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Nikki Heat se demandait pourquoi les feux rouges étaient toujours plus longs lorsqu'il n'y avait pas de circulation. Celui de l'angle d'Amsterdam et de la 83e Rue prenait tout son temps

! Elle répondait au premier appel du matin et aurait pu mettre son gyrophare sur le toit pour tourner à gauche sur les chapeaux de roue, mais le crime avait eu lieu depuis un certain temps, le légiste était déjà sur place, et le corps n'allait pas s'envoler.

Elle profita de ce répit pour soulever le couvercle de son café et voir s'il était enfin buvable.

Le plastique blanc bon marché se déchira, et elle se retrouva avec la moitié du couvercle dans les mains, l'autre toujours sur la tasse.

En maugréant à voix haute, elle jeta la partie inutile sur le tapis de sol, côté passager. Impatiente d'avoir sa dose de caféine pour se libérer de sa torpeur matinale, elle allait boire sa première gorgée lorsqu'un klaxon retentit derrière elle. Le feu venait de passer au vert. Naturellement !

D'une main agile, elle bascula légèrement la tasse pour que le café ne se renverse pas et ne lui coule pas sur les doigts sous l'effet de la force centrifuge. Nikki s'engagea à gauche sur la 83e Rue. Elle venait à peine de redresser le volant devant chez Lalo lorsqu'un chien déboula devant son pare-chocs. Heat écrasa le frein. Le café se répandit sur ses genoux. Elle en avait plein la jupe, mais elle s'inquiétait surtout pour le chien.

Par chance, elle ne l'avait pas touché. Elle ne lui avait même pas fait peur. Planté au milieu de la chaussée, immobile, le chien, un petit berger allemand ou un croisement de husky, se contentait de la regarder. Nikki lui sourit et lui fit signe de s'en aller. Il ne broncha pas. Ce regard fixe énervait Nikki ; un regard provocateur, un regard perçant.

Sous les sourcils sombres et le front plissé, les yeux étaient sinistres. En examinant plus attentivement, elle remarqua un détail. Ce n'était pas un chien. Trop petit pour un berger allemand ou un husky, et le brun de sa robe hirsute était moucheté de gris. Le museau était mince et pointu. Il ressemblait plus à celui d'un renard. Non, c'était un coyote !

Derrière elle, le même conducteur impatient klaxonna de nouveau, et l'animal s'en alla.

Sans courir, sans s'affoler, au petit trot, faisant montre d'une élégance sauvage, d'un potentiel de vitesse et de... d'arrogance. Il atteignit l'autre trottoir, s'arrêta, se retourna, la regarda un instant droit dans les yeux avant de s'éloigner vers Amsterdam.

Troublante façon de commencer la journée : la peur d'avoir blessé un animal, puis ce regard inquiétant. Elle continua à rouler en s'épongeant avec les mouchoirs en papier de sa boîte à gants, regrettant de ne pas avoir opté pour une jupe noire ce matin-là et d'avoir préféré la kaki.

Elle éprouvait toujours autant de difficulté à devoir affronter un cadavre. Assise au volant, à l'angle de la 86e Rue et de Broadway, garée derrière la fourgonnette, contemplant le ballet silencieux des légistes au travail, une fois de plus, elle se dit que ce handicap était peut-être bénéfique.

Le médecin était accroupi sur le trottoir devant la vitrine partagée entre de la lingerie fine et de la pâtisserie grand chic. Drôle de mariage ! Elle ne voyait pas la victime. Avec la grève des éboueurs de la ville, une montagne d'ordures ménagères s'amoncelait dans les caniveaux et envahissait un bon tiers du trottoir, lui obscurcissant la vue. Les remugles de deux jours de pourriture défloraient la fraîcheur matinale. Au moins, le monticule formait une barrière naturelle qui maintenait les badauds à l'écart.

Une dizaine de lève-tôt s'agglutinaient déjà le long du bâtiment et derrière le ruban jaune, à l'angle de la rue, près de l'entrée du métro.

Elle jeta un coup d'oeil vers l'horloge numérique de la banque qui donnait aussi la température : six heures dix-huit ! De plus en plus souvent, c'était comme ça que commençait son service. La crise avait frappé toutes les catégories sociales, sans distinction. Que ce fût une conséquence des restrictions budgétaires de la ville ou de la crise elle-même, la criminalité augmentait et, par conséquent, Nikki se rendait bien compte qu'elle devait de plus en plus se rendre auprès de victimes d'assassinat. Elle n'avait pas besoin qu'une Diane Sawyer lui cite des statistiques pour savoir que, si le nombre de cadavres ne montait pas en flèche, le rythme des meurtres s'accélérait quand même.

Peu importaient les statistiques, pour elle, chaque fois, la victime était unique. Nikki Heat s'était promis de ne jamais considérer les homicides sur un plan quantitatif.

Ce n'était pas dans sa nature, cela ne correspondait pas à son expérience.

Son propre drame, presque dix ans plus tôt, l'avait déchirée et c'était dans les tissus cicatri-ciels qui s'étaient formés après le meurtre de sa mère que s'enracinait son empathie. Son supé-

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rieur, le capitaine Montrose, lui avait dit un jour que c'était peut-être ce qui faisait d'elle sa meilleure enquêtrice. Tout bien considéré, elle aurait préféré en arriver là sans la douleur, mais ce n'était pas elle qui distribuait les cartes, si bien qu'elle se retrouvait là, par un beau matin d'octobre, les nerfs à vif, comme la toute première fois.

Nikki observa son rituel personnel, un bref instant de recueillement par respect pour la victime, pendant lequel elle établissait des relations personnelles avec l'affaire, à la lumière de sa propre expérience et en souvenir de sa mère.

Cela lui prit cinq longues secondes, qui lui suffirent pour qu'elle se sente prête.

Elle descendit de voiture et se mit au travail.

Elle se glissa sous le ruban jaune, se faufila dans une ouverture dans le monticule de dé-

chets et s'arrêta net, choquée de se voir en couverture d'un vieil exemplaire de First Press, qui dépassait entre un carton d'œufs et un oreiller crasseux. Mon Dieu ! Qu'est-ce qu'elle détestait se voir dans cette pause, un pied sur la chaise dans la grande salle du commissariat, les bras croisés, son Sig Sauer à la hanche, à côté de son bouclier. Quel titre abominable !

Vague de chaleur et vague de criminalité.

Elle, au moins, avait eu la bonne idée de mettre le sien à la poubelle, pensa-t-elle avant d'aller rejoindre ses hommes, Raley et Ochoa. Affectueusement surnommés les « Gars », ils avaient déjà analysé la scène.

— Bonjour, dirent-ils à l'unisson.

— Bonjour, les Gars.

— Je vous aurais volontiers offert un café, mais je vois que je me suis fait devancer ! dit Raley.

— Très drôle ! Vous devriez avoir droit à votre stand-up matinal. Qu'est-ce qu'on a ? demanda-t-elle en observant la scène pendant qu'Ochoa lisait ses notes.

La victime était un homme d'origine hispanique, trente à trente-cinq ans, en vêtements d'ouvriers, allongé sur le dos au-dessus d'une pile de sacs-poubelles, sur le trottoir.

Il présentait d'horribles déchirures, des marques de morsures dans le cou et d'autres sur le ventre, là où son t-shirt était déchiré.

Nikki repensa à son coyote et se tourna vers le légiste.

— Les morsures ?

— Post mortem, à mon avis, dit le médecin. Vous voyez les blessures sur les mains et les avant-bras ? dit-il en indiquant les paumes ouvertes de la victime le long du corps. Elles n'ont

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pas été provoquées par un animal. Ce sont des blessures de défense contre une arme blanche.

Je dirais un couteau ou un cutter. Mais s'il avait été vivant lorsque le chien s'est attaqué à lui, on verrait des morsures sur les mains, ce qui n'est pas le cas. Et regardez...

Il s'agenouilla près du corps, et Heat s'accroupit près de lui pendant que, d'une main gantée de caoutchouc, il indiquait une déchirure dans la chemise.

— Poignardé, dit Nikki.

On en saura plus après l'autopsie, mais je parierais que c'est la cause de la mort. Le chien n'était sans doute qu'un charognard qui fouillait dans les poubelles. (Il marqua une pause.) Ah oui, détective Heat...

— Oui ?

Elle l'observa, se demandant quel nouveau renseignement il allait lui fournir.

— J'ai beaucoup aimé l'article de First Press. Bravo !

Nikki sentit son estomac se nouer, mais elle le remercia, se releva et s'éloigna pour rejoindre Raley et Ochoa.

— On l'a identifié ?

— Négatif, dit Ochoa, pas de portefeuille, pas de papiers.

— Des policiers écument les bâtiments, précisa Raley.

— Bien. Des témoins ?

— Pas encore.

Heat pencha la tête en arrière pour regarder les hauts immeubles qui bordaient Broadway de chaque côté. Ochoa devina ses pensées.

— On a commencé à vérifier tous les appartements qui donnent sur la rue pour demander si quelqu'un a vu ou entendu quelque chose.

Elle baissa les yeux vers lui et sourit légèrement.

— Bien. Allez aussi interroger le personnel des boutiques. La pâtisserie devrait avoir du personnel qui arrive dès potron-minet. Et n'oubliez pas les caméras de sécurité. Avec un peu de chance, cette bijouterie, de l'autre côté de la rue, aura peut-être des images.

Du menton, elle fit un signe vers l'homme qui ordonnait à cinq chiens en laisse de s'asseoir.

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— Qui est-ce ?

— Le type qui a trouvé le corps. C'est lui qui a appelé le 911 à cinq heures trente-sept.

Nikki l'observa. Âgé d'une vingtaine d'années, mince, il portait un jean tube et une écharpe théâtrale.

— Laissez-moi deviner... Un AMDO ?

À force de travailler sur Upper West Side avec son équipe, elle avait un surnom pour certains des individus qui fréquentaient le quartier. AMDO signifiait acteur, mannequin, danseur ou...

— Pas loin, détective, dit Ochoa en consultant une page de son carnet. Monsieur T. Michael Dove, de la troupe du Juilliard, a vu le corps se faire mordre. Il dit que ses chiens en ont chargé un autre qui a pris la fuite.

— Comment ça, pas loin ? Il est acteur f

— AMD ou... dog-sitter d'acteurs !

Nikki ouvrit son blazer pour cacher sa main des curieux afin de lui faire un doigt d'honneur.

— Vous avez pris sa déposition ?

Ochoa brandit son carnet pour dire : « Tout est là. » —Je suppose que nous avons fait le tour de la question, dit-elle avant de repenser au coyote.

Elle regarda de nouveau vers l'AMDO.

— Je voudrais l'interroger à propos de ce chien.

Nikki regretta aussitôt sa décision. Elle était encore à

plus de trois mètres, lorsque le type s'écria :

Oh ! c'est vous ! Mon Dieu, c'est vous ! Vous êtes Nikki Heat !

Plus loin, les badauds s'empressèrent de s'approcher, sans doute attirés par les soudaines acclamations et non parce qu'ils l'avaient reconnue, mais Nikki préféra ne pas courir de risques. Instinctivement, elle baissa les yeux vers le trottoir et se tourna de profil, adoptant la pose qu'elle avait vu prendre par les célébrités assaillies par les paparaz-zis à la sortie des restaurants.

Elle s'approcha de lui et tenta de le ramener au niveau de décibels qu'elle désirait le voir adopter en parlant à voix basse.

— Oui, bonjour, je suis bien Nikki Heat.

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Non seulement l'AMDO ne comprit pas son insinuation implicite, mais il se montra encore plus exubérant.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu !...

Et, le pire qu'elle put imaginer...

— Je peux prendre une photo avec vous, madame Heat ?

Il tendit son téléphone aux deux détectives.

— Venez, Ochoa, on va voir ce qui se passe du côté de la scientifique.

— Et eux... C'est les Gars, c'est eux ! s'écria le témoin. Comme dans l'article !

Ah ! cet article !

Sans tenter de masquer leur dédain, Raley et Ochoa échangèrent un regard et continuèrent à s'éloigner.

— Bon, tant pis, dit T. Michael Dove. Faudra que je me contente de ça, j'imagine, dit-il en tenant son appareil à bout de bras et en prenant la photo lui-même.

Élevée dans la génération qui a appris à dire « cheese » devant un objectif, Nikki souriait quand on la prenait en photo. Mais pas cette fois. Son cœur sombrait si vite qu'elle était sûre de ressembler à ce qu'on trouve d'ordinaire sur une photo anthropométrique.

Son fan examina son écran.

— Ne soyez pas si timide ! Vous faites la couverture d'un grand magazine national ! Le mois dernier, Robert Downey Jr., et ce mois-ci, Nikki Heat ! Vous êtes célèbre !

— Bon, nous parlerons de cela plus tard, monsieur Dove. Je préfère me concentrer sur ce que vous avez vu concernant notre homicide.

— J'arrive pas à y croire ! Je suis témoin dans une affaire dirigée par le meilleur flic de New York !

Nikki se demandait si un grand jury la jugerait coupable au cas où elle lui mettrait une balle dans la peau... Elle se contenta de lui répondre :

— Pas vraiment. J'aimerais vous demander...

— Pas la meilleure ? Pas si on en croit l'article !

Ah ! cet article !

Maudit article !

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Maudit Jameson Rook !

Dès le départ, l'idée lui avait déplu. En juin dernier, lorsque Rook avait été envoyé par le magazine, c'était pour dresser le portrait d'une équipe de la criminelle qui avait un haut taux d'élucidation. Le commissariat avait accepté, parce qu'il aimait avoir bonne presse, surtout si on mettait l'accent sur les individus.

Si Nikki n'était guère enchantée de se sentir observée dans son bocal, lorsqu'on avait choisi son équipe, elle s'était néanmoins prêtée au jeu puisque le capitaine Montrose le lui avait demandé.

Lorsque Rook avait commencé sa semaine d'observation, il était censé faire le tour de toutes les équipes.

Cependant, la première journée à peine terminée, il avait changé d'optique. Il prétendait pouvoir trouver un meilleur angle d'attaque en se concentrant sur un chef d'équipe pour mieux dépeindre l'ensemble des situations. Nikki l'avait immédiatement démasqué : ce n'était qu'une ruse à peine voilée pour passer plus de temps avec elle.

Cela n'avait pas manqué : il avait commencé à lui proposer d'aller boire un verre, de dîner au restaurant, à lui permettre de rencontrer Steely Dan dans les coulisses du Beacon, ou Tim Burton au Muséum of Modem Art, lors d'un vernissage de ses dessins. Rook aimait se vanter de ses relations huppées, mais en fait, il connaissait vraiment tout le monde. Il avait usé de ses relations avec le maire pour prolonger sa mission, aux côtés de Nikki, pendant des semaines et des semaines.

Avec le temps, malgré elle, Nikki avait commencé à se sentir... intriguée par le personnage.

Non parce qu'il appelait tout le monde par son prénom, de Mick Jagger à Bono en passant par Sarkozy...

Ni parce qu'il était gentil ou mignon. Non, ça, ça pourrait décrire n'importe quel beau parleur..., un beau parleur, sans plus..., mais intéressant quand même.

Non, lui, c'était le paquet-cadeau !

Que ce soient les assauts de Jameson Rook ou l'effet de sa passion à elle, ils se retrouvèrent un jour au lit. Et encore. Et encore... Et encore... L'amour avec lui, c'était toujours torride, mais cela n'avait peut-être pas été une très bonne idée, pensait-elle avec le recul.

Pourtant, lorsqu'ils étaient ensemble, réfléchir, se conduire de manière intelligente, tout cela partait en fumée. Comme Rook l'avait dit le jour où ils avaient fait l'amour dans sa cuisine après avoir essuyé une pluie torrentielle : « La chaleur, tu ne refuseras point ! » Ah ! ces écrivains ! Mais c'était tellement vrai.

La situation avait commencé à se détériorer avec ce fichu article. Rook ne lui avait pas encore montré son brouillon que le photographe avait débarqué pour prendre des photos, et l'objectif était sans cesse braqué sur elle.

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Nikki insistait pour que l'on prenne des photographies du groupe, de Raley et Ochoa, en particulier, ses deux compères, mais le mieux qu'elle avait pu obtenir, c'étaient des photos de groupe avec son équipe en arrière-plan.

Le pire, pour elle, c'était de prendre la pose. Lorsque le capitaine Montrose lui avait demandé de coopérer, Nikki avait accepté que l'on prenne quelques instantanés sur le vif, mais le photographe, aussi subtil qu'un bulldozer, qui ne s'intéressait qu'au vedettariat, l'obligeait à poser :

— Pour la couverture, lui disait-il, il faut les travailler, celles-là...

Elle s'était laissé faire.

Du moins jusqu'à ce que le photographe lui demande de regarder méchamment à travers les barreaux de la cellule et lui dise :

— Allez, montrez-moi les dents... Montrez-moi ce désir de vengeance dont on m'a tant parlé...

Ce soir-là, elle demanda à Rook de lui montrer son article. Lorsqu'elle en eut terminé la lecture, Nikki le pria de retirer tout ce qui la concernait. Pas seulement parce que cela la dépei-gnait comme la star de l'équipe. Ni parce que cela minimisait les efforts des autres, réduits à de simples notes de bas de page. Ni parce que cela la mettait sur le devant de la scène... Cen-drillon était un de ses films favoris, mais elle préférait que cela reste un conte de fées plutôt qu'une réalité... Non, elle reprochait à cet article d'étaler son intimité au grand jour, en particulier tout ce qui concernait le meurtre de sa mère.

Aveuglé par sa propre création, pour chaque reproche, Rook avait une réponse toute prête.

Il lui disait que tous ceux dont il faisait le portrait avaient peur avant la publication. Elle lui conseillait de mieux l'écouter. Dispute.

Il prétendait qu'il ne pouvait pas la supprimer de l'article, puisque c'était elle, le sujet de l'article.

— Et puis, même si je le voulais, c'est impossible. C'est déjà imprimé.

Ce fut la dernière fois qu'elle le vit. Trois mois plus tôt.

Elle s'accommoderait fort bien de ne plus jamais le revoir, pensait-elle. Mais cela ne se passa pas aussi aisément que prévu. Sans doute s'imaginait-il pouvoir la charmer pour qu'elle revienne vers lui.

Dans le cas contraire, pourquoi aurait-il continué à appeler, malgré des séries de non, non et non, avant qu'elle refuse totalement de décrocher. Il avait fini par comprendre le message, car les coups de téléphone avaient cessé.

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Enfin, jusqu'à quinze jours plus tôt, lorsque le magazine s'était retrouvé en kiosque et que Rook lui avait tendu une perche en lui envoyant un exemplaire dédicacé, une bouteille de Silver Patron et une corbeille de citrons.

Nikki jeta l'exemplaire de First Press dans la poubelle à recycler, offrit la bouteille au dé-

tective Ullet, qui fêtait sa retraite anticipée avant de déplacer son bateau à Fort Léonard Wood, dans le Missouri, pour jeter quelques asticots dans l'eau.

Pendant que tout le monde buvait de la tequila, elle s'en tint à la bière.

Ce fut le dernier jour de son anonymat. Elle avait espéré, comme disait Andy Warhol, que ce ne serait qu'un quart d'heure de célébrité, mais, depuis quinze jours, elle ne pouvait aller nulle part sans qu'il se passe la même chose. Des regards parfois, des commentaires aussi..., toujours la même douleur pour elle.

Non seulement elle trouvait désagréable qu'on la reconnaisse, mais chaque soupir, chaque phrase, chaque photo prise au téléphone portable lui rappelaient Jameson Rook et l'histoire d'amour qu'elle voulait oublier.

La tentation était trop forte pour le schnauzer géant, qui léchait le lait sucré sur l'ourlet de sa jupe. Elle lui caressa la tête et essaya de ramener T. Michael Dove à des considérations plus terre à terre.

— Vous promenez les chiens dans le quartier tous les matins ?

— C'est exact : six fois par semaine.

— Vous aviez déjà croisé la victime dans les parages ?

Il marqua une pause théâtrale. Elle espérait qu'il commençait tout juste à prendre des cours chez Juilliard, car le spectacle n'était même pas du niveau patronage.

— Non.

— Dans votre déclaration, vous dites qu'il était attaqué par un chien au moment où vous êtes arrivé. Vous pourriez nous décrire ce chien ?

— Il était bizarre. On aurait dit un berger, mais plutôt sauvage, vous voyez ?

— Comme un coyote ?

— Oui, peut-être. Mais voyons, on était à New York la dernière fois que je me suis renseigné !

Nikki avait réagi de la même manière.

— Je vous remercie de votre coopération.

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— Vous plaisantez ! Je vais me faire une joie d'en parler dans mon blog dès ce soir.

Heat s'écarta pour prendre un appel. Le central lui annonçait qu'un témoin anonyme avait signalé un meurtre avec effraction. Tout en parlant, elle s'approcha de Raley et Ochoa. Les deux policiers avaient déjà compris son langage corporel et se préparaient à partir sur la mission suivante avant même qu'elle ait raccroché.

Nikki jeta un dernier coup d'œil à la scène de crime. Les policiers en uniforme avaient commencé leur quadrillage, les autres boutiques n'ouvriraient pas avant quelques heures et la police scientifique nettoyait les lieux.

