De retour à l’appartement, j’ai commencé à écrire, les jambes repliées sur le canapé du salon, le bloc de papier contre mes genoux. J’ai laissé la porte-fenêtre ouverte. Il fait très chaud. Peu importe. Maintenant que j’en suis venu aux aveux, il faut que je replonge dans ces années lointaines.
Avant de devenir le romancier anglais Ambrose Guise, j’ai débuté dans la vie, en qualité de bagagiste. Oui. Bagagiste. C’est le seul métier – exception faite de celui d’écrivain – que j’aurai jamais exercé.
J’avais vingt ans et je passais quelques jours de vacances en Haute-Savoie dans une station de sports d’hiver, vacances qu’il me faudrait bientôt interrompre : il me restait à peine de quoi payer mon ticket de retour. Pour quelle destination, j’aurais été bien incapable de le dire.
La neige m’avait surpris sur la route de Rochebrune, et comme on ne voyait pas à un mètre devant soi je m’étais réfugié dans le hall du premier hôtel. Ce hall était noyé de pénombre à cause d’une panne d’électricité, et le concierge avait posé sur le bureau de la réception une torche électrique qu’il prenait de temps en temps pour chercher derrière lui, au fond d’un casier, la clé ou le courrier d’un client. C’était l’heure incertaine que je connaissais bien à Paris : l’obscurité descend peu à peu, mais les réverbères ne sont pas encore allumés, et les masses des immeubles se découpent sur le ciel, comme se découpaient, en cette fin d’après-midi-là, les silhouettes des clients qui traversaient le hall ou se tenaient immobiles sur les fauteuils de cuir. Et je ne peux m’empêcher, à l’instant où j’écris ces lignes de penser : non, ce n’est sans doute pas un hasard d’avoir rencontré pour la première fois Carmen à cette heure-là. S’il est une heure particulière de la journée qui peut vous évoquer quelqu’un, pour moi Carmen restera toujours associée à ce moment délicat et poignant où le jour tombe.
Je m’étais assis dans un coin, tout près de la réception. J’ai entendu le concierge dire :
— Mais bien sûr, madame… Tout de suite, madame… tout de suite… avec un empressement qui m’a étonné et qui tranchait sur sa manière sèche de répondre aux autres clients.
Puis il a pris le téléphone.
— Allô… Je voulais savoir si la voiture était prête pour Mme Blin…
Il a raccroché.
— Il n’y a plus aucun problème, madame Blin.
Alors, mes yeux se sont posés sur cette Mme Blin, qui me tournait le dos et s’appuyait nonchalamment du coude au comptoir de la réception. La torche du concierge éclairait ses cheveux blonds. Elle portait une veste de fourrure beige. Elle n’était ni grande ni petite. Son visage a légèrement oscillé dans ma direction, et grâce au faisceau lumineux de la torche, j’ai remarqué son air soucieux. File ne semblait pas avoir plus de trente-cinq ans.
— Je n’ai pas encore trouvé de solution satisfaisante pour vos bagages, madame, a dit le concierge.
— Qu’est-ce que je vais faire ?
Le ton désespéré me surprit. À quel drame étaient liés ces bagages ?
— Pas avant quatre jours, madame.
— Je suis sûre que vous allez faire un petit effort pour moi.
— Je le voudrais bien, madame. Mais c’est impossible.
— Impossible ? Pourquoi ?
— J’ai même pensé vous les convoyer moi-même jusqu’à Paris. Mais je ne peux pas m’absenter d’ici une seule minute. Surtout en ce moment… Tout va mal… Nous avons des coupures d’électricité et le chauffage ne marche plus depuis ce matin…
En effet, le froid était tel dans ce hall que les clients gardaient leurs manteaux ou leur tenue de ski. Certains, même, s’étaient enveloppés d’un plaid. L’un des chasseurs avait commencé à disposer des bougies sur les tables basses, tandis que le maître d’hôtel, un grand plateau à la main, servait les consommations.
— Le chauffage de cet hôtel ne m’intéresse pas. La seule chose qui m’intéresse, ce sont mes bagages…
— Je le comprends bien, madame.
— Et il faut que vous me trouviez une solution tout de suite. Je compte sur vous.
— Je vais faire tout mon possible, madame Blin.
Elle avait croisé les bras sur le comptoir et redressé la tête dans une attitude studieuse. Ainsi, Mme Lucien Blin se tenait à quelques mètres de moi. Il suffisait d’une enjambée pour la rejoindre, mais la distance me paraissait infranchissable. Elle allait quitter la réception et disparaître, et je resterais pétrifié sur ce fauteuil en pensant à ce vieux livre que j’avais découvert à Paris dans la salle commune du Val de Grâce, quand j’y avais été hospitalisé, l’automne dernier. Un livre à couverture jaune sale où se détachaient les caractères rouge grenat du titre : Comment ils ont fait fortune, et en bleu marine le nom d’hommes de la trempe de Sir Basil Zaharoff ou du Commodore Drouilly. L’un des chapitres était consacré à Lucien Blin : sa naissance dans une lointaine province, son arrivée à Paris, son ascension fulgurante, la chaîne d’hôtels, le circuit des salles de spectacles, le haras de Varaville… Sa femme qu’il avait épousée juste après la guerre et qui aurait pu être sa fille. Il y avait même une photo de Mme Lucien Blin, toute jeune, les cheveux blonds comme aujourd’hui, entre Blin et l’un des jockeys de l’écurie de son mari, qui venait de remporter une course. La mort accidentelle de Blin, une nuit, sur la route de Varaville… L’auteur de cet ouvrage utilisait des phrases de romans d’aventures : « Lucien Blin était arrivé à un carrefour de sa vie. Quelle route allait-il choisir ? » ou « L’amour allait désormais prendre une place de plus en plus grande dans la vie de Lucien Blin », ou : « – C’est votre dernier mot, Lucien Blin ? – Oui. Je ne reviens jamais sur mes décisions. » Au Val de Grâce, j’étais trop fatigué pour lire les bons auteurs.
