PROLOGUE
LUNDI 4 JANVIER
7 HEURES
Helen Cabot se réveilla lentement alors que les premières lueurs de l'aube perçaient l'obscurité hivernale recouvrant la ville de Boston, dans le Massachusetts.
La lumière p‚le, anémiée, dissipa peu à peu les ténèbres de sa chambre de Louisburg Square, au deuxième étage de la maison de ses parents. La jeune fille n'ouvrit pas tout de suite les yeux pour mieux se prélasser sous l'édredon de son lit à baldaquin. A demi somnolente, elle ne soupçonnait par bonheur rien des terribles événements moléculaires qui se préparaient dans les profondeurs de son cerveau.
Ces vacances d'hiver ne compteraient pas parmi les plus agréables qu'Helen ait connues. Pour ne rater aucun des cours qu'elle suivait à l'université de Prin-ceton, elle avait pris rendez-vous entre NoÎl et le jour de l'an pour subir une dilatation avec curetage, intervention gynécologique sans vrai caractère d'urgence.
Les médecins lui avaient promis que l'ablation du tissu endométrial anormalement épais qui tapissait son utérus supprimerait les crampes extrêmement douloureuses qui la mettaient dans l'incapacité
d'entreprendre quoi que ce soit chaque fois qu'elle avait ses règles. Ils lui avaient également assuré qu'il s'agissait d'une opération de routine. Mais tel n'avait pas été le cas.
Tournant la tête, Helen regarda la faible clarté du matin se répandre à travers les rideaux en dentelle.
Elle ignorait tout du sort qui la menaçait. Il y avait même longtemps qu'elle ne s'était sentie aussi bien.
Car si l'intervention elle-même s'était déroulée sans problème, n'entraînant que quelques légers désagréments postopératoires, au bout du troisième jour une migraine insupportable s'était déclenchée, bientôt suivie d'une forte fièvre, de vertiges et, trouble le plus gênant, de difficultés d'élocution. Dieu merci, ces différents symptômes avaient disparu aussi soudainement qu'ils avaient surgi, mais les parents d'Helen tenaient à ce qu'elle maintienne son rendez-vous avec le neurologue de l'Hôpital général du Massachusetts.
Elle sombrait à nouveau dans le sommeil lorsqu'elle entendit le cliquetis à peine perceptible du clavier de l'ordinateur de son père, dont le bureau jouxtait sa chambre. Entrouvrant un oeil pour vérifier l'heure, elle s'aperçut qu'il était à peine plus de 7 heures. Il possédait vraiment une incroyable capacité de travail.
Son poste de P-DG à la tête de la société qu'il avait fondée - une des plus grosses entreprises mondiales de logiciels informatiques- lui aurait aisément permis de se reposer sur ses lauriers. Mais c'était plus fort que lui, il ne supportait pas de rester inactif. Gr‚ce à
son labeur acharné, les Cabot jouissaient à présent d'une fortune prodigieuse et d'une position sociale éminemment enviable.
Malheureusement, la sécurité que les moyens de sa famille assuraient à Helen ne suffisait pas à la protéger contre la nature, qui ne respecte ni la richesse ni le pouvoir temporel. La nature va à son propre rythme.
Les événements surgis à son insu dans le cerveau d'Helen obéissaient aux molécules d'ADN contenant ses gènes. Et en ce fameux jour du début janvier, quatre gènes s'étaient mis à se multiplier dans plusieurs de ses neurones cérébraux et à produire des protéines au code bien particulier. Ces neurones avaient cessé
de se diviser lorsque Helen était nouveau-né, ce qui était normal. Maintenant, en revanche, la présence des protéines fabriquées par les quatre gènes allait les contraindre à se diviser selon un processus qui ne cesserait plus. Un cancer de forme particulièrement maligne s'apprêtait à briser la vie de cette jeune fille de vingt et un ans. Helen Cabot était atteinte d'un cancer en phase terminale et elle n'en savait rien.
4 janvier, 10 h 45
Un léger vrombissement accompagna la sortie d'Howard Pace de la gueule du nouvel appareil à résonance magnétique nucléaire de l'Hôpital universitaire de Saint Louis. Jamais Howard ne s'était senti à
ce point paniqué. S'il avait toujours nourri de vagues craintes à propos des hôpitaux et des médecins, à
présent qu'il était malade ses peurs l'accablaient de tout leur poids.
Agé de quarante-sept ans, Howard avait joui d'une santé parfaite jusqu'à ce jour fatal de la mi-octobre o˘
il s'était précipité au filet lors des demi-finales du tour-noi de tennis organisé tous les ans par le Belvedere Country Club. Il y eut d'abord comme un petit bruit de bouchon qui saute, et Howard alla s'étaler de tout son long par terre pendant que la balle qu'il n'avait pu atteindre lui filait par-dessus la tête. Sous le choc, le ligament antérieur croisé de son genou droit s'était rompu net.
C'est ainsi que tout avait commencé. Lui remettre le genou en place s'était avéré facile. En dépit des troubles bénins que ses médecins attribuèrent aux effets secondaires de l'anesthésie générale, Howard put retourner au bureau après quelques jours d'arrêt. Il était capital pour lui de reprendre ses activités au plus vite, car en ces temps o˘ les budgets de la Défense se réduisaient comme peau de chagrin il n'était pas de tout repos de diriger une des plus grosses entreprises aéronautiques des Etats-Unis.
La tête toujours maintenue dans le dispositif en forme d'étau de l'appareil à RMN, Howard ne prit conscience de la présence du technicien qu'au moment o˘ celui-ci lui adressa la parole.
" Vous vous sentez bien ? lui demanda-t-il tout en entreprenant de le libérer.
-«a va ", réussit à articuler Howard, toujours couché sur le dos, le coeur battant la chamade sous l'effet de la terreur. Il appréhendait les résultats de l'examen. Derrière un panneau de verre il aperçut un groupe de personnes en blouse blanche penchées devant un écran. Parmi elles se trouvait son médecin, Tom Folger. Tous ces gens montraient du doigt l'image apparue sur l'écran, s'exprimaient avec force gestes et, plus inquiétant, hochaient la tête.
Les problèmes justifiant cet examen s'étaient déclarés la veille au matin. Howard s'était réveillé avec la migraine, chose qui lui arrivait rarement, à moins de
" prendre une cuite " . Or, il était à jeun. Pour tout dire, il n'avait pas absorbé une goutte d'alcool depuis le nouvel an. La douleur se calma après qu'il eut avalé un cachet d'aspirine et un morceau de pain. Plus tard dans la matinée, toutefois, en pleine séance de conseil d'administration, il fut saisi de vomissements qui se déclenchèrent d'un coup, sans nausée préalable. Surpris par la violence et la soudaineté de ce malaise, il n'eut même pas le temps de se détourner. Et, à sa grande humiliation, son petit déjeuner mal digéré
fusa dans un hoquet sur la table du conseil.
Le technicien lui ayant enfin dégagé la tête, Howard entreprit de s'asseoir, mais cette tentative entraîna un retour en force de la migraine. S'affaissant sur le chariot dans sa position initiale, il ferma les yeux pour ne les rouvrir que lorsque son médecin lui effleura doucement l'épaule de la main. Il y avait plus de vingt ans que Tom Folger le suivait médicalement. Au fil des ans, les deux hommes s'étaient liés d'amitié et ils n'avaient pratiquement plus de secrets l'un pour l'autre. L'expression qu'il lisait maintenant sur le visage de Tom ne disait rien qui vaille à Howard.
" C'est méchant, hein ? commença-t-il.
-Je t'ai toujours parlé franchement, Howard...
-Ne change rien à tes habitudes ", lui glissa celui-ci dans un chuchotement. Il n'avait pas envie d'entendre la suite, mais il le fallait, pourtant.
- «a ne se présente pas très bien, reconnut Tom, la main toujours posée sur l'épaule d'Howard. Il existe plusieurs tumeurs. Trois, pour être exact. C'est du moins ce que nous avons pu dénombrer.
-Oh, mon Dieu ! gémit Howard. A ce stade-là c'est incurable, n'est-ce pas ?
-Ce n'est pas en ces termes qu'il faut en parler pour le moment, répliqua Tom.
-Pas en ces termes, bon sang ! l‚cha Howard. Tu viens de me dire que tu m'avais toujours parlé franchement. Je te pose une question simple. J'ai le droit de savoir.
-Puisque tu m'y obliges, je te répondrai par l'affir mative: il est en effet possible que ce soit incurable.
Mais nous n'en sommes pas s˚rs. Dans l'immédiat, nous avons du pain sur la planche. Premièrement, trouver d'o˘ ça vient. Car le fait qu'il y ait plusieurs tumeurs semble a priori suggérer que le foyer se trouve ailleurs.
-Alors il faut s'y mettre, dit Howard. S'il y a une chance, je la prends, je veux l'emporter sur cette saloperie.
4 janvier, 13 h 25
quand Louis Martin reprit conscience dans la salle postopératoire, il eut l'impression qu'on lui avait br˚lé la trachée au chalumeau. Il lui était déjà arrivé
d'avoir mal à la gorge, mais jamais au point de souffrir comme il souffrait en ce moment, chaque fois qu'il essayait d'avaler. Et pour aggraver encore les choses, il se sentait la bouche aussi sèche qu'un coin de Sahara.
L'infirmière tout à coup venue se matérialiser à son chevet lui expliqua que cette sensation pénible était due à l'intubation trachéale que l'anesthésiste avait effectuée avant l'intervention. Elle lui donna un gant de toilette humide à sucer et la douleur s'atténua.
Mais le temps qu'on pousse jusqu'à sa chambre le chariot sur lequel il était allongé, une nouvelle douleur se déclencha, irradiant jusqu'au creux des reins à
partir d'un point localisé au niveau de l'entrejambe.
Louis en connaissait la cause. C'est à cet endroit que le chirurgien était intervenu pour réduire l'hypertrophie de sa prostate. Cette fichue glande malade l'obligeait jusque-là à se lever quatre ou cinq fois par nuit pour aller uriner. Louis avait fixé la date de l'intervention au lendemain du nouvel an. Au début de l'année, l'activité
de la grosse société d'informatique qu'il dirigeait au nord de Boston connaissait toujours un ralentissement.
Il crut qu'il allait succomber à la souffrance quand une autre infirmière surgie d'il ne savait o˘ ajouta une dose de Demerol à la perfusion fixée à sa main gauche.
Un bocal empli de liquide était accroché a la potence en forme de T dressée à la tête de son lit.
Le Demerol le plongea dans un sommeil narcolep-tique. Il avait perdu la notion du temps lorsqu'il perçut vaguement une présence à ses côtés. Ce n'est qu'au prix d'un immense effort qu'il parvint à ouvrir les yeux; ses paupières semblaient de plomb. A la tête du lit se trouvait une femme en blouse blanche occupée à
tripoter maladroitement le tube en plastique qui sortait du bocal du goutte-à-goutte. Elle tenait une seringue dans la main droite.
" qu'est-ce que c'est ? " murmura Louis, la voix p‚teuse comme s'il avait bu.
L'infirmière lui sourit: " On dirait que vous avez un verre dans le nez ", lança-t-elle.
Louis cligna des yeux dans une tentative pour mettre au point l'image des traits bistre de son interlocutrice. Drogué comme il l'était, il la voyait dans un brouillard. N'empêche qu'elle avait raison de le taquiner au sujet de son élocution.
" Je n'ai pas besoin d'un autre calmant ", réussit-il à dire tout en luttant pour se redresser à moitié en appu i sur un coude.
" Ce n'est pas un calmant, corrigea-t-elle.
-Ah bon ", dit Louis. Pendant qu'elle terminait de lui faire sa piq˚re, il réalisa qu'il ne savait toujours pas quelle était la substance qu'on lui injectait. " qu'est-ce que c'est que ce produit ? lui demanda-t-il.
-Un remède miracle ", répondit-elle en réintro-duisant vivement l'aiguille dans son capuchon.
Louis pouffa malgré lui. Et il s'apprêtait à lui poser une autre question quand elle s'empressa d'elle-même de satisfaire sa curiosité.
" C'est un antibiotique, ajouta-t-elle en lui pressant l'épaule d'un geste rassurant. Maintenant, vous allez fermer les yeux et vous reposer. "
Louis se laissa aller en arrière. Un petit rire étouffé
le secouait. Il aimait bien les gens qui savaient plaisanter. Il se répétait pour lui-même les mots de l'infirmière: remede miracle. Elle avait raison, les antibiotiques appartenaient incontestablement à la catégorie des remèdes miracles. Le Dr Handlin l'avait prévenu qu'on le mettrait peut-être sous antibiotiques après l'opération. Simple mesure de précaution, avait-il dit.