Ils n'avaient plus rien à faire sur place.

— On en a un autre qui nous attend, les Gars.

Elle déchira une page de son carnet et donna l'adresse à Raley.

— Suivez-moi. La 78e, entre Columbus et Amsterdam.

Nikki s'apprêta à affronter un nouveau cadavre.

La première chose qu'elle remarqua lorsqu'elle quitta Amsterdam pour s'engager dans la 78e Rue, ce fut le silence. Il était à peine plus de sept heures, et les premiers rayons du soleil qui venaient de sortir de l'ombre des tourelles du Musée d'histoire naturelle diffusaient une lueur dorée, transformant les immeubles résidentiels en un paysage urbain digne d'une toile de maître.

Néanmoins, cette sérénité lui semblait étrange.

Où étaient les voitures bleues et blanches ? Où étaient l'ambulance, la Rubalise jaune et la foule de badauds ? En tant qu'enquêtrice, elle avait l'habitude de ne jamais arriver la première sur une scène de crime. Raley et Ochoa réagissaient, eux aussi. Elle le voyait à la manière dont ils dégagèrent leur veste pour avoir accès à leur arme et observèrent les alentours en sortant de leur voiture avant de la rejoindre. — On est à la bonne adresse ? dit Ochoa sans vraiment poser la question.

Raley pivota sur lui-même pour surveiller le sans-abri qui fouillait les tas d'ordures, à la recherche d'objets à récupérer, près du carrefour de Columbus. En dehors de lui, tout était immobile.

— C'est un peu comme d'arriver le premier à une soirée, dit Raley.

— Comme si t'étais invité à des soirées ! lui lança son partenaire, tandis qu'ils approchaient de l'immeuble de grès brun.

Raley ne répliqua pas. Poser le pied sur le trottoir mit fin aux bavardages, comme si une frontière aussi invisible qu'indicible avait été franchie. L'un derrière l'autre, ils se faufilèrent

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dans la tranchée que quelqu'un avait ménagée dans l'amoncellement de sacs-poubelles et d'ordures, et les deux hommes vinrent encadrer Nikki Heat.

— L'adresse indique « appartement A ». C'est celui-ci, dit-elle à voix basse en indiquant l'appartement qui donnait sur la courette, à un demi-étage en dessous du niveau de la rue.

Cinq marches de granit menaient à une petite cour de brique. Elle était entourée d'une rambarde de métal décorée de grands pots de fleurs en bois. De lourds rideaux étaient tirés derrière les barreaux de fer forgé élaborés qui protégeaient la fenêtre. Des panneaux décoratifs de bas-re-liefs alambiqués étaient incrustés sur la façade, au-dessus des têtes. Sous l'arche, créée par l'escalier en arc de cercle qui montait à l'appartement du haut, la porte était grande ouverte.

Nikki leur donna des indications par signes et ouvrit le chemin. Les policiers la suivirent pour la couvrir. Raley veillait sur le flanc arrière, et Ochoa fournissait une seconde paire d'yeux à Nikki qui, la main sur son Sig, partit du côté opposé. Lorsqu'elle fut certaine que tout le monde était prêt et en position, elle cria : — Police ! Il y a quelqu'un ?

Ils attendirent. Rien.

Depuis le temps qu'ils s'entraînaient et travaillaient ensemble, ces gestes faisaient partie de la routine.

Raley et Ochoa la regardèrent, comptèrent ses hochements de tête - trois - et la suivirent à l'intérieur. En position de tir, jambes décalées.

Heat traversa rapidement le petit vestibule et, suivie d'Ochoa, entra dans le couloir. Il fallait aller vite et vérifier chaque pièce en se couvrant mutuellement, sans se gêner. Raley resta légèrement en retrait pour assurer les arrières.

La première porte sur la droite donnait sur une salle à manger classique. Heat entra avec Ochoa, chacun sur-veillant un côté de la pièce. Il n'y avait aucun danger, mais la pièce était sens dessus dessous. Tiroirs et dressoirs antiques gisaient, béants, sur l'argenterie et la porcelaine jetées par terre et brisées sur le sol.

De l'autre côté, le salon était dans le même état. Des chaises renversées s'empilaient sur les livres de la table basse brisée. Un nuage de plumes d'oreiller recouvrait vases et poteries.

Des lambeaux de toile tombaient des cadres, dont on avait déchiré les huiles. Les cendres qui s'amoncelaient au fond de la cheminée étaient répandues sur le tapis oriental, comme si un animal avait cherché à creuser un terrier.

Contrairement au reste de l'appartement, une lumière était allumée dans la pièce adjacente, un bureau, d'après ce qu'en voyait Nikki.

D'un geste de la main, elle demanda à Raley de rester à sa place et de les couvrir, elle et Ochoa, tandis qu'ils prenaient position de chaque côté de l'encadrement de la porte. À son signe de tête, ils entrèrent.

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Assise à son bureau sur un siège pivotant, la tête penchée en arrière, comme si elle avait été figée juste avant d'éternuer, la femme semblait avoir la cinquantaine.

Heat dessina un cercle de la main gauche pour demander à ses partenaires de rester sur leurs gardes pendant qu'elle se frayait un chemin entre les débris répandus sur le sol et con-tournait le bureau pour aller voir si la femme avait encore un pouls. Elle retira aussitôt sa main de la chair froide, leva les yeux et leur fit non de la tête.

Un bruit, au bout du couloir.

Ils se retournèrent d'un seul geste. On aurait dit des pas sur du verre brisé. La porte de la pièce d'où provenaient les sons était fermée, mais un rai de lumière filtrait sur le sol. Heat dessina mentalement le plan probable de la maison. Si cette pièce était bien la cuisine, la porte qu'elle avait vue au fond de la salle à manger devait y donner aussi.

Elle fit signe à Raley de faire le tour et de l'attendre. Elle montra sa montre, la coupa en deux avec le doigt pour

indiquer une demi-minute. Il regarda son poignet, hocha la tête et s'éloigna.

Ochoa était déjà d'un côté de la porte. Elle se plaça en face de lui et leva son poignet. Au troisième hochement de tête, ils se ruèrent à l'intérieur.

— Police ! On ne bouge plus !

Assis à la table de la cuisine, l'homme vit les trois armes braquées sur lui et leva aussitôt les mains.

— Qu'est-ce que tu fiches ici ? s'écria Nikki.

L'homme baissa lentement les mains et enleva les

oreillettes Sennheiser de ses oreilles. Il avala sa salive.

— Quoi ?

— Qu'est-ce que tu fiches ici ?

— Je t'attendais, dit Jameson Rook.

Il lut une expression qui ne lui plaisait pas du tout sur les visages des policiers.

— Vous n'auriez pas voulu que je vous attende à côté avec elle, quand même !

DEUX

Les policiers rengainèrent. Rook soupira de soulagement.

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Dites donc, j'ai cru que vous alliez me liquider sur

place.

— Vous avez de la chance d'être encore en vie ! Pourquoi vous n'avez pas répondu ?

— On a appelé pour demander s'il y avait quelqu'un, insista Ochoa.

Rook souleva son iPhone.

— Un Beatles remasterisé. Il fallait que je me change les idées. Que j'oublie le... corps. (Il fit la grimace en indiquant la pièce d'à côté.) Finalement, « A Day in the Life », ce n'est pas terrible pour vous remonter le moral. Vous êtes entrés juste à la fin, sur le grand bong au piano... Je vous jure... (Il se tourna vers Nikki et lui adressa un sourire entendu.) Vous voulez l'écouter pour vérifier la synchro ?

Heat essayait de ne pas se laisser avoir par les sous-entendus qui, à son oreille, n'avaient rien de « sous » entendu. A moins qu'elle n'y fût trop sensible.

En voyant que les Gars semblaient n'avoir aucune réaction, elle se demanda si ses sentiments étaient plus à vif qu'elle ne le croyait ou si elle était simplement sous le choc de le revoir ici, sur une scène de crime. Nikki avait déjà croisé le chemin d'anciens amants, comme tout le monde, mais en général, c'était dans un Starbucks, ou un coup d'œil par hasard, au cinéma, pas au cœur d'une enquête.

Elle était sûre d'une chose, néanmoins, c'était une diversion mal venue, à écarter absolument.

— Les Gars, on se concentre sur l'affaire. Vous me vérifiez le reste du périmètre.

— Oh ! il n'y a personne, j'ai vérifié, dit Rook en levant les paumes vers le ciel. Je n'ai rien touché, je le jure.

— Vérifiez quand même, fut la seule réponse de Nikki, et les Gars repartirent vers les autres pièces.

— Je suis content de te revoir, Nikki, dit-il lorsqu'ils furent seuls.

Oh ! ce satané sourire, encore !

— Et merci de ne pas m'avoir tué !

— Qu'est-ce que tu fiches ici, Rook ?

Elle essaya d'éliminer toute note de la gaîté qu'elle associait à l'usage de son nom de famille.

Ce type avait besoin d'un sérieux message.

— Comme je te l'ai dit, je t'attendais. C'est moi qui ai appelé après avoir découvert le corps.

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— Ce n'est pas ce que je voulais savoir. Alors, je vais te poser la question sous une autre forme. Qu'est-ce que tu fiches sur cette scène de crime ?

— Je connais la victime.

— Qui est-ce ?

Malgré toutes ses années d'expérience, Nikki avait toujours du mal à parler d'une victime au passé. Du moins pendant l'heure qui suivait la découverte du corps.

— Cassidy Towne.

Elle ne put se retenir. Elle se retourna pour regarder à l'intérieur du bureau, mais, de sa place, elle ne voyait que les effets dévastateurs de la tornade qui était passée par là.

— La chroniqueuse mondaine ?

— La coupeuse de têtes en personne !

Elle se demanda immédiatement comment la mort de

l'icône toute-puissante du New York Ledger, dont la rubrique « Buzz du jour » était l'article sur lequel la plupart des New-Yorkais se jetaient en premier, allait faire monter les enjeux.

Lorsque Raley et Ochoa revinrent après avoir vérifié qu'il n'y avait rien d'autre à signaler dans l'appartement, elle dit aussitôt :

— Ochoa, mieux vaudrait appeler les légistes tout de suite. Dites-leur qu'on a une haute personnalité qui les attend. Raley, appelle le capitaine Montrose pour le prévenir qu'on travaille sur l'affaire de Cassidy Towne, du Ledger, afin de ne pas le laisser à l'écart. Et demande-lui s'il peut mettre la pression sur la scientifique et nous envoyer quelques uniformes supplémentaires par la même occasion. Disons, tout de suite...

Nikki s'imaginait déjà que le paisible bâtiment doré qu'elle avait admiré quelques instants plus tôt serait bientôt transformé en une foire aux médias.

Dès que les Gars ressortirent de la cuisine, Rook se leva et s'approcha de Nikki.

— Nikki, tu m'as manqué..., je te le jure.

Si ce pas en avant était du langage corporel, elle avait, elle aussi, quelques réserves de communication non verbale. Nikki lui tourna le dos, sortit son petit carnet de notes de journaliste et plongea le nez dans la page blanche. Cependant, elle savait que le message de froideur qu'elle voulait transmettre s'adressait tout autant à elle qu'à lui.

— A quelle heure as-tu découvert le corps ?

— Vers six heures et demie. Écoute, Nikki...

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— Comment ça « vers ». Tu ne pourrais pas être plus précis ?

— Je suis arrivé ici à six heures et demie pile. Tu as reçu mes e-mails ?

— Arrivé ici, dans la pièce, ou arrivé ici, dehors ?

— Dehors.

— Et comment es-tu entré ?

— La porte était ouverte. Exactement comme vous l'avez trouvée.

— Alors, tu es entré ?

— Non, j'ai frappé. J'ai appelé. J'ai vu le capharnaum dans le vestibule et je suis entré pour voir si tout allait bien. Je pensais qu'il y avait peut-être un cambrioleur.

— Tu pensais qu'il risquait d'y avoir quelqu'un à l'intérieur ?

— Tout était calme ; alors, je suis entré.

— Courageux.

— J'ai de bons côtés, tu t'en souviens peut-être.

Nikki feignait de se concentrer sur ses notes, mais elle

repensait à la nuit, dans le couloir du Guilford, l'été passé, lorsque Noah Paxton s'était servi de Rook comme d'un bouclier humain.

Malgré l'arme braquée sur lui, il avait assené à Paxton un coup qui avait permis à Nikki d'avoir une cible dégagée. Elle leva les yeux.

— Où était-elle lorsque tu l'as vue ?

— Exactement où elle se trouve à présent.

— Tu ne l'as pas bougée ?

— Non.

— Tu l'as touchée ?

— Non.

— Comment savais-tu qu'elle était morte ?

— J'ai..., j'ai applaudi.

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Nikki ne put s'en empêcher... Son rire jaillit spontanément. Elle était furieuse contre elle, mais le problème, avec les rires, c'est qu'il est impossible de les rattraper ! On peut simplement s'efforcer de réprimer le suivant.

— Tu as applaudi...

— Hum, hum... Fort, tu vois... Pour avoir une réaction. Ne ris pas. Elle aurait pu être en-dormie, ou ivre, je n'en savais rien. (Il marqua une pause, pendant que Nikki essayait de se reprendre, avant d'être lui-même incapable de réprimer son petit rire.) Ce n'était pas de véritables applaudissements. Juste un...

— Un clap?

Elle vit les coins des yeux de Rook se plisser, comme

chaque fois qu'il souriait et qu'elle commençait à s'attendrir dangereusement. Elle changea de sujet.

— Comment connais-tu la victime ? demanda-t-elle, toujours le nez dans son carnet.

— Je travaillais avec elle depuis quelques semaines.

— Tu te reconvertis dans les ragots mondains ?

— Oh ! grand Dieu, non ! J'ai convaincu First Press de me laisser écrire un article sur Cassidy Towne. Pas pour les ragots, mais pour brosser le portrait d'une femme toute-puissante dans un univers typiquement masculin, la relation amour-haine, entachée de secrets... Tu vois l'idée. Bon, en fait, je la suis comme son ombre depuis plusieurs semaines.

— Comme son ombre... Tu veux dire comme...

Elle laissa retomber sa phrase. Cela la ramenait sur une route trop inconfortable.

— Oui, comme avec toi... Exactement. Sans le sexe. (Il marqua une pause pour voir la ré-

action que Nikki faisait tout son possible pour cacher.) Le magazine a reçu tellement de retours positifs sur mon article sur toi qu'on avait envie d'une suite, une sorte de série sur les femmes de caractère.

Il l'observa de nouveau, n'obtint aucune réponse et ajouta :

— C'était un chouette article, Nik, tu ne trouves pas ?

Elle tapota la pointe de son stylo sur son carnet de notes.

— Et aujourd'hui, c'est pour ça que tu étais venu ici ? Pour la suivre comme son ombre ?

— Oui, elle se met en route de très bonne heure le matin, ou elle prolonge la soirée de la veille, je n'arrive jamais à le savoir. Parfois, quand j'arrive, je la trouve à son bureau, dans les

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mêmes vêtements que la veille, comme si elle avait travaillé toute la nuit. Si elle a envie de s'étirer un peu les jambes, on va acheter quelques viennoiseries chez H&H Bagels, on s'arrête dans la boutique d'à côté, chez Zabar, pour le saumon et la crème fraîche, et on revient ici.

— Donc, tu as passé beaucoup de temps avec Cassidy Towne ces dernières semaines.

— Exact.

— Dans ce cas, si je te demande de coopérer, tu risques d'avoir des renseignements sur ce qu'elle a fait, les personnes qu'elle a rencontrées et ainsi de suite.

— Tu n'as pas besoin de me le demander, et, oui, je pourrais en raconter des tonnes.

— Tu penses à quelqu'un qui aurait pu avoir envie de la tuer?

Rook ricana.

— On n'a qu'à fouiller un peu dans tout ce bazar pour trouver un répertoire. On n'a qu'à commencer par la lettre A.

— Ne fais pas le malin.

— Les requins doivent savoir nager, dit-il avec un sourire ironique. Voyons, elle n'avait pas son pareil pour remuer la boue. Bien sûr qu'elle a des ennemis ! Ça fait partie de son travail.

Nikki entendit des pas et des voix devant l'entrée et rangea son carnet.

— Je te demanderai de faire une déposition plus tard. Je n'ai plus de questions pour l'instant.

— Parfait.

— Ah ! j'oubliais ! Ce n'est pas toi qui l'as tuée, n'est-ce pas ?

Rook commença à rire, mais s'arrêta immédiatement en voyant son expression.

— Alors ?

Il croisa les bras devant sa poitrine.

-— Je veux un avocat.

Elle se retourna et sortit de la pièce ; il la rappela.

— Je plaisantais ! Supprime-moi de ta liste !

Rook resta sur place, disant qu'il voulait demeurer dans les parages au cas où il pourrait se rendre utile. Elle se sentait tiraillée : elle voulait qu'il disparaisse totalement de sa vue, car il

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provoquait trop de perturbations émotionnelles, tout en comprenant les avantages que ses suggestions pourraient leur apporter lorsqu'ils examineraient les ruines de l'appartement de Cassidy Towne. L'écrivain l'avait accompagné sur de nombreuses scènes de crime au cours de l'été précédent, et elle savait à quel point il était perspicace ou, du moins, assez expérimenté pour ne pas prendre un indice à mains nues en s'exclamant : « Vous avez vu ça ? »

De plus, c'était un témoin direct qui avait vécu de près l'événement central de son article, la mort de son sujet. Sentiments mitigés ou non, elle n'allait pas se priver de cet atout professionnel.

Lorsqu'ils retournèrent dans le bureau de Cassidy Towne, il obéit à l'ordre muet qu'elle ne lui avait pas donné en restant près de la porte-fenêtre qui menait vers la courette. Pour Nikki, le travail commençait toujours de la même manière : en prenant son temps et en étudiant le corps.

Les morts ne parlaient pas, mais, si on y prêtait attention, ils en avaient beaucoup à vous raconter.

En essayant de comprendre Cassidy Towne, Nikki sentit la force du pouvoir dont Rook lui parlait. Son tailleur, bleu marine à rayures tennis, porté sur un chemisier blanc au col amidonné, aurait parfaitement convenu pour une réunion d'agents d'acteurs ou un grand vernissage.

La coupe impeccable mettait en valeur un corps qui s'était régulièrement entretenu. Heat espérait être aussi en forme lorsqu'elle atteindrait la cinquantaine. Nikki remarqua les bijoux élégants signés David Yurman, ce qui éliminait très certainement l'hypothèse du cambriolage.

Elle ne portait pas d'alliance, donc à moins qu'on ne la lui ait volée, cela excluait également le mariage. En théorie. Avec la mort, le visage s'était relâché, mais il était anguleux et séduisant, intéressant... Ce qui n'était pas toujours le plus grand compliment à faire à une femme, mais, si on en croyait George Orwell, elle avait disposé d'une dizaine d'années depuis la quarantaine pour se forger ce visage. Sans exprimer de jugement et se laissant guider par l'instinct, Nikki réfléchit à l'impression que lui faisait Cassidy Towne et en conclut qu'il en émer-geait l'image d'une personne taillée pour le combat.

Un corps ferme dont la dureté semblait plus profonde que la simple tonicité musculaire.

Elle se faisait une idée d'une femme qui, à ce moment précis, était ce qu'elle n'avait sans doute jamais été dans la vie : une victime.

La police scientifique arriva bientôt, badigeonna tous les endroits habituels de poussière noire pour relever les empreintes, prit des photos du corps et de la pagaille. Nikki et ses hommes travaillaient en équipe et se concentraient sur les gros plans plutôt que sur les détails.

Munis de leurs gants de latex bleus, ils se faufilaient dans le capharnaum et examinaient le bureau, un peu à la manière des golfeurs sur le green avant un putt un peu long.

— Bon, les Gars, je viens de trouver ma première chaussette célibataire.

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Nikki Heat adoptait son approche habituelle face à une scène de crime, même dans ce dé-

sordre complet, qui consistait à simplifier son champ de vision.

Elle le rétrécissait petit à petit pour entrer dans la logique de la vie qui était vécue dans ce lieu et se servait de son empathie pour repérer les anomalies, les petits détails qui n'entraient pas dans le schéma général.

Les chaussettes célibataires.

Raley et Ochoa traversèrent la pièce pour la rejoindre. Rook ajusta sa position pour observer de loin en silence.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Ochoa.

— L'espace de travail. Encombré, non ? Une grande journaliste. Des stylos partout, des crayons, des carnets de notes, de la papeterie. Des boîtes de mouchoirs. Regardez, ici...

Elle contourna le corps, toujours adossé à la chaise de bureau.

— Une machine à écrire ! Des magazines et des journaux avec des articles découpés...

Qu'est-ce que ça nous donne ?

— Du travail, répondit Raley.

— Des brouillons, dit Rook, et les deux policiers se tournèrent légèrement vers lui avant de regarder de nou-veau Nikki, refusant de le considérer comme partie prenante de cet échange.

Son stage en immersion était terminé.

— Exact, répondit-elle, plus concentrée sur la conclusion qu'elle voulait tirer que sur Rook. Et la corbeille à papier ?

Raley haussa les épaules.

— Elle est là, renversée, mais elle est là.