— Le taxi sera ici dans un quart d’heure, madame.
— Et cela met combien de temps pour aller jusqu’à Genève ?
— Une heure… Vous n’avez rien à craindre… L’avion de Paris décolle à dix heures cinq.
— Oui, mais vous n’avez pas encore résolu mes problèmes de bagages… J’attends avec impatience votre solution…
— Vous me mettez vraiment dans l’embarras, madame Blin.
Pour se donner une contenance, il allumait puis éteignait la torche devant lui, sur le comptoir. Et moi, je crois que s’il n’y avait pas eu, ce soir-là, une panne d’électricité… La pénombre rendait les choses plus faciles.
J’ai marché jusqu’au bureau de la réception. Je me suis penché vers Mme Blin.
— Madame…
Elle s’est retournée. Le concierge a levé la tête.
— Voulez-vous m’excuser de mon indiscrétion… mais j’ai cru comprendre que vous vous faisiez du souci pour vos bagages…
J’étais étonné moi-même que les mots sortent nets, bien timbrés, de ma bouche.
— Si je peux vous être d’une aide quelconque…
Elle a pris la torche électrique sur le comptoir et l’a dirigée vers mon visage.
— Mais nous ne nous connaissons pas…
Le faisceau de lumière m’éblouissait et je m’efforçais de garder les yeux grands ouverts.
— Je rentre à Paris demain matin… Si vous le voulez, je peux vous aider pour vos bagages…
De nouveau mon ton catégorique me surprit, comme si c’était un autre que moi qui avait prononcé cette phrase.
— Vous accepteriez d’emporter mes bagages jusqu’à Paris ? a dit Mme Blin d’une voix douce.
— Mais bien sûr, madame.
— Il y a au moins une dizaine de valises…
Elle a posé la torche électrique, toute droite, sur le comptoir de la réception, de manière à nous éclairer tous les deux.
— Comment allez-vous vous y prendre avec une dizaine de valises ? Vous voyagez par le train ?
— Oui. Par le train de nuit.
— Je peux louer un compartiment supplémentaire pour y mettre les bagages, a proposé le concierge. À quelle heure est votre train, monsieur ?
— Demain soir à six heures.
Il le notait sur une feuille.
— En quelle classe voyagez-vous ?
— En seconde.
— Il serait préférable que vous voyagiez en première, monsieur. Je pourrais plus facilement louer un compartiment de première pour les bagages de Mme Blin.
— Comme vous voulez.
J’étais prêt à tout pour Mme Blin.
— Et vous m’apporteriez mes valises chez moi, à Paris ?
— Mais oui… c’est très simple…
— Est-ce que vous croyez qu’on peut lui faire confiance, Jean ?
Le concierge me considérait d’un œil froid. Il ne répondait rien.
— Moi, je crois qu’on peut lui faire confiance…
Elle avait mis une cigarette à ses lèvres. Je fouillai dans ma poche et j’eus la chance d’y trouver l’un de ces briquets bon marché qu’on appelle « cricket ». Elle se rapprocha de moi pour allumer sa cigarette. Je sentis le contact de son épaule. Et son parfum.
— De toute façon, il faut prendre des risques.
— Mais avec moi, vous ne prenez aucun risque…
J’avais peur, brusquement, qu’elle changeât d’avis.
— Vous êtes étudiant ?
— Non.
— Vous ne trouvez pas qu’il est curieux, ce garçon ?
— Curieux ? Pourquoi ?
Le concierge me dévisageait, sans la moindre aménité.
— Le taxi vous attend, madame.
Il s’apprêtait à la suivre, mais elle lui tendit la main.
— Non… Ne vous dérangez pas… Monsieur va m’accompagner… Au revoir, Jean…
— Au revoir, madame… Et ne vous faites pas de souci pour vos bagages… Je m’occuperai de tout avec monsieur…
Nous sommes sortis de l’hôtel, Mme Blin et moi. La nuit n’était pas encore tombée et il ne neigeait plus. Le taxi attendait dans un bruit de moteur diesel.
— Je ne reviendrai plus jamais ici, m’a-t-elle dit sur un ton de confidence. Ce chalet me fiche le cafard.
— Quel chalet ?
— Le mien.
Elle m’avait pris le bras car l’allée qui menait de l’hôtel à la route était recouverte d’une neige molle où nos pas s’enfonçaient.
Elle a demandé au chauffeur de taxi un crayon et un bout de papier.
— Je vous donne mon adresse et mon numéro de téléphone à Paris. Vous me téléphonez quand vous arrivez avec les bagages… Moi, je serai à Paris dès ce soir… Comment vous appelez-vous ?
— Jean Dekker. Avec deux K…
Elle le notait sur le papier qu’elle avait déchiré en deux. Et ses yeux clairs s’attardaient sur moi, comme si je provoquais chez elle un intérêt ou une curiosité, ou plutôt comme si elle me trouvait une ressemblance avec quelqu’un.
Elle me souriait encore derrière la vitre du taxi. J’ai suivi du regard la voiture jusqu’à ce qu’elle disparaisse au premier tournant. Et puis, comme j’avais l’impression de rêver, j’ai déplié le papier où il était écrit, noir sur blanc : « Carmen Blin. 42 bis, Cours Albert-Ier. Trocadéro 15-28. »
Dans le hall de l’hôtel, la lumière était revenue. La torche électrique n’avait pas bougé de place, toujours bien droite sur le comptoir de la réception et le concierge avait oublié de l’éteindre.