Louis se demanda confusément quels sentiments avaient bien pu agiter tous les pauvres bougres qui avaient d˚ être hospitalisés avant la découverte des antibiotiques. Et il se dit qu'il avait de la chance de vivre à l'époque o˘ il vivait.
Suivant le conseil de l'infirmière, il ferma les yeux et laissa son corps se détendre. La douleur était toujours là, mais gr‚ce aux analgésiques elle ne l'incommodait pas. Les analgésiques faisaient eux aussi partie des remèdes miracles, tout comme les anesthésiques. La perspective de la souffrance le rendait l‚che, Louis était le premier à l'admettre. Il n'aurait jamais supporté de subir une intervention chirurgicale en ces temps pas si lointains o˘ il n'existait aucun " remède miracle ".
Avant de succomber au sommeil, il eut encore le temps de se demander quels nouveaux médicaments seraient découverts à l'avenir. Et de décider qu'il pose-rait la question au Dr Handlin.
VENDREDI 26 F…VRIER, 9 H 15
" Oh, la barbe, la voilà ! " s'exclama Sean Murphy.
Saisissant à la h‚te les dossiers empilés devant lui, il se précipita dans la pièce qui jouxtait le bureau des infirmières situé au sixième étage du b‚timent Weber, à
l'hôpital Memorial de Boston.
Surpris par cette brusque retraite, Peter Colbert, un condisciple de Sean inscrit lui aussi en troisième année de médecine à Harvard, jeta un coup d'oeil à la ronde. Rien ne sortait de l'ordinaire. Autour de lui régnait la même activité fébrile que dans n'importe quel service de médecine interne. Dans le couloir, des aides-soignants poussaient des chariots o˘ étaient allongés des malades. Des accents d'orgue s'échappaient de la salle de repos-sans doute la musique du feuilleton diffusé à la télévision. Une seule personne étrangère au service se dirigeait en ce moment vers le bureau, une jeune femme séduisante à qui Peter aurait volontiers attribué une note de huit ou neuf sur dix pour son seul physique. Elle s'appelait Janet Reardon et travaillait comme infirmière dans un autre ser-
vice de l'hôpital. Peter la connaissait vaguement.
Réservée, inabordable, Janet venait d'une vieille famille de Boston.
S'éloignant du comptoir o˘ il était installé à côté du bac de classement des dossiers des malades, Peter poussa la porte communiquant avec la pièce du fond.
Cet espace relativement exigu servant à de multiples usages était meublé de quelques sièges à pupitre, d'un ordinateur et d'un petit réfrigérateur. Les infirmières s'y réunissaient pour se transmettre les rapports lors des changements d'équipe, et celles qui mangeaient sur place y prenaient également leurs repas.
" Mais dis-moi, que se passe-t-il ? " demanda Peter avec un empressement qui trahissait sa curiosité.
Appuyé contre un mur, Sean serrait ses dossiers sur sa poitrine.
- Ferme la porte ! " exigea-t-il.
Peter obtempéra et avança d'un pas. " Tu es sorti avec la petite Reardon ? " Malgré son ton interrogatif, il s'agissait moins d'une question que d'une constatation stupéfaite. Deux mois presque s'étaient écoulés depuis que Sean, remarquant Janet pour la première fois, avait interrogé Peter à son sujet.
" Pince-moi, je rêve ! " s'était-il exclamé à mi-voix, l'air totalement ahuri. Devant lui se trouvait une des plus belles femmes qu'il ait jamais vues. Elle descendait de l'échelle o˘ elle était grimpée pour attraper un objet placé en haut des rayonnages qui tapissaient le mur. Cela sautait aux yeux: avec sa silhouette, cette fille aurait pu faire la une de n'importe quel magazine de mode.
Peter l'avait mis en garde: " Ressaisis-toi, va, ce n'est pas ton genre. A côté de toi, cette fille est une princesse. Tu ne serais pas le premier à vouloir essayer de sortir avec elle. C'est impossible.
-Rien n'est impossible, avait répliqué Sean en contemplant Janet d'un oeil appréciateur, quoique toujours aussi hébété.
-Un gosse des mes comme toi n'a aucune chance de rentrer dans la course, s'était obstiné Peter. Et encore moins de décrocher le gros lot. "
Sean l'avait mis au défi: " On parie ? Cinq dollars pour moi si tu perds. Elle sera folle de moi avant que l'année soit bouclée. "
A l'époque, Peter n'avait fait qu'en rire. Maintenant, il considérait son camarade avec un regain de respect.
Il croyait avoirfini parconnaître Sean, au cours de ces deux mois de stage éreintants, mais voilà que celui-ci se débrouillait pour le surprendre, et le dernier jour en plus.
" Jette un oeil dehors pour voir si elle est partie, dit Sean.
-Tout cela est ridicule ", répliqua Peter qui poussa néanmoins le battant de quelques centimètres. Debout derrière le comptoir, Janet discutait avec Carla Valentine, la surveillante. Peter laissa la porte se refermer d'elle-même.
" Elle est toujours là.
-quelle plaie ! s'exclama Sean. Je ne veux pas lui parler en ce moment. J'ai beaucoup trop de travail et je n'ai pas envie d'une scène. Elle ne sait pas que je pars à Miami, pour ce stage facultatif à l'Institut de cancérologie Forbes, et j'ai bien l'intention de ne pas la prévenir avant samedi soir. Elle va piquer sa rogne, je le sais.
-Alors c'est vrai, tu es sorti avec elle ?
-Ouais, et si tu veux tout savoir ç'a été une histoire torride, répondit Sean. A propos, ça me rappelle que tu me dois cinq dollars. Cela dit, il a fallu que j'y mette du mien. Au début, c'est à peine si elle condescendait à me parler, puis mon charme a fini par opérer et mon obstination par payer. Surtout mon obstination, d'ailleurs.
-Tu te l'es tapée ? voulut savoir Peter.
-Ne sois pas grossier ", répliqua Sean.
Peter se mit à rire: " Grossier, moi ? «a alors ! Au lieu de me faire des sermons tu ferais mieux de te regarder !
-Le problème, c'est qu'elle prend les choses au sérieux, poursuivit Sean. Sous prétexte que nous avons couché deux ou trois fois ensemble, elle s'imagine que cette relation devrait durer toute la vie.
-Y aurait-il des projets de mariage dans l'air ?
s'enquit Peter.
-Pas de mon côté en tout cas, dit Sean. Mais à
mon avis elle y pense. «a ne tient pas debout, surtout quand on sait que ses parents me détestent cordialement. Et puis merde, à la fin, je n'ai que vingt-six ans ! "
Peter entrouvrit à nouveau la porte. " Elle est toujours là, en train de taiiler une bavette avec une infirmière. «a doit être l'heure de sa pause.
-Genial ! lança Sean d'un ton sarcastique. Je n'ai plus qu'à m'installer ici pour travailler. Il faut que je finisse de rédiger ces rapports de service avant de retourner aux admissions.
-Je vais te tenir compagnie ", dit Peter en quittant la pièce un instant pour aller chercher sa pile de dossiers.
Tous deux se mirent à travailler en silence, reportant sur les dossiers de leurs patients les derniers résultats des examens de laboratoire mentionnés sur les petites fiches glissées dans la poche de leurs blouses. Leur t‚che consistait à résumer chaque cas à
l'intention des étudiants en médecine qui allaient les remplacer dans le service à partir du 1 mars.
" «a, c'est le cas le plus intéressant dont j'ai eu à
m'occuper ", murmura Sean au bout d'une bonne demi-heure en brandissant un épais dossier. " Sans elle, je n'aurais jamais entendu parler de l'Institut Forbes.
-Helen Cabot ? demanda Peter.
-Elle-même, confirma Sean.
-Tu as vraiment eu tous les cas intéressants, espèce de crapule. En plus, Helen est superbelle, elle aussi. Tu parles, les pontes se bousculaient pour pouvoir s'occuper d'elle.
-Hmm. Mais, ajouta Sean, il se trouve que cette jolie fiile est atteinte de tumeurs multiples au cer-
veau. " Ouvrant la chemise il feuilleta rapidement les quelque deux cents feuillets qu'elle contenait. " C'est quand même triste. Elle n'a que vingt et un ans, et de toute évidence son cancer est déjà en phase terminale.
Son seul espoir est d'être admise à l'Institut Forbes. Ils ont obtenu des résultats prodigieux sur ce type de tumeur, là-bas.
-Tu as reçu le dernier rapport d'anat' path'?
-Oui, hier, répondit Sean. Il s'agit d'un médulloblastome, un cas plutôt rare puisqu'il ne représente que deux pour cent des tumeurs cérébrales de cette nature. J'ai consulté quelques articles là-dessus, ca va me permettre de briller, cet après-midi, pendant la tournée. D'habitude, le médulloblastome se déclare surtout chez les jeunes enfants.
-Ainsi, Helen serait la malheureuse exception qui confirme la règle ?
-Pas une exception à proprement parler. En fait, vingt pour cent des médulloblastomes apparaissent chez des sujets de plus de vingt ans. S'agissant d'Helen, c'est la présence de tumeurs multiples qui a surpris tout le monde. Cela explique que personne n'ait pu deviner quel était le type de cellules en cause.
Au départ, son médecin traitant a pensé qu'il avait affaire à un cancer métastatique, probablement développé à partir d'un ovaire. Mais il se trompait. Il pro-jette maintenant d'écrire un article pour le New England Journal of Medicine.
-J'ai entendu dire qu'en sus d'être belle, Helen serait riche, aussi, laissa tomber Peter en déplorant, une fois de plus, que la jeune fille n'ait pas compté
parmi ses patients.
-Son père est P-DG de la société Software. De toute évidence, les Cabot ne sont pas à plaindre. Leur fortune leur permet largement de supporter les frais de séjour d'un endroit aussi cher que l'Institut Forbes.
J'espère qu'on pourra faire quelque chose pour elle a Miami. Car non contente d'etre ravissante, Helen est vraiment adorable. J'ai passé pas mal de temps à son chevet.
-Rappelle-toi que les médecins ne sont pas censés tomber amoureux de leurs malades, le taquina Peter.
-Helen Cabot pourrait tenter un saint ", répliqua Sean.
Janet Reardon s'engagea dans l'escalier pour regagner le service de pédiatrie, situé au quatrième étage.
Elle avait consacré le quart d'heure de sa pause-café à
essayer de mettre la main sur Sean. Les infirmières du sixième l'avaient bien vu, un instant avant qu'elle n'arrive, en train de travailler sur les rapports de ses malades. Mais elles ignoraient o˘ il avait disparu.
Janet était troublée. Cela faisait plusieurs semaines qu'elle dormait mal et que le sommeil l'abandonnait vers 4 ou 5 heures du matin, longtemps avant que son réveil se mette à sonner. Le problème qui l'agitait tournait autour de Sean et de leur relation. Au début, ses manières de goujat s˚r de lui l'avaient heurtée, malgré
l'attrait qu'exerçaient sur elle ses traits méditerranéens, ses cheveux noirs et ses yeux étonnamment bleus... Il avait fallu cette rencontre pour qu'elle comprenne que les Irlandais bruns méritaient leur réputation de charmeurs irrésistibles.
Elle avait commencé par repousser ses assiduités, estimant qu'ils n'avaient rien en commun, elle et lui.
Mais il avait refusé de prendre ses refus au sérieux. Et l'intelligence hors pair du bel Irlandais piquait au vif la curiosité de Janet.
Elle finit par lui accorder un rendez-vous, en se disant que ce tête-à-tête mettrait fin à l'attirance qu'elle éprouvait pour lui. Or les choses ne se passèrent pas ainsi. Janet ne tarda pas à découvrir que le comportement rebelle de Sean constituait un puissant aphrodisiaque. Opérant une surprenante volte-face, elle en conclut qu'elle n'avait jusqu'alors eu affaire qu'à des prétendants au comportement trop prévisible. Tout à coup, elle découvrait qu'elle avait toute sa vie accepté passivement la perspective de se marier un jour comme ses parents, en épousant un homme " acceptable " au regard des conventions.
Mais le charme viril de ce beau gosse grandi dans la ville de Charlestown avait conquis son coeur, et Janet était tombée amoureuse.
En arrivant au bureau des infirmières du service de pédiatrie, Janet s'aperçut qu'elle disposait encore de quelques minutes. Poussant la porte qui donnait dans la pièce du fond, elle se dirigea vers le distributeur de boissons: elle avait besoin d'une tasse de café pour tenir jusqu'à la fin de la journée.