— Elle est vide, précisa Ochoa.

— Exact. Et avec le bazar qui règne dans cette pièce, on pourrait penser : bon, d'accord, elle s'est renversée...

Elle s'accroupit, et ils l'imitèrent.

— Pas de coupures de journaux, pas de mouchoirs, pas de papiers froissés dans les parages.

— Elle l'avait peut-être vidée.

— Peut-être, mais regardez...

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Elle fit un signe en direction de l'armoire dans laquelle la journaliste rangeait la papeterie. Et, parmi son contenu répandu sur le sol se trouvait une boîte de sacs-poubelles de la taille de la corbeille.

— Il n'y a pas de sacs non plus, ni dans la corbeille ni sur le sol. Une chaussette célibataire, dit Raley.

— Effectivement, dit Heat. En arrivant, j'ai vu un grand container pour les sacs-poubelles dans la courette.

—On y va, dit Raley.

Avec Ochoa, il se dirigea vers l'entrée.

Lauren Parry, du bureau du légiste, arrivait au moment où ils sortaient. Dans l'espace exigu, entre les meubles renversés, ils entamèrent une petite danse impromptue pour essayer de ne pas se gêner. En jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, Nikki remarqua que le regard d'Ochoa s'attardait sur Lauren. Elle pensa à mettre en garde son amie contre les hommes qui cherchaient à se recaser.

Ochoa venait juste de se séparer de sa femme. Il avait caché la rupture au commissariat pendant un mois, mais ce genre de secret ne tient jamais longtemps dans une équipe aussi soudée.

Son linge avait suffi à le trahir lorsqu'il avait commencé à venir avec des chemises aux plis éloquents « faits pour vous par la teinturerie... » sur le torse. Devant une bière, le soir après le boulot, la semaine précédente, Nikki et Ochoa étaient restés les derniers, et Nikki en avait profité pour lui demander comment il allait.

Son visage s'était assombri.

— Bof, c'est une longue histoire.

Elle se serait contentée de cette réponse, mais il avait terminé sa bière et esquissé un sourire.

— C'est un peu comme les publicités de voiture. Ce qui est arrivé à notre relation, je veux dire. J'en ai vu une hier soir, à la télé, dans mon nouvel appartement, et elle disait : « Zéro pour cent d'intérêt pendant deux ans. » Et je me suis dit, voilà, c'est nous, c'était comme ça.

Soudain, il s'était senti intimidé de s'être ouvert à elle. Il avait laissé quelques pièces de monnaie sur son verre vide et avait filé. Il n'en avait plus reparlé, et elle non plus.

— Désolé de ne pas avoir pu venir plus tôt, Nikki, dit Lauren en posant sa mallette de plastique sur le sol. Je travaillais sur un double homicide depuis...

La voix de Lauren retomba lorsqu'elle aperçut Rook, l'épaule appuyée sur le chambranle de la porte qui menait à la cuisine.

Il sortit une main de sa poche et lui fit un petit salut. Elle hocha la tête et lui sourit avant de se tourner vers Nikki.

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— ... quatre heures du matin.

Tournant le dos à Rook, elle leva les sourcils pour demander : « Qu'est-ce qu'il fabrique ici ?

»

— Je te raconterai plus tard, murmura Nikki.

Puis, plus fort, elle ajouta :

— C'est Rook qui a découvert le corps.

— Je vois...

Pendant que sa meilleure amie du bureau du légiste se préparait à faire ses examens, Nikki Heat lui transmit les renseignements que l'écrivain lui avait donnés dans la cuisine.

— Quand tu auras un moment, j'ai remarqué une tache de sang...

Du regard, Lauren Parry suivit ie geste de Nikki qui indiquait la porte par laquelle elle venait d'entrer. Près de l'encadrement, le papier peint au motif floral victorien montrait une tache sombre.

— On dirait qu'elle a essayé de s'enfuir avant de s'écrouler sur la chaise.

— Possible. J'effectuerai des prélèvements. On pourra nous en découper un morceau pour l'envoyer au labo. Ce serait encore mieux...

Ochoa revint pour annoncer que les deux grandes poubelles extérieures étaient vides.

— En pleine grève des éboueurs ? Essayez de me retrouver son dîner. Regardez si elle a jeté les restes. A moins qu'elle n'ait un service de ramassage privé, ce dont je doute. Vérifiez et, si c'est le cas, trouvez-moi le camion avant qu'il balance tout à Rhode Island ou à la dé-

charge qu'ils utilisent en ce moment.

— Oh ! et préparez-vous à la séance photos ! annonça Ochoa. Les camionnettes de la télé et les paparazzis sont arrivés. Raley essaie de les repousser avec l'aide des uniformes. La nouvelle s'est vite répandue. Ding dong, la sorcière est morte !

Lauren Parry se redressa et prit quelques notes.

— La température du corps nous donne une fenêtre entre minuit et trois heures du matin pour le décès. Je pourrai être plus précise lorsque j'aurai examiné les lividités et tout le tin-touin.

— Merci. Cause de la mort ?

— Comme d'habitude, c'est une première hypothèse, mais cela paraît évident.

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Elle déplaça la chaise, si bien que le corps bascula en avant, révélant la blessure.

—Notre journaliste people a été poignardée dans le dos.

— N'y voir aucun symbolisme ! lança Rook.

Lorsque l'assistante de Cassidy Towne, Cecily, arriva à son travail à huit heures, elle éclata en sanglots. Avec l'ac-cord de la scientifique, Nikki releva deux chaises au salon, s'assit à côté d'elle, lui posa la main sur l'épaule, tandis que Cecily s'appuyait contre elle, le visage dans les mains. La police avait mis la cuisine sous scellés, si bien que Rook lui offrit la bouteille d'eau qu'il avait dans son sac.

— J'espère que cela ne vous ennuie pas : elle est à température ambiante, dit-il en lançant aussitôt un regard d'excuse à Nikki pour avoir gaffé.

Cependant, si Cecily fit le rapport avec le corps de sa patronne dans la pièce d'à côté, elle ne le montra pas.

— Cecily, dit Nikki, je sais que c'est difficile pour vous.

— Non, vous ne pouvez pas le savoir, dit-elle, les lèvres tremblantes. Vous savez ce que ça veut dire être obligée de trouver un nouveau travail ?

Nikki leva lentement les yeux vers Rook qui se tenait en face d'elle. Elle le connaissait assez pour savoir qu'il voulait récupérer sa bouteille.

— Depuis combien de temps travaillez-vous avec Cassidy Towne ?

— Quatre ans. Depuis que j'ai eu mon diplôme de la Mizzou.

— L'université du Missouri a un programme financé par le Ledger, précisa Rook. Cecily est passée de là aux billets de Cassidy...

— Cela devait être une chance inouïe, dit Nikki.

— Oui, je crois. Est-ce que je vais devoir... nettoyer tout ça?

— Je crois que notre équipe va s'en occuper pendant le reste de la journée. A mon avis, le journal vous accordera sans doute un congé pendant que nous travaillons sur l'affaire.

Comme cela semblait l'apaiser pour l'instant, Nikki poursuivit :

— Il faut que je vous pose une question, Cecily. C'est difficile pour l'instant, je sais, mais c'est très important.

— Assa...

— Vous avez une idée de la personne qui aurait pu tuer Cassidy Towne ?

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— Vous plaisantez, non ? dit-elle en levant les yeux vers Rook. Elle plaisante, c'est ça ?

— Non, la détective Heat ne plaisante jamais, croyez-moi.

Nikki se pencha sur sa chaise pour récupérer l'attention de Cecily.

H| Écoutez, je sais qu'elle mettait le feu aux poudres, mais au cours des derniers jours, des dernières semaines, s'est-il produit des événements inhabituels, a-t-elle reçu des menaces ?

— Oh ! elle en recevait tous les jours, tous les jours. Elle ne les lisait même pas. Lorsque je triais son courrier au Ledger, je laissais toutes ces lettres dans un grand sac. Certaines étaient vraiment cinglées.

— Si je vous y emmène, vous pourrez me montrer ?

— Oh oui ! Le rédacteur en chef essayera sans doute de vous dissuader, mais moi je n'ai rien contre.

— Merci, c'est ce qu'on va faire.

— Elle a eu des appels, dit Rook. Son numéro au Ledger est redirigé ici.

— Ah ! oui, oui, dit Cecily en regardant le capharnaum. Si vous le trouvez, son répondeur doit être ici. Il y a quelques horreurs dessus.

Nikki nota de le chercher et de faire analyser les messages.

Il manque autre chose, dit Rook. Plus d'armoires à dossiers ! Elle avait de grandes armoires à dossiers, dans le coin, près de la porte.

Nikki n'avait pas pensé aux armoires à dossiers. Pas encore, du moins. Un point pour Rook.

— II devrait y en avoir deux, ici, affirma l'assistante.

Elle se pencha sur sa chaise pour jeter un coup d'œil dans le bureau, mais se ravisa immé-

diatement.

Heat nota l'absence des deux armoires.

— Autre chose qui pourrait nous être utile : la liste de ses rendez-vous. Je suppose que vous avez accès à son agenda Outlook.

Cecily et Rook échangèrent un regard amusé.

— J'ai raté quelque chose ?

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— Cassidy Towne était une luddite ! Tout était sur papier. Elle ne se servait jamais d'ordinateurs. Elle n'avait pas confiance. Elle disait qu'elle aimait leur maniabilité, mais qu'il était trop facile de pirater vos données, de consulter vos courriels, et je ne sais quoi.

— Mais j'ai son planning.

L'assistante ouvrit son sac à dos et tendit à Nikki un petit carnet à spirales.

— J'ai les anciens aussi. Cassidy voulait que je les garde pour justifier ses repas d'affaires et pour préparer sa déclaration de revenus.

Nikki regarda une page récente.

— I II y a deux écritures différentes.

— Exact, répondit l'assistante, la mienne, c'est celle qui est lisible.

— Ce n'est pas une blague... Je ne comprends pas une ligne de ce qu'elle a écrit !

Personne n'y arrive. C'est l'une des joies de travailler pour Cassidy Towne.

— Elle était méchante ?

— Totalement invivable. Quatre années d'études pour devenir la future Ann Curry, et où est-ce que je me retrouve ? À jouer les baby-sitters pour cette garce ingrate.

Nikki aurait posé la question plus tard, mais, grâce à cette ouverture, le moment semblait idéal.

— Cecily, c'est une question de routine que je pose à tout le monde. Pouvez-vous me dire où vous étiez la nuit dernière, disons entre onze heures et trois heures du matin?

— Chez moi, avec mon BlackBerry coupé, pour pouvoir dormir un peu sans être dérangée par Sa Majesté.

Pendant le court trajet de retour vers le commissariat, Nikki envoya un message vocal à Don, son entraîneur d'arts martiaux, pour reporter sa séance matinale de jiu-jitsu. L'ancien membre des Seals était probablement sous la douche à cette heure, n'ayant sans doute éprouvé aucune difficulté à trouver une autre partenaire. Don était du genre pas de liens, pas de soucis.

Pareil pour le sexe, lorsque cela leur arrivait. Ni l'un ni l'autre n'avait de mal à trouver des partenaires non plus, et cette relation sans attache affective leur convenait parfaitement, à tous les deux, si une relation « convenable » était tout ce que l'on cherchait...

Elle avait cessé de coucher avec Don pendant qu'elle sortait avec Rook. Ce n'était pas une décision délibérée, cela s'était trouvé comme ça, c'était tout.

Don ne s'en était pas offusqué, et il ne lui avait pas posé la moindre question lorsqu'ils avaient passé quelques nuits ensemble, à la fin de l'été, une fois Rook sorti de la vie de Nikki.

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Et voilà qu'elle retrouvait ce même Jameson Rook dans son rétroviseur ! Son ancien amant, à côté de Raley, gardant le silence au feu rouge, dans la voiture banalisée qui la suivait, regardant chacun par sa vitre, tel un vieux couple qui n'a plus rien à se dire.

Rook avait demandé à faire équipe avec Nikki pour retourner au 20e, mais, comme Ochoa avait manifesté le désir d'accompagner le corps de Cassidy Towne à l'institut médi-colégal, Heat avait demandé à Raley de jouer les chauffeurs pour l'écrivain. À part Nikki, personne ne semblait enthousiasmé par cet arrangement.

Elle repensa à Ochoa. Et à Lauren. Ochoa ne trompait personne avec sa soudaine conscience professionnelle qui le poussait à rester proche de cette trop célèbre victime et à l'accompagner jusqu'à la morgue. Peut-être ferait-elle mieux de s'occuper de ses affaires et de laisser Lauren trouver sa propre voie ? Quand Ochoa avait suggéré ce plan, Nikki n'avait pas manqué de remarquer le sourire en coin sur le visage de son amie qui avait entendu. En s'en-gageant dans la 82e Rue et en se garant en double file devant le commissariat, elle se dit qu'ils étaient tous les deux adultes et qu'elle n'avait pas à jouer les mères supérieures !

Qu'elle les laisse profiter du peu de bonheur que l'on pouvait trouver dans ce travail. Si un homme est capable de suivre un cadavre pour le simple plaisir de votre compagnie, cela mé-

rite considération !

La camionnette du légiste roula dans un vilain nid-de-poule sur la 2e Avenue et, à l'arrière, Lauren Parry et Ochoa sursautèrent et retombèrent lourdement sur les bancs de chaque côté du corps de Cassidy Towne.

— Désolé, leur dit la voix du chauffeur à l'avant. C'est la faute aux gelées de l'hiver dernier... et au déficit.

— Ça va ? demanda Ochoa au légiste.

— Oui, oui, j'ai l'habitude, croyez-moi. Mais vous êtes certain que cela ne vous dérange pas

?

— Ça ? Non, pas de problème.

— Vous me parliez de votre club de football préféré ?

— Je vous ennuie ?

— Non, pas du tout, dit Lauren, qui, après une petite hésitation, poursuivit. J'aimerais vous voir jouer un jour.

Ochoa rayonnait.

—Vraiment ? Non, vous vous contentez d'être polie, parce que je suis la seule personne vivante avec vous.

— Ce n'est pas faux !

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Ils se mirent à rire tous les deux. Il détourna les yeux pendant une seconde ou deux et, lorsqu'il les releva, il vit qu'elle lui souriait. Il rassembla tout son courage.

— Écoutez, Lauren, je suis gardien de but samedi, si vous voulez...

Les pneus crissèrent, du verre se brisa, du métal se froissa. La camionnette fut arrêtée si brutalement que les pneus arrière se soulevèrent avant de retomber brutalement, secouant Ochoa et Lauren sur leur siège. Le dos de la tête de Lauren alla cogner contre la paroi.

— Qu'est-ce qui...

— Vous allez bien ?

Ochoa déboucla sa ceinture et alla vers elle, mais, avant qu'il y parvienne, les doubles portières arrière s'ouvrirent,

et trois hommes portant des cagoules de ski et des gants commencèrent à monter, armes à la main. Deux Glock et un vilain fusil d'assaut.

— Haut les mains ! cria celui qui portait l'AR-15.

Ochoa hésita, et l'homme tira dans le pneu arrière, en

dessous de lui. Lauren hurla et, malgré toute son expérience, le coup de feu fit sursauter Ochoa.

— Haut les mains !

Ochoa leva les siennes très haut. Lauren avait déjà obéi. Les deux autres hommes masqués rengainèrent leur Glock et se mirent à défaire les sangles qui amarraient le brancard au sol de la camionnette.

Ils travaillaient rapidement et, pendant que l'homme au fusil maintenait Ochoa en respect, ses complices sortirent le brancard de la voiture et le déplacèrent vers le côté du véhicule, hors de vue.

Derrière eux, la circulation en direction du sud s'accumulait. La voie située immédiatement derrière la camionnette était totalement bloquée ; sur les autres, les voitures contournaient l'obstacle au ralenti. Ochoa essayait de se souvenir de tous les détails pour la suite, s'il devait y en avoir une. Pas grand-chose à se mettre sous la dent ! Il vit un automobiliste qui passait avec un téléphone collé à l'oreille et espérait qu'il appelait les secours au moment où le type armé du fusil vint refermer les portières de la camionnette.

— Sortez, et vous êtes morts ! dit-il à travers le métal.

— Non ! s'écria Lauren, mais Ochoa avait déjà dégainé son arme.

— Ne bougez pas ! lui ordonna-t-il en ouvrant la portière d'un coup de pied.

– 26 –

Il sauta sur le sol, alla du côté où le brancard avait disparu et fit le tour du véhicule.

Sous la camionnette, il voyait du verre brisé, du liquide qui coulait du moteur ainsi que les roues de la benne à ordures dans laquelle ils s'étaient encastrés.

Des pneus crissèrent, et Ochoa contourna la camionnette, en position de tir, mais le gros SUV noir, sans plaques, dé-marrait en trombe. Le chauffeur braqua brutalement pour mettre la benne à ordures entre lui et Ochoa. Pendant les quelques secondes qu'il fallut au policier pour courir le long du camion, le SUV disparut dans la 38e Rue, en direction de Franklin D.

Roosevelt Drive, de l'East River ou de Dieu savait où.

Derrière Ochoa, un conducteur cria :

— Hé ! mec, tu peux enlever ce machin ?

Le policier se retourna. Le brancard de Cassidy Towne trônait en plein milieu de la chaussée. Vide.

Nikki Heat rentra au bureau après avoir déposé les cassettes du répondeur et les agendas de Cassidy Towne à la scientifique pour qu'on les analyse. Raley s'approcha d'elle.

— On a des infos sur l'homme au coyote ?

— Vous êtes obligés de l'appeler comme ça ?

Heat avait horreur qu'on donne des surnoms aux victimes. Elle convenait que c'était pratique, que cela permettait de communiquer rapidement dans une brigade en sous-effectif permanent, un peu comme donner à un fichier Word un nom dont tout le monde se souvien-drait facilement. C'était la touche d'humour noir qui la choquait.

Elle comprenait pourtant que, pour affronter un travail souvent sinistre, on avait besoin de le dépersonnaliser et ainsi trouver un peu de lumière dans l'obscurité.

Mais Nikki était un produit de sa propre expérience. Lorsque sa mère était morte, elle n'aurait pas aimé que l'équipe de la criminelle lui donne un surnom, et le meilleur moyen d'honorer son souvenir, c'était de ne jamais recourir elle-même à ce procédé... et de décourager sa brigade de le faire, ce à quoi elle s'attachait sans grand succès.

— Désolé, désolé, dit Raley. Je recommence. J'ai des renseignements sur le défunt d'origine hispanique de ce matin. L'homme dont on croit qu'il a été attaqué par un coyote.

— C'est mieux.

— Merci. La circulation a trouvé un camion de livraison

en stationnement interdit à un pâté d'immeubles. Au nom d'Esteban Padilla, qui habite sur la 115e Est.

– 27 –

— Le Harlem hispanique. Vous êtes sûr que c'est le sien ?

Raley hocha la tête.

— Affirmatif. Cela correspond à une photo de famille accrochée sur le tableau de bord.

Le genre de détail qui lui serrait l'estomac, comme dans une chute d'ascenseur.

— On va suivre l'affaire.

— Bien, tenez-moi au courant.

Elle lui fit un signe de tête et se dirigea vers son bureau.

— Alors, vous êtes persuadée qu'il s'agit d'un coyote ?

— On dirait bien. Ils n'hésitent pas à entrer dans les villes, maintenant. Il faudra vérifier avec le légiste. Si c'est un coyote, il est arrivé après coup. Je vois mal un coyote voler un portefeuille.

— Sauf s'il s'agit de Vil Coyote !

Rook. Encore à faire son malin, assis au bureau qu'il occupait l'été précédent.

— Bien sûr, il lui aurait fallu un bâton de dynamite et il se serait fait sauter le nez et le scalp !

Avant de faire un clin d'œil. (Il joignit le geste à la parole.) Je regardais beaucoup de dessins animés quand j'étais petit. Cela faisait partie de mon éducation clandestine.

Raley se tourna vers son bureau, et Heat alla vers Rook.

— Je croyais que tu devais rédiger ta déposition.

— C'est fait. Ensuite, j'ai essayé de faire un expresso avec la machine que je vous ai offerte, mais elle est HS.

— Hum... On n'a pas fait beaucoup d'expressos depuis ton départ.

— Je vois ça.

Rook se leva et tira la machine reléguée dans un coin.

— Dis donc, ces trucs sont plus lourds qu'il ne semble. Vous voyez ?... Elle n'est pas bran-chée, le réservoir d'eau est vide... Je vais arranger ça...

— C'est trop gentil.

— Bon, d'accord, mais si vous voulez vous en servir, cela ne suffit pas de mettre de l'eau.

C'est une pompe, et comme toutes les pompes, il faut l'amorcer.

– 28 –

— Très bien.

— Vous voulez que je vous aide ? Il y a une bonne manière de le faire et une mauvaise...

— Je sais comment...

Nikki mit fin à ce fil de conversation.

— Bon, laissons tomber.

— La mousse onctueuse ?

— ... le café. Regardons plutôt cette déposition.

— Fini ! dit-il en lui tendant une feuille de papier avant de s'asseoir sur le coin du bureau.

Elle leva les yeux.

— C'est tout ?