— Alors, vous vous êtes mis d’accord avec Mme Blin ?
— Oui… Oui… tout est d’accord…
— Vous me tirez d’embarras… Elle demande quelquefois des choses si compliquées…
— Vous la connaissez depuis longtemps ?
— Depuis toujours, monsieur. J’ai travaillé pendant vingt ans dans les hôtels de son mari.
— Elle était bien la femme de Lucien Blin ?
— Évidemment. De qui d’autre voulez-vous qu’elle fût la femme, monsieur ?
— Excusez-moi. Blin est mort quand j’avais dix ans et je n’étais pas forcé de le connaître.
— Mais bien sûr, monsieur… Bien sûr. Je ne vous en veux pas… Vous êtes si jeune…
— Il avait une écurie de course, je crois ?
— Casaque verte, toque blanche…
Je me promettais bien de retenir ceci : casaque verte, toque blanche. Désormais ces deux couleurs ne pourraient se dissocier, dans mon esprit, des cheveux blonds de Carmen Blin.
Il se penchait vers moi.
— J’ai commencé à travailler pour Blin, à Varaville… Comme lad… Vous voyez, ça ne date pas d’hier… J’ai connu Blin avant qu’il se marie avec elle…
Il jetait des regards furtifs, de droite et de gauche. Peut-être craignait-il qu’on surprenne ses propos.
— J’aime beaucoup Madame, me dit-il à voix basse… beaucoup… Seulement, après la mort de Blin, elle a tout laissé aller en charpie… Ce n’est pas sa faute… elle aurait été incapable de s’occuper de l’écurie… ni de rien d’autre, d’ailleurs… Quand je pense que Varaville n’existe plus et que je suis concierge ici, dans les montagnes… Mais je ne lui en veux pas…
Sa peau fripée prenait une teinte rouge brique sous le coup de l’émotion ou de la colère. Je n’osais plus le questionner de crainte de réveiller chez lui des souvenirs trop douloureux. Il s’est redressé et a respiré un grand coup.
— Alors, je réserve un compartiment pour les bagages de Mme Blin et une place de wagon-lit pour vous ? Dans le train de demain soir… C’est bien cela, monsieur ?
— Oui… seulement… je n’aurai pas assez d’argent pour…
— Ne vous inquiétez pas, monsieur… Mme Blin s’en chargera.
Il avait retrouvé, brusquement, la voix nette et la courtoisie un peu distante qui convenaient à sa fonction.
La camionnette s’était arrêtée devant le porche de l’hôtel. Une camionnette bâchée de vert. Le chauffeur attendait, assis sur le marchepied.
— Tu as bien pris tous les bagages du chalet Lucien Blin ? a demandé le concierge.
— Vérifie, mon vieux… vérifie, a dit le chauffeur, un blond bouclé, l’allure d’un ancien moniteur de ski.
Le concierge a sorti de sa poche une feuille de papier. Il s’est tourné vers moi.
— Elle a téléphoné cet après-midi pour me donner une liste complète des bagages… Voyons d’abord les bagages du chalet…
Il a braqué le faisceau de sa torche électrique à l’intérieur de la camionnette.
— Une malle-armoire… un grand sac de voyage en cuir marron… deux mallettes en crocodile… quatre valises beige clair… Un carton à chapeaux…
Il vérifiait au fur et à mesure sur la liste.
— Plus quatre valises toile et cuir qu’elle a laissées ici…
Elles étaient rassemblées devant la réception. Le concierge, le chauffeur et moi-même les avons chargées dans la camionnette.
Le concierge m’a tendu une enveloppe.
— Votre billet de train…
J’ai pris place à côté du chauffeur. Le concierge est monté sur le marchepied.
— Je ne sais pas comment vous allez vous débrouiller à la gare de Saint-Gervais… Il n’y a pas de porteur… Tu l’aideras, Henri ?
— On verra, dit le chauffeur.
— Bon voyage, a dit le concierge. Et mes salutations à Mme Blin.
Le chauffeur a démarré. Il tenait le volant d’une main et de l’autre me tendait un paquet de cigarettes.
— Elle voyage toujours avec autant de bagages, cette dame ?
— Je ne sais pas.
Mais oui, je ne savais rien. Sur cette route de montagne, j’allais vers l’inconnu.
Le train est resté en gare une dizaine de minutes. Je revois, comme sur une photo, le quai désert, la lumière jaune de la salle d’attente dont la porte est entrouverte. Et un peu plus loin, les deux ombres du porteur et du chauffeur de la camionnette, assises sur le chariot. Ils fument. Je baisse la vitre du compartiment et j’entends le murmure de leurs voix.
Et puis, le train s’ébranle doucement. Le jour n’est pas encore tombé. Je contemple le paysage. Montagnes, scieries, torrents, chalets, étendues blanches où déjà l’herbe et le roc affleurent. J’avais passé plusieurs années de mon adolescence dans un collège par ici et chaque fois que je quittais la Haute-Savoie, j’éprouvais un léger serrement de cœur. Sallanches. Cluses. Aix-les-Bains. Le lac et les pontons abandonnés. Et c’est en Haute-Savoie que je viens de connaître Mme Lucien Blin. Personne dans le couloir. Tout le wagon est vide. Je suis le seul passager de ce train et je me demande vers quel destin il m’entraîne. Alors je tire la porte à glissière du compartiment et la referme derrière moi. Je lève la tête et regarde un par un, sous la veilleuse, les bagages de Carmen.
Je n’ai pas beaucoup dormi. Le train traversait en trombe les premières gares de banlieue et je n’éprouvais aucune fatigue. Villeneuve-Saint-Georges. Maisons-Alfort. À l’arrivée, gare de Lyon, j’ai pensé que ma vie allait prendre un cours nouveau et j’ai regardé ma montre. Il était sept heures vingt-cinq minutes du matin.