" A voir ta tête, on dirait que tu as perdu un patient ", lança une voix derrière son dos.
Se retournant, Janet s'aperçut de la présence de Dorothy MacPherson, une infirmière qui travaillait au même étage qu'elle. Lorsqu'elles étaient de garde ensemble, il leur arrivait souvent de bavarder, tout en se balançant sur leurs chaises, leurs pieds nus posés sur le comptoir.
" Ce qui m'arrive est à peu près aussi dur ", répondit-elle en attrapant son café avant de rejoindre Dorothy et de se laisser tomber sur un des sièges en métal. " Ah, les hommes ! soupira-t-elle amèrement.
-Tu n'es pas la seule à t'en plaindre, renchérit Dorothy.
-Cette histoire avec Sean Murphy ne mène nulle part, ajouta Janet au bout d'un moment. Cela m'inquiète vraiment, et il faut absolument que je fasse quelque chose. Car, expliqua-t-elle avec un rire contraint, je n'ai franchement aucune envie d'être obligée d'admettre devant ma mère que c'est elle qui avait raison. "
Dorothy esquissa un sourire: " Je te comprends, dit-elle.
-C'en est arrivé au point que j'ai l'impression qu'il m'évite.
-Vous en avez parlé, tous les deux ?
-J'ai essayé. Mais clarifier ses sentiments n'est pas vraiment son fort.
-Essaie quand même. Tu devrais peut-être le voir ce soir et lui dire ce que tu viens de me dire.
-Ha ! s'exclama Janet avec un petit rire méprisant. Nous sommes vendredi. Impossible.
-Il est de garde ?
-Non, répondit Janet. Mais tous les vendredis soir il sort dans un bar de son quartier avec toute une bande de copains. Les petites amies et les épouses légitimes ne sont pas invitées. C'est une soirée entre hommes, exclusivement. Et pour tout arranger, dans son cas il s'agit aussi d'une tradition irlandaise, bagarres d'ivrognes à l'appui.
-Mais c'est monstrueux !
-Après quatre années d'études à Harvard, un an de spécialisation en biologie moléculaire au MIT * et trois ans de médecine, on aurait pu croire qu'il allait se défaire de cette habitude. Mais non, il a l'air au contraire de tenir plus que jamais à ces sorties du vendredi soir.
-Je ne pourrais pas le supporter, protesta Dorothy. Je trouvais déjà pénible la véritable obsession que mon mari nourrissait pour le golf, mais ce n'était rien, en comparaison. Il n'y a vraiment pas d'histoire de femmes, derrière ces escapades ?
-quelquefois, ils vont jusqu'à Revere, dans une boîte de strip-tease. Mais la plupart du temps Sean et les autres se contentent de rester ensemble, à boire de la bière en se racontant des blagues ou à regarder un match sur un écran de télé géant. Telle est du moins la description qu'il m'en a donnée. Naturellement, je n'ai pas été vérifier.
-Tu devrais peut-être te poser sérieusement la question de savoir pourquoi tu tiens à lui, dit Dorothy.
-Je n'arrête pas, répliqua Janet. Surtout ces temps-ci, et en particulier depuis que nous nous voyons si peu. C'est à peine si j'arrive à trouver un
* Le Massachusetts Institute of Technology, un des plus prestigieux organismes scientifiques américains.
moment pour lui parler. Parce que non seulement il a ses études de médecine et tout ce qui va avec, mais en plus il prépare une thèse à Harvard.
-Il doit être exceptionnellement brillant.
-C'est son seul atout, ajouta Janet. «a, et son physique.
-Voilà au moins deux bonnes raisons pour justifier ton angoisse, plaisanta Dorothy. Mais moi je ne tolérerais jamais que mon mari aille s'amuser "entre hommes" tous les vendredis soir. A ta place, je me précipiterais là-bas, et je te jure que je ne me gênerais pas pour lui dire ce que j'en pense devant tout le monde. Les hommes sont de grands enfants, c'est entendu, mais il y a quand même des limites.
-Je ne sais pas si j'en aurais le courage ", répondit Janet.
Mais tout en terminant son café, elle se mit à y réfléchir. Au fond, le problème était qu'elle avait toujours vécu de façon passive, laissant les événements suivre leur cours pour ne réagir qu'après coup. Cela expliquait sans doute que les choses en soient arrivées là. Il était peut-être temps qu'elle se prenne par la main et fasse preuve de plus de détermination.
" Bon sang, Marcie ! O˘ avez-vous mis ces satanées maquettes ? tempêtait Louis Martin. Je vous avais dit de les poser sur mon bureau. " Pour mieux marquer son mécontentement, Louis frappa du poing son sous-main en cuir, bousculant les papiers qui s'y trouvaient. L'irritation qu'il ressentait ne l'avait pas quitté
depuis qu'il s'était réveillé, à 4 heures et demie du matin, avec une migraine tenace. Groggy, il s'était rendu dans la salle de bains en quête d'aspirine et avait vomi dans le lavabo. Il en était encore bouleversé. Car rien, pas la moindre nausée, n'était venu l'avertir de ce haut-le-coeur subit.
Marcie Delgado accourut dans le bureau de son patron. Aujourd'hui, il n'avait pas arrêté de s'emporter contre elle et de la critiquer. Les yeux baissés, elle poussa devant lui la liasse de feuilles attachées par un trombone qui était placée en évidence devant lui et dont la première portait, en gros caractères: Maquettes pour la réunion du conseil du 26 février.
Sans s'excuser le moins du monde, Louis Martin s'empara des documents et sortit en trombe de la pièce. Mais il ne devait pas aller loin. A peine avait-il franchi quelques mètres qu'il avait oublié o˘ il voulait se rendre. quand enfin il lui revint qu'il se dirigeait vers les toilettes, il s'aperçut qu'il ne savait plus o˘
elles se trouvaient.
" Bon après-midi, Louis ", lança un des directeurs de la société qui le suivait à quelques pas. Puis, poussant une porte à main droite, il s'effaça pour lui céder le passage.
Louis franchit le seuil, mais l'endroit lui parut étrange: Il hasarda un coup d'oeil en direction des gens assis autour de la longue table de conférence, atterré de constater qu'il ne reconnaissait aucun de ces visages. Alors qu'il baissait les paupières pour contempler les papiers qu'il avait emmenés avec lui, ceux-ci lui glissèrent des doigts. Un tremblement violent lui agitait les mains.
Louis Martin resta un moment parfaitement immobile pendant que le murmure des voix s'éteignait autour de lui. A présent, tous les regards conver-geaient vers son visage devenu crayeux. Puis ses yeux se révulsèrent, son dos se cambra et il tomba en arrière. Sa tête heurta avec un bruit sourd le sol recouvert de moquette. Simultanément, des soubresauts commencèrent de lui agiter tout le corps et ses membres furent bientôt la proie de violentes contractions cloniques.
Aucun des associés de Louis n'avait jamais assisté à
une attaque de grand mal, et une longue minute durant ils restèrent tous frappés de stupeur. Enfin, l'un d'eux se leva pour se précipiter aux côtés de son P-DG. Alors seulement les autres réagirent en se ruant vers les téléphones voisins pour prévenir les secours.
Le temps que l'ambulance arrive, la crise était passée. Hormis un reste de migraine et une impression de profonde léthargie, Louis se sentait relativement bien. Maintenant, il reconnaissait le lieu o˘ il se trouvait, les gens qui l'entouraient. Et il fut consterné
d'apprendre qu'il avait eu une crise d'épilepsie. Il pensait s'être simplement évanoui.
La première personne qui examina Louis aux urgences de l'hôpital Memorial de Boston fut un interne, qui se présenta sous le nom de George Carver.
Un jeune homme visiblement surmené, mais néan-
moins consciencieux. Lorsqu'il eut fini de l'interroger, il lui déclara qu'il fallait l'hospitaliser sans attendre l'avis de son médecin personnel, le Dr Clarence Handlin.
" C'est donc si grave, une attaque de ce genre ? " lui demanda Louis. Ayant déjà été opéré de la prostate deux mois plus tôt, la perspective d'un séjour à l'hôpital ne lui souriait guère.
" Il faut attendre les résultats de l'examen neurologique, avança prudemment George Carver.
-Mais vous, quelle est votre opinion ?
-Lorsqu'elle survient chez un adulte sans crier gare, une attaque de ce genre peut indiquer qu'il existe une lésion cérébrale structurelle.
-Ce qui veut dire quoi, traduit en langage courant ? s'enquit Louis qui détestait le jargon médical.
-Structurel a un sens bien précis, répondit le médecin sur la défensive. Cela signifie que le problème se pose au niveau du cerveau lui-même, et pas simplement de son fonctionnement.
-Vous pensez à une tumeur cérébrale ?
-Il pourrait en effet s'agir d'une tumeur, acquiesça George Carver à contrecoeur.
-Mon Dieu ! " s'écria Louis en même temps que son corps se couvrait d'une sueur froide.
Après avoir fait de son mieux pour l'apaiser, George se rendit dans la " fosse ", surnom donné par ceux qui y travaillaient au local situé au milieu de la salle des urgences. Il chercha d'abord à savoir si le médecin de Louis avait appelé. Ce n'était pas le cas. Puis il demanda qu'on lui envoie un interne en neurologie dans les plus brefs délais. Enfin il pria l'infirmière de garde aux urgences d'appeler l'étudiant en médecine qui devait s'occuper des entrées.
" Au fait, demanda-t-il à cette infirmière au moment de quitter la cabine o˘ attendait Louis Martin, comment s'appelle l'étudiant qui prend le relais ?
-Sean Murphy ", lui répondit-elle.
" La barbe ! " jura Sean en entendant le signal du bip glissé dans sa poche de poitrine. Bien qu'il e˚t la certitude que Janet était partie depuis longtemps, il entreb‚illa la porte avec précaution et jeta un coup d'oeil dehors. Ne la voyant pas dans les parages, il poussa résolument le battant. Il devait utiliser le téléphone du bureau des infirmières car Peter qui essayait d'obtenir des résultats de laboratoire monopolisait pour l'instant celui de la pièce du fond.
Avant d'appeler, il s'adressa à Carla Valentine, la surveillante:
" On a besoin de moi dans le service ? " demanda-t-il avec le secret espoir qu'elle réponde par l'affirma-tive, car il s'agirait alors d'un travail facile qu'il pourrait expédier en vitesse. En revanche, les choses prendraient plus de temps si l'appel venait des admissions ou des urgences.
" Rien à signaler pour le moment ", répondit Clara.
Sean composa alors le numéro, et vit ses craintes confirmées: il devait se rendre aux urgences pour y interroger un patient.
Sachant que plus vite il s'informerait sur ce malade et les premiers examens qu'il avait subis, plus vite il pourrait se libérer, Sean salua Peter d'un geste de la main et gagna le rez-de-chaussée.
En temps normal, il aimait descendre aux urgences o˘ régnait en permanence une atmosphere fébrile, surexcitée. Mais il aurait préféré ne pas avoir à s'occuper d'un nouveau cas le dernier jour de son stage à
l'hôpital. Comme tout étudiant de Harvard qui se respecte, il passait en effet des heures à rassembler les informations indispensables à la rédaction d'un compte rendu qui comportait en moyenne quatre à
dix pages de notes écrit serré.
" C'est un cas intéressant, lui confia George quand il le vit arriver, tout en décrochant le téléphone pour appeler le service de radiologie.
-Tu dis toujours ça, remarqua Sean laconiquement.
-Tu vas voir, poursuivit George. As-tu déjà
observé un papilloedème "
Sean fit non de la tête.
" Prends un ophtalmoscope et fais un fond de l'oeil à ce type pour examiner les terminaisons nerveuses.
On dirait de vraies petites montagnes. Ce qui signifie que la pression intracr‚nienne est très élevée, lui expliqua George.
-qu'est-ce qu'il a ? voulut savoir Sean.
-A mon avis, une tumeur au cerveau. Il a eu une crise au bureau. "
A ce moment, quelqu'un décrocha dans le service de radiologie, et sans plus s'occuper de Sean, George donna des directives pour que Louis Martin passe au plus vite un scanner.
S'emparant de l'ophtalmoscope, Sean se rendit auprès du malade. Peu familiarisé avec l'instrument, il le manipulait avec une certaine maladresse, mais à
force de constance de sa part, et de patience de celle de Louis, il réussità entr'apercevoir les terminaisons nerveuses qui dessinaient effectivement comme de petits monticules.