— J'ai essayé d'être concis.

— Il n'y a qu'un seul paragraphe !

Tu es une femme très occupée, Nikki Heat.

— Bon, passons. (Elle marqua une pause pour rassembler ses pensées avant de continuer.) J'avais comme l'impression que tes semaines..., les semaines que tu as passées en compagnie de notre journaliste people assassinée t'avaient permis d'en apprendre un peu plus que ça..., dit-elle en brandissant le papier qui paraissait d'autant plus mince qu'elle le tenait par le coin entre le pouce et l'index. Le souffle de la climatisation le faisait harmonieusement bruisser, telle une feuille morte dans la brise.

— Oui, j'en sais plus...

— Et?

— Je suis lié par la déontologie du journaliste : je ne dois pas compromettre mes sources.

— Rook, ta source est morte !

— Et cela me libérerait de mon devoir ?

— Alors, accouche !

— Il y a d'autres personnes à qui j'ai parlé qui ne voudraient peut-être pas être compromises.

Des choses que j'ai vues, des confidences... J'ai eu accès à des trucs dont

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je ne voudrais pas parler, au risque qu'on les sorte de leur contexte alors que cela pourrait nuire à quelqu'un.

— Tu as peut-être besoin d'un peu de temps pour y réfléchir.

— Hé ! tu pourrais me mettre dans la cage aux fauves ! dit-il en ricanant. Ça a été un des grands moments de mon passage ici, te voir briser les nouveaux venus dans la salle d'interrogatoire avec cette menace bidon ! Magnifique. Et efficace.

Elle l'observa un éclair de seconde.

— Tu as raison, je suis une femme très occupée.

Elle fit un demi-pas, mais il lui bloqua le passage.

— Écoute, j'ai une solution à ton dilemme. (Il marqua une pause assez longue pour lui laisser le temps de consulter peu discrètement sa montre.) Qu'en penserais-tu si je te disais que nous pourrions étudier l'affaire ensemble ?

— Tu n'aimerais pas la réponse, Rook.

— Mais écoute-moi. J'ai envie de comprendre ce nouvel angle inattendu de la vie de Cassidy Towne. Et si nous faisons équipe, je pourrais te communiquer mes pistes et ce que je pense de la victime. Je veux avoir accès à tes dossiers, tu veux mes sources, c'est gagnant-gagnant... Non, mieux que cela... C'est toi et moi... comme au bon vieux temps.

Malgré elle, Nikki se sentait tiraillée comme jamais. Finalement, elle pensa que, si elle ne pouvait pas maîtriser ses sentiments, elle pouvait se maîtriser, elle.

— Tu sais à quel point tu es transparent ? Tout ce que tu veux, c'est brandir tes sources sous mon nez pour passer du temps avec moi. Bien essayé, dit-elle avant d'aller rejoindre son bureau.

Rook la suivit.

— J'espérais que l'idée te plairait pour deux raisons. La première, oui, le plaisir de me retrouver en ta compagnie, cela nous donnerait une chance d'éclaircir ce qui s'est passé entre nous...

— Cela ne fait qu'une seule raison. Quelle est l'autre ?

— Le capitaine Montrose a déjà donné son accord.

— Non...

— C'est un type sympa. Intelligent, aussi. Et les deux billets pour le prochain match de bas-ket des Knicks n'ont pas fait de mal. (Rook lui tendit la main.) On dirait que toi et moi, on est de nouveau partenaires !

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Pendant que Nikki regardait la main de Rook, son téléphone sonna, et elle se retourna.

— Ah ! Ochoa.

Son visage blêmit et son monstrueux « Quoi ? » attira toute l'attention de la pièce.

— Vous allez bien ? demanda-t-elle à son interlocuteur.

Elle écouta en hochant la tête.

— Bon, très bien. Revenez ici dès que vous aurez terminé votre déposition.

Lorsqu'elle raccrocha, tout le bureau s'était rassemblé autour d'elle.

C'était Ochoa. On a volé le corps de Cassidy Towne.

Un silence abasourdi s'ensuivit, vite brisé par Rook.

— On dirait que je tombe à pic !

Le regard de Nikki ne reflétait pas le même enthousiasme.

TROIS

Ce n'est pas facile de mettre tout un commissariat de vieux policiers new-yorkais sens dessus dessous, mais cette fois, c'était le cas !

Attaquer, en plein jour, la camionnette du légiste en route pour la morgue, sous le nez et à la barbe d'un flic armé, c'était une première !

Cela faisait plus penser à Mogadiscio qu'à Manhattan ! Lorsque le silence hébété laissa la place à des jurons murmurés, puis à de véritables conversations, Raley dit enfin :

— Je ne vois pas pourquoi quelqu'un voudrait voler un cadavre.

— Eh bien, mettons-nous au travail et réfléchissons à la question.

Heat aurait convoqué une réunion pour rassembler toute son équipe, mais, à l'exception d'Ochoa qui était en chemin après avoir fait sa déposition au 17e, là où avait eu lieu l'enlèvement, tous l'entouraient déjà.

— Vous croyez que ceux qui ont enlevé le corps sont les mêmes que ceux qui ont assassiné Cassidy Towne ? demanda Rhymer, un policier de la brigade antivol, qui s'était précipité dans le bureau des homicides après avoir appris la nouvelle.

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— C'est ce qui m'est venu à l'idée en premier, répondit Nikki, mais elle a été poignardée. La cause de la mort est une blessure à l'arme blanche. Ceux-là étaient armés d'AR-15 et d'armes de poing. Si c'étaient eux les assassins, ils lui auraient sans doute tiré dessus, non ?

— Oui, dit Raley, et même s'ils avaient eu peur du bruit des coups de feu, s'ils avaient voulu le corps, ils l'auraient embarqué ce matin, sur le moment.

— On dirait que cette équipe n'a peur de rien, dit Heat.

Il y eut quelques hochements de tête, puis le silence revint, car tout le monde réfléchissait aux mobiles possibles. Hinesburg, qui avait le don d'exaspérer Nikki avec ses tics, mordit dans une pomme...

— Peut-être que..., dit-elle avant de s'arrêter pour mâchouiller, peut-être qu'il y avait..., continua-t-elle avant d'avaler... des indices sur le corps.

Heat hocha la tête.

— Oui, cela pourrait être une raison.

Elle s'approcha du tableau blanc et écrivit : Dissimulation de preuves ? Elle se retourna vers le groupe.

— Rien n'est moins sûr, mais c'est toujours un début.

— Quelque chose dans ses poches ? De l'argent ? De la drogue, des bijoux ? proposa Raley.

—Des photos compromettantes ? ajouta Hinesburg avant de croquer de nouveau dans sa pomme.

Ce sont des possibilités, oui, dit Heat.

Elle inscrivit toutes ces propositions sur le tableau avant de se retourner vers la salle.

— Rook, toi qui as passé beaucoup de temps avec elle, dernièrement, est-ce que tu as une idée qui pourrait expliquer le vol du cadavre ?

— Euh, peut-être, étant donné le nombre de personnes qu'elle a assassinées dans ses articles... Je ne sais pas. Pour s'assurer qu'elle était bien morte...

Bien malgré elle, l'assemblée éclata de rire, et, lorsque Heat approcha du tableau, elle ré-

pondit. — En fait, il n'est pas loin de la vérité. Cassidy Towne était l'une des chroniqueuses les plus détestées et les plus craintes de la ville. Cette femme avait le pouvoir de faire et de défaire des réputations et des carrières, et cela, selon son bon plaisir.

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— Pour son plus grand plaisir, précisa Rook. Cassidy s'amusait de ce qu'elle était capable de faire endurer aux gens, voilà qui est sûr. Et elle faisait payer cher ce qu'on lui faisait.

— Cela, ça fournit un mobile pour le meurtre, pas pour le cadavre. A moins qu'il n'y ait eu sur le corps un indice qui permettrait de démasquer l'assassin, dit Nikki en ôtant une fois de plus le capuchon de son marqueur. Comme s'il s'agissait d'un crime passionnel et qu'il y ait des lambeaux de peau sous ses ongles... Cela pourrait être une équipe embauchée pour faire disparaître les preuves.

— Ou comme la marque de bague ayant permis de retrouver le Russe qui avait zigouillé le magnat de l'immobilier, Matthew Starr1, dit Raley.

Heat écrivit : Marques sur la peau ?

— Si c'est le cas, nous cherchons toujours dans sa liste d'ennemis. Et si ce que dit Rook est vrai, c'est une liste bien trop longue pour pouvoir la nettoyer avec une lingette ! J'ai envoyé des hommes dans les bureaux du Ledger pour prendre les sacs des lettres de menaces. Ils s'y sont mis à deux pour les porter !

— Combien faut-il d'hommes en uniforme pour... ? marmonna Hinesburg.

— Hé ! hé ! dit un des uniformes, au fond de la salle.

Ochoa venait d'arriver après sa mésaventure.

— J'ai pas de quoi être fier sur ce coup-là, dit-il en s'as-seyant à sa place habituelle dans le demi-cercle face au tableau. D'abord, on vole sa poubelle, et ensuite, son cadavre. Et tout ça, pendant mon service !

— T'as sans doute raison, dit Raley. On passe au vote. Qui pense qu'Ochoa aurait dû encaisser une balle chemisée pour sauver un macchabée ?

Le partenaire d'Ochoa leva la main, pour montrer l'exemple, et les autres mains se levèrent bientôt.

— Merci, les gars, c'est rassurant !

— Des nouvelles, Ochoa ?

— Pas grand-chose. Par chance, on a une bonne collaboration avec le 17e. Ils ont découvert que la benne à ordures utilisée pour bloquer la camionnette était volée, mais ils continuent à travailler dessus. Ils interrogent les témoins et le chauffeur maintenant qu'il a repris connaissance. Et ils dressent une liste des équipes qui ont une affection toute particulière pour les cagoules de ski et les AR-15.

— Bon, voilà ce qu'on va faire. On va avancer sur deux fronts. On continue à analyser la scène de crime et on s'attaque à l'enlèvement du corps. J'ai comme l'impression que celui qui

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retrouvera le cadavre retrouvera le meurtrier. Les Gars ? dit-elle au moment où la réunion se terminait.

— Ouais ? répondirent-ils à l'unisson.

— Allez frapper à quelques portes sur la 78e. Commencez par les étages supérieurs de son bâtiment et voyez ce que vous obtenez. Le moindre bruit, le moindre détail, la moindre relation...

—On cherche une autre chaussette célibataire, dit Raley.

— C'est ça. Et pendant le trajet, dites à Ochoa ce qu'on sait sur notre homme d'origine hispanique.

— L'homme au coyote ?

— Bon, je laisse passer pour aujourd'hui, étant donné ce que vous venez de vivre. Rook et moi, on va chercher une liste de vraisemblables, dans la kyrielle de possibles.

— Vous et Rook... Vous voulez dire comme...

— Eh oui, je suis de retour, dit Rook avec sa petite intonation chantante.

Lorsqu'ils s'apprêtaient à partir, le Columbus Café vint faire une livraison. En ouvrant la boîte, Rook invita tout le monde à profiter des sandwichs pour montrer sa bonne volonté.

Raley prit un sandwich au thon sur pain blanc et se retournait déjà lorsque Rook le rappela.

— Je l'avais commandé spécialement pour vous.

— Ah ! merci.

— Et comme je sais que vous aimez le thé sucré, voici des sachets de miel, rien que pour vous, Thé au miel.

Entendre ce surnom honni qu'un ancien partenaire lui avait donné à cause de sa préférence pour le thé au miel irritait toujours Raley. L'entendre dans la bouche de Rook après qu'il eut révélé ce détail dans son article le mit hors de lui. Il avait les lèvres blanches, pincées de rage.

Il se détendit et reposa sa tasse.

— Finalement, je crois que je n'ai pas soif ! fut tout ce qu'il dit avant de tourner le dos à un Rook désemparé.

Heat partit dans sa voiture banalisée avec Rook sur le siège du passager. Elle lui demanda où ils allaient, mais il se contenta de faire un clin d'œil et de mettre un doigt sur ses lèvres avant de lui demander de prendre West Side Highway, direction sud. Elle n'était pas enchantée par cet arrangement, mais il avait passé beaucoup de temps avec Cassidy Towne, et ses

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intuitions pourraient se révéler utiles. D'ailleurs, sans la moindre piste, le prix à payer, pour avoir à bénéficier de l'aide de Jameson Rook, c'était d'être obligée de supporter sa compagnie.

— Et toi, qu'est-ce que tu en penses ? demanda-t-il en longeant l'Hudson.

— Pense de quoi ?

— Je parle du renversement de situation. Cette fois, il s'agit encore de se suivre comme son ombre, mais là, au lieu du journaliste qui suit le policier, c'est le policier qui suit le journaliste

!

Elle se tourna vers lui.

— Tu as remarqué que c'est encore moi qui tiens le volant.

— C'est d'autant plus agréable !

Il baissa sa vitre et inspira l'air frais. Pendant qu'il contemplait le fleuve, le vent gonflait sa chevelure, et Nikki se souvenait comme il était agréable d'y passer la main. Elle se rappela lui avoir attrapé une grosse mèche pour l'attirer vers elle, la première nuit qu'ils avaient passée ensemble, et sentait presque le parfum des citrons des margaritas improvisées, chez elle, dans son salon, ce soir-là. Il se retourna, vit qu'elle le regardait, et elle se sentit rougir. Elle détourna les yeux pour qu'il ne le remarque pas tout en sachant qu'il était trop tard. Satané Jameson Rook !

— Qu'est-ce qui se passe avec Raley ?

— De quoi tu parles ?

Dieu qu'elle était soulagée de voir qu'il changeait de sujet, qu'il ne parlait plus de leur couple !

— J'ai fait quelque chose qui l'a mis en colère ? J'ai comme l'impression que tes acolytes me lancent des regards assassins, tous les deux.

Elle savait ce qu'elle ressentait, tout comme elle savait comment Raley et Ochoa avaient réagi.

Depuis la parution de l'article de Rook sur son passage au commissariat l'été précédent, dans le numéro d'octobre de First Press, Nikki se débattait contre les réactions hostiles que lui attirait cette publication.

Ses collègues étaient tous tellement rejetés dans l'ombre qu'ils en étaient vexés ou jaloux.

Les conséquences n'étaient guère agréables pour elle, et elle s'y trouvait confrontée jour après jour. Même Raley et Ochoa, les piliers de son équipe, s'étaient sentis humiliés de se voir relégués en notes de bas de page dans ce qui se révélait être, malheureusement pour elle, une longue lettre d'amour.

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Néanmoins, Nikki n'était pas là pour exprimer leurs ressentiments, pas plus qu'elle n'allait exprimer son opinion personnelle.

— Demande à Raley, fut tout ce qu'elle répondit.

Il laissa tomber le sujet pour envoyer un texto.

— Tout est réglé, dit-il. Quitte l'autoroute à la 14e Rue et prends la 10e Avenue direction sud.

— Merci de m'avoir prévenue...

Ils se trouvaient déjà au niveau de la bretelle. Elle vira à droite d'un coup de volant avant qu'il ne soit trop tard.

— C'est ça, le talent ! s'exclama-t-il.

Tandis qu'ils s'engageaient dans la 10e Avenue, elle demanda :

— Tu es sûr que ta source acceptera de me parler ?

— Affirmatif ! dit-il en brandissant son iPhone. C'est ce que disait le message.

— Et il va falloir frapper d'une certaine manière ? Donner un mot de passe ? Une poignée de main secrète ?

— Vous savez, détective Heat, vous vous moquez de moi, et cela me fait mal.

— C'est ça, le talent !

Deux minutes plus tard, ils sortirent de la voiture dans le parking d'Apple Shine, une station de lavage vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Rook fit le tour du véhicule pour la rejoindre.

Elle mit ses lunettes de soleil sur le bout de son nez et le regarda par-dessus.

— C'est une plaisanterie ?

-— Tu vois, si tu avais les cheveux roux, on pourrait croire qu'on tourne Les Experts à Mia-mi !

— Rook, je te jure, si tu me fais perdre mon temps !

— Hé ! Jamie ! dit une voix derrière elle.

Elle se retourna pour voir le copain de Rook qui grenouillait dans le milieu, Tomasso Nicolosi, dit le Gros Tom-my, ouvrant la porte de verre du bureau et leur faisant signe d'entrer.

Rook adressa un sourire satisfait à Nikki et alla rejoindre son pote.

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Elle le suivit tout en jetant un coup d'œil sur le parking pour voir s'il ne s'y cachait pas des complices cagoulés.

A l'intérieur de la boutique d'Apple Shine, le Gros Tom-my offrit une bière à Rook avec une double tape sur le dos avant de se tourner vers Heat, tout sourire.

— Cela fait plaisir de vous revoir..., dit-il en tendant la main à Nikki qu'elle serra en se demandant à combien de tabassages ou pire encore il avait recouru pendant les quelques dizaines d'années de sa vie.

Un chauffeur-livreur, en costume noir et cravate rouge de rigueur, sortit des toilettes et s'assit pour lire le Post der-rière eux, et Nikki vit que le visage du Gros Tommy se raidissait.

—11 fait drôlement beau, dit Rook. Tu ne préférerais pas qu'on s'installe quelque part en terrasse ?

Le truand balaya du regard l'angle animé de la 10e Avenue et de Gansevoort.

— Je n'y tiens pas. Allons plutôt dans le bureau.

Ils contournèrent le comptoir et le suivirent dans la pièce marquée Privé.

— Tu as encore maigri ? demanda Rook, tandis que le Gros Tommy fermait la porte.

Il avait gagné ce surnom au début des années 1960, lorsque la légende avait raconté qu'au cours d'une des guerres du racket, il avait encaissé trois balles dans le ventre, mais avait été sauvé par ses couches de graisse.

Nicolosi était toujours assez volumineux pour faire basculer le destin lorsque Rook l'avait rencontré pour la première fois, mais à présent, il avait plus peur du cholestérol que des balles en cuivre.

Heat remarqua que le survêtement, semblable à celui qu'il portait la première fois qu'elle l'avait rencontré sur un chantier de construction, au cours de l'été, flottait un peu.

— C'est gentil de l'avoir remarqué. Encore trois kilos. Tu crois ça ? Le Gros Tommy qui ne dépasse pas les soixante-dix kilos !

Rook lui passa de la pommade.

— Si tu continues, il va falloir t'emballer comme une momie pour te retrouver !

Tommy se mit à rire.

— Il doit vous plaire, ce type ! Il vous plaît pas ?

Nikki sourit et dodelina de la tête.

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— Asseyez-vous, asseyez-vous.

Ils s'installèrent sur le divan, et le Gros Tommy s'assit sur la chaise derrière le bureau.

D'ailleurs, il a écrit un bien bel article sur vous, ce bon Jamie. Vraiment sympa. Ça vous a plu f

— C'était... mémorable, pour le moins.

Elle se tourna vers Rook et lui lança un regard disant : « C'est le moment. »

Rook réagit tout de suite.

— Nous apprécions beaucoup que tu aies eu la gentillesse de nous recevoir.

Il attendit que le Gros Tommy suive le protocole et écarte les compliments d'un geste de la main avant de poursuivre.

— Je travaille avec Nikki sur le meurtre de ce matin, et je lui ai dit que tu aurais peut-être des informations utiles à nous communiquer.

— Tu ne lui as rien raconté ?

— Je t'avais donné ma parole.

— Bon garçon !

Le Gros Tommy ôta ses énormes lunettes de soleil, dévoilant ses yeux de basset, qu'il braqua vers Nikki.

— Vous savez ce que je fais. J'essaie de ne pas me salir les mains, mais je connais des gens qui ne sont pas des citoyens au-dessus de tout soupçon.

Heat savait qu'il mentait. Ce petit homme cordial était pourri jusqu'à la moelle, mais il avait un talent fou pour toujours se mettre à l'abri des poursuites.

— Vous me comprenez... Bon, il y a peu, j'ai reçu un appel de quelqu'un qui se renseignait sur la manière de s'y prendre pour mettre un contrat sur Cassidy Towne.

Heat se redressa sur le divan.

— Un contrat ? Quelqu'un vous a appelé pour mettre un contrat sur Cassidy Towne ?

— Pas si vite ! Je n'ai pas dit que quelqu'un avait mis un contrat. J'ai dit que quelqu'un s'était renseigné pour le faire. Vous savez, il faut procéder par étapes. C'est ce qu'on m'a dit...

Elle voulut parler, mais il leva la main et poursuivit son récit.

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— Mais il n'en est rien sorti.

— Et c'est tout ?

— Oui, ça s'arrête là.

— Non, je veux dire, c'est tout ce que vous avez ?

Jamie m'a dit que vous aviez besoin d'aide. Alors, je vous dis ce que je sais. Qu'est-ce que vous entendez par « C'est tout ce que vous avez ? »

— Eh bien, ce que je veux, c'est un nom.

11 posa le coude sur le bureau et regarda Rook avant de se retourner vers elle. Heat observa Rook.

— Il t'a donné le nom ?

— Non, répondit Rook.

— Il ne le connaît pas.

— Moi, je veux le connaître, dit Nikki en soutenant le regard du truand.