J’ai hélé deux porteurs. Ils ont eu beaucoup de mal avec la malle-armoire.
— On vous les emmène à la station de taxis ?
— Oui… À la station de taxis, ai-je dit d’un ton mal assuré.
Ils poussaient côte à côte leur chariot et moi je marchais derrière eux de la même allure solennelle que la leur. J’ai fouillé mes poches et rassemblé trente francs et deux cent soixante-dix centimes. Je m’étais aperçu, la veille, au moment où le train quittait Saint-Gervais, que j’avais perdu mon portefeuille.
Ils s’apprêtaient à décharger les bagages sur le trottoir, à la hauteur de la station de taxis.
— Excusez-moi… Vous ne pourriez pas les mettre dans un endroit plus tranquille ? ai-je bredouillé.
Alors, ils ont poussé de nouveau leur chariot le long de la gare jusqu’à l’entrée du restaurant Le Train Bleu et là, ils ont bloqué le battant de la porte à l’aide de l’une des mallettes de Mme Blin. Et tous deux ont placé les bagages au pied de l’escalier qui mène au restaurant. Je les ai payés et quand ils m’ont laissé seul, je me suis assis sur la malle-armoire qu’ils avaient déposée par terre, à l’horizontale.
Je n’avais plus que trois francs soixante-quinze centimes en poche. Impossible de convoyer tous ces bagages par le métro. J’ai traversé le restaurant désert. Au bar du fond, un garçon en veste blanche attendait les premiers clients. Je lui ai demandé un jeton de téléphone, et dans la cabine, j’ai fouillé la poche intérieure de ma veste, à la recherche du numéro de Mme Lucien Blin.
J’ai composé TRO 15-28, le cœur battant. Une voix d’homme a répondu.
— Pourrais-je parler à Mme Blin ?
— Madame dort.
Quelques secondes de silence. L’homme a fini par me demander :
— De la part de qui ?
— C’est au sujet des bagages de Mme Blin.
— Des bagages de Madame ?
Son ton s’était radouci.
— Oui… Des bagages de Madame… Je ne sais pas comment les apporter chez elle… Je n’ai pas de voiture… Je suis à la gare de Lyon…
— Vous êtes à la gare de Lyon ?
— Oui. Avec une dizaine de valises et une malle-armoire que Mme Blin m’a confiées aux sports d’hiver.
— Écoutez… Je ne peux pas réveiller Madame…
— Alors, que dois-je faire ?
— Je vous envoie deux voitures, monsieur. Tout de suite. Deux voitures… Vous avez dit : à la gare de Lyon ?
— Oui. Devant le restaurant du Train Bleu.
Deux grosses voitures noires de louage. Elles se sont arrêtées l’une derrière l’autre et leurs chauffeurs en sont sortis dans un mouvement synchronisé, tous deux vêtus de costumes beiges.
Je les ai aidés à charger les bagages. Ils ont replié l’une des doubles banquettes arrière de la voiture la plus grande et y ont glissé la malle-armoire. J’admirais l’aisance avec laquelle ils transportaient les valises, comme si cela ne leur coûtait pas le moindre effort.
Je suis monté dans la voiture de tête, à côté du chauffeur. Il a démarré lentement, et l’autre voiture nous suivait à quelques mètres d’intervalle. Sur une plaque, collée au pare-brise, il était écrit : « Chauffeurs de France. »
Boulevard Diderot. Pont d’Austerlitz. Il était neuf heures du matin. J’ai baissé la vitre. Une bouffée d’air doux au parfum de feuillage et de poussière a pénétré dans la voiture.
Le chauffeur conduisait d’une manière nonchalante, en tenant le volant d’une seule main. L’autre chauffeur nous suivait de si près que souvent les deux automobiles étaient pare-chocs contre pare-chocs.
Nous avions pris les quais et longions les grilles du jardin des Plantes. À quelques centaines de mètres, vers l’intérieur, s’élevait le dôme de l’hôpital du Val de Grâce, où, cet automne, on m’avait gardé trois mois avant de me délivrer pour toujours de mes obligations militaires. Sept ans de collèges, six mois de caserne et trois mois de Val de Grâce. Maintenant, personne ne pourrait plus jamais m’enfermer quelque part. Personne. La vie commençait pour moi. J’ai baissé complètement la vitre de la portière et j’ai appuyé mon coude, au rebord. Les platanes étaient déjà verts le long du quai, et nous passions sous la voûte de leurs feuillages.
La circulation était fluide et l’automobile glissait sans que j’entende le bruit du moteur. La radio marchait en sourdine et je me souviens qu’au moment où nous arrivions au pont de la Concorde, un orchestre jouait la musique d’Avril au Portugal. J’avais envie de siffler l’air. Paris, sous ce soleil de printemps, me semblait une ville neuve où je pénétrais pour la première fois, et le quai d’Orsay, après les Invalides, avait, ce matin-là, un charme de Méditerranée et de vacances. Oui, nous suivions la Croisette ou la Promenade des Anglais.
Nous avons traversé le pont de l’Alma, l’autre automobile roulant à nos côtés. Les deux chauffeurs se lançaient des clins d’œil. Puis ils se sont engagés rue Jean-Goujon, et au début de cette rue, se sont garés l’un derrière l’autre en montant sur le trottoir. Nous sommes sortis, tous les trois. Les portières des deux limousines noires ont claqué, comme dans les très vieux films de gangsters. Un homme en chemise blanche et pantalon bleu marine attendait debout devant une porte à double battant, en bois clair, celle d’un appartement plutôt qu’une porte cochère. Il a marché vers nous. Il était de petite taille, l’allure d’un jockey à la retraite.