Résumer une histoire de cas restait toujours une t‚che laborieuse, même dans des conditions idéales, mais cela s'avérait dix fois plus compliqué lorsqu'il fallait s'y atteler dans la salle des urgences, puis au service de radiologie en attendant les résultats du scanner. Sean posa donc le plus de questions possible au malade en les centrant autour du trouble qui venait de se déclarer. Il put ainsi apprendre ce que personne ne savait encore, à savoir que début janvier, quelques jours après son opération de la prostate, Louis Martin avait souffert de migraines passagères et de nausées, parfois accompagnées de fièvre et de vomissements.
Louis lui fournit ces renseignements juste avant de passer le scanner approfondi que George avait demandé. Sean poursuivait son interrogatoire lorsque le technicien le pria de gagner la salle de contrôle adjacente au local o˘ se déroulait l'examen.
Il rejoignit là plusieurs autres personnes, entre autres le Dr Clarence I landlin, médecin personnel de Louis Martin, George Carver et Harry O'Brian, l'interne en neurologie de garde ce soir-là. Tous groupés autour de l'écran, ils guettaient l'apparition des premières " coupes ".
Sean attira George un peu à l'écart pour lui parler de cette histoire de migraines, de fièvre et de nausées.
" Précieuses informations ", le félicita George en se tripotant la m‚choire d'un air pensif. Visiblement, il s'efforçait de relier ces premiers symptômes au problème qui avait conduit Louis Martin à l'hôpital.
" C'est la fièvre qui m'intrigue, l‚cha-t-il enfin. T'a-t-il précisé s'il avait beaucoup de température ?
-Rien d'exceptionnel, dit Sean, ça oscillait entre 38 et 39. Il m'a raconté que c'était un peu comme s'il avait eu un rhume ou une petite grippe. quoi qu'il en soit, ces accès de fièvre ont complètement disparu.
-Il y a peut-être un lien. En tout cas une chose est s˚re, le bonhomme n'est pas au mieux de sa forme.
Les tomographies du scanner préliminaire ont révélé
deux tumeurs. Tu te souviens d'Helen Cabot ?
-Comment pourrais-je l'oublier ? rétorqua Sean.
Je continue à la suivre.
-Eh bien les tumeurs de Martin rappellent étrangement celles d'Helen ", ajouta George.
Un murmure de voix excitées s'éleva du groupe de médecins rassemblés autour de l'écran. Les premières coupes apparaissaient. Sean et Tom s'approchèrent et scrutèrent les images par-dessus les épaules de leurs confrères.
" Là aussi, on les voit, s'exclama Harry en pointant la tête de son marteau à réflexes vers l'écran. Il s'agit bien de tumeurs, il n'y a pas de doute. Et en voilà
encore une autre, plus petite. "
Derrière lui, Sean s'entraînait à lire ces images.
" Ce sont très probablement des métastases, ajouta Harry. Pour qu'il y en ait autant, il faut qu'elles viennent d'ailleurs. La prostate, ce n'était pas un cancer ?
-Pas du tout, répondit le Dr Handlin. Louis Martin n'a jamais eu de graves ennuis de santé.
-Fumeur ? s'enquit Harry.
-Non ", le renseigna Sean. Et le premier rang s'écarta un peu pour lui permettre de mieux voir l'écran.
" Alors il va falloir faire un bilan complet pour trouver l'origine de ces métastases ", reprit Harry.
Sean se pencha pour regarder de plus près. Même un oeil aussi inexpérimenté que le sien parvenait à
distinguer les zones atteintes sur ces images. Mais ce qui le frappa surtout, ce fut de constater que, comme le lui avait confié George, elles ressemblaient étonnamment aux tumeurs d'Helen Cabot. Et que, comme elles, elles étaient toutes localisées dans le cerveau. La chose présentait d'autant plus d'intérêt que les médulloblastomes s'observent en principe non pas au niveau du cerveau, mais du cervelet.
Comme s'il lisait dans ses pensées, George prit la parole: " Statistiquement, vous avez raison, il faut envisager qu'il s'agit de métastases d'un cancer des poumons, du côlon ou de la prostate. Mais n'y a-t-il pas des chances pour que nous soyons en présence d'un type de tumeurs identiques à celles d'Helen Cabot ? Autrement dit d'un cancer du cerveau primaire et à tumeurs multiples, tel le médulloblastome ? "
Harry secoua la tête: " N'oubliez pas que dans notre métier, il ne faut pas br˚ler les étapes ni aller chercher midi à quatorze heures. Le cas d'Helen Cabot reste unique, même si on entend ici et là quelques échos de cas similaires. Pour ma part, je parie n'importe quoi que ce sont bel et bien des métastases que nous voyons ici.
-Dans quel service pensez-vous qu'il faut le faire admettre ? poursuivit George.
-Là, je suis partagé, répondit Harry. En neurologie, il aura besoin d'un spécialiste de médecine interne pour tirer au clair l'origine des métastases. Et si on le met en médecine interne, il faudra qu'il soit suivi par un neurologue.
-Pourquoi ne le prendriez-vous pas chez vous, puisque nous avons déjà Cabot ? lui proposa George.
De toute façon, vous êtes plus proches de la neurochirurgie.
-«a me va ", acquiesça Harry.
Sean pesta intérieurement. Il avait travaillé pour rien; puisque Louis Martin allait en neurologie, c'est le stagiaire de ce service qui tirerait profit de ses notes.
Mais la pensée qu'il disposait de sa soirée lui mit un peu de baume au coeur.
Après avoir indiqué à George qu'il le verrait plus tard, pendant la tournée, il s'esquiva discrètement.
Certes il n'était pas en avance dans la rédaction de ses rapports, mais après avoir parlé d'Helen Cabot il éprouvait le désir de lui rendre visite. Empruntant l'ascenseur, il monta au sixième et se dirigea directement vers la chambre 608 devant laquelle il s'arrêta une seconde, le temps de frapper trois petits coups contre la porte entrouverte.
En dépit de son cr‚ne rasé et des taches bleues qu'y avait laissées le marqueur, Helen Cabot n'avait rien perdu de son charme. Ses grands yeux verts brillaient de tout leur éclat dans son visage délicat au teint diaphane. Mais son extrême p‚leur laissait deviner qu'elle était malade. Ses traits s'illuminèrent lorsqu'elle aperçut Sean.
" Ah, mon docteur préféré ! déclara-t-elle.
-Futur docteur ", la corrigea Sean. A la différence de la plupart de ses condisciples, il n'aimait pas se faire passer pour un médecin chevronné. Depuis qu'il avait quitté le lycée, il s'était donné l'impression d'être un imposteur, jouant d'abord le rôle de l'étudiant de Harvard, puis du MIT-et à présent, celui d'étudiant en médecine
" Est-ce que vous connaissez la nouvelle ? lui demanda Helen en entreprenant de s'asseoir malgré
son état de faiblesse d˚ aux innombrables attaques d'épilepsie.
-Non, mais vous allez me l'apprendre, dit Sean.
-L'Institut Forbes m'a acceptée.
-Formidable ! Maintenant je peux enfin vous dire que je pars moi aussi là-bas. Je préférais attendre d'être s˚r que vous y soyez admise pour vous en parler.
-quelle merveilleuse coÔncidence ! Ainsi, j'aurai un ami près de moi. Vous savez sans doute, ajouta-t-elle, qu'ils obtiennent des rémissions à cent pour cent sur le type de cancer dont je souffre.
-Oui, ils obtiennent des résultats incroyables. En revanche, le fait que nous nous retrouvions tous les deux à l'Institut Forbes n'a rien d'une coÔncidence.
C'est gr‚ce à vous que je suis au courant de son existence. Je vous ai dit, n'est-ce pas, que je faisais ma thèse sur le développement du cancer au niveau moléculaire ? Je ne vous cacherai pas que je br˚le d'impatience à l'idée de travailler avec une équipe qui a cent pour cent de réussites sur un cancer bien précis. Je suis toutefois étonné de ne jamais en avoir entendu parler dans la littérature médicale. Mais peu importe: je veux aller là-bas et découvrir comment ils s'y prennent.
-Leur protocole en est encore au stade expérimental, dit Helen. Mon père a beaucoup insisté
là-dessus. S'ils n'ont toujours pas publié leurs résultats, c'est peut-être qu'ils veulent d'abord être absolument s˚rs de ce qu'ils avancent. De toute façon, publication ou pas, il me tarde d'y être et de commencer le traitement. C'est la première lueur d'espoir que j'entrevois depuis le début de ce cauchemar.
-quand partez-vous ?
-La semaine prochaine, je ne sais pas exactement quand. Et vous ?
-Je prends la route dimanche matin à l'aube. Je veux arriver tôt dans la matinée de mardi. Je vous attendrai ", lui dit-il en se penchant vers elle pour lui serrer l'épaule.
Avec un sourire, Helen posa sa main sur celle de Sean.
Une fois son rapport remis, Janet retourna au sixième pour essayer de trouver Sean. Les infirmières lui répétèrent la même chose: elles l'avaient entrevu quelques instants plus tôt mais ignoraient o˘ il avait disparu. Elles proposèrent de le prévenir par le biais du signal d'appel, mais Janet préférait le surprendre.
Il était maintenant 16 heures passées et elle se dit qu'il y avait de fortes chances pour qu'il soit parti travailler au laboratoire du Dr Glifford Walsh, son directeur de thèse.
S'armant de courage pour affronter la bise glaciale, elle quitta l'enceinte de l'hôpital, longea un moment Longfellow Avenue avant de traverser la grande cour carrée de l'université de médecine, puis, enfin arrivée à bon port, monta jusqu'au deuxième étage. Avant même d'ouvrir la porte du laboratoire, elle sut qu'elle avait deviné juste en distinguant la silhouette de Sean derrière la vitre en verre dépoli. Elle l'aurait reconnu entre mille à sa façon de se déplacer. Il possédait une gr‚ce surprenante, malgré sa charpente trapue et musclée. Ne gaspillant ni ses efforts ni ses gestes, il s'acquittait toujours de sa t‚che avec une remarquable efficacité.
Janet pénétra dans la pièce, ferma la porte derrière elle et hésita un moment sur le seuil, tout au plaisir d'observer Sean. A ses côtés se trouvaient trois autres chercheurs, également absorbés par leur travail.
Pas un mot ne s'échappait de leurs lèvres. Dans le silence, un poste de radio diffusait de la musique classique.
Ce laboratoire avait un petit air vieillot avec ses instruments disparates et ses paillasses recouvertes de stéatite. quelques ordinateurs et plusieurs polarimètres de taille impressionnante composaient tout l'équipement moderne. Bien que Sean lui ait à plusieurs reprises expliqué le sujet de sa thèse, Janet n'était pas encore tout à fait s˚re d'avoir bien saisi. Sa recherche portait sur les oncogènes, autrement dit sur des gènes susceptibles de favoriser le développement cancéreux dans une cellule donnée. Sean lui avait précisé que les oncogènes étaient probablement fabriqués par des gènes chargés du " contrôle " cellulaire et eux-mêmes " infiltrés " par des virus d'un type particulier, les rétrovirus, qui avaient pour effet de stimuler la production virale dans les futures cellules hôtes.
Pendant ces explications, Janet se contentait généralement d'approuver de la tête pour montrer qu'elle suivait, mais l'enthousiasme de Sean la captivait davantage que ce qu'il lui racontait. Elle se rendait toutefois compte qu'elle allait avoir besoin de se familiariser avec les bases de la génétique moléculaire si elle voulait mieux comprendre la spécialité choisie par Sean. Ce dernier la créditait volontiers d'un savoir plus vaste que celui qu'elle maîtrisait effectivement, et ce dans un domaine o˘ les progres s'enchaînaient à
une allure vertigineuse.
Alors que, toujours sur le pas de la porte, elle regardait Sean de dos en appréciant d'un oeil connaisseur le V formé par ses larges épaules et ses hanches étroites, elle fut intriguée par l'activité qui semblait l'occuper.
Lors des visites impromptues qu'elle lui avait rendues au cours de ces deux derniers mois, elle l'avait le plus souvent trouvé en train de régler un des polarimètres pour obtenir ou vérifier des résultats. Aujourd'hui, en revanche, il donnait l'impression de trier des objets, comme s'il rangeait.
Après l'avoir ainsi observé pendant quelques minutes, elle se décida à aller le rejoindre et s'arrêta tout près de lui. Avec son mètre soixante-sept, Janet était assez grande pour une femme, et Sean ne mesurant qu'un mètre soixante-quinze, ils pouvaient sans peine se parler les yeux dans les yeux, surtout lorsque Janet portait des chaussures à talon.