Un long silence suivit. A travers les murs, ils entendaient les jets d'eau qui s'écrasaient contre la carrosserie d'une voiture. Lorsque le vacarme cessa, le Gros Tommy dit à voix basse

:

— Je tiens à ce que vous sachiez que je ne vous raconte tout cela que parce que vous êtes avec lui, c'est compris ?

Elle hocha la tête.

— Chester Ludlow, dit-il en remettant ses lunettes.

Nikki sentit son cœur rater un battement. Elle allait le

noter, mais pensa qu'il serait préférable de se contenter de ne pas oublier le nom de cet ancien parlementaire plutôt que de laisser des traces.

— On est d'accord «demanda le Gros Tommy en se levant.

— Presque, dit Heat, qui resta assise. Il me faut encore quelque chose.

— Elle est couillue, celle-là !

Rook se retourna pour ricaner.

– 39 –

Nikki se leva.

— Ce matin, un gang, trois hommes armés et un chauffeur, a attaqué la fourgonnette du lé-

giste et volé le corps de Cassidy Towne.

Le Gros Tommy se tapa sur les cuisses.

— Bordel de merde ! Quelqu'un a cambriolé le camion de viande froide ! Dans quelle ville on vit !

— Je veux leur nom. Deux de mes amis se trouvaient

sa

dans cette fourgonnette, et le chauffeur est à l'hôpital. Sans oublier le cadavre volé.

Le Gros Tommy ouvrit les paumes pour traduire son impuissance.

— Je vous l'ai déjà dit, je ne trempe pas dans ce genre de magouilles.

— Je sais, mais comme vous l'avez dit, vous connaissez des gens...

Elle s'approcha de lui et pointa un doigt contre sa poitrine pour accentuer chacun de ses mots.

— J'ai beaucoup apprécié notre collaboration. Et je m'en souviendrai la prochaine fois qu'on se verra, Tommy. Et félicitations pour le régime.

— Je parie que t'aime ça, les couillues ! dit-il en s'adres-sant à Rook.

Dans la boutique, ils échangèrent une nouvelle poignée de main.

— Au fait, Tommy, je ne savais pas que tu étais propriétaire de la station.

— C'est pas à moi. Je viens juste laver ma voiture.

Heat appela le commissariat pour avoir l'adresse de

Chester Ludlow dès qu'ils remonteraient dans la Crown Victoria.

— Quel est le rapport entre Chester Ludlow et Cassidy Towne ? demanda-t-elle après avoir raccroché.

— C'est à cause d'elle qu'il a perdu son poste.

— Je croyais que c'était sa faute à lui, vu l'ampleur du scandale.

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— Oui, mais qui a sorti l'histoire au grand jour et a tout fait capoter ? (Elle sortit du parking.) Alors, qu'est-ce que tu penses de mes sources, maintenant ?

— Le Gros Tommy ? Je me demande pourquoi tu n'en as pas parlé à la police.

— Je croyais l'avoir fait.

— Après le meurtre.

— Tu as entendu Tommy ? Ce n'était pas censé arriver.

— Sauf que cela s'est produit.

Chester Ludlow n'était pas dans sa maison de Park Avenue, ni dans son appartement panoramique, au-dessus de Carnegie Hall.

11 se trouvait là où il passait désormais la majeure partie de son temps : il profitait de l'iso-lement huppé du Milmar Club, sur la 5e Avenue, face au zoo de Central Park.

En posant le pied sur le marbre de la réception, Heat et Rook foulaient le sol que l'élite sociale et financière new-yorkaise hantait depuis plus d'un siècle.

Derrière ces murs, Mark Twain avait trinqué avec Ulysse S. Grant à son gala d'intronisation lorsqu'il s'était installé sur la 66eRue Est, après ses mandats présidentiels. Les Morgan, Astor, Rockefeller avaient tous dansé lors des bals masqués du Milmar.

On disait même que c'était Théodore Roosevelt qui avait brisé l'exclusivité blanche en invi-tant Booker T. Washington à ses cocktails.

Ce qui lui manquait en raison d'être, le club le compensait par la grandeur et la tradition.

C'était un lieu serein et opulent, où les adhérents pouvaient bénéficier d'une grande intimité et d'un grand whisky.

Le Milmar était devenu la forteresse idéalisée du New York d'après-guerre, où les hommes enchapeautés sortaient dans un monde inondé de lumière.

Et, comme Jameson Rook s'en rendit compte, ils portaient aussi des cravates, dont il dut choisir un modèle au vestiaire avant qu'on le laisse pénétrer dans les salons.

On les accompagna vers le coin le plus éloigné du bar, où un portrait géant de Grâce Ludlow, la matriarche du clan, se dressait de toute sa hauteur, portant un regard dédaigneux sur ce qui se trouvait sous ses yeux.

Sous ce portrait, Chester, l'ancien grand espoir, devenu fils prodigue, lisait le Financial Times à la lumière du jour.

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Après les salutations d'usage, Rook s'installa près de Ludlow dans un fauteuil de cuir. Nikki s'assit en face de lui sur un divan Louis XV en pensant que cela faisait un choc après le bureau de la station de lavage.

Chester Ludlow replia soigneusement les pages saumon de son journal et prit la carte de Heat sur le plateau d'argent posé sur la table basse.

— Détective Nikki Heat, c'est prometteur...

Que répondre à cela ? Merci ?

— Je vous présente mon associé, Jameson Rook, se contenta-t-elle de dire.

—- Oh ! l'écrivain ? Ça explique la cravate.

Du plat de la main, Rook lissa la cravate empruntée.

— Eh oui, juste le jour où l'on ne s'habille pas pour le club !

— C'est ce qu'il y a de bizarre ici : on peut entrer sans pantalon, mais pas sans cravate.

Étant donné la disgrâce de l'homme politique à la suite de scandales sexuels, Nikki était surprise par son humour et la vigueur de son rire.

Elle se retourna pour voir comment les autres membres avaient réagi, mais les rares personnes dispersées dans la salle immense semblaient ne rien avoir remarqué.

— Monsieur Ludlow, commença-t-elle, j'ai quelques questions à vous poser concernant une enquête en cours. Pré-féreriez-vous que nous parlions dans un endroit plus discret ?

— Il n'y a rien de plus confidentiel que le Milmar. D'ailleurs, après les étalages publics de cette année, je n'ai plus grand-chose à cacher.

C'est ce que nous verrons, pensa Nikki.

— Cela me ramène à la question que je voulais vous poser. Je suppose que vous savez déjà que Cassidy Towne a été assassinée.

— Oui, je vous en prie, dites-moi qu'elle a beaucoup souffert !

Rook s'éclaircit la gorge.

— Vous vous rendez compte que vous parlez à un policier ?

— Oui, dit-il en reprenant la carte de Nikki pour la relire. Et de la criminelle. (Il reposa la carte sur le plateau d'argent.) Ai-je l'air inquiet ?

— Avez-vous une raison de l'être ? demanda Nikki.

– 42 –

Le politicien marqua une pause, surtout pour impressionner son auditoire.

— Non.

Il s'adossa à son fauteuil et sourit. Il allait lui laisser faire tout le travail.

— Vous étiez en conflit avec Cassidy Towne ?

— Il serait plus juste de dire qu'elle était en conflit avec moi. Ce n'est pas moi qui ai noirci des colonnes d'immondices. Ce n'est pas moi qui ai étalé ma vie sentimentale sur la place publique. Ce n'est pas moi le parasite qui se nourrit du malheur et des mésaventures des autres sans me soucier des ravages que je peux causer.

Rook sauta sur l'occasion.

— Oh ! je vous en prie ! Vous savez combien de fois les gens qui se font prendre reprochent aux médias d'avoir parlé ?

Nikki essaya de capter son regard pour lui signifier d'arrêter là, mais il avait appuyé sur un bouton et il n'était pas près de changer de registre.

— Un journaliste dirait qu'elle a fait le tapage et que c'est vous qui avez fait les ravages.

— Et les jours où il n'y avait rien à signaler, monsieur Rook ? Les jours où il n'y avait aucun incident, aucun scandale, mais rien que des spéculations et des insinuations, venant de «

sources anonymes » et de « proches » qui avaient entendu ou vu je ne sais quoi ? Et lorsque cela ne suffisait pas, pourquoi ne pas ressasser les événements, encore et encore, pour bien tourner le couteau dans la plaie au vu et au su de tous ?

À présent, Nikki se réjouissait que Rook soit intervenu. Ludlow perdait son calme. Il allait peut-être se trahir.

— Oui, j'ai eu des aventures...

— On vous a vu à Dungeon Alley, le temple du SM !

Ludlow écarta la remarque du revers de la main.

— Regardez autour de vous : nous sommes en 2010, pas en 1910 !

Heat regarda effectivement autour d'elle. Dans cette pièce, on aurait pu se trouver à n'importe quel siècle.

— Si vous me permettez, avança-t-elle pour maintenir la pression, vous êtes un parlementaire qui a été élu sur la base de valeurs familiales et on vous a vu dans tout et n'importe quoi, du fétichisme, au pony play et aux jeux de torture. Au Capitale, votre surnom, c'est Minorité fouettée ! Je me demande si cela ne vous faisait pas jubiler que Cassidy Towne vous lynche en public !

– 43 –

— Perpétuellement ! siffla-t-il. Et avec elle, les motivations n'étaient même pas politiques !

Comment serait-ce possible ? Regardez le guignol qu'ils ont mis à ma place quand j'ai démis-sionné ! Moi, j'avais un programme, lui, il a des déjeuners et des tournées de concertation !

Non, avec cette salope, ce n'était que pour le plaisir de faire couler de l'encre. Et de vendre des journaux, de booster sa carrière de merde !

— Alors, vous êtes content qu'elle soit morte, dit Nikki.

— Madame, cela fait soixante-quatre jours que je n'ai pas bu une goutte d'alcool, mais ce soir, je crois que je vais déboucher une bouteille de Champagne.

Il tendit le bras vers le verre d'eau fraîche sur la table basse et but une grande rasade, ne laissant que les glaçons. Il le reposa et ramena ses pieds sous lui.

— Mais vous le savez d'expérience, le fait que j'ai un mobile puissant ne fait pas de moi un coupable.

— Vous la détestiez, visiblement, dit Rook pour tenter de l'énerver à nouveau, mais Chester Ludlow avait repris le contrôle de la situation.

— Au passé... C'est de la vieille histoire, désormais. J'ai suivi une cure de désintoxication sexuelle, une cure de désintoxication alcoolique... Alors, vous savez quoi ? Non seulement je ne déboucherai pas ce Champagne ce soir, mais je n'ai plus besoin d'assouvir ma colère contre cette femme.

— Ce n'est pas la peine, dit Nikki. Pas si vous pouvez déléguer la violence sur les autres.

Disons, en mettant un contrat sur Cassidy Towne.

Ludlow resta serein. 11 réagit, mais faiblement. Un peu comme si on lui avait affirmé que sa veste de lin était hors saison.

— Je n'ai rien fait de tel.

— Nous avons des témoins qui prétendent le contraire, dit Rook.

— Oh ! je vois ! Je ne pensais pas que vous étiez du genre à recourir à des sources anonymes, monsieur Rook.

— Je les protège. C'est comme cela que je m'assure d'obtenir des informations crédibles.

Ludlow le regarda.

C'est le Gros Tommy, c'est ça ?

Peu disposé à révéler ses sources et encore moins à compromettre le Gros Tommy, Rook se contenta de lui adresser un regard vide.

Nikki Heat reprit les commandes.

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— Donc, vous reconnaissez avoir contacté Tomasso Ni-colosi pour mettre un contrat sur Cassidy Towne ?

— Bon, dit Ludlow. Oui, je me suis renseigné. C'était une rechute pendant ma thérapie. J'ai commencé à fantasmer et à me demander comment cela se passerait, sans plus. Je ne rédige peut-être plus de lois, mais je sais que rien n'interdit de poser des questions.

— Et vous voudriez nous faire croire que, puisque le Gros Tommy n'a rien pu faire pour vous, vous n'avez confié votre sale boulot à personne d'autre ?

Chester Ludlow sourit.

— J'ai décidé qu'il y avait un meilleur moyen de me venger. J'ai embauché un détective d'une grande firme pour qu'il remue la boue autour de Cassidy Towne. Lui rendre la monnaie de sa pièce, vous voyez.

À moins qu'il n'incarne le comble de l'hypocrisie, pensa Nikki, trop maligne pour l'inter-rompre.

— Renseignez-vous sur une certaine Holly Flanders, dit-il en épelant le nom de famille.

Nikki ne prit aucune note ; elle ne voulait rien se laisser dicter par cet individu.

— Et pourquoi ça ?

— Je ne vais pas faire le boulot à votre place. Mais vous la trouverez intéressante, à la lu-mière de cette affaire. Et, détective ? Faites attention. Elle a acheté une arme il y a une dizaine de jours. Illégalement, bien sûr.

Après que l'homme politique leur eut fourni un alibi en certifiant qu'il était resté chez lui avec sa femme toute la nuit, Heat et Rook le laissèrent.

Lorsqu'ils traversèrent le hall, une vieille femme lovée dans un divan leva les yeux de son daiquiri.

— Félicitations pour ce merveilleux article sur vous, jeune femme.

Malgré son sourire, Grâce Ludlow paraissait encore plus terrifiante que sur son portrait.

Tout en défaisant sa cravate au comptoir du vestiaire, Rook dit :

— La famille Ludlow a tellement de ressources et de relations qu'il aurait très bien pu trouver quelqu'un pour accomplir la besogne.

Le nœud de cravate refusait de céder, et Nikki vint l'aider.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Disons que c'est lui. Pourquoi voler le corps ?

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Avec les deux poignets sur sa poitrine, Nikki était assez proche pour sentir l'odeur de son eau de Cologne au parfum frais et subtil. Elle leva les yeux et croisa son regard, qu'elle soutint brièvement, avant de s'éloigner.

— Je crois qu'on va avoir besoin de ciseaux !

Sur les marches du Milmar, Heat appela au bureau pour s'enquérir des nouvelles de la victime disparue. Rien. Pendant qu'elle y était, elle demanda qu'on effectue des vérifications sur une certaine Holly Flanders.

Elle écouta également un message vocal des Gars et se dirigea vers la voiture.

— On va faire un tour. Les Gars nous ont dégotté quelque chose.

En traversant le parking, Rook lui demanda :

— Ecoute, ça me turlupine. Comment ça se fait que tu sois au courant, pour le pony play ?

— Ça t'excite ?

— Ça me fiche les chocottes et ça me fait rigoler. Et c'est un non qui penche vers le oui, tu vois ?

— Oh ! fais-moi confiance. Je sais tout sur les chocottes et la rigolade... (Elle lui adressa un sourire en coin sans quitter des yeux le taxi garé devant eux.) Tout comme je connais la diffé-

rence entre un martinet et un collier de posture !

Elle n'avait pas besoin de le regarder pour savoir qu'il l'observait et cherchait à deviner si elle plaisantait ou non. Les services de la circulation durent enlever des barrières pour leur laisser le passage sur la 78e Rue Ouest.

Le nombre des estafettes de télévision avait doublé, et toutes les chaînes voulaient des images en direct à diffuser aux bulletins d'informations de seize heures, encore bien loin. Un nœud à l'estomac, Nikki pensa que les gros titres ne se feraient pas sur le meurtre, mais sur le vol du cadavre. Ils retrouvèrent Raley et Ochoa au sous-sol de l'immeuble de grès brun de Cassidy Towne, dans le bureau - ou plutôt l'atelier du gardien.

Ils le présentèrent à Nikki. En apercevant Rook, il le salua avec un grand sourire.

— Bonjour, monsieur Rook.

— Salut, JJ. Désolé pour ce qui s'est passé.

— Oui, il va falloir faire du grand ménage.

— Et puis...

— Madame Towne, oh oui, c'est horrible !

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Nikki s'adressa à ses hommes.

— Vous avez quelque chose pour moi ?

— D'abord, pas de service de ramassage des ordures privé.

— On dirait une mauvaise blague, dit JJ. Le propriétaire va pas aimer ça ! On arrive même pas à avoir un budget pour refaire la peinture. Ni pour un nouveau chariot de mé-nage ! Regardez un peu les roues de cet engin ! C'est minable.

— Alors, vous en êtes restés aux ordures ? Vous avez dit « d'abord ». Il y a une suite ?

— JJ dit qu'il a changé les serrures de l'appartement de Cassidy Towne dernièrement.

Ce détail éveilla son attention, et Nikki jeta un coup d'oeil vers Rook.

— C'est exact. Il y a quelques jours, dit Rook.

Le gardien le corrigea.

— Non, ça, c'était la deuxième fois. Je l'ai fait deux fois.

— Vous les avez changées deux fois ? Pourquoi ?

— Comme j'ai une formation de serrurier, j'ai pu le faire au noir. Vous savez... C'est mieux pour tout le monde. Elle fait des économies, et ça met du beurre dans les épinards. C'est mieux comme ça.

— Je n'en doute pas.

JJ semblait être un brave type, bien qu'un peu bavard.

Pour interroger les bavards, elle l'avait appris, il fallait rester dans le concret, avancer par étapes.

— Racontez-moi la première fois que vous avez changé la serrure. Ça s'est passé à quel moment ?

— Il y a deux semaines. La veille du jour où mon pote a commencé à venir, dit-il en indiquant Rook.

— Pourquoi ? Elle avait perdu ses clés ?

— Les gens perdent toujours tout, c'est pas vrai ? J'ai entendu une émission sur les téléphones portables, rien qu'hier... Vous savez où les gens perdent le plus leurs téléphones ?

— Dans les toilettes publiques ? dit Rook.

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—Ne m'en demandez pas plus, hein ! dit-il en tendant la main et en serrant celle de Rook.

— JJ ? dit Heat en ouvrant son carnet pour montrer l'importance de la réponse. Pourquoi Cassidy vous a-t-elle demandé de changer ses serrures il y a quinze jours ?

— Parce qu'elle avait l'impression que quelqu'un était entré chez elle. Elle était pas sûre, mais elle pensait qu'il NC tramait quelque chose. Des objets déplacés, des trucs comme ça. Elle disait que ça lui donnait la chair de poule. J'ai cru qu'elle se faisait des idées, mais un sou, c'est un sou, alors, j'ai remplacé les serrures.

Nikki nota de demander aux Gars de retrouver la date exacte pour préciser la chronologie.

— Et la deuxième fois ? Elle avait toujours l'impression que quelqu'un s'introduisait chez elle

?

Le gardien éclata de rire.

— C'était pas qu'une impression ! Un type a défoncé sa porte. Sous son nez !

Heat se tourna immédiatement vers Rook.

— Je savais qu'elle avait fait réparer sa porte, parce que JJ travaillait dessus lorsque je suis venu la rejoindre pour dîner. Je lui ai demandé pourquoi, et elle m'a dit qu'elle s'était enfermée dehors et qu'elle avait dû défoncer sa porte. Ça paraît bizarre, mais c'était du Cassidy Towne tout craché. Elle ne manquait pas de vous réserver des surprises.

— À qui le dites-vous ! intervint JJ qui serra de nouveau la main à Rook.

Heat se tourna vers les Gars.

— Il y a eu un rapport d'incident là-dessus ?

— Aucun, dit Ochoa.

— On va vérifier de nouveau, à présent, dit Raley.

— Quand était-ce ?

Il se tourna vers son établi, regarda un calendrier avec des filles aux seins nus et indiqua un jour marqué d'un crayon gras orange. Heat nota la date.

— Vous savez à quelle heure cela s'est produit ?

— Bien sûr. En plein milieu d'après-midi. J'allais prendre ma pause cigarette quand j'ai entendu le boucan. J'essaie d'arrêter, c'est mauvais pour la santé. Je me suis inscrit à un programme.

— Vous avez entendu ? Vous avez vu ce qui s'est passé ?

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— Non, j'ai vu après... J'étais sur le trottoir - on ne fume pas ici - et j'ai entendu les cris, puis après « bada-boum ». Le type a défoncé la porte à coups de pied.

— Vous avez vu qui c'était ? Vous pourriez le décrire.

—Et comment ! Vous connaissez Toby Mills ? Le joueur de base-bail ?

— Oui, vous dites que c'est quelqu'un qui lui ressemble ?

— Non, dit JJ. C'était Toby Mills... en personne, voilà ce que je dis.

Les Yankees étaient en avance d'un match, mais ils étaient désormais privés des services du dynamique lanceur Toby Mills, sur la liste des blessés avec une déchirure à la cuisse qu'il s'était faite en allant héroïquement couvrir la première base lors du match d'ouverture de la série.

Mills avait tenu jusqu'à la fin de la partie et la victoire, mais, indisponible pour une période indéterminée, il devrait passer au moins le reste de la saison sur le banc des spectateurs. En traversant Central Park pour se rendre chez le lanceur, à Upper East Side, Heat demanda :

— Bon, Jameson Rook, toi, le journaliste de la presse people, j'ai une question pour toi.

— J'ai comme l'impression qu'il ne sera pas question de pony play, je me trompe ?

— Je me demande pourquoi, puisque tu étais toujours dans les pattes de Cassidy Towne pour faire ton article, tu ne savais pas que Toby Mills avait défoncé sa porte.