— Vous avez bien tous les bagages ?
Il usait d’un ton péremptoire qui me surprit. Il ne nous prêtait pas la moindre attention. Seuls les bagages l’intéressaient.
— Nous avons bien tous les bagages, ai-je dit. Tous. J’ai vérifié.
Devant tant de zèle, son visage s’est éclairé d’un sourire à mon intention. Peut-être avait-il cru qu’en raison de ma jeunesse, j’avais pris ma mission à la légère.
Il a ouvert les deux battants de la porte. Une grande entrée au dallage noir et blanc.
— Il faut laisser les bagages ici.
Alors, les chauffeurs et moi, nous les avons transportés un par un. Il tenait beaucoup à ce que nous les alignions contre le mur par ordre de taille décroissante. Ce travail achevé, il a sorti de sa poche un vieux portefeuille de cuir marron et a payé les deux chauffeurs en leur donnant à chacun plusieurs billets de banque qu’il avait d’abord comptés en s’humectant l’index.
Nous étions seuls, lui et moi, au milieu du vestibule. Je n’osais pas faire le moindre geste ni prononcer le moindre mot. Il parcourait des yeux la file des bagages. Il les comptait, sans doute. Puis il a levé son visage vers moi. Au bout de quelques secondes de silence, il s’est raidi et m’a annoncé, d’un ton solennel :
— Madame dort.
Et puis son corps s’est détendu. Il a croisé les bras et de nouveau il m’a souri. Ce n’était plus le même homme. Il s’est approché de moi et m’a tapé du bout de ses doigts, sur l’épaule.
— Merci d’avoir fait ça pour Madame… Madame m’a parlé de vous… Elle m’a dit qu’elle voulait vous voir…
— C’est vrai ?
Il a paru étonné de la brusquerie avec laquelle je lui avais posé cette question, mais au moment où les deux chauffeurs avaient quitté le vestibule, je m’étais dit que moi aussi, on me laisserait partir et que je n’aurais plus jamais de ma vie l’occasion de rencontrer Mme Lucien Blin.
— Venez…
Nous suivîmes un couloir étroit et mal éclairé au bout duquel il ouvrit une porte et s’effaça pour me laisser le passage. De ce salon, je remarquai, au premier abord, les boiseries bleu ciel dont la peinture s’écaillait par endroits et les portes-fenêtres qui donnaient sur le petit jardin.
— Vous pouvez attendre ici…
Il me désignait un canapé de velours bleu, contre le mur. Je m’assis.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Non, merci.
— Mme Blin se réveille toujours tard, me dit-il, d’une voix douce comme s’il voulait à l’avance me rassurer et me faire comprendre que l’attente serait longue. Vous ne voulez vraiment pas boire quelque chose ? Café ? Jus d’orange ?
— Non, merci.
— Si vous changez d’avis, vous appuyez là.
Et il me montra un bouton doré sur le mur, du côté droit du canapé.
— Au revoir, monsieur. Et soyez patient.
Il disparut par où nous étions entrés, et la porte se referma lentement derrière lui, une porte si bien encastrée dans le mur qu’on ne la distinguait pas de celui-ci. Et l’illusion était d’autant plus complète que cette porte n’avait pas de poignée, du côté du salon. Le couloir que nous avions emprunté tout à l’heur : était-il un couloir secret ? Je me promis de le demander à Mme Lucien Blin.
Je suis resté longtemps assis sur ce canapé. À ma gauche un paravent chinois. Sur les tables basses et la cheminée, des bouquets de fleurs jaunes et blanches. Fanées. En face de moi, le soleil éclairait les vitres des portes-fenêtres d’une lumière irisée dans laquelle baignaient l’herbe et les massifs du jardin. Et ce jardin qui prolongeait l’appartement avait une forme de proue, si bien que je finissais par me croire à bord d’un navire.
Le silence était pesant. Je me suis levé et j’ai ouvert l’une des doubles portes-fenêtres. Un courant d’air a soulevé les rideaux de gaze et je me suis glissé dehors.
Un transat orange était posé contre la grille noire qui cernait le jardin à hauteur d’homme. Je l’ai déplié au milieu de la petite pelouse et je m’y suis assis. Il y avait du soleil et j’entendais le bruit étouffé de la circulation comme celui d’un ressac qui viendrait battre la grille. Je me sentais à l’aise et j’appuyai ma nuque au rebord du transat. De légers nuages de printemps flottaient dans le ciel bleu.
Puis j’ai baissé la tête. Le salon, avec ses trois portes-fenêtres, s’avançait en rotonde, face à moi. À droite deux autres portes-fenêtres dont les volets intérieurs étaient fermés. La chambre de Mme Lucien Blin ? J’aurais voulu vérifier à travers l’interstice des volets si c’était bien dans cette chambre qu’elle dormait. Je suis rentré dans le salon. Sur une table basse, un coffret à cigarettes et une pochette d’allumettes entamée qui portait sur son revers le nom d’un restaurant. Je me suis assis de nouveau sur le canapé. Le tabac anglais me brûlait la gorge et je suivais des yeux les volutes de fumée qui se dissipaient au-dessus de moi. Des rayons de soleil envahissaient la pièce, puis la lumière baissait brusquement, comme avant l’orage. De ma place, je voyais un morceau de ciel. Le silence et les variations trop contrastées de la lumière me causaient un léger – oh, bien léger – sentiment d’angoisse.