" Excuse-moi, mais qu'est-ce que tu es en train de faire ? " demanda abruptement la jeune femme.
Sean sursauta. Il était si concentré qu'il n'avait pas perçu sa présence.
Un petit peu de ménage, c'est tout ", répondit-il, l'air vaguement coupable.
Esquissant un pas en avant, Janet plongea son regard dans ses yeux au bleu si pur. Il l'affronta un moment sans ciller, puis se détourna.
" Le ménage ? s'étonna Janet en baissant à son tour les paupières pour examiner la paillasse maintenant propre comme un sou neuf. Eh bien, pour une surprise ! qu'est-ce qui t'arrive ? Ce plan de travail n'a jamais été aussi net et immaculé. Me cacherais-tu quelque chose ?
-Mais non ", mentit Sean. Avant d'ajouter, après un temps d'arrêt: " Enfin, oui, si on veut. Je vais partir deux mois pour un stage facultatif.
-O˘ça?
-A Miami, en Floride.
- Et tu n'avais pas l'intention de m'en parler ?
- Bien s˚r que si. Je comptais te le dire demain
- quand pars-tu ?
-Dimanche. "
Janet jeta autour d'elle un coup d'oeil courroucé.
Elle pianotait nerveusement du bout des doigts sur la paillasse en se demandant ce qu'elle avait bien pu faire pour mériter qu'il la traite de la sorte.
" Tu aurais donc attendu la veille au soir pour me prévenir ? reprit-elle en se tournant à nouveau vers Sean.
-Je ne l'ai appris que cette semaine. Il y a encore deux jours, rien n'était décidé. J'ai préféré attendre un moment propice.
-Etant donné la nature de notre relation, le moment propice aurait d˚ être celui o˘ tu as pris cette décision. Mais pourquoi Miami ? Et pourquoi maintenant ?
-Tu te souviens de cette malade dont je t'ai parlé ?
La jeune femme atteinte d'un médulloblastome.
-Helen Cabot ? Ta jolie petite étudiante ?
-Oui. En consultant la littérature spécialisée pour en savoir plus sur ce type de tumeur, j'ai découvert... " Sean s'interrompit brusquement.
" Eh bien, qu'est-ce que tu as découvert ?
-Non, ce n'est pas dans une revue que je l'ai appris, rectifia Sean. C'est un de ses médecins qui m'a dit que son père avait entendu parler d'un traitement qui, à ce qu'il semble, permettrait une rémission à
cent pour cent de ce cancer. Mais le protocole en question n'est administré qu'à l'Institut de cancérologie Forbes, à Miami.
-Alors tu as décidé d'y aller. Comme ça.
-Pas exactement. J'en ai discuté avec le Dr Walsh, qui connaît le directeur de l'Institut, un certain Randolph Mason. Ils ont travaillé ensemble, autrefois.
Là-dessus, Walsh a contacté Mason et il a réussi à me faire inviter là-bas.
-Je trouve le moment particulièrement mal choisi, commenta Janet avec acrimonie. Tu sais très bien que je viens de traverser une période difficile à
cause de ce qui se passe entre nous. "
Sean haussa les épaules: " Je suis désolé. Mais si je pars c'est maintenant ou jamais, et ce stage risque d'être décisif pour mes recherches sur la carcinoge-nèse au niveau moléculaire. Si le protocole de l'Institut Forbes autorise vraiment une rémission à cent pour cent pour un cancer particulier, cela aura forcément des conséquences sur le traitement de tous les cancers. "
Cette discussion torturait Janet. A l'heure qu'il était, elle n'imaginait pas pouvoir vivre deux mois sans Sean. Pourtant, il partait pour des motifs louables.
Ce départ n'avait rien à voir avec des vacances au Club Méd ou ailleurs. quelles raisons aurait-elle eues de se mettre en colère ? quels arguments trouver pour le convaincre de rester ? Elle se sentait faible et perdue.
" Le téléphone, ça existe, ajouta enfin Sean. Je ne pars pas sur la Lune. Et cela ne durera que deux mois.
Il faut que tu comprennes que c'est très important pour moi.
-Plus important que notre relation ? l‚cha Janet.
Plus important que le reste de notre vie ? "
A peine les avait-elle prononcées qu'elle regretta ces formules dignes d'une adolescente. Elle se trouvait ridicule.
" Ecoute, dit Sean, nous n'allons pas commencer à
nous disputer et à comparer ce qui ne peut pas l'être.
-Mieux vaut poursuivre cette discussion tout à
l'heure, acquiesça Janet en poussant un soupir et en refoulant ses larmes. C'est vrai que l'endroit n'est pas idéal pour aborder un sujet aussi épineux.
-Ce soir, je ne peux pas. C'est vendredi et...
-Et il faut absolument que tu rejoignes tes stupides copains dans ce café stupide ", le coupa Janet d'un ton cassant.
Cet éclat ne passa pas inaperçu: quelques têtes se retournèrent dans leur direction.
" Janet ! Calme-toi ! lui enjoignit Sean. Nous nous verrons samedi soir, comme prévu. Nous aurons tout le temps d'en discuter.
-Tu savais pertinemment que ce départ allait me bouleverser. Et je ne vois pas pourquoi, pour une fois, tu ne pourrais pas renoncer à tes beuveries et à ta bande de potes minables.
-Tu vas trop loin, Janet, la coupa Sean. Je tiens à
mes amis. Ce sont eux mes vraies racines. "
Un moment, ils se toisèrent avec une hostilité
avouée. Puis Janet tourna les talons et s'éloigna à
grandes enjambées vers la sortie.
Très gêné, Sean risqua un coup d'oeil en direction des autres chercheurs. La plupart d'entre eux évitè-rent son regard. Mais pas le Dr Clifford Walsh, un homme à la stature corpulente et à la barbe fournie, vêtu comme à l'accoutumée d'une longue blouse blanche dont il avait relevé les manches jusqu'au coude.
" Les perturbations sentimentales servent mal la créativité scientifique, lança-t-il à l'adresse de Sean. Je ne voudrais pas que l'agitation suscitée par votre départ puisse affecter en quoi que ce soit votre travail à Miami.
-Soyez tranquille, le rassura Sean.
-N'oubliez pas que je me suis mouillé pour vous envoyer là-bas. J'ai d˚ convaincre le Dr Mason que vous représentiez un atout s˚r pour son équipe. Il semble très intéressé par vos connaissances sur les anticorps monoclonaux.
-Vous lui avez parlé de ça ? demanda Sean déso-rienté.
-Ne vous f‚chez pas. Notre conversation m'a laissé comprendre que le sujet le passionnait, expliqua le Dr Walsh.
- Mais il y a trois ans que je ne travaille plus là-dessus, protesta Sean. Depuis que j'ai quitté le MIT, je suis passé à autre chose.
-Je sais que vos recherches actuelles portent sur les oncogènes, mais vous vouliez ce stage et j'ai agi de la manière à mon avis la plus efficace pourvous l'obte-nir. Une fois sur place, rien ne vous empêchera de préciser que vous vous êtes orienté vers la génétique moléculaire. Je crois vous connaître assez bien pour ne pas m'inquiéter. Je suis s˚r que vous arriverez à vos fins. Essayez simplement d'y mettre les formes.
-Je me suis un peu renseigné sur les travaux de la directrice de recherche, dit Sean. Nous devrions nous entendre. Elle a passé sa thèse sur les rétrovirus et les oncogènes.
-Vous pourrez peut-être coopérer avec le Dr Deborah Levy, en effet. Mais que ce soit le cas ou non, estimez-vous heureux que l'Institut Forbes vous invite ainsi au pied levé.
-Je ne voudrais quand même pas avoir fait cette démarche pour besogner comme un t‚cheron.
-Promettez-moi de ne pas jouer les fauteurs de troubles.
-Moi ? s'étonna Sean en levant le sourcil. Vous me connaissez assez pour savoir que cela ne me ressemble pas.
-Je vous connais trop, c'est bien tout le problème, le coupa le Dr Walsh. Votre impétuosité-c'est un euphémisme-peut en froisser plus d'un. Mais Dieu merci, votre intelligence vous sauve. "
VENDREDI 26 F…vrier, 16 H 45
" Attends, Corissa ", dit Kathleen Sharenburg en s'appuyant contre un des présentoirs de cosmétiques du grand magasin. Corissa et Kathleen étaient venues s'acheter un nouveau justaucorps pour leur cours de danse dans ce centre commercial des quartiers ouest de Houston. Maintenant qu'elles avaient trouvé ce qu'elles voulaient, Corissa avait h‚te de rentrer chez elle.
En proie à un vertige soudain, Kathleen éprouvait la désagréable impression que le décor qui l'entourait tournoyait sur lui-même. Son étourdissement prit fin dès qu'elle s'appuya contre le présentoir. Mais dans la seconde qui suivit, une vague de nausée la secoua des pieds à la tête. Ce frisson violent s'apaisa à son tour.
" «a va ? lui demanda Corissa, sa meilleure amie de lycée.
-Je ne sais pas trop ", répondit Kathleen. Elle souffrait à nouveau de ce mal de cr‚ne qui l'avait à
plusieurs reprises tourmentée au cours des derniers jours. La nuit, la douleur la réveillait parfois. Elle n'en avait cependant pas touché mot à ses parents, de crainte de devoir leur avouer qu'elle avait fumé un joint le week-end précédent.
" Tu es p‚le comme une morte, remarqua Corissa.
On n'aurait peut-être pas d˚ manger tous ces bon-bons.
-Tais-toi, murmuraKathleen. Il y a un homme, là, qui nous écoute. Il veut nous kidnapper, il va nous attraper quand on sera dehors. "
Corissa pivota sur elle-même, à moitié persuadée qu'un affreux personnage les dévorait des yeux. Mais elle n'aperçut que quelques clientes paisiblement occupées à faire leurs emplettes dans le rayon parfu-merie. Il n'y avait pas la moindre présence masculine dans les parages.
" O˘ as-tu vu un homme ? " s'étonna-t-elle.
Kathleen fixait un point devant elle: " Il est là-bas, près des manteaux ", dit-elle en pointant la main gauche vers le fond du magasin.
Se tournant dans la direction indiquée, Corissa découvrit en effet un homme, à une cinquantaine de mètres de l'endroit o˘ elles se trouvaient. Il se tenait derrière une dame qui examinait des vêtements suspendus à des cintres. Et il leur tournait le dos.
Perplexe, Corissa interrogea Kathleen du regard.
" Il dit qu'on ne peut pas sortir du magasin, souffla cette dernière.
-Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu commences à me faire peur, tu sais.
-Il faut qu'on s'en aille, vite ", répliqua Kathleen comme si un danger imminent menaçait. Et sans autre explication, elle se précipita vers la sortie.
Corissa se mit à courir pour la rejoindre. L'attrapant par un bras, elle l'obligea à s'arrêter.
" qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce qui ne va pas ? "
demanda-t-elle.
Le visage de Kathleen s'était figé en un masque de terreur. " Il y a d'autres hommes maintenant, chuchota-t-elle d'un ton pressant. Ils ont pris l'escala-tor. Ils viennent pour nous prendre, eux aussi, je les entends. "
Corissa se retourna. Plusieurs hommes descendaient effectivement par l'escalier mécanique. A cette distance, Corissa ne pouvait toutefois pas distinguer leurs traits, et encore moins saisir leurs propos.
Le hurlement de Kathleen traversa Corissa comme une décharge électrique. Faisant volte-face, elle comprit que sa compagne perdait connaissance. Elle la saisit à bras-le-corps pour essayer de l'empêcher de tomber, mais Kathleen l'entraîna dans sa chute et toutes deux s'écroulèrent sur le sol dans un enchevêtrement de bras et de jambes.
Les convulsions commencèrent avant que Corissa ait pu se dégager. Kathleen s'arc-boutait de tout son corps sur le marbre du carrelage.
Des mains secourables remirent Corissa sur ses pieds. Deux clientes jusque-là absorbées dans le choix de produits de beauté entreprirent de s'occuper de Kathleen. Elles l'empêchèrent de se frapper la tête contre le dallage et réussirent à lui glisser un linge entre les dents. Un petit filet de sang suintait de ses lèvres. Elle s'était mordu la langue.
" Oh, mon Dieu, mon Dieu ! répétait inlassablement Corissa.
-Comment s'appelle-t-elle ? lui demanda une des femmes.
-Kathleen Sharenburg, répondit Corissa. C'est la fille de Ted Sharenburg, le directeur de la Shell, ajouta-t-elle comme si cette précision pouvait être de quelque secours.