— C'est simple. C'est parce que je n'étais pas là lorsque cela s'est produit, dit-il en se tournant vers elle. Pas plus compliqué que ça. Elle m'a menti en disant qu'elle l'avait fait toute seule. Et je vais te confier une chose, Nik : si tu avais connu Cassidy, cela ne te choquerait pas. Elle n'était pas seulement costaude, c'était une force de la nature. Ce n'était pas une misé-

rable porte fermée à clé qui allait l'arrêter. J'avais même déjà noté cette métaphore pour mon article.

Elle tapota les doigts sur son volant.

— Je comprends ton point de vue. Non seulement elle t'a menti, mais elle n'a déposé aucune plainte.

— Une chaussette célibataire.

— Tu n'es pas obligé de dire ça.

— Quoi ? Chaussette célibataire ?

— C'était à nous. Je t'interdis d'employer cette expression, sauf quand tu tries ton linge !

– 49 –

Le feu passa au vert et elle sortit du parking pour longer l'enfilade d'ambassades et de con-sulats.

— Elle avait un problème avec Toby Mills ? A moins que cela ne soit le contraire.

— Je n'en sais pas grand-chose. Elle a écrit des articles sur son adolescence tapageuse, lorsqu'il est arrivé dans l'équipe des Yankees, mais c'est de l'histoire ancienne aujourd'hui. La semaine dernière, elle a annoncé qu'il venait de s'installer dans l'East Side, mais il n'y a guère matière à scandale. Ni prétexte à une agression.

— Oh ! ça, la vie réserve bien des surprises, bien des surprises, monsieur l'écrivain, dit-elle avec un sourire supérieur.

Tandis qu'ils attendaient devant l'interphone de la porte de Toby Mills, le sourire de Nikki Heat n'était plus qu'un lointain souvenir.

— Depuis combien de temps on attend ? demanda-t-elle à Rook.

— Cinq minutes. Six peut-être.

— Ça me paraissait plus long. Pour qui il se prend ? C'était plus facile d'entrer au Milmar, et tu n'avais même pas de cravate. (Elle imita la voix du petit haut-parleur.) Nous poursuivons les vérifications...

— Tu sais qu'ils t'entendent sûrement.

— Tant mieux !

Il leva les yeux.

— Ils te voient aussi, sans doute.

— Encore mieux.

Elle élargit les épaules devant la caméra de sécurité et brandit sa plaque.

— C'est une enquête de police officielle. Je veux voir un être humain.

— Sept minutes.

— Arrête !

Puis, dans un murmure, il ajouta :

— Chaussette célibataire.

— Ne fais pas le malin.

– 50 –

Un grésillement d'électricité statique se fit entendre, et la voix mâle revint dans l'interphone.

— Je suis désolé, madame l'agent, mais nous transmettons toutes les requêtes à Ripton et associés, les représentants de monsieur Mills. Vous voulez le numéro ?

— D'abord, je ne suis pas agent, mais enquêtrice. A la police criminelle de New York. Je dois interroger Toby Mills pour une enquête. Ou vous ouvrez maintenant, ou je reviens avec un mandat.

Satisfaite, elle relâcha le bouton et fit un clin d'œil à Rook.

La voix chevrotante revint.

— Bon, si vous avez un stylo, je vous donne le numéro.

— Ah ! ha ! dit-elle. Bon, moi, je suis en mission officielle. Je vais chercher ce mandat.

Elle se retourna et se rua vers le trottoir, suivie par Rook. Ils étaient presque sur Madison, où ils s'étaient garés en face de Carlyle, lorsque Rook entendit son nom.

— Jameson Rook ?

Ils se retournèrent pour voir l'émule de Cy Young, Toby Mills, sur le trottoir, devant sa maison, qui leur faisait signe de revenir.

Rook se tourna vers Nikki, rayonnant.

— Quand je peux faire quelque chose pour vous aider, détective...

QUATRE

Je suis Toby, dit-il lorsqu'ils arrivèrent devant la porte d'entrée.

Avant que Nikki ait eu le temps de se présenter, il ajouta :

— On peut voir ça à l'intérieur ? Je n'ai pas envie d'avoir un attroupement ici, si cela ne vous ennuie pas.

Il leur tint la porte, et tous deux le suivirent dans le vestibule. Pieds nus, le joueur de base-bail portait un polo blanc sur un jean. Nikki ne savait pas si sa légère claudication était due à sa déchirure ou à ses pieds nus.

— Excusez-moi de la confusion. Je faisais la sieste, et ils ne voulaient pas me réveiller. Et quand je vous ai vu, dit-il en s'adressant à Rook, je me suis dit : « Oh ! mec ! Tu ne peux pas laisser Jameson Rook sur le trottoir ! » Vous êtes avec la police ?

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— Bonjour. Nikki Heat. (Elle lui serra la main en essayant de ne pas se conduire en groupie béate.) C'est un plaisir, vraiment.

Bon, voilà pour le côté cool !

— Je vous remercie. Entrez. Mettons-nous à l'aise et voyons ce que j'ai fait pour mériter la présence de la police et la presse qui tambourine à ma porte.

Un escalier en colimaçon montait à l'étage sur la gauche, mais il les conduisit vers l'ascenseur en face de l'entrée. Juste à côté, un homme, qui ressemblait à un agent des services secrets, en chemise blanche à manches longues et cravate unie marron, regardait son écran de surveillance qui montrait les images de quatre caméras.

Toby appuya sur le bouton de l'ascenseur.

— Quand Jess se pointera, tu lui diras que j'ai conduit nos invités au salon ?

— Bien sûr, répondit Lee.

Nikki reconnut la voix de l'interphone et, comme il remarqua sa réaction, il ajouta :

— Désolé pour la confusion, détective.

— Je vous en prie.

L'ascenseur indiquait que la maison avait cinq étages, et ils s'arrêtèrent au troisième. Ils furent accueillis par l'odeur d'un tapis tout neuf en entrant dans une grande pièce circulaire, avec des comptoirs qui ouvraient dans trois directions. D'après ce que Heat voyait, deux d'entre eux menaient sans doute à des chambres, vers l'arrière de la grande demeure rectangulaire. Mills plia son bras qui valait des millions de dollars pour leur demander de les suivre vers le passage du fond, qui ouvrait sur une pièce ensoleillée avec vue sur la rue en contrebas.

On peut dire que c'est ma tanière.

C'était une salle de trophées décorée avec goût. Des battes de base-bail partageaient l'espace avec des photos sportives traditionnelles : Ted Williams qui observait un lancer de Kou-fax, à Fenway2, en 1963 ; Lou Gehrig avec Babe Ruth. Contrairement à ce que l'on aurait pu croire, ce n'était pas un autel consacré à Toby. Les seules photos de lui le montraient avec d'autres joueurs, et aucun des trophées ne lui appartenait, bien que les siens eussent largement suffi à remplir la pièce. Nikki comprit qu'il venait ici pour échapper à la célébrité, non pour s'y complaire.

Toby se glissa derrière un bar en merisier clair, avec des incrustations de marqueterie vertes, et leur proposa de leur préparer quelque chose.

— En fait, tout ce que j'ai, c'est du Colonel Fizz, mais je vous jure que ce n'est pas parce qu'ils me sponsorisent : j'adore ça !

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Nikki percevait son accent de l'Oklahoma et se demandait quel effet ça faisait de passer son bac à Broken Arrow et de monter tous les échelons de la célébrité en moins de dix ans.

— Je suppose que vous êtes en service, sinon je vous uurais offert quelque chose de plus corsé.

— Comme quoi ? Il y a un Général Fizz ? demanda Rook.

— Ah ! vous ! Les romanciers !

Toby ouvrit quelques canettes et versa les boissons sur de la glace.

— Ça va vous dégoûter du Coca. De toute façon, ça n'a jamais tué personne.

— Cela m'étonne de voir que vous me connaissez, dit Rook. Vous lisez tous mes articles ?

— A vrai dire, seulement celui sur votre voyage en Afrique avec Bono, et le cahier photos consacré à Mick Jagger sur son bateau. Mec, il va falloir que je m'en achète un ! Mais les articles politiques, vous voyez, la Tchétchénie, le Darfour, sans vouloir vous vexer, je m'en passe. Je vous connais surtout parce que nous avons beaucoup d'amis communs.

Nikki ne savait pas si Toby Mills était un hôte naturel ou s'il les menait par le bout du nez, mais elle profita de la conversation pour observer la vue. Quelques rues plus loin, on apercevait le Guggenheim. Malgré les rangées de demeures cossues qui le dissimulaient, la forme distincte du toit trahissait le musée. En haut de la rue, les cimes des arbres de Central Park commençaient tout juste à annoncer l'automne. Dans deux semaines, les couleurs chatoyantes attireraient tous les photographes amateurs sur la rive est.

Nikki entendit quelqu'un qui parlait à Toby, mais lorsqu'elle se retourna, l'individu n'était pas dans la pièce.

— Hé ! Tobe, dit l'homme, j'ai fait aussi vite que j'ai pu...

Un type en costume chic, sans cravate, entra et se dirigea rapidement vers Rook.

— Bonjour. Jess Ripton.

— Jameson Rook.

— Je sais. Vous, les gars, vous auriez dû me contacter d'abord. On n'accorde pas d'interviews sans avoir discuté des modalités auparavant.

— Il ne s'agit pas d'une interview de presse, dit Nikki Heat.

Ripton se retourna.

» C'est vous, le flic ?

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— Détective. (Elle lui donna sa carte.) Et vous, vous êtes agent ?

Derrière le comptoir, Toby Mills éclata de rire. Une cascade de ah ! ah ! ah !...

— Je ne suis pas agent. Je suis directeur de la communication.

Son sourire ne suffit pas à adoucir sa personnalité ni à atténuer son arrogance.

— Les agents sont à mes ordres. Les agents restent à l'écart et se contentent de ramasser les chèques, et tout le monde y trouve son compte. Moi, je m'occupe des relations publiques, des réservations, des médias, de tout ce qui a de l'importance sur la chaîne de valeur.

— Ça doit être difficile de faire tenir tout ça sur une simple carte de visite, dit Rook qui obtint un autre rire de Toby.

Ripton s'assit dans la chaise longue du coin.

— Alors, dites-moi de quoi il s'agit.

Nikki ne s'assit pas. Tout comme elle ne voulait pas prendre la dictée sous les ordres de Chester Ludlow, elle n'allait pas faire cet honneur à Jess Ripton, un taureau qui s'amusait à piétiner tout le monde.

Elle voulait rester maître des débats. À présent, néanmoins, elle comprenait la raison des amabilités insignifiantes... On meublait en attendant papa.

— Vous êtes l'avocat de Toby ?

— J'ai les diplômes, mais, non. J'appellerai notre avocat si j'estime que nous en avons besoin. Nous en avons besoin ?

— Ce n'est pas à moi d'en décider, dit-elle avec une nuance de retenue dans la voix.

Puis elle se dit que, peu importait, et elle laissa Ripton dans son fauteuil pour s'installer sur un tabouret en face de Mills.

— Toby, je voudrais vous parler d'un incident qui s'est produit la semaine dernière dans la résidence de Cassidy Towne.

Le responsable des relations publiques se dressa sur ses pieds.

— Non ! non ! et non ! Il ne répondra pas à cette question.

— Monsieur Ripton, je fais partie de la brigade criminelle de New York et je dirige une enquête officielle. Si vous préférez que je conduise cet interrogatoire au commissariat, cela peut s'arranger. Je peux aussi m'arranger pour que toutes ces estafettes de la télévision qui encombrent la 70e se déplacent de quelques pâtés de maisons pour avoir de jolies photos de

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votre client en train de se faire embarquer. Alors, à présent, dites-moi exactement à quel endroit vous en êtes sur votre chaîne de valeur ?

— Jess ? demanda Toby, brisant le silence qui venait de s'installer. Je crois qu'il serait temps de s'expliquer et de laisser cet incident derrière nous.

Nikki n'attendit pas la réponse de Jess. Comme Toby faisait preuve de bonne volonté, elle en profita immédiatement.

— Un témoin oculaire prétend qu'il y a quelques jours, vous avez défoncé la porte de cette résidence. C'est vrai ?

Oh que oui, madame !

— Puis-je vous demander ce qui a motivé votre geste ?

— Facile. J'étais furieux contre cette salope qui m'a jeté en pâture...

Jess avait baissé la tête pour relever le nez avec le visage du perdant, car il revint dans la conversation en faisant montre néanmoins d'un peu plus de diplomatie.

— Détective, est-ce que ça vous ennuierait que ce soit moi qui vous raconte l'histoire ? To-by est là pour me corriger si j'oublie un détail et vous pourrez toujours lui poser des questions.

Je pense que ce sera beaucoup plus facile pour nous et, comme le dit Tobe, on pourra oublier cette histoire. Il semblerait que l'équipe pourra participer au championnat de ligue la semaine prochaine, et je veux qu'il se concentre sur sa rééducation afin d'être prêt à temps.

— Je suis une fan de base-bail, dit Heat, mais j'aime encore mieux les réponses directes.

— Bien entendu.

Il hocha la tête et continua comme si elle n'avait rien dit.

— Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais on ne voit jamais le nom de Toby Mills dans les journaux à scandale. Il a une femme, un enfant en bas âge et un autre en route. La valeur qu'il place au-dessus de tout, c'est la famille et, non seulement il est très généreux avec les membres de sa famille et de nombreux amis, mais il a créé sa propre fondation caritative.

Nikki tourna le dos à l'homme en costume pour faire face à son véritable client.

— Toby, je veux savoir pourquoi vous avez défoncé la porte d'une victime de meurtre.

De nouveau, Ripton sauta sur ses pieds. Il s'installa sur le tabouret entre elle et Rook et tourna le dos de manière à se trouver au centre du demi-cercle.

— C'est tout simple, dit le directeur. Toby et Lisa ont emménagé dans cette maison il y a quinze jours. Il voulait se retrouver au cœur de la ville pour laquelle il joue, et non plus rester dans le comté de Westchester. Et que fait Cassidy Towne ? Elle publie toute l'histoire, adresse

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com-prise, OK ? Dans le New York Ledger, toute une page, avec la photo de Toby, la photo de sa maison et l'adresse, pour que tous les cinglés de la terre la voient bien. Pas difficile (le deviner ce qui est arrivé. Toby a été suivi. La semaine dernière, deux jours après qu'ils ont emménagé dans leur nouvelle maison de rêve, Lisa a emmené son fils se promener à Central Park. Le bassin est à... quoi ? Cinq minutes A pied ? Ils traversent la rue pour entrer dans le parc, et ce type leur saute dessus, commence à hurler et à les terrifier, tous les deux. Le garde du corps est intervenu, mais le type a réussi à s'enfuir.

— Vous connaissez son nom ?

— Morris Granville, répondirent Toby et Jess à l'unisson.

— Vous avez déposé une plainte ?

— Oui, vous pouvez vérifier. De toute façon, Toby était au stade lorsque Lisa l'a appelé, en larmes. Il a perdu la tête.

— J'étais terrifié.

— Est-ce que j'ai besoin de vous expliquer de quoi ce genre de type est capable ? Est-ce que j'ai besoin de vous rappeler ce qui est arrivé à John Lennon, à moins d'un kilomètre de là où nous nous trouvons ? Alors, oubliez cette histoire de star du base-bail. Toby Mills est un homme comme les autres. Il a fait ce que tout bon mari et tout bon père aurait fait quand on s'attaque à sa progéniture. Il s'est précipité chez Cassidy Towne pour lui faire la leçon. Et comment elle a réagi ? Elle lui a claqué la porte au nez !

— Alors, je l'ai défoncée.

— Et il est parti. Game over.

— Game over, répondit Toby.

Le directeur de la communication sourit et tendit la main vers le bar pour prendre le bras de son client.

— Mais nous sommes beaucoup plus calmes aujourd'hui.

Jess Ripton raccompagna Heat et Rook sur le trottoir et s'arrêta pour échanger quelques mots.

— Vous avez retrouvé le corps ?

— Pas encore, dit Nikki.

— Je vais vous faire un aveu. Dans ma carrière, j'ai vécu quelques cauchemars avec le public. Je n'envie pas la police de New York aujourd'hui. Même si, avec mon tarif actuel, je crois que je pourrais m'y faire si on me le demandait ! (Il rit à sa propre blague et serra la main de Heat.) Écoutez, je suis désolé de vous avoir mal reçus. C'est mon instinct protecteur.

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C'est ce qui m'a valu mon surnom. (Connard, pensa Nikki.) Le Pare-feu, dit-il sans la moindre modestie. Mais à présent que nous sommes sur le bon pied, continuons comme ça. Si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas à m'appeler.

— Je vais vous dire ce que j'aimerais, dit-elle.

— Tout ce que vous voulez.

— Tous les échanges que Toby a eus avec ce cinglé. Les lettres, les e-mails, tout.

Ripton hocha la tête.

— Nos agents de sécurité ont tout un dossier. Vous aurez une copie sur votre bureau avant la fin de la journée.

— J'ai vu plusieurs caméras. Avez-vous une photo de lui?

— Plusieurs, malheureusement. Je vous les communiquerai aussi.

Il commença à retourner vers la maison, mais Rook le rappela.

— Jess, j'ai pensé à un truc. J'ai travaillé en collaboration avec Cassidy sur un article que je faisais sur elle, mais elle ne m'a jamais parlé de sa porte défoncée.

— Où veux-tu en venir ?

— C'est le jour où il s'est fait sa déchirure, « pendant le match », dit Rook en dessinant des guillemets dans l'air.

— Il va falloir te montrer plus clair, Jameson, parce que je ne te suis pas.

Néanmoins, son regard candide ne trompait personne.

— Mon sens de la logique me suggère qu'il s'est peut-être blessé avant la partie, ou que cette petite aventure a contribué à aggraver la blessure plus tard. Cela aurait eu un impact sur son contrat, sans quelques générosités obli-gatoires envers ses nombreux amis si cela s'était su. Je me trompe ?

— Je n'en ai aucune idée. Si elle a préféré ne parler de rien, c'était son choix.

Il marqua une pause et leur adressa son sourire forcé.

— Ce que je sais, néanmoins, c'est que nous nous sommes excusés et nous lui avons offert une large compensation pour les dommages subis, dit le Pare-feu. Et pour ses préjudices.

Vous savez comment ça marche. Elle a eu un peu d'argent et quelques ragots en prime. C'est comme ça que nous alimentons la banque des services. Faites-moi confiance : Cassidy Towne n'avait pas à se plaindre du résultat.

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Nikki sourit.

— Je suis obligée de vous croire sur parole.

Nikki Heat entendit le sifflement et se tourna vers Rook qui faisait mousser du lait de l'autre côté de la salle. Elle reprit sa lecture et, lorsqu'elle eut terminé, un cappuccino sans mousse arriva sur son buvard.

— C'est moi qui l'ai fait, dit Rook. Tout seul.

— Talent qui se révélera très utile, sans doute. Hinesburg ! appela-t-elle.

— Oui..., dit une voix dans le couloir.

Nikki était toujours énervée de voir que Hinesburg passait le plus clair de son temps loin de son bureau, à se balader dans les couloirs, et se rappela de ne pas oublier de lui en dire deux mots en privé.

Lorsque la promeneuse entra, Nikki lui demanda :

— Je cherche le rapport que je vous ai demandé sur Hol-ly Flanders.

— Ne cherchez plus ! Il vient d'arriver.

Hinesburg lui tendit une enveloppe en papier kraft et fit claquer son chewing-gum.

— Oh ! et j'ai passé au crible le répondeur de Cassidy Towne. Cela n'a rien donné, même si j'ai appris quelques nouveaux jurons.

Nikki défit le ruban rouge qui fermait le courrier interne.

— C'est pour vous, dit-elle en remettant à Hinesburg le papier qu'elle venait juste de lire.

C'est une plainte à propos d'une agression. (Elle fit un geste vers Rook.) Cela correspond au récit de Toby, comme prévu.

— On travaille sur l'affaire ? demanda Hinesburg entre deux bulles de chewing-gum.

Heat hocha la tête.

— C'est le commissariat de Central Park qui s'en charge, mais la victime habite sur la 91e.

Disons que nous collaborons sur l'affaire. Ce n'est pas une course de vitesse, mais restez sur le coup. Je m'intéresse surtout aux pistes qui mènent à ce cinglé.

— Morris Granville ? dit Hinesburg en regardant la feuille.

— Il a pris la poudre d'escampette. Dites-le-moi simplement s'il refait surface. Je recevrai quelques documents plus tard. Je vous les ferai parvenir.

– 58 –

Hinesburg alla lire la feuille à son bureau. Heat sortit le dossier interne et le consulta rapidement.

— Ouiiii !

Rook avala son double expresso.

— Tu as gagné au loto ?

— Mieux. J'ai une piste pour Holly Flanders.

— Flanders comme la Flanders de Chester Ludlow ?

— Hum, hum, dit Nikki en tournant les pages. Un casier, mais pas grand-chose. Vingt-deux ans, une bricole par-ci, une incivilité par-là, un peu de drogue récréative, vol à l'étalage, ré-

cemment promue escort girl de seconde zone...

— Il paraît que les bonnes sont introuvables ! Ça ne donnera pas grand-chose, selon ma théorie.

— Oh ! les théories !