J’ai fait des allers et retours du salon au jardin et du jardin au salon jusque vers midi sans que personne ne vienne rompre mon attente. J’ai ouvert l’une des portes et j’ai traversé, sur la pointe des pieds, le plus vite possible, une enfilade de pièces. Certaines étaient vides. Dans d’autres des meubles étaient empilés sous des bâches. Les jours suivants, je me suis rendu compte que toutes les pièces de l’appartement étaient condamnées – sauf la chambre à coucher et le salon – et qu’elles servaient de débarras. On y trouvait les objets les plus divers : selles et harnais, lustres, tapis et meubles des maisons que Lucien Blin possédait jadis à Chantilly et au Cap d’Antibes, et sa collection, d’animaux empaillés, dont une girafe qui se dressait solitaire au milieu de l’ancienne salle à manger.
Enfin, j’ai débouché dans le hall au dallage noir et blanc, où les valises étaient toujours rangées par ordre de taille décroissante. Au moment où je tirais la porte d’entrée, j’ai senti la pression d’une main sur mon épaule. Je me suis retourné. L’homme qui nous avait accueillis, les deux chauffeurs et moi, me souriait mais son regard était lourd d’inquiétude.
— Vous n’alliez pas partir, hein ?
Avait-il marché derrière moi sans que je m’aperçoive de sa présence ? Me surveillait-il depuis le début ? Sa main serrait de plus en plus fort mon épaule.
— Il faut attendre que Madame se réveille.
Une menace perçait dans sa voix. Il tendait vers moi son petit visage brutal de jockey, un visage d’enfant mais qui se serait momifié avec le temps.
— Je voulais juste prendre un peu l’air.
— Vraiment ?
— Oui… C’était… pour acheter un journal.
Il a desserré l’étreinte de sa main.
— Alors, vous ne tardez pas trop. On ne sait jamais avec Madame. Elle peut se réveiller d’un moment à l’autre.
Dans la rue, j’ai respiré un grand coup. J’avais cru qu’il ne me laisserait jamais partir.
Place de l’Alma, pas une seule table libre aux terrasses des cafés, sous le soleil. J’ai marché au hasard, croisant des groupes d’hommes et de femmes, tous habillés – si j’ai bonne mémoire – de costumes clairs et de robes en voile ou en mousseline. Le vent agitait les feuillages des arbres de l’avenue Montaigne – un vent vif qui vous donnait l’illusion de suivre une promenade de bord de mer.
J’ai remonté et puis j’ai descendu à pas lents l’avenue des Champs-Élysées. J’ai flâné le long des arcades du Lido et je suis entré chez Sinfonia. J’ai marché pendant des heures et des heures sans m’en rendre compte, et j’ai dû sillonner toutes les rues du quartier. Je ne me souviens que des moments où les averses m’ont surpris. La première dans les jardins des Champs-Élysées, près du restaurant Le Doyen et j’ai eu le temps de m’abriter sous le vieux kiosque à musique. La seconde, à la hauteur du cinéma Biarritz. Et le soleil se reflétait de nouveau sur les trottoirs mouillés.
Vers la fin de l’après-midi, le ciel s’est encore assombri. Je me trouvais sous les arbres du Rond-Point quand j’ai senti les premières gouttes de pluie, mais j’ai poursuivi ma marche en rasant les immeubles de l’avenue Montaigne. Le vent soufflait, un vent atlantique et je me disais qu’au bout de l’avenue, il y aurait la mer. Des mouettes planaient au-dessus de moi. Place de l’Alma, l’averse a redoublé de violence et je me suis assis à l’une des rares tables libres de la terrasse vitrée de Chez Francis. Le garçon s’est présenté pour prendre la commande. Je n’avais plus un sou en poche.
— J’attends quelqu’un.
Et c’était vrai, après tout, que j’attendais quelqu’un. De l’autre côté de la place, les grilles du petit jardin luisaient sous la pluie. À cette heure-ci, elle était sans doute réveillée. Il suffisait de faire quelques pas et de sonner à la porte d’entrée. Mais j’ai voulu qu’un moment encore ma vie reste en suspens à la terrasse de ce café, dans le brouhaha des conversations et les reflets de la pluie sur la vitre et le trottoir. J’ai attendu que la nuit tombe et que s’allument les lumières. Et je crois que je serais demeuré longtemps à cette table, engourdi, si le garçon ne s’était pas de nouveau incliné vers moi :
— Vous attendez toujours quelqu’un ?
Il y avait tant d’ironie dans sa voix que je me suis levé. Dehors, il ne pleuvait plus. Je me suis arrêté devant le kiosque et j’ai choisi un journal. C’était le prétexte que j’avais donné tout à l’heure pour qu’on me laisse quitter l’appartement, et je ne voulais pas avoir l’air de mentir.
Une drôle de sonnerie. Très sourde. Comme une note prolongée sur un orgue. Il est venu m’ouvrir, habillé cette fois-ci, d’une veste blanche, d’un pantalon noir et de gants blancs, l’allure d’un steward de compagnie maritime, qui s’apprête à servir le dîner du commandant.
— Madame dort toujours.
Il paraissait soulagé de mon retour. Il avait sans doute craint que je ne disparaisse pour de bon.
— Le mieux c’est que vous attendiez au salon.
De nouveau, il me serrait l’épaule entre son pouce et son index et m’éloignait, d’une pression soutenue, de la porte d’entrée.
— Venez par ici… Venez… Venez…
Il me parlait d’un ton qu’un jockey emploierait avec un poulain récalcitrant dont on ne peut prévoir les réactions. Nous suivîmes le même couloir étroit que tout à l’heure, et dans le salon, il me désigna le même canapé. Je m’assis à son extrémité gauche, comme la première fois. Ma vie, désormais, serait un rêve où j’attendrais, jusqu’à la fin des temps, le réveil de Madame. Et cette attente consisterait à me promener des journées entières le long des rues du quartier et à revenir dans ce salon, comme on prend son tour de garde, pour m’entendre dire invariablement par le même majordome à tête de jockey : « Madame dort. »
Il me désigna le magazine que j’avais posé sur mes genoux.
