sens de l’humour.

— Oh, je m’en suis aperçu. Mais je ne suis pas sûr que la plaisanterie soit toujours, comment dire, innocente.

— Elle n’a pas caché son jeu, tout de même.

— Ça non ! Mais je ne suis pas non plus l’Apollon du coin, alors je me pose des questions.

— Tu es bien le seul. A l’heure actuelle, il n’y en a pas beaucoup qui refuseraient une fille pareille. Elle a un sacré charme. On n’est pas si nombreux…

Gurvan ne répondit pas. Impossible d’expliquer ses raisons. Et l’insistance de Sank l’intriguait.

— Dis donc, fit celui-ci au bout d’un moment, c’est quoi, ces traînées ?

— Quoi ?

— Là-bas, devant.

Gurvan scrutait le paysage. Il finit par brancher l’écran de visibilité extérieure dont ils se servaient la nuit. Cette fois il distingua des sortes de longues barres, en travers de leur route, loin devant.

Machinalement il ralentit, revenant à la vue directe, au travers du synthéverre. Plus ils en approchaient, moins elles devenaient visibles.

Il stoppa juste au bord. Les autres s’étaient approchés et ils regardaient tous, en silence. Gurvan finit par se décider. Il coupa les moteurs à effets de sol qui soulevaient tant de saloperies qu’on ne voyait plus rien. L’engin se posa doucement sur le sol.

Gurv se leva et passa à l’arrière enfiler sa veste de fourrure. Il ouvrit la porte et descendit. Un vent froid soufflait de l’ouest. Lentement il approcha de la zone plus claire… On aurait dit que l’herbe était aplatie.

Mais pas uniformément… Comment ces traces avaient bien pu… Les autres le rejoignirent et avancèrent.

Du givre s’était déposé sur les brins couchés, pendant la nuit.

— Sûrement pas un troupeau, je pense fit Rodil, accroupi.

Les limites étaient trop franches, trop nettes. Gurvan se détourna vers l’est. Les traces étaient parfaitement rectilignes. Droit sur l’horizon. Il se sentit vaguement mal à l’aise.

— Eh, regardez…

Brodak était tournée vers le véhicule et montrait du doigt l’arrière. Il était posé au bout d’une trace exactement identique qui s’étendait à l’infini !

Cette fois, Gurvan reçut un petit coup au creux de l’estomac. Il croisa le regard de Sank, tendu. Ils avaient la même idée.

— Un autre engin ? fit celui-ci.

Gurvan fit la moue.

— Les traces sont plus larges que les nôtres…

— Plusieurs ?

— Ouais… ou peut-être plus gros.

— Vous pensez à quoi ? dit Rodil.

Sank fit quelques pas de côté.

— Aux gars qui ont essayé de s’enfuir quand on a attaqué la base. Ils allaient vers l’est, a dit Rom.

— Une autre base ?

Gurv haussa les épaules.

— Je ne sais pas, mais ils avaient peut-être un but précis. Si on était attaqués, je ne partirais pas droit devant. Sur cette planète c’est idiot.

— Mais pourquoi ces traces, là ? Qu’est-ce qu’ils foutent dans ce coin ?

— On pourrait penser que quelqu’un nous cherche, lâcha Sank en approchant. Sans bien savoir ou on est.

— Là ça ne colle plus, remarqua Gurvan en réfléchissant à voix haute. N’importe qui devinerait qu’on est dans la base.

— Exact. Mais personne n’y est peut-être jamais venu. Et le radioguidage n’est pas branché, d’où une erreur, assez faible finalement, on n’est qu’à moins d’une demi-journée de route.

Ça, c’était possible. Et si des engins cherchaient la base c’était forcément pour l’attaquer…

Gurvan songea brusquement à la radio. A la base les seules liaisons étaient entre les Flèches et le sol. Et comme les systèmes de communication entre les deux armées étaient incompatibles, ils utilisaient une Flèche comme P.C. au sol ou une permanence était assurée tant que des intercepteurs étaient en vol. Moralité, les radios ennemies n’étaient utilisées qu’en chasse…

Dji avait recommandé de ne pas oublier ces liaisons. S’ils n’appelaient pas bientôt, c’est elle qui le ferait ! Ce qui serait perçu par n’importe quel poste du même genre.

Il réfléchissait rapidement.

— On rentre ! Rodil, tu te mets à la radio. Si la base émet, tu la coupes en disant seulement « silence ». Compris ?

— D’accord.

— Tu ne veux pas essayer de suivre les traces ? fit Sank. De toute façon, Dji appellera avant qu’on ne soit rentrés…

Il avait raison, seulement…

— De quel côté ? Vers l’est ou vers l’ouest ? Comment déterminer le sens de marche, moi je ne sais pas.

— Vers l’est, non ?

— A cause des fuyards… oui, peut-être.

— De toute façon on les attaquera avec les Flèches.

— Alors rentrons au galop.

Sank se mit aux commandes et accéléra au maximum. Il gardait les yeux fixés sur leurs propres traces. L’atmosphère avait changé, à bord. Ils étaient préoccupés. Pas vraiment tendus, mais soucieux de ce qui pouvait se produire.

La nuit n’était pas loin quand Brodak qui se tenait près d’une fenêtre de droite tendit le bras.

— Qu’est-ce que c’est ?

Des trucs filaient à une vitesse folle juste sous la couverture nuageuse…

Gurvan mit une seconde à comprendre. Il se rua à l’arrière et arracha le micro de son support.

— Alerte… alerte. Mettez-vous à l’abri… des missiles… les appareils en l’air immédiatement !

Il revint à la fenêtre. On ne distinguait plus que des points noirs. Il avait de la peine à respirer. Dji, là-bas, et ces saloperies qui allaient percuter. Aurait-elle le temps de décoller sa Flèche ? Ces missiles volaient tellement vite…

 

Fin de « Gurvan : les premières victoires »

Suite et fin dans « Officier-pilote Gurvan ».