— Jeune femme, vilaine racoleuse, par ici ! (Il courba la main gauche et la leva.) Vieux politicien sadomaso, par là (Il courba la main droite et la leva.) Je crois que c'est elle qui l'a balancé et il veut la faire payer.

— La théorie est intéressante, à un défaut près.

— Lequel ?

— Je n'ai rien entendu.

Elle se leva et rangea le dossier dans son sac.

— Allons donc voir cette Holly Flanders.

— Et le cappuccino ?

— Ah ! j'oubliais !

Elle retourna vers son bureau, prit la tasse et la donna à 11 inesburg en passant.

Son trajet vers le parking incluait un détour. À son habitude, elle jeta un coup d'œil par la vitre du bureau du capitaine Montrose. En général, on le trouvait au téléphone ou devant son ordinateur, à moins qu'il ne fasse une apparition surprise pour rejoindre ses hommes sur le terrain. Cette fois, il était au téléphone, mais il fit un signe du doigt qui l'arrêta. Elle savait de quoi il allait lui parler...

– 59 –

Rook attendit d'être dans Columbus Avenue avant de lui demander comment cela s'était passé.

— Avec le capitaine, ça se passe toujours très bien. Il sait que je fais tout mon possible pour retrouver le corps. Et élucider l'affaire. Que je m'arrange pour que la planète se prépare à un avenir meilleur. Ce que j'aime bien chez lui, c'est qu'il sait qu'il n'a pas besoin de me mettre la pression pour que je fasse le boulot.

— Mais ?

— Mais...

Soudain, elle était envahie par une vague de reconnaissance et de gratitude. Elle n'avait pas l'habitude d'avoir une oreille compatissante, rien de plus, une simple oreille compatissante.

L'autonomie dont elle était si fière donnait de bons résultats, mais elle ne recevait pas de sourire en échange, personne ne s'intéressait à ce qu'elle ressentait. Elle le regarda, en train de l'observer sur le siège du passager, et se sentit submergée par une chaleur inattendue. D'où cela provenait-il ?

— Mais quoi ?

— Il est sous pression. Son dossier va être présenté pour une promotion, et ce n'est pas le meilleur moment. La presse l'inonde de coups de téléphone. Les gens veulent des réponses ; il souhaitait savoir où nous en étions.

— Il ne t'a pas mis la pression ?

— Tu sais, la pression est toujours présente dans la pièce. Cette fois, elle était sur ses genoux...

— Nikki, pendant que je t'attendais, je me disais que Cassidy Towne aurait adoré cette situation. Pas la mort, ça, ça ne lui plairait vraiment pas, mais ce qui s'est passé de- puis.

-— Tu me donnes la chair de poule, là, tu vois !

— Hé ! je partage juste mes réflexions. Une chose était sûre, avec elle, c'est qu'elle cherchait toujours à frapper fort. C'est ce que j'ai découvert en me demandant quel genre de personne écrivait des torchons pareils. Au début, j'ai cru que c'était l'aspect salace qui l'intéressait. Le voyeurisme, la mainmise sur les autres. Pour Cassidy, tous les articles, toute la vie, c'était une question de pouvoir. Sinon, pourquoi quitter des parents abusifs et un mari abusif et se lancer dans une aventure tout aussi perverse ?

—Tu dis que ses articles étaient une revanche contre le monde entier ?

— Je ne suis pas sûr que ce soit si simple. Je pense que c'était plutôt un instrument. Un moyen d'exercer le pouvoir.

— C'est pas plus ou moins la même chose, non ?

– 60 –

— Ça se ressemble un peu. Mais ce qui m'intéresse, et ce que je cherchais pour dresser son profil, c'était elle, en tant que personne. Pour moi, son histoire, c'est celle de quelqu'un qui a survécu en se débarrassant de l'horreur et qui est bien déterminé à contrôler toutes les situations. C'était pour ça qu'elle renvoyait une viande parfaitement cuite en cuisine. Parce qu'elle pouvait se le permettre. Ou qu'elle baisait des acteurs, parce qu'ils avaient plus besoin d'elle qu'elle d'eux. Ou qu'elle faisait venir les types comme moi aux aurores pour travailler et qu'ensuite elle allait se balader pour acheter des bagels. Tu sais ce que je pense ?

Je erois que Cassidy était ravie de voir qu'elle empoisonnait l'existence de Toby Mills au point qu'il vienne défoncer sa porte. Cela confortait son pouvoir, cela lui donnait une rai-son d'être.

Cassidy Towne voulait que les choses se déroulent comme elle l'avait décidé. Elle voulait être au centre de tout.

— Elle ne pourrait pas être plus au centre de tout qu'en ce moment !

— C'est exactement ce que je voulais dire, m'dame !

Il baissa sa vitre et, comme un petit enfant, contempla les nuages cotonneux qui se reflé-

taient sur les tours de la Time Warner, tandis qu'ils contournaient Columbus Circle. Lorsqu'ils s'engagèrent dans le rond-point de Broadway, il continua :

— En fin de compte, je crois qu'elle préférerait encore être en vie, j'en suis sûr, mais si tu es dans la peau de Cassidy Towne, qu'est-ce que tu pourrais désirer de plus que d'avoir la moitié de la ville qui te cherche pendant que l'autre moitié parle de toi ?

— C'est logique, dit-elle avant de marquer une pause. Mais ça me donne quand même la chair de poule.

— La trouille... ou la rigolade ?

Elle réfléchit un instant...

— Je garde ma chair de poule.

L'embourgeoisement de Times Square dans les années 1990 avait transformé l'ancien quartier dangereux et sordide en une destination familiale. Les théâtres de Broadway, aux façades ravalées, présentaient des comédies musicales à succès, des restaurants s'ouvraient un peu partout, les grands magasins prospéraient et la foule revenait, symbolisant ou incarnant le renouveau de la Grosse Pomme.

Le côté sordide n'avait pas disparu pour autant ; il était simplement repoussé un peu plus à l'ouest, là où se rendaient Heat et Rook. La dernière adresse connue de Holly Flanders, après son petit passage par la prostitution, était un hôtel à la semaine à l'angle de la 10e Avenue et de la 41e Rue.

Ils descendirent la 9e Avenue en silence, mais lorsque Heat s'engagea dans la 10e Avenue, et que les dames commencèrent à apparaître sur les trottoirs, Rook fredonna une chansonnette appropriée :

– 61 –

— « Je suis la catin de Manhattan. »

— Écoute, je supporte tes théories, je veux bien tolérer tes vantardises sur ton interprétation de cette affaire, mais si tu te mets à chanter, je te préviens, je suis armée !

— Tu n'arrêtes pas de te moquer de mes intuitions, mais moi, je te demande, détective Heat, grâce à qui tu as réussi à voir Toby Mills après qu'on t'a claqué la porte au nez, qui t'a présenté le Gros Tommy, lequel nous a mis sur la piste de Chester Ludlow : qui nous a conduits jusqu'ici ?

Elle réfléchit un moment et dit.

— Finalement, j'aurais mieux fait de te laisser chanter.

Une voiture banalisée n'a rien de banalisé pour la plupart des prostituées. Une Crown Victoria dorée était aussi discrète que si elle avait les lettres FLICS sur les portières et le capot.

La seule chose plus ostentatoire serait le gyrophare sur le toit et les sirènes à plein régime.

Heat se gara donc à l'angle du Sophisticate Inn, afin de pouvoir s'approcher sans allumer trop de radars. Que le parking soit obstrué par des tas d'ordures ne faisait pas de mal.

Dans le bureau du directeur, un type squelettique, avec une vilaine touffe de cheveux manquante qu'on lui avait arrachée, lisait l'édition du soir du New York Ledger.

Le visage de Cassidy Towne remplissait toute la demi-page, au-dessus du pli.

Le titre était imprimé en caractères géants, habituellement réservés aux armistices et aux voyages sur la Lune.

NÉCROLOGIE - PORTÉE DISPARUE Le corps de la victime volé Aujourd'hui, pour Nikki Heat, il n'y avait aucune échappatoire.

Le type au teint livide et au scalp ensanglanté continua A lire en leur demandant s'ils voulaient la chambre pour une heure ou pour là journée.

— Pour la journée, vous avez droit aux glaçons et à l'huile de bain.

Rook se pencha vers Heat et murmura :

— Ça y est ! J'ai compris pourquoi cela s'appelait « sophistiqué » !

Nikki lui donna un coup de coude.

— En fait, nous cherchons l'une de vos résidantes, Holly Flanders.

Elle l'observa tandis qu'il levait les yeux vers le plafond avant de la regarder.

– 62 –

— Flanders, vous dites ? Attendez que j'essaye de me souvenir.

Puis, avec une insinuation grossière, il ajouta :

— Vous pouvez peut-être m'aider ?

— Bien entendu.

Nikki ouvrit sa veste et montra sa plaque à sa ceinture.

— Cela vous rafraîchit la mémoire ?

Le numéro de chambre qu'il leur donna était celui du second étage qui sentait le désinfectant et le vomi. Il y avait même une chance pour que le cavalier sans tête débarque et décapite Flanders, si bien que Nikki ordonna à Rook de l'attendre en bas.

Il n'appréciait guère d'être ainsi consigné, mais il accepta. Avant de s'éloigner, elle lui rappela ce qui s'était passé le jour où il lui avait désobéi lorsqu'elle lui avait demandé de rester en bas.

— Vaguement... Je crois que j'ai été pris en otage avec un pistolet sur la nuque. C'est ça ?

Derrière toutes les portes, la télévision hurlait. C'était comme si les gens poussaient le son à fond pour couvrir les autres bruits, mais ne réussissaient qu'à renforcer le vacarme. À l'inté-

rieur d'une chambre, une femme pleurait et gémissait.

— Il m'a tout pris, il m'a tout pris...

La vie avait l'air d'être un enfer, ici. Nikki s'arrêta devant la chambre 217 et se mit en position, à l'écart de la porte. Elle ne savait trop quoi faire de l'information que Ludlow lui avait communiquée à propos de l'achat du pistolet, mais mieux valait se méfier. C'était toujours une bonne idée si on avait l'intention de rentrer chez soi, le soir.

Elle frappa et écouta. Dans cette chambre aussi, la télévision était allumée, bien que pas aussi fort... La série Seinfeld, avec le solo de guitare qui suit les éclats de rire... Elle frappa de nouveau et écouta. Cosmo Kramer se faisait éjecter du marché.

— La ferme ! s'écria une voix d'homme de l'autre côté du couloir.

Nikki frappa plus fort et s'annonça.

— Holly Flanders ? Police, ouvrez !

Elle avait à peine prononcé ces mots que la porte s'ouvrait brutalement et qu'un homme rondouillet, avec une queue de cheval, sortait en courant, totalement nu, ses vêtements à la main.

– 63 –

La porte était équipée d'un groom, et Nikki s'accroupit et la retint avec le bras gauche avant qu'elle se referme tout en mettant la main droite sur son pistolet.

— Holly Flanders, montrez-vous !

Elle entendit que Jerry se faisait virer, lui aussi, avant qu'une fenêtre de la chambre ne s'ouvre.

Elle roula à l'intérieur de la pièce et sortit son Sig Sauer au moment où la jambe d'une femme disparaissait par la fenêtre. Nikki se précipita derrière elle, s'appuya contre le mur pour regarder de chaque côté. Elle entendit un petit cri en contrebas et, lorsqu'elle baissa les yeux, elle vit une jeune femme d'une petite vingtaine d'années en jean et torse nu, allongée sur le dos, en haut d'une pile de sacs-poubelles.

Nikki rengaina son arme et courut dans le couloir à présent encombré de femmes, pour l'essentiel, qui sortaient de leur chambre pour voir ce qui se passait.

— Police, police, rentrez chez vous ! Dégagez ! cria-t-elle, ce qui ne fit qu'attirer d'autres curieux. La plupart étaient très lents néanmoins ; drogués ou endormis, peu importait. Après s'être frayé un chemin à travers la foule, elle dégringola les marches deux à deux et sortit par la double porte vitrée. Une longue fente dans un sac-poubelle noir marquait le lieu d'atterris-sage de Holly Flanders.

Elle avança sur le trottoir et regarda à droite. Rien. Elle se tourna vers la gauche et en crut à peine ses yeux. Holly Flanders revenait vers elle, tenue fermement par le coude et escortée par Rook. Il lui avait mis son blouson sur les épaules, mais elle était toujours torse nu en dessous.

— Tu crois qu'on pourrait la faire entrer au Milmar dans cette tenue ?

Une heure plus tard, dans le chemisier blanc que Nikki gardait toujours dans son tiroir pour se changer après les longues nuits passées au bureau, les aventures salissantes sur le terrain ou les accidents de café, Holly Flanders attendait qu'on l'interroge. Heat et Rook entrèrent et s'installèrent en face d'elle, côte à côte. Elle ne parlait pas.

Elle se contentait de regarder au-dessus de leur tête la bande de mur acoustique au-dessus du miroir sans tain.

— Vous n'avez pas grand-chose comme casier, du moins pas en tant qu'adulte, dit Nikki en ouvrant son fichier. Je dois vous avertir : à partir d'aujourd'hui, vous êtes passée au niveau supérieur.

— Pourquoi ? Parce que je me suis sauvée ?

Elle finit par baisser les yeux vers eux.

Injectés de sang et gonflés, ils étaient bordés d'une épaisse couche de mascara. Derrière la surface, avec un peu de confort et moins de brutalité, pensa Nikki, elle aurait été jolie. Belle, même, peut-être.

– 64 –

— J'ai eu peur. Comment je pouvais savoir qui vous étiez et ce que vous faisiez ?

— Je me suis annoncée deux fois. La première, vous étiez peut-être trop occupée avec votre jules.

— Ah ! le gros type qui courait dans le couloir ? dit Rook. Je peux dire quelque chose ?

Aucun homme au-dessus de cinquante ans ne devrait porter de queue de cheval !

Il croisa le regard « La ferme ! » de Nikki.

— Je ne dis plus rien.

— Ce n'est pas de ça que je parle, Holly. Votre souci, ce n'est pas la fuite, ni le racolage.

Dans votre chambre, on a trouvé un Ruger 9 millimètres chargé, et aucun permis de port d'armes.

— J'ai besoin de me protéger.

—Nous avons également trouvé un ordinateur portable, volé.

— Je l'ai trouvé.

— Bon, comme pour le reste, ce n'est pas le problème. C'est ce qu'on a trouvé sur l'ordinateur qui va vous attirer des ennuis. Nous avons analysé le disque dur et nous y avons découvert de nombreuses lettres. Des lettres de menace, des extorsions de fonds, toutes adressées à Cassidy Towne.

Les choses commençaient à devenir difficiles. Sa pose de dur à cuire s'effritait lentement, au fur et à mesure que Nikki, tranquillement, délibérément, resserrait la vis à chaque nouvelle révélation.

— Vous avez eu connaissance de ces lettres, n'est-ce pas, Holly ?

Holly ne répondit pas. Elle s'amusa à se mordiller les articulations des doigts et ne cessait de s'éclaircir la gorge.

—J'ai encore de petites choses à vous demander. Cela ne concerne pas ce que nous avons trouvé dans votre chambre. Plutôt quelque chose que nous avons découvert ailleurs.

La fille cessa de ronger ses doigts, et un regard intrigué assombrit son visage, comme si elle avait anticipé les questions qu'elle devrait affronter. A présent, cette nouvelle insinuation lui semblait bien mystérieuse.

— Quoi ?

Nikki sortit une photocopie de son dossier.

— Voici vos empreintes, qu'on a relevées lorsque vous avez été arrêtée pour prostitution.

– 65 –

Elle poussa la feuille sur la table pour que Holly puisse l'examiner. Puis Nikki sortit une autre photocopie de son dossier.

Voici d'autres empreintes : ce sont les vôtres. Elles ont été relevées par nos agents ce matin sur plusieurs boulons de porte chez Cassidy Towne.

La jeune femme ne répondit pas. Sa lèvre inférieure trembla et elle repoussa les papiers.

Puis elle releva les yeux et regarda au-dessus du miroir sans tain.

— Nous avons relevé ces empreintes parce que Cassidy Towne a été assassinée. La nuit dernière. Dans l'appartement où nous avons retrouvé vos empreintes.

Soudain, le visage de Holly pâlit et se figea.

— Que faisait une prostituée dans l'appartement de Cassidy Towne ? Vous y étiez pour le sexe ?

— Non.

— Vous étiez peut-être l'une de ses sources ?

La jeune femme hocha la tête pour faire signe que non.

— Je veux une réponse, Holly. Quelles relations aviez-vous avec Cassidy Towne ?

Holly Flanders ferma lentement les yeux. Elle les releva et regarda Heat.

— C'était ma mère.

CINQ

Nikki observa le visage de Holly pour savoir si elle disait vrai. Toujours sur ses gardes, la policière en elle guettait les menus indices lui permettant de découvrir ce qui se cachait derrière les mots, un détail imperceptible trahissant le mensonge.

Ou, si ce n'était pas le cas, les sentiments que la femme éprouvait face à ce qu'elle venait de dire. Nikki Heat vivait dans un monde où on essayait constamment de la duper. Neuf fois sur dix, la question était de savoir à quel point. Chercher les indices cachés - et surtout les décrypter - lui permettait de jauger le degré de malhonnêteté.

Elle vivait vraiment dans un monde formidable !

Dans la salle d'interrogatoire, ce qu'elle voyait chez Holly Flanders, c'était un visage assombri par les tempêtes d'émotions contradictoires ; néanmoins, la jeune femme disait sans doute la vérité.

– 66 –

Ou une version de la vérité. Lorsque Holly brisa le contact visuel pour continuer à se manger les doigts, Heat se tourna vers Rook en levant les sourcils.

L'écrivain ne devrait pas avoir trop de mal à décrypter son expression : alors, monsieur Je-sais-tout ?

— Je ne savais pas que Cassidy Towne avait des enfants,

dit-il à voix basse pour ne pas heurter la sensibilité de la fille.

À moins qu'il ne se soit senti sur la défensive.

— Elle non plus, cracha Holly. Elle s'est fait baiser ; c'est comme si elle avait cessé de m'avoir tout de suite.

— Allons-y par étapes, Holly. Essayez de m'expliquer un peu, parce que tout cela est nouveau pour moi et c'est assez énorme.

— Qu'est-ce qu'il y a de si difficile à comprendre ? Vous êtes stupide ou quoi ? Vous êtes flic, vous n'avez qu'à deviner. Je suis son « enfant de l'amour ».

Elle déversait des années de colère dans cette seule expression.

— Je suis sa bâtarde, son sale petit secret. Elle n'avait qu'une hâte : me balayer sous le tapis. Elle m'avait déjà placée avant même que le cordon ombilical soit coupé. Eh bien, maintenant, elle n'a plus besoin de faire semblant que je n'existe pas ! Ni de me refuser de l'argent parce qu'elle a honte de moi, comme si je lui rappelais sans cesse qu'elle a merdé. Évidemment que vous le saviez pas ! Elle voulait que personne ne sache. Comment déterrer les scandales des autres quand vous en avez un qui vous colle aux fesses ?

La jeune femme avait envie de pleurer, mais elle s'adossa sur son siège, haletante, comme si elle venait de courir un sprint. Ou qu'on la réveillait à nouveau d'un éternel cauchemar.

— Holly, je sais que c'est difficile, mais je dois vous poser quelques questions.

Pour Nikki, Holly Flanders était toujours soupçonnée de meurtre. Cependant, elle poursuivit l'interrogatoire avec sérénité et empathie. Si Holly était vraiment la fille de Cassidy Towne, Nikki était particulièrement sensible aux sentiments d'une jeune femme dont la mère a été victime d'un meurtre. Si ce n'était pas elle qui l'avait tuée, bien entendu.

— Comme si j'avais le choix !

— Votre nom de famille est Flanders. C'est le nom de votre père ?

— C'est le nom d'une de mes familles d'accueil. Flanders, c'est bien, comme nom. Du moins, je ne m'appelle pas Madoff ! Qu'est-ce que les gens penseraient de moi si je m'appelais Madoff?

– 67 –

Nikki Heat ramena Holly à la réalité.

— Vous savez qui est votre père ?

Holly se contenta de hocher la tête. Nikki poursuivit.

— Et votre mère ?

— Elle devait s'envoyer en l'air un peu partout, dit Holly en se montrant. Ça tient de famille, je suppose. Si elle le savait, elle ne me l'a jamais dit.

— Et vous n'en avez pas la moindre idée ?

Nikki insistait, car la personnalité du père pouvait constituer un mobile. Holly se contenta de hausser les épaules, ce qui en disait long.

Rook comprit immédiatement.

— Vous savez, moi non plus, je ne sais pas qui est mon père.

Nikki sembla surprise par cet aveu. Holly pencha la tête vers lui, lui manifestant son premier signe d'intérêt.

— Je vous jure. Et je sais très bien que l'on doit bâtir sa vie autour de ce manque. Cela co-lore tout le paysage. J'ai du mal à imaginer que quelqu'un d'aussi audacieux que vous n'ait pas essayé d'effectuer quelques recherches.

Nikki sentait que la conversation entrait dans une nouvelle phase. Holly Flanders s'adressa directement à Rook.