— Je vois que vous avez de la lecture.
La vigilance de cet homme finissait par m’exaspérer.
— Expliquez-moi, lui dis-je. Madame fait une cure de sommeil ?
Il resta quelques secondes interloqué et me considéra d’un œil glacial.
— Pas du tout… Madame dort très peu, alors elle a besoin de récupérer. Quand il lui arrive de dormir, c’est souvent pendant toute une journée.
— Elle fait le tour du cadran ?
Il a dû croire que c’était une insolence de plus. La porte du couloir claqua derrière lui, et de nouveau, je me retrouvai seul. Je feuilletai le magazine, mais tous ces articles et ces photos appartenaient à un monde qui me semblerait de plus en plus lointain si je restais dans ce salon aux boiseries bleu ciel. Quelles obligations me retenaient ici ? Au moment où les deux chauffeurs chargeaient les bagages, à la gare de Lyon, j’aurais dû me perdre dans les rues de Paris.
J’ai laissé tomber le magazine à mes pieds. On avait fermé les volets intérieurs des portes-fenêtres et le salon était encore plus silencieux que dans la matinée. La lampe à abat-jour rose projetait une lumière tendre sur le grand paravent, à ma gauche, dont je ne pouvais détacher les yeux, et où glissait lentement un cygne, pour l’éternité.
Il m’a secoué l’épaule. Je ne savais plus où j’étais. Mais j’ai reconnu sa tête de jockey, sa tunique blanche et ses gants blancs. Et la boiserie bleu ciel du salon.
— Madame vous attend.
J’étais affalé contre le dossier du canapé. J’ai regardé ma montre. Dix heures et demie du soir. Moi aussi j’avais fini par m’endormir. Il m’a pris le bras et m’a aidé à me mettre debout. Puis il a fait disparaître, à petits gestes précis, le creux que j’avais laissé sur le canapé.
Je l’ai suivi à travers l’enfilade des pièces vides qui baignaient toutes – ou bien était-ce une impression fausse due à mon état d’extrême fatigue – dans une lumière très crue, presque blanche. J’ai trébuché contre un tapis roulé. Il m’a retenu de justesse.
— Vous n’avez pas l’air très en forme. Vous auriez dû prendre une douche.
— Une douche ?
— Oui. Si j’étais venu vous réveiller un peu plus tôt, vous auriez eu le temps de prendre une douche.
Il a frappé du poing contre le battant d’une double porte, mais personne n’a répondu. J’entendais une musique, derrière la porte. Il l’a entrouverte, doucement.
— Madame…
Pas de réponse.
Il a poussé le battant. La chambre m’a semblé obscure, tant j’avais été ébloui par la lumière vive des autres pièces.
— Elle m’a dit de vous faire venir ici… Vous pouvez l’attendre… Elle doit être dans la salle de bains…
Il m’entraînait à l’intérieur de la chambre. Puis il a reculé, imperceptiblement, et a refermé la porte derrière moi.
La musique était celle d’un transistor noir posé sur une table de marbre circulaire. Par l’entrebâillement des deux portes-fenêtres, je distinguais l’herbe et les massifs du jardin, et le ciel, où brillait un croissant de lune.
Je me suis assis sur un tabouret au tissu brodé de fleurs et j’ai regardé autour de moi. Une lampe, tout au fond, enveloppait la chambre d’une lumière jaune et voilée. Sur la table de nuit, dans un désordre de médicaments, de journaux et de livres, une grosse bougie gainée de verre brûlait, et c’était elle, sans doute, qui répandait un parfum d’ambre à travers toute la pièce. Un lit très large à baldaquin, mais un baldaquin particulier, aérien, au ciel circulaire, l’aspect d’une nacelle ou d’un insecte géant. Un matelas aux draps défaits était posé à côté du lit, à même le sol.
— Vous êtes là ?
La voix provenait du fond de la pièce, de derrière une porte entrouverte.
— Oui, madame.
— Ne m’appelez pas madame. Je m’excuse beaucoup de vous avoir fait attendre.
— Cela n’a aucune importance.
— Vous avez faim ?
— Non.
— Mais si… on va vous apporter à souper.
Elle forçait un peu sa voix pour que je l’entende de loin, et cela laissait percer un léger, presque imperceptible accent faubourien.
— Vous aimez cette musique ?
Une longue plainte au saxophone. Mais oui, je connaissais cet air. Distendu, ralenti, comme dans un rêve, c’était la musique d’Avril au Portugal.
Elle est apparue dans l’encadrement de la porte. Pieds nus et ses cheveux blonds décoiffés. Elle portait un peignoir d’éponge blanc. Je me suis levé.
— Non… Non… Ne bougez pas…
Elle semblait trouver ma présence tout à fait naturelle. Sur la table de chevet, elle a déplacé des boîtes, des livres et la bougie, avant de prendre un paquet de cigarettes entamé et un briquet. Puis elle est venue s’asseoir sur le matelas.
— Vous fumez ?
— Non, merci.
Elle me dévisageait. Son regard s’attardait sur mes mains.
— Vous n’avez pas eu trop de mal avec mes bagages ?
— Pas du tout.
— C’est vraiment gentil de votre part… Je suis désolée de vous recevoir si tard… Mais j’essaie de dormir pendant la journée… La nuit, c’est impossible pour moi… Je n’arrive pas à dormir dans ce lit… Il est trop haut…
Je hochai gravement la tête. C’était étrange de la voir assise, sur ce matelas, au pied du lit à baldaquin.
— Vous devez avoir faim… Il va tout de suite vous apporter quelque chose…
Qui ? L’homme à tête de jockey ?
— Non, merci… ce n’est pas la peine…
— Si, si… Je veux que vous mangiez quelque chose… Je partagerai avec vous… Vous êtes mal sur ce tabouret… Venez vous asseoir ici.