-que quelqu'un appelle une ambulance, ordonna la femme. Il faut arrêter cette attaque tout de suite. "
La nuit était déjà tombée, derrière les vitres du café
du Ritz. Assise à l'intérieur, Janet observait les passants se h‚ter sur les trottoirs de Newbury Street en retenant leur chapeau à deux mains ou en agrippant les revers de leur manteau pour se protéger du vent.
Assise en face d'elle, Evelyn Reardon la chapitrait.
" Je ne vois de toute façon pas ce que tu lui trouves.
Dès le jour o˘ tu l'as amené à la maison je t'ai dit qu'il était impossible.
-Je te rappelle qu'il va passer sa thèse et qu'il est diplômé de Harvard, rappela Janet à sa mère.
-Cela n'excuse pas ses manières, son manque de manières plutôt. "
Janet dévisagea froidement sa mère, une femme grande et mince aux traits réguliers. Il fallait être très myope ou très distrait pour ne pas remarquer leur étonnante ressemblance.
" Sean est très fier de ses origines, reprit Janet. Il met son point d'honneur à dire qu'il vient d'un milieu ouvrier.
-Il n'y a rien de mal à cela, répliqua Evelyn. Le seul problème est qu'il se complaît là-dedans. Ce gar-
çon ne sait pas se tenir. Et ses cheveux longs...
-Il étouffe dans le carcan des "bonnes manières" ", dit Janet. Comme d'habitude, elle se retrouvait en position de prendre la défense de Sean. Et cela l'irritait d'autant plus qu'elle lui en voulait énormément. Elle avait espéré que sa mère lui donnerait des conseils, au lieu de lui resservir toujours les mêmes critiques.
" C'est d'un banal ! soupira Evelyn. Si au moins il envisageait de s'installer comme médecin, ce serait peut-être différent. Mais cette histoire de biologie moléculaire ou je ne sais quoi, ça me dépasse . Sur quoi est-ce qu'il travaille, déjà ?
-Les oncogènes ", précisa Janet. Elle aurait mieux fait de s'adresser à quelqu'un d'autre qu'à sa mere.
" Explique-moi encore une fois de quoi il s'agit ", lui demanda Evelyn.
Janet se versa une nouvelle tasse de thé. que sa mère pouvait se montrer agaçante, parfois ! Lorsqu'elle lui décrivait le sujet de recherche de Sean, Janet avait l'impression d'être un aveugle qui en guiderait un autre. Néanmoins, elle se lança.
" Les oncogènes, ce sont des gènes capables de transformer des cellules saines en cellules cancéreuses. Ils sont produits par des gènes normaux présents dans toutes les cellules vivantes, et qui portent le nom de proto-oncogènes. D'après Sean, on parviendra seulement à comprendre le cancer lorsqu'on aura identifié l'ensemble des proto-oncogènes et des oncogènes.
Et c'est ce qu'il fait: il cherche des oncogènes dans des virus spécialisés.
-C'est s˚rement très intéressant, remarqua Evelyn, mais tout cela reste très ésotérique et je vois mal comment il arriverait à nourrir une famille en s'obstinant dans cette voie.
-Là-dessus, tu pourrais bien te tromper. quand il était au MIT, Sean a fondé avec deux de ses camarades une SARL spécialisée dans la fabrication des anticorps monoclonaux. Ils l'avaient baptisée Immunotherapy. Il y a un an, cette société a été rachetée par la ienentech, une compagnie privée qui travaille dans le domaine de la génétique.
-C'est en effet encourageant. Est-ce que Sean en a retiré un bénéfice ?
-Ils y ont gagné tous les trois. Mais d'un commun accord, ils ont réinvesti leurs gains dans une nouvelle société. Je ne peux pas t'en dire plus pour l'instant. Il m'a fait jurer le secret.
-Tu as des secrets pour ta mère, maintenant ?
s'étonna Evelyn. De toute façon, tu sais ce que ton père en penserait. Il a toujours estimé que c'était de la folie d'utiliser son capital pour créer une entreprise. "
Janet poussa un soupir découragé: " Tout cela n'a aucun intérêt pour le moment, dit-elle. Je voulais parler avec toi de mon éventuel départ en Floride. Sean doit aller y passer deux mois pour se consacrer entièrement à sa recherche. Ici, à Boston, il doit la mener de front avec ses études de médecine. Je pensais que j'arriverais à y voir plus clair si j'en parlais avec toi.
- Et ton travail à l'hôpital Memorial ? s'enquit Evelyn.
-Je peux prendre un congé. Et je trouverais certainement du travail là-bas. C'est un des avantages du métier d'infirmière: on a besoin de nous partout.
-Hmm... Eh bien, à mon avis, ce n'est pas une bonne idée.
-Pourquoi ?
-Parce que ce serait une erreur de courir après ce garçon, ajouta Evelyn. Surtout dans la mesure o˘ tu connais les sentiments de ton père et les miens à son égard. Il ne sera jamais dans son élément, parmi nous.
Et après la façon dont il a traité oncle Albert, l'autre soir, j'avoue que je serais franchement embarrassée pour le placer à un dîner.
-Oncle Albert n'avait pas arrêté de l'asticoter à
propos de ses cheveux, protesta Janet.
-Ce n'est pas une excuse pour parler de la sorte à
quelqu'un de plus ‚gé que soi.
-Mais oncle Albert porte une perruque, tout le monde le sait.
-Tout le monde le sait peut-être, mais personne n'y fait allusion, répliqua sèchement Evelyn. Et c'est impardonnable d'avoir utilisé ce mot de "moumoute"
à table. "
Janet avala une gorgée de thé et dirigea à nouveau son regard vers la vitre. Personne dans la famille n'ignorait qu'oncle Albert portait perruque, c'est vrai.
Mais il était tout aussi vrai que personne n'abordait jamais le sujet. Janet avait grandi dans un milieu o˘
les règles non écrites étaient légion et o˘ les bonnes manières revêtaient une importance primordiale.
" Et si tu reprenais contact avec ce jeune homme charmant qui t'avait accompagnée au match de polo joué au profit de la Fondation pour la myopie, l'an dernier ? suggéra Evelyn.
-C'était un con.
-Janet ! " s'exclama sa mère.
Elles sirotèrent leur thé en silence. " Si tu as tellement envie de parler avec Sean, reprit enfin Evelyn, pourquoi ne pas le faire avant son départ ? Pourquoi ne pas le voir ce soir ?
-Impossible, dit Janet. On est vendredi, et il réserve toujours cette soirée à une sortie "entre hommes". Lui et ses amis se retrouvent dans un bar o˘ ils allaient quand ils étaient au lycée.
-Comme dirait ton père, je m'abstiendrai de tout commentaire ", conclut Evelyn avec une satisfaction non dissimulée.
Le sweatshirt à capuche qu'il portait sous sa veste en laine isolait Sean du brouillard glacé. Tout en descendant High Street à petites foulées en direction de Monument Square, il poussait devant lui un ballon de basket en tapant dessus en rythme, de la main droite puis de la main gauche, alternativement. Il sortait d'un match amical organisé par le Charlestown Boys Club o˘ il avait joué dans l'équipe dite " Les Anciens ", un groupe hétéroclite d'amis plus ou moins proches dont les ‚ges s'échelonnaient de dix-huit à soixante ans. La partie avait été animée, et Sean était encore moite de sueur.
Il contourna la place de Monument Square, au centre de laquelle se dressait le gigantesque monument phallique commémorant la bataille de Bunker Hill *, puis arriva à la maison o˘ il avait passé son enfance.
Son père, Brian Murphy, avait correctement gagné sa vie gr‚ce à son métier de plombier, et des années avant que la mode pousse les gens à s'installer au centre-ville il avait acheté cette grande demeure de style victorien.
La famille Murphy y avait d'abord occupé le grand duplex aménagé au rez-de-chaussée, mais après le décès du père, emporté à quarante-six ans par ˘n cancer du foie, il avait fallu louer cet appartement pour boucler les fins de mois. quand Brian, le frère aîné, était parti pour suivre ses études, Sean, son jeune frère Charles et Anne, la mère, s'étaient installés à l'étage dans un logement plus exigu. A présent, Anne Murphy y vivait seule.
En arrivant devant la porte, Sean remarqua la Mercedes garée derrière son quatre-quatre Isuzu, signe infaillible que Brian était venu leur rendre une de ses visites impromptues. Sean sut d'instinct que si son
* Célèbre bataille de la guerre d'indépendance américaine qui se déroula le 17 juin 1775 non loin de Charlestown et vit la victoire des patriotes américains sur les Anglais.
frère était là, c'était pour le faire revenir sur sa décision de partir à Miami.
Il monta l'escalier quatre à quatre, glissa sa clé dans la serrure et entra chez sa mère. L'attaché-case en cuir noir de Brian était posé sur une chaise. Une alléchante odeur de boeuf à l'étouffée embaumait l'appartement.
" C'est toi, Sean ? " lança Anne Murphy depuis la cuisine, avant de s'avancer dans l'entrée o˘ Sean retirait son manteau. Vêtue d'une robe toute simple sur laquelle elle avait passé un vieux tablier, elle accusait largement ses cinquante-quatre ans. Le refoulement imposé par son long mariage avec le buveur impéni-tent qu'était Brian Murphy avait marqué à vie son visage aux traits tirés, aux yeux las et tristes. Ses cheveux ramassés en un chignon désuet frisaient naturel-
lement, et leur chaude nuance ch‚tain foncé disparaissait çà et là derrière des mèches grises.
" Brian est là, dit-elle.
-J'avais deviné. "
Sean gagna la cuisine pour saluer son frère. Brian se préparait un verre . Il avait ôté sa veste; ses bretelles au motif cachemire dessinaient sur son torse deux verti-cales parfaites. Comme Sean, il avait le teint mat, des cheveux très bruns et des yeux bleu azur. Mais leur ressemblance s'arrêtait là. Autant Sean était spontané
et désinvolte, autant Brian se montrait circonspect et sérieux. Et au lieu de laisser pousser sa tignasse en boucles folles comme son frère cadet il avait toujours l'air de sortir de chez le coiffeur, avéc sa raie impeccable et sa petite moustache soignée. Ses costumes toujours dans les bleus sombres à rayures, indiquaient sans équivoque sa profession de juriste.
" Serais je la cause de cet honneur insigne ? "
demanda Sean en s'adressant à son frère. Celui-ci ne venait pas souvent voir leur mère, alors pourtant qu'il vivait tout près, à Back Bay.
" Maman m'a appelé ", reconnut Brian.
Prendre une douche, se raser, enfiler un jean et un polo de rugby fut pour Sean l'affaire de quelques instants. Il était de retour dans la cuisine avant que Brian ait fini de découper la viande. Sean mit le couvert, non sans jeter quelques coups d'oeil à son frère. Il se souvenait du temps pas si lointain o˘ il le détestait. Des années durant, sa mère avait présenté ses fils en utilisant invariablement la même formule: " Mon merveilleux Brian, mon bon petit Charles, et Sean. " Charles se préparait aujourd'hui à la prêtrise dans un séminaire du New Jersey.
Brian avait toujours été b‚ti comme un athlète, bien qu'il f˚t moins sportif que Sean. Excellent élève, il rentrait toujours directement à la maison après l'école. Plus tard, il avait fait ses études à l'université
du Massachusetts, puis à la faculté de droit de Boston.
Brian avait toujours plu à tout le monde. Chacun savait qu'il s'en sortirait brillamment et saurait échapper au cercle vicieux de l'alcool, des remords, de la dépression et de la tragédie o˘ sombraient tant d'Irlandais. quant à Sean, pour mieux soutenir sa réputation de garnement, il avait choisi ses amis parmi les bons à rien du voisinage et avait plus d'une fois eu maille à partir avec les autorités à cause de bagarres, de cambriolages ou de virées entre copains dans des voitures volées. Sans son intelligence hors pair et son habileté à manier les clubs de hockey, il aurait sans doute fini derrière les barreaux de la prison de Bridgewater plutôt qu'à Harvard. Dans les ghettos de la ville, la ligne de partage entre le succès et l'échec représentait un fil bien mince sur lequel les gosses jouaient les funambules pendant les années turbulentes de l'adolescence.
Les deux frères échangèrent à peine quelques paroles en mettant la dernière main au dîner. Une fois qu'ils se furent installés à table, Brian prit la parole dès la première gorgée de lait avalée. Depuis l'enfance, ils avaient toujours bu du lait à table.