— Je sais compter, dit-elle.

— Même en arrière, jusqu'à neuf mois, dit-il avec un petit rire.

— Exactement. Et le mieux que j'ai pu trouver, c'était mai 1987. Ma mè... Elle n'avait pas encore sa rubrique, mais elle était à Washington pendant tout le mois pour faire une enquête sur un homme politique qui s'est fait avoir pour avoir baisé quelqu'un sur un bateau... Pas sa femme !

— Gary Hart, précisa Rook.

— Peu importe. De toute façon, je crois que cela s'est passé pendant ce voyage. Et neuf mois plus tard, taga-da ! dit-elle, avec une pointe d'ironie qui faisait mal à entendre.

Heat nota.

Washington, mai 1987.

– 68 –

— Parlons plutôt d'aujourd'hui.

Elle glissa son stylo le long des spirales, en haut de la page.

— Aviez-vous des contacts avec votre mère ?

— Je vous l'ai dit : c'est comme si je n'existais pas.

— Mais vous avez essayé ?

— Oh oui, j'ai essayé. J'essaie depuis que je suis môme. J'ai essayé quand j'ai laissé tomber l'école, que je me suis fait émanciper et que j'ai compris que j'avais merdé. Toujours pareil.

Alors, c'était casse-toi et va crever ailleurs.

— Alors, pourquoi avoir repris contact avec elle maintenant ?

Holly ne répondit pas.

— Nous avons lu les lettres de menaces sur l'ordinateur. Qu'est-ce que vous lui vouliez ?

Holly hésita.

—Je suis enceinte. J'ai besoin d'argent. Comme les lettres sont revenues, je suis allée la voir.

Vous savez ce qu'elle m'a dit ? (Ses lèvres tremblaient, mais elle tint bon.) Elle m'a dit de me faire avorter. Qu'elle, elle aurait dû le faire.

— C'est à ce moment-là que vous avez acheté une arme ?

Si Holly voulait jouer avec ses émotions, Nikki la ramènerait à la réalité. Lui faire comprendre qu'elle n'était pas devant un jury. Qu'il était inutile de faire appel à la sympathie, qu'on s'en tiendrait aux faits.

— Je voulais la tuer. J'ai crocheté la serrure et, un soir, je suis entrée dans son appartement.

— Avec une arme, ajouta Nikki.

Holly hocha la tête.

— Elle dormait. Je me suis tenue au-dessus de son lit avec le canon pointé sur elle. J'ai failli le faire. (Elle haussa les épaules.) Et après, je suis partie. (Elle sourit pour la première fois.) Je suis contente d'avoir attendu !

Dès que le policier en uniforme conduisit Holly en détention, Rook se tourna vers Nikki.

— Ça y est, je sais !

— C'est impossible.

– 69 –

— Si, si. J'ai la solution, dit-il en ayant du mal à se contenir. Une théorie, du moins.

Nikki rassembla ses dossiers et quitta la pièce. Rook la suivit jusque sur le plateau. Plus elle pressait le pas, plus il parlait vite.

— J'ai bien vu que tu prenais des notes quand Holly a mentionné la croisière de Gary Hart. Tu penses comme moi, je le sais.

— Ne me demande pas de cautionner les théories mal bouclées. Moi, je ne m'embarrasse pas de théories, tu te souviens ? Je m'en tiens aux preuves.

Oui, mais à quoi conduisent les théories ?

— Aux ennuis.

En hâte, elle entra sur le plateau. Il la suivit.

— Non, dit-il, les théories sont des petites graines qui donnent de grands arbres qui... Tu parles d'un écrivain, je suis cuit, même plus capable de filer mes propres métaphores ! Ce que je veux dire, c'est que les théories mènent à la preuve. Ce sont les points de départ sur la carte au trésor.

— Vive les théories ! dit-elle d'un ton neutre en s'as-seyant derrière son bureau.

Il fit rouler une chaise et s'installa à côté d'elle.

— Écoute-moi : où était Cassidy Towne lorsqu'elle est tombée enceinte ?

— Nous ne sommes même pas sûrs que...

Il l'interrompit.

— À Washington. À faire quoi ?

— Un reportage.

— Sur un homme politique au cœur d'un scandale. Et qui nous avait mis sur la piste de Holly Flanders ? dit-il en se tapant les cuisses. Un homme politique pris dans un scandale. Notre homme, c'est Chester Ludlow !

— Rook, même si tu es charmant avec ce regard du genre « j'ai résolu l'énigme du sphinx », j'attendrai avant d'avancer cette théorie.

Il tapota son carnet de notes du doigt.

— Alors, pourquoi as-tu pris la peine de tout noter ?

– 70 –

— Pour vérifier. Si le père de Holly Flanders tient un rôle dans cette affaire, je veux savoir qui se trouvait à Washington à cette époque et qui fréquentait Cassidy Towne.

— Je parie que Chester Ludlow y était. Il n'était pas encore en fonction, mais, dans une dy-nastie politique comme la sienne, je parie qu'on l'avait pistonné pour son boulot.

— C'est bien possible, Rook, c'est une grande ville. Mais même s'il est le père de Holly, pourquoi nous aurait-il mis sur sa piste, si c'était pour se retrouver sur la liste des suspects ?

Rook marqua une pause.

— Bon, d'accord. Ce n'était qu'une théorie. Je suis content que...

— Qu'on puisse passer à autre chose ?

— Qu'on en ait un de moins sur la liste.

— Tu te montres utile. Ce n'était plus la même chose ici sans toi.

Le téléphone sonna. C'était Ochoa.

— Raley et moi, nous sommes juste à côté de chez Cassidy Towne, avec le voisin. Le type a appelé le commissariat pour se plaindre qu'elle jetait toujours ses ordures dans sa poubelle à lui.

En arrière-plan, Nikki entendait la voix d'un homme âgé qui avait l'air de maugréer.

— C'est le citoyen que j'entends derrière toi ?

— Affirmatif. Il en fait profiter mon partenaire.

— Et comment sait-il que ce sont ses ordures à elle ?

— Il a installé une caméra de surveillance.

— Une vraie ?

— Une vraie.

Après avoir terminé sa conversation avec Nikki, Ochoa alla rejoindre Raley, qui profita de l'occasion pour se débarrasser du vieil homme.

— Excusez-moi, monsieur.

— Je n'ai pas terminé ! insista le citoyen.

— Je n'en ai que pour un instant.

– 71 –

Lorsqu'il fut hors de portée d'oreille, il dit à Ochoa :

— Mec, t'entends ces mabouls déblatérer à la radio, et tu te demandes d'où ils sortent !

Alors, qu'est-ce qu'on fait ? On emporte les ordures ou on attend ?

— Elle veut qu'on reste ici jusqu'à l'arrivée de la scientifique. Monsieur Galway a sans doute contaminé les sacs-poubelles, mais on va prendre ses empreintes pour les éliminer avant les analyses. Avec beaucoup de chance, on trouvera peut-être quelque chose sur la terrasse ou dans les environs.

— On peut toujours tenter le coup.

— Je vous ai entendu dire que vous alliez prendre mes empreintes ? demanda Galway qui s'était approché d'eux.

Il avait encore les joues écarlates après la séance de rasage, et ses yeux bleu pâle envoyaient des décennies de suspicion colérique.

— Je n'ai commis aucun crime !

— Personne n'a prétendu le contraire, monsieur, dit Raley.

— Je n'aime pas beaucoup votre ton, jeune homme. Ce pays a tellement pris l'habitude de se torcher le derrière avec la constitution que maintenant la police ne se gêne plus pour faire du porte-à-porte et prendre les empreintes des bons citoyens sans aucun prétexte ! Qu'est-ce que vous voulez en faire, une banque de données ?

Raley, qui en avait marre, fit signe à Ochoa, lui disant que c'était son tour. Le policier réflé-

chit un instant et demanda à Galway de s'approcher.

Lorsque l'homme avança, Ochoa lui dit à voix basse :

— Monsieur Galway, votre action de bon citoyen a permis à la police de récolter des informations de la plus haute importance dans une affaire de meurtre, et nous vous en sommes très reconnaissants...

— Euh, merci...

— Ces sacs-poubelles ne sont qu'un de ses crimes. Nous avons reçu de nombreuses plaintes.

Ochoa, qui venait de faire retomber la pression, décida de poursuivre dans la même veine.

— Oui, monsieur. Cette fois, il semblerait que votre vigilance ait porté ses fruits. L'indice qui nous mènera à l'assassin de madame Towne est peut-être ici, sur votre terrasse.

— Elle ne recyclait jamais rien ! J'ai appelé le 311 à m'en égosiller !

– 72 –

Il approcha sa tête assez près pour qu'Ochoa puisse compter les pores de sa peau translu-cide.

— Une marchande de ragots comme ça, c'est normal qu'elle respecte pas la loi !

— Bien, monsieur Galway, vous pouvez continuer à aider notre police scientifique à éliminer vos empreintes sur ces sacs, pour que nous trouvions l'assassin plus facilement. Vous êtes d'accord pour continuer à nous aider ?

Le vieux tira sur le lobe de son oreille.

— Et ça n'ira pas dans une banque de données ?

— Vous avez ma parole.

— Bon, alors, je vois pas le mal, dit Galway, qui monta sur le perron pour aller prévenir sa femme.

— Tu sais comment je vais t'appeler, dit Raley ? L'homme qui murmure à l'oreille des zozos.

De sa belle écriture en lettres capitales, Nikki Heat nota la date et l'heure de l'intrusion de Holly Flanders dans l'appartement de Cassidy sur le tableau blanc.

Lorsqu'elle reboucha son marqueur effaçable à sec, elle entendit son téléphone vibrer sur son bureau.

C'était un texto de Don, son entraîneur d'arts martiaux. Demain, après-midi. O/N ? Elle po-sa le doigt sur la touche O de son clavier et hésita un instant. Que signifiait cette hésitation ?

Elle leva les yeux vers Rook, de l'autre côté de la pièce, qui lui tournait le dos sur sa chaise et téléphonait. Le pouce de Nikki fit le tour de la touche avant d'appuyer sur O. Pourquoi pas ?

Dès que les Gars revinrent, Nikki rassembla son équipe autour du tableau blanc pour faire un dernier point sur les avancées de la journée. Ochoa leva les yeux du dossier qu'il transportait.

— Ça vient d'arriver du 17e. C'est à propos de l'enlèvement du corps.

Tout le monde se tut et l'écouta attentivement, sentant l'importance d'un indice, ou, mieux encore, de la découverte du cadavre.

—On a retrouvé le SUV abandonné. Il était volé, comme la benne à ordures. Il a été volé dans le parking d'un centre commercial d'East Meadow, à Long Island, hier soir. La scientifique recherche les empreintes et tous les indices qu'elle pourra trouver.

Il lut quelques lignes en silence avant de refermer le dossier et de le donner à Nikki. Elle y jeta un coup d'oeil.

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— Vous avez oublié quelque chose. Il y est dit que c'est parce que vous avez remarqué l'autocollant Étudiant émé-rite qu'on a pu le retrouver. Une belle ouverture, Ochoa.

— Alors, je suppose que tu ne t'étais pas trop laissé distraire ! lança Hinesburg.

— Et pourquoi aurais-je été distrait ?

Elle haussa les épaules.

— Il se passait beaucoup de choses. L'accident, les malfrats, la circulation... Il y avait beaucoup de choses à penser.

Apparemment, la nouvelle de la séparation d'Ochoa et ses vues sur Lauren Parry commen-

çaient à circuler.

Et c'était bien du genre de Hinesburg de propager les rumeurs.

Nikki, qui n'appréciait guère la tournure des choses -accuser quelqu'un à cause d'une rumeur -, s'arrangea pour y mettre un terme.

— Je crois que c'est tout pour l'instant.

Mais Ochoa n'en avait pas fini.

— Si tu insinues que je me laisse distraire pendant mon travail, tu n'as qu'à le dire.

Hinesburg sourit.

— Est-ce que j'ai dit ça ?

Nikki intervint de manière plus directe.

— Revenons-en aux poubelles de Cassidy Towne.

Raley allait prendre la parole, mais Rook le coupa.

— Vous savez, cela aurait été un bien meilleur titre pour sa rubrique... Les poubelles de...

Dommage, il est trop tard !

Les regards se figèrent sur lui.

— Ou trop tôt.

Sur sa chaise roulante, Rook rétropédala jusqu'à son bureau.

—De toute façon, dit Raley, la police scientifique écume la scène de crime. Apparemment, il n'y a pas grand-chose à découvrir. Quant aux sacs-poubelles, c'est bizarre. Il n'y a que des déchets ménagers. Marc de café, restes de repas, boîtes de céréales...

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—! Aucun document, poursuivit son partenaire. On cherchait surtout des notes, des articles, des coupures de journaux... Nada !

— Elle faisait peut-être tout sur ordinateur, dit Hinesburg.

Heat hocha la tête.

— Rook dit qu'elle ne s'en servait jamais. D'ailleurs, même les gens qui utilisent un ordinateur impriment des documents. Un journaliste surtout, je me trompe ?

Comme elle s'adressait à lui, Rook revint rejoindre le cercle.

— J'imprime toujours des copies de sauvegarde, au cas où mon disque dur planterait. Et pour la relecture. Mais comme l'a dit le détective Heat, Cassidy Towne ne s'en servait jamais. Une question de contrôle. Elle était trop paranoïaque ; elle avait peur qu'on scanne ses articles, qu'on les lui vole ou qu'on les transmette à tout le monde. Elle tapait tout sur une antique machine IBM à boule, et son assistante apportait ses papiers au Ledger.

— Donc, le mystère des papiers manquants reste intact.

Elle déboucha un marqueur et entoura cet item sur le tableau.

— J'ai quand même l'impression que quelqu'un voulait mettre la main sur l'article sur lequel elle travaillait, dit Raley.

— Vous avez sans doute raison. J'irai même un peu plus loin. Je ne ferme aucune porte, dit Nikki en montrant d'un geste ample la liste des personnes interrogées, mais ça ressemble de moins en moins à une vengeance pour ce qu'elle avait écrit et de plus en plus à une tentative de l'empêcher d'écrire. Des idées, Rook ? Après tout, c'est vous, notre infiltré.

Absolument. Je sais qu'elle travaillait sur un gros projet. C'est pour ça qu'elle passait tant de nuits blanches ; c'est pour ça qu'elle portait parfois les mêmes vêtements que la veille, lorsque j'arrivais le matin.

— Elle vous a dit de quoi il s'agissait ?

— Pas moyen de lui faire cracher le morceau. Je pensais que c'était sans doute parce qu'elle me voyait comme un rival. Toujours une question de contrôle. Cassidy m'a dit un jour..., et je l'ai même noté pour m'en servir dans mon article : « Si vous avez quelque chose sur le feu, dit-il en fermant les yeux pour se souvenir des mots exacts, vous gardez les yeux ouverts, la bouche fermée, et vos secrets bien enterrés. » En fait, ce qu'elle voulait dire, c'est que, lorsque vous êtes sur un gros coup, vous n'allez pas le chanter sur tous les toits pour qu'on vous pique l'affaire. Ni qu'on vous poursuive pour vous empêcher de publier.

— Ou qu'on vous tue ? dit Nikki.

Elle avança vers le tableau pour souligner deux jours sur la ligne du temps.

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— JJ, le gardien de la résidence et grand historien de la petite histoire, dit qu'il a changé deux fois les serrures. La première, parce qu'elle avait l'impression que quelqu'un s'était introduit chez elle. Après l'interrogatoire de sa fille inconnue, nous savons que c'était elle. Cela explique aussi les empreintes. Elle dit avoir passé la nuit du meurtre avec un de ses jules. On vérifie, bonne chance ! Quant au deuxième changement de serrures, nous avons interrogé Toby Mills, qui reconnaît avoir défoncé la porte et affirme qu'il voulait se venger de Cassidy, parce qu'il est suivi depuis qu'elle a divulgué son adresse. Sharon ?

— Une copie de la main courante se trouve sur votre bureau, avec la photo du type, dit Hinesburg en montrant une photo prise par une caméra de surveillance. Il s'agit de Morris Ira Granville, toujours introuvable. J'ai transmis des exemplaires aux autres commissariats.

Heat jeta son marqueur sur la rainure d'aluminium, en bas du tableau, et croisa les bras.

— Je n'ai pas besoin de vous dire qu'on fait pression sur Montrose pour qu'il retrouve le cadavre ! Les Gars, j'ai l'accord du capitaine pour emprunter quelques forces à la criminelle afin d'écumer les appartements et les commerces aux alentours... (elle marqua une pause pour retrouver le nom de la victime sur l'autre tableau) ... de la scène du crime d'Esteban Padilla.

Ainsi, vous pourrez vous consacrer sur Cassidy et l'enlèvement du corps.

— Je pense à quelque chose, dit Rook. La machine à écrire dont se servait Cassidy Towne... Elle avait une cassette à ruban qui imprimait les lettres, une seule fois. Si on retrouve ses vieux rubans, on pourra les regarder et savoir sur quoi elle travaillait.

— Les Gars ?

— On s'y attelle, répondit Ochoa.

— On retourne à l'appartement, ajouta Raley.

Quelques minutes plus tard, la réunion se termina, et

Rook s'approcha de Nikki, son téléphone portable à la main.

— Je viens juste de recevoir un appel d'une de mes sources.

— Qui est-ce ?

— Une source.

Il glissa son iPhone dans sa poche et croisa les bras.

— Cela en vaut la peine ?

— Tu as une meilleure piste ? À moins que tu ne pré-fères rester ici avec le capitaine Montrose pour regarder les informations à cinq heures.

Nikki réfléchit un instant, lâcha la pile de dossiers sur son bureau et attrapa ses clés.

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Rook lui demanda de s'arrêter le long du trottoir de la 44e Rue, en face de chez Sardi.

— C'est quand même mieux que la station de lavage de voitures, non ?

— Rook, je te jure que, si tu espères trouver un moyen de m'offrir un verre, ça ne marchera pas.

— Tu es là quand même ! dit Rook. Attends ! Ce n'est pas ce que je voulais dire. (Elle resserra le frein à main.) Mais si tu changes d'avis, tu sais que je réponds toujours présent.

A l'intérieur, sur le podium des invités, Nikki repéra la maman de Rook, qui leur faisait un signe de l'autre côté de la table. Elle répondit par le même signe amical et se retourna aussitôt pour qu'elle ne puisse pas déceler l'expression de colère sur son visage, tandis qu'elle faisait face à Rook.

— Ta mère ! C'est elle, ta source ? Ta mère ?

— Hé ! elle m'a appelé pour me dire qu'elle avait des informations sur le meurtre. Tu voudrais négliger cette piste ?

— Oui.

— Tu ne penses pas ce que tu dis. (Il l'observa.) Bon, d'accord. C'est pour ça que je ne t'ai rien dit. Mais tu sais bien que je ne pouvais pas refuser. Tu me vois lui dire que tu refusais de l'écouter ? Et si jamais elle avait un indice intéressant ?

— Tu aurais pu t'en charger tout seul.

— Elle voulait parler à la police. Et la police, c'est toi. Voyons ! Qu'est-ce que tu as à perdre ?

Nikki afficha un sourire sur son visage et se dirigea vers la table. En chemin, toujours sou-riante, elle lui murmura :

— Tu vas me le payer !

Elle laissa son sourire s'agrandir tandis qu'ils s'approchaient de Margaret Rook.

Elle était installée sur une banquette d'angle, trônant entre les caricatures de José Ferrer et de Danny Thomas. Nikki songea que la position de Margaret Rook était toujours régalienne.

Dans le cas contraire, elle devait s'arranger pour rectifier la situation. Même lors de la partie de poker dans le loft de Rook où Nikki l'avait rencontrée pour la première fois l'été dernier, la présence de sa mère évoquait plus Monte-Carlo qu'Atlantic City.

Après les embrassades et les salutations de rigueur, ils s'assirent.

— C'est votre table habituelle ? demanda Nikki. C'est agréable et tranquille.

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— Oui, avant que la foule arrive pour le spectacle. Faites-moi confiance, ma fille, ce sera le brouhaha lorsque

les bus du New Jersey et de White Plains débarqueront. Mais oui, j'aime cette table.

— C'est la vue, surtout..., dit Rook.

Il se tourna sur sa chaise, et Heat suivit son regard jusqu'à la caricature de sa mère, sur le mur opposé. La « Grand-Dame » de Broadway, comme il l'appelait, lui adressait un sourire datant des années 1970.

Margaret Rook encercla le poignet de Nikki de ses doigts frêles et dit : — J'ai l'impression que votre caricature serait accro

chée ici aussi, si vous aviez poursuivi vos cours de théâtre après l'université.

Nikki fut troublée d'entendre la mère faire allusion à cet épisode, car elle ne lui en avait jamais parlé, mais elle com- prit vite... L'article. Ce maudit article !

— J'aimerais un autre Jameson, dit l'actrice.

— Cette fois, tu devras te contenter de moi ! dit Rook sans doute pas pour la première fois.

Nikki commanda un Coca light, et Rook, un expresso.

— Ah ! c'est vrai, vous êtes en service, détective Heat.

— Oui, James... Jamie m'a dit que vous aviez des informations à me confier à propos de Cassidy Towne.