J’ai pris place à côté d’elle, au bord du matelas.
— C’est drôle… La première fois que je vous ai vu, vous m’avez fait penser à un ami de mon mari… Un homme que j’aimais beaucoup… Un Anglais… Vous êtes peut-être son fils ? Bernard Farmer… Vous ne seriez pas le fils de Bernard Farmer ?
Elle gardait les yeux fixés sur mon visage, mais je sentais qu’à travers moi, c’était ce Bernard Farmer qui lui apparaissait brusquement.
— Quand j’ai connu mon mari, il ne pouvait pas se passer de Farmer…
Je sentais son parfum. La ceinture du peignoir lui serrait très fort la taille.
— On est toujours impressionné par les gens que l’on connaît quand on a vingt ans… Les deux hommes qui m’ont le plus impressionnée de ma vie, c’était mon mari et Bernard Farmer…
— C’est vrai ?
Je devais avoir un air solennel et captivé. Elle a souri.
— Je vous ennuie avec tout ça…
— Pas du tout.
— Quand je vous ai vu pour la première fois dans ce hall d’hôtel, je me suis dit que Farmer à votre âge devait être exactement comme vous…
Et de nouveau son regard s’attardait sur mes mains.
Il a posé le plateau sur la table circulaire sans paraître étonné de nous voir assis au bord du matelas. Je ne l’avais pas entendu entrer dans la chambre. Comment pouvait-il marcher sans faire le moindre bruit ? Il était chaussé d’escarpins noirs, d’aspect souple, qui auraient pu être des chaussons ; si légers ces escarpins, qu’ils devaient à peine effleurer le sol.
— À quelle heure voulez-vous être réveillée demain, Madame ?
— Pas de réveil, demain.
— Bonne nuit, Madame.
Il demeurait très droit devant nous, le noir de ses escarpins contrastant avec la blancheur de sa veste et de ses gants. Puis, à reculons, avec une sorte d’élégance militaire, il s’est glissé dans l’entrebâillement de la porte et, avant de la refermer sur lui, nous a fait – ou peut-être seulement à Mme Blin – un bref salut de la tête.
Des sandwiches de pain de mie. Des toasts. De la confiture. Des œufs à la coque. Une salade de fruits. Deux verres de jus d’orange.
— Vous auriez peut-être préféré un vrai repas ?
— Mais non. Pas du tout…
Elle s’est servie de salade de fruits. Quelques petites cuillerées. Elle a bu une gorgée de jus d’orange.
— Je mange de moins en moins.
J’avais honte de mordre dans mon sandwich devant elle.
— Et je dors de plus en plus difficilement… Et vous ? Vous arrivez à dormir ?
Il y avait une curiosité avide dans cette question.
— Oh oui… très bien…
— Vous mangerez tous les sandwiches et toute la salade de fruits ?
— Oui.
— Moi aussi, à votre âge, je mangeais tout et je pouvais dormir dix heures de suite par terre.
Quel était son âge, à elle ? Maintenant que j’ai découvert dans le dossier de Rocroy sa date de naissance, je fais un rapide calcul : trente-neuf ans. Mais elle me paraissait plus jeune.
— Mangez avec les mains…
Je préférais manger la salade de fruits à l’aide d’une fourchette, bien qu’elle semblât, décidément, porter un intérêt très vif à mes mains. Pourquoi les observait-elle avec une telle insistance ? Elle trouvait mes ongles sales, peut-être. Mais oui, j’étais sale. Je ne m’étais pas lavé ni rasé, ni coiffé depuis quarante-huit heures. J’avais passé la nuit dans le train.
— Excusez-moi. J’ai l’air d’un clochard…
— Vous pourrez prendre un bain, tout à l’heure, si vous voulez… J’ai même un peignoir et une robe de chambre pour vous… Montrez-moi vos mains…
J’ai rougi. Et pourtant j’ai eu le courage de la regarder droit dans les yeux.
— Qu’est-ce qu’elles ont, mes mains ?
Elle s’était rapprochée de moi et m’avait pris la main gauche. Elle la retournait.
— Vous avez exactement les mêmes mains que Bernard Farmer… Décidément, vous devez être le fils de Bernard Farmer…
Son visage était tout près du mien. Sa bouche a effleuré ma tempe.
— Vous êtes son fils, hein ?
— Si ça peut vous faire plaisir.
La bougie projetait sur le mur une ombre en forme de voile triangulaire. Elle tournait le bouton du transistor et au bout de quelques minutes elle a fini par capter une mélodie jouée très lentement à la cithare. Elle a posé le transistor par terre.
— Tu aimes cette musique ?
— Oui.
— J’écoute toujours de la musique pour essayer de m’endormir.
Le son de la cithare s’éloignait, recouvert par un murmure de cascade ou de mystérieux chuchotements, puis revenait, puis s’affaiblissait à nouveau, comme emporté par le vent.
Elle s’était endormie contre mon épaule. Et moi aussi, peu à peu, le sommeil me gagnait. Mais je suis resté longtemps encore les yeux ouverts à écouter le souffle léger de sa respiration. J’appuyais ma joue contre ses cheveux pour me persuader que je ne rêvais pas. La bougie brûlait toujours et je me demandais s’il fallait l’éteindre. Par l’une des portes-fenêtres, un courant d’air m’apportait la rumeur de Paris. Dehors, derrière les grilles du jardin, la place de l’Alma et la terrasse du café où j’attendais, après avoir marché tout l’après-midi, au hasard. Je me confondais avec cette ville, j’étais le feuillage des arbres, les reflets de la pluie sur les trottoirs, le bourdonnement des voix, une poussière parmi les millions de poussières des rues.