" Maman se mine depuis que tu t'es mis en tête de partir à Miami ", commença Brian.
Anne baissa les yeux vers son assiette. Elle était réservée de nature, et sa longue vie conjugale l'avait poussée à s'effacer davantage. Prompt à s'emporter, Brian Murphy père s'échauffait d'autant plus qu'il avait bu, et il buvait chaque jour que le bon Dieu faisait. En fin d'après-midi, après une journée passée à déboucher des canalisations, réparer des bouilloires qui rendaient l'‚me ou installer des toilettes, il ne manquait jamais de s'arrêter au Blue Tower, un bar situé à proximité du pont Tobin. Et presque tous les soirs il rentrait ivre, aigri et d'humeur massacrante.
C'était d'ordinaire sur Anne qu'il déchargeait sa bile, bien que Sean ait lui aussi reçu sa part de coups lorsqu'il essayait de protéger sa mère. Au matin dégrisé, feu Brian Murphy se réveillait rongé par la culpabilité et jurait qu'on ne l'y prendrait plus. Mais il devait garder ses habitudes jusqu'à la fin, alors qu'il avait perdu près de trente-cinqkilos et qu'il se mourait d'un cancer du foie.
" Je vais là-bas pour poursuivre mes recherches expliqua Sean. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat.
-On vend de la drogue dans les rues de Miami ", murmura Anne qui regardait toujours son assiette.
Sean leva les yeux au ciel. Se penchant par-dessus la table, il prit sa mère par le bras: " Maman, je n'ai plus touché à la drogue depuis le lycée. Je fais médecine, maintenant.
-Et l'incident qui s'est produit pendant ta première année à l'université ? glissa Brian.
-Il ne s'agissait que d'une petite ligne de coke pendant une fête, maugréa Sean. Manque de bol, la police a perquisitionné dans les règles.
-Le vrai coup de bol, ç'a été que je puisse empêcher la communication de ton casier judiciaire. Tu te serais retrouvé dans un sacré pétrin, sinon.
-Miami est une ville violente, ajouta Anne. Les journaux n'arrêtent pas de parler des horreurs qui s'y passent.
-Nom de Dieu ! jura Sean.
-Ne blasphème pas le nom du Seigneur, lui enjoignit sa mère.
-Maman, tu regardes trop la télé. Miami est une ville comme les autres, avec ses bons et ses mauvais côtés. Et quoi qu'il en soit, je pars pour travailler.
Même si j'en avais envie, je n'aurais pas le temps de m'attirer des ennuis.
-Tu rencontreras bien des gens qui sauront t'entraîner, soupira Anne.
-Maman, je suis adulte, protesta Sean.
-Même ici, à Charlestown, tu fréquentes des gens peu recommandables, renchérit Brian. Maman a quelques raisons d'avoir peur. Tous les voisins savent pertinemment que Jimmy O'Connor et Brady Flanagan font sans arrêt des casses.
-Et qu'ils financent l'IRA, dit Sean en persiflant.
-Ce ne sont pas des militants politiques, rétorqua son frère. Ce sont des voyous. Et toi, tu choisis de rester en bons termes avec eux.
-On boit quelques bières ensemble le vendredi soir, admit Sean.
-Justement. Tu cours te réfugier au pub, comme papa. Et en plus des soucis que tu donnes à maman, tu choisis mal ton moment pour partir. La banque Franklin va sous peu nous proposer un mode de financement pour la S.A. Oncogen. J'ai presque bouclé le dossier. Les choses risquent d'aller vite.
-Au cas o˘ tu ne le saurais pas, je te signale qu'il existe une invention qui s'appelle télécopie, et des services de courrier exprès ", répliqua Sean en repoussant sa chaise. Il se leva pour aller mettre son assiette dans l'évier. " quoi que vous en pensiez, je pars à
Miami. Je suis persuadé que l'Institut Forbes a mis le doigt sur quelque chose de capital. Maintenant, si vous le permettez, je vous laisse à vos conspirations et je vais boire un verre avec mes relations peu recommandables. "
Très irrité, Sean enfila à la va-vite le vieux caban que son père avait un jour ramené des entrepôts navals de Charlestown, à l'époque o˘ ceux-ci existaient encore.
Puis il s'enfonça une casquette de marin jusqu'aux oreilles et, dévalant l'escalier, sortit sous la pluie glacée. Le vent soufflait de l'est, charriant avec lui les effluves de l'océan. Arrivé devant l'Old Scully's, le bar de la rue Bunker Hill, Sean se sentit réconforté par la lueur chaude qui rougeoyait derrière les vitres embuées.
Poussant la porte, il fut tout de suite saisi par l'atmosphère chaleureuse et bruyante du lieu. La fumée des cigarettes avait presque noirci les panneaux en pin apposés sur les murs. Des graffiti bala-fraient le bois sombre des tables et des poutres. Au fond de la salle, le téléviseur accroché à une potence vissée au plafond retransmettait un match de hockey.
Molly, la seule femme présente dans le pub plein à
craquer, partageait avec Pete la lourde tache de servir au bar. Sean n'avait pas ouvert la bouche qu'elle poussait déjà devant lui une chope de bière débordante de mousse. Au même moment, un long bravo s'échappa de toutes les bouches: l'équipe des Bruins venait de marquer un but.
Sean poussa un soupir de satisfaction. Il se sentait chez lui, à l'Old Scully's. L'ambiance qui régnait là le détendait autant que le lit le plus confortable après une journee eprouvante.
Comme d'habitude, Jimmy et Brady le rejoignirent pour lui raconter d'un air fanfaron les " bricoles "
dont ils s'étaient chargés le week-end précédent.
L'anecdote leur rappela à tous trois les bons souvenirs du temps o˘ Sean était " des leurs ".
" On a toujours su que tu étais un malin, vu la façon dont tu t'y prenais avec les systèmes d'alarme, dit Brady. Mais on n'aurait quand même pas pensé que tu irais jusqu'à Harvard. Comment t'arrives à supporter ces enfoirés ? "
Il ne s'agissait pas vraiment d'une question, aussi Sean ne prit-il pas la peine de répondre. La remarque lui permit toutefois de mesurer à quel point il avait changé. Il adorait toujours venir à l'Old Scully's, mais désormais il s'y contentait d'un rôle d'observateur.
Cette prise de conscience le mit mal à l'aise, car il savait qu'il n'était pas plus intégré au milieu médical universitaire. Au fond, se dit-il, je suis socialement orphelin.
quelques heures et plusieurs pintes plus tard, Sean, qui se sentait plus gai et moins paria, s'associa au concert tapageur de ceux qui proposaient de finir la soirée dans une boîte à strip-tease de Revere, sur le front de mer. L'excitation était à son comble quand brusquement un silence de mort tomba sur la salle.
Une à une, les têtes se tournèrent vers la porte. Ils étaient sous le choc de l'évenement incroyable auquel ils assistaient: une femme venait de meitre les pieds dans ce bastion masculin. Et pas une femme ordinaire, une de ces dondons qui m‚chaient du chewing-gum dans les laveries automatiques. Une fille mince et superbe qui de toute évidence ne sortait pas de Charlestown.
Des diamants de pluie étincelaient dans ses longs cheveux blonds gui se détachaient sur la chaude couleur acajou de sa veste en vison. Ses yeux en amande dévisageaient effrontément les consommateurs stupéfaits. Le pli de sa bouche bien dessinée, ses pom-mettes hautes, tout indiquait sa détermination. Elle leur apparaissait comme une hallucination collective, comme un fantasme en chair et en os.
Les hommes commencèrent à s'agiter à l'idée qu'il devait s'agir de la maîtresse de l'un d'entre eux. Cette fille était bien trop belle pour être l'épouse légitime d'un habitué de l'Old Scully's.
Sean fut parmi les derniers à se retourner. Et il resta bouche bée en découvrant la jeune femme, qui n'était autre que Janet.
Janet le repéra dans la seconde. Elle se dirigea droit vers lui et se ménagea une place à ses côtés, devant le bar. Brady s'écarta en mimant la frayeur, comme s'il voyait en Janet une effrayante créature.
Je prendrai une bière, s'il vous plaît ", commanda-t-elle.
Sans un mot, Molly remplit une chope et la plaça devant l'intruse. Personne ne pipait; seul le bruit de la télévision résonnait dans la pièce silencieuse.
Janet avala d'abord une gorgée de bière avant de s'adresser à Sean. Gr‚ce à ses talons, elle pouvait croiser son regard sans même lever les yeux. " Je veux te parler ", lui dit-elle.
Affreusement gêné, Sean revivait pour la première fois l'horrible embarras qu'il avait éprouvé à seize ans, le jour o˘ le père de Kelly Parnell l'avait surpris sur le siège arrière de sa voiture, les fesses à l'air, en compagnie de sa fille.
Posant sa bière sur le comptoir, il saisit Janet par le coude et la poussa jusqu'à la porte. Dehors, l'air froid lui remit les idées en place. Il se sentait furieux, et un peu éméché.
" qu'est-ce que tu fiches ici ? " s'exclama-t-il. Il jeta un regard furibond à la ronde. " C'est quand même incroyable ! Tu sais que tu n'es pas censée fourrer ton nez à l'Old Scully's.
-Je ne sais rien de la sorte, répliqua Janet. Tout ce que je sais, c'est que tu ne m'as pas invitée à venir, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Je n'avais pas imaginé que je commettrais un crime de lèse-majesté
en venant dans ce bar. Il faut absolument que je te voie, et dans la mesure o˘ tu pars dimanche, j'estime que cette discussion a plus d'importance que tes joyeuses soirées avec tes soi-disant amis.
-qui es-tu pour porter ces jugements de valeur ?
s'emporta Sean. C'est moi qui décide de ce qui est important pour moi, pas toi, et ton intrusion me déplaît énormément.
-Il faut que nous parlions de Miami, insista Janet.
C'est de ta faute, tu n'avais qu'à ne pas attendre le dernier moment pour me prévenir.
-Il n'y a rien à discuter. Je pars, un point c'est tout.
Personne ne m'arrêtera, ni toi, ni ma mère, ni mon frère. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, je retourne au bar pour voir ce que je peux sauver de mon amour-propre.
-Mais cela risque de bouleverser toute notre vie ", balbutia Janet. quelques larmes vinrent se mêler à la pluie qui lui ruisselait sur le visage. Elle avait pris un risque énorme en venant à Charlestown. Le rejet produisait sur elle un effet dévastateur.
" J'en parlerai avec toi demain, dit Sean. Bonne nuit, Janet. "
Ted Sharenburg attendait avec anxiété que les médecins le renseignent sur l'état de santé de sa fille.
Sa femme avait réussi à le contacter à La Nouvelle-Orléans o˘ il s'était rendu pour affaires. En apprenant ce qui était arrivé à Kathleen, il avait sauté dans le jet mis à sa disposition par la compagnie pour rejoindre directement Houston. Président-directeur général d'une grosse société pétrolière qui contribuait génér eusement au fonctionnement des hôpitaux de Houston, Ted Sharenburg avait droit à certains égards. Sa fille avait été admise d'urgence pour un examen du cerveau, pratiqué en ce moment même dans le gigantesque appareil à résonance magnétique nucléaire qui avait co˚té plusieurs millions de dollars.
" Nous ne pouvons pas encore dire grand-chose.
Les premières images ne correspondent qu'à des coupes superficielles ", lui glissa Judy Bucklev, le médecin chef du service de neuroradiologie. A côté d'elle se trouvaient également le Dr Vance Martinez, médecin de famille des Sharenburg, et le Dr Stanton Rainey, chef du service de neurologie. La présence simultanée de ces trois éminents spécialistes constituait en soi un événement exceptionnel, d'autant qu'il était déjà
1 heure du matin.
Incapable de rester en place, Ted arpentait de long en large la salle de contrôle exiguÎ. Les informations qu'il avait pu recueillir sur l'état de sa fille le rava-
geaient.
" Elle a fait un délire paranoÔaque aigu, lui avait confié le Dr Martinez. La plupart du temps, ce genre de crise est lié à une atteinte du lobe temporal. "
Pour la cinquantième fois au moins, Ted se retourna vers la vitre qui permettait de surveiller l'impression-nant cylindre de l'appareil à RMN, énorme baleine technologique qui semblait avoir avalé sa fille.
Impuissant, Ted ne pouvait que regarder et espérer. Il retrouvait, décuplée, l'impression de désarroi qui l'avait saisi quelques mois plus tôt lorsqu'il avait fallu opérer Kathleen des amygdales.
" «a y est, on a quelque chose ", lança le Dr Buckley.
Ted se rua vers l'écran de contrôle.
" Il y a une zone hypertendue, là, circonscrite au lobe temporal droit, précisa-t-elle.
-qu'est-ce que cela veut dire ? " demanda Ted.
Les trois médecins échangèrent un regard. Il était rarissime qu'un des proches du malade se trouve dans cette pièce avec eux.
" Il s'agit probablement d'une lésion massive, reprit le Dr Buckley.
-Vous pourriez traduire ça en langage de tous les jours ? insista Ted en essayant de ne pas trahir sa panique.
-Le Dr Buckley pense à une tumeur cérébrale, expliqua le Dr Martinez. Mais nous en savons encore très peu, et à ce stade il faut nous garder des conclusions h‚tives. Cette lésion existe peut-être depuis des années. "
Ted chancela. Ses pires craintes se matérialisaient.
Pourquoi fallait-il que ce soit sa fille qui se trouve dans cette machine ? Pourquoi pas lui ?
" Oh ! s'écria Judy Buckley, sans penser à l'effet que cette exclamation pouvait produire sur Ted. Une autre zone lésée, ici. "
Les médecins se massèrent autour de l'appareil, comme pétrifiés par les images qui se déroulaient de haut en bas de l'écran. Un temps, ils oublièrent la présence de Ted.
" Cela me rappelle le cas de Boston, vous savez, dit le Dr Rainey. Cette jeune femme d'une vingtaine d'années, atteinte de tumeurs intracr‚niennes multiples qui n'étaient pas des métastases. On a pu démontrer qu'il s'agissait d'un médulloblastome.
-Je croyais que le médulloblastome était toujours localisé dans la fosse postérieure, intervint le Dr Martinez.
-En principe, oui, reprit le Dr Rainey. Et de plus, on l'observe d'habitude chez de jeunes enfants. Mais dans vingt pour cent des cas à peu près, cette tumeur survient aussi chez des sujets de plus de vingt ans, et il arrive qu'elle se développe dans des parties du cerveau proches du cervelet. En l'occurrence, ce serait merveilleux si nous avions affaire a un médulloblastome
-Pourquoi ? s'étonna le Dr Buckley qui n'ignorait pas que ce cancer entraînait une mortalité très élevée.
" Parce qu'une équipe de Floride est arrivée à des résultats remarquables sur ce type de cancer. En ce moment, ils obtiennent des rémissions quasi complètes.
-A quel endroit travaille cette équipe de médecins ? s'enquit Ted, prompt à se saisir de cette information o˘ il voyait un premier signe d'espoir.
-A l'Institut de cancérologie Forbes, répondit le Dr Rainey. Ils n'ont encore rien publié, mais la rumeur s'est chargée de propager leur succès. "
MARDI 2 MARS, 6 H 15
Lorsque Tom Widdicomb se réveilla, à six heures et quart du matin, Sean Murphy avait déjà pris la route depuis plusieurs heures dans l'intention d'arriver à
l'Institut Forbes en milieu de la matinée. Tom ne connaissait pas Sean et n'était pas au courant de sa venue. S'il avait su que leurs destins allaient bhientôt se croiser, son anxiété n'en aurait été que plus forte.
L'angoisse l'envahissait chaque fois qu'il décidait d'aider une malade, et cette nuit il avait entrepris d'en aider non pas une, mais deux. D'abord Sandra Blan-kenship, hospitalisée au premier. Elle souffrait le mar-tyre et on l'avait deja mise sous chimiothérapie par voie intraveineuse. L'autre patiente, Gloria D'Amataglio, avait une chambre au troisième. Cela rendait les choses plus délicates dans la mesure o˘ Norma Taylor, la dernière personne qu'ait assistée Tom, se trouvait elle aussi à cet étage. Tom ne souhaitait pas que quiconque puisse faire le rapprochement.
Il se rongeait à l'idée que ses agissements finissent par éveiller les soupçons et cette crainte n'était jamais aussi forte que lorsqu'il s'appretait à passer à l'acte. A en juger d'après les bavardages, pourtant, personne ne semblait se douter de quoi que ce soit. Après tout, Tom ne s'intéressait qu'aux malades atteintes d'un cancer en phase terminale. Leurs jours étaient comptés. Il se contentait simplement d'abréger leurs souffrances.
Tom prit sa douche, se rasa, enfila sa tenue de travail verte et gagna la cuisine . Sa mère s'y trouvait déjà. Elle s'était toujours levée avant lui, aussi loin qu'il s'en souvienne. Et chaque matin elle insistait pour qu'il avale un solide petit déjeuner parce qu'il était moins robuste que les autres. Depuis la mort de son père, survenue alors qu'il avait quatre ans, Tom et sa mère, Alice, vivaient ensemble dans un univers clos et secret.
Après la disparition de M. Widdicomb, ils avaient partagé le même lit, et dès cette époque sa mère s'était mise à l'appeler " mon petit homme ".
" Je vais aider une autre femme, aujourd'hui, maman ", déclara Tom en s'installant devant ses oeufs au bacon. Elle était fière de lui, il le savait. Petit gar-
çon, elle le portait aux nues, alors que ses camarades d'école en avaient fait leur souffre-douleur. Ils se moquaient cruellement de lui à cause de sa stature malingre et de ses yeux qui louchaient. Une fois la classe finie, ils le suivaient jusque chez lui en ricanant derrière son dos.
" Ne t'en fais pas, mon petit homme, le consolait Alice lorsqu'il arrivait en larmes à la maison. Je resterai toujours avec toi. Nous n'avons pas besoin des autres nous deux. "
Et lés choses s'étaient en effet passées ainsi. Tom n'avait jamais éprouvé le désir de la quitter. Devenu adulte, il trouva d'abord à s'employer chez un vétérinaire du quartier. Puis, sur la suggestion de sa mère qui savait l'intéret qu'il portait à la médecine, il avait suivi des cours pour devenir aide-infirmier. Après sa formation, il trouva du travail chez un ambulancier.
Mais des problèmes relationnels avec les autres employés le poussèrent à démissionner pour entrer à
l'Hôpital général de Miami, o˘ il ne resta qu'un temps parce qu'il ne s'entendait pas avec son supérieur.
Ensuite, il fut engagé par une entreprise de pompes funèbres, qu'il quitta elle aussi relativement vite afin de postuler pour un emploi de garçon de salle à l'Institut Forbes.
" Cette femme s'appelle Sandra, dit-il à sa mère tout en lavant son assiette sous le jet de l'évier. Elle est plus
‚gée que toi. Elle souffre énormément. Le "mal" a atteint la colonne vertébrale. "
Lorsqu'il s'adressait à sa mère, Tom n'employait jamais le mot " cancer ". Dès que la maladie s'était déclarée chez elle, ils avaient d'un commun accord décidé de ne jamais la nommer. Ils préféraient utiliser des termes comme " mal " ou " problème ", plus vagues et moins chargés émotionnellement.
En parcourant une revue médicale, Tom était un jour tombé sur un article d'un médecin du New Jersey qui expliquait l'action de la succinylcholine. Bien que rudimentaires, ses connaissances lui permirent de comprendre les effets physiologiques induits par cette substance. Et dans la mesure o˘ ses fonctions à l'Institut l'amenaient parfois à nettoyer les chariots sur-lesquels on rangeait les aneithésiques, il n'eut aucun mal à s'en procurer. La seule difficulté consistait à
trouver un endroit o˘ la dissimuler en attendant l'occasion de s'en servir. Après bien des recherches, Tom découvrit enfin une cachette idéale sur la dernière étagère du réduit o˘ il entreposait ses ustensiles de ménage, au troisième étage de la clinique. Lorsque, grimpé sur un escabeau pour inspecter le haut des rayonnages, il vit le tas de poussière accumulé dessus, il comprit que la succinylcholine y serait en sécurité.
" Ne t'inquiète pas, maman, lança Tom en se prépa-rant à partir. Je rentrerai le plus vite possible. Tu vas me manquer. Je t'aime. Tom répétait ces quelques phrases depuis l'époque o˘ il allait à l'école, et ce n'est pas parce qu'il avait d˚ endormir sa mère trois ans plus tôt qu'il éprouvait le besoin de changer quoi que ce soit à ces forrmules rituelles.
Il était presque dix heures et demie lorsque Sean gara sa voiture sur le parking de l'Institut Forbes.
C'était une vraie journée d'été, au temps clair et dégagé. La température devait avoisiner les vingt degrés et Sean eut l'impression de se retrouver au paradis après la pluie et le froid qui sévissaient à Boston. Ce voyage de deux jours en voiture lui avait plu. Il aurait pu aller plus vite, mais à quoi bon br˚ler les étapes puisque personne ne l'attendait avant aujourd'hui, mardi. Il avait passé la première nuit en Caroline du Nord, dans un motel de montagne quelque peu à l'écart de l'autoroute I 95.
Le lendemain, il arrivait en Floride. Ici, le prin-temps semblait gagner en vigueur à chaque nouveau mile franchi. Cette nuit-là, Sean s'endormit grisé par l'air merveilleusement embaumé de Vero Beach.
L'employé du motel qu'il interrogea au matin sur la source de ces parfums délicieux répondit par un sourire en lui montrant du doigt les orangeraies et les citronneraies cultivées alentour.
La dernière partie du trajet devait être la plus difficile. De la sortie sud de Palm Beach jusqu'à Miami, Sean dut avancer au pas, pris dans le flot dense de la circulation matinale o˘ des milliers de véhicules roulaient pare-chocs contre pare-chocs malgré les quatre voies aménagées de chaque côté de la I 95.
Sean ferma sa voiture, s'étira, et contempla un moment les deux imposantes tours jumelles en verre teinté de l'Institut Forbes. Une passerelle abritée construite dans le même matériau reliait les deux b‚timents. Les panneaux signalétiques lui indiquè-rent que l'immeuble de gauche abritait les services administratifs et ceux de la recherche, alors que l'établissement hospitalier proprement dit se trouvait dans celui de droite.
Comme il montait les marches menant vers le hall d'entrée, Sean se remémora ses premières impressions de Miami. Il se sentait partagé. En suivant la I 95
vers le sud, jusqu'à la sortie qu'il devait emprunter pour se rendre à l'Institut, il avait eu tout loisir d'admi-rer les étincelants gratte-ciel du centre. Mais sur les zones construites de part et d'autre de la voie express, entrepôts et magasins aux enseignes criardes côtoyaient des immeubles d'habitation délabrés.
quant au quartier de l'Institut qui s'étendait le long de la rivière, il avait lui aussi un aspect plutôt miteux en dépit des quelques constructions récentes qui se dressaient çà et là, entre les cubes carbonisés de structures en béton à toit plat.
Sean poussa la porte en verre et esquissa une grimace en pensant aux objections que les uns et les autres lui avaient adressées à propos de ce stage de deux mois. Il se demandait si sa mère arriverait jamais à surmonter le traumatisme que ses frasques d'adolescent lui avaient infligé. " Tu ressembles trop à ton père ", soupirait-elle tout le temps, la voix lourde de reproches. En dehors du plaisir qu'il prenait à aller au pub, Sean ne se trouvait pourtant guère de points communs avec son père. Il est vrai que ce dernier n'avait jamais bénéficié des mêmes choix et des mêmes opportunités que lui.
Derrière la porte, sur un panneau posé contre un chevalet, Sean découvrit son nom suivi d'un simple mot: " Bienvenue ". Cette petite marque d'attention le toucha.
L'accès au b‚timent lui-même était commandé par un tourniquet, installé à côté d'un bureau d'accueil derrière lequel trônait un beau Sud-Américain au teint basané vêtu d'un uniforme de drap brun avec épaulettes et casquette à visière d'allure militaire. Ce harnachement s'inspirait à la fois des affiches de recrutement de la Marine américaine et des tenues de la Gestapo reconstituées pour Hollywood. " Sécurité ", proclamait l'écusson au dessin compliqué que le vigile portait au bras, pendant que le badge épinglé
sur sa poche de poitrine l'identifiait sous le nom de Martinez.
" Vous désirez ? " s'enquit M. Martinez avec un accent marqué.
Sean déclina son identité en montrant le panneau.
Impassible, Martinez le dévisagea, décrocha l'un des téléphones placés devant lui et se lança dans une conversation en espagnol sur un rythme staccato . Puis il reposa le combiné et, indiquant du geste un divan en cuir, il pria Sean de patienter quelques minutes.
Sean obtempéra. Il prit un numéro de Science posé
sur la table basse devant lui et commença à le feuilleter, mais sans le lire vraiment. En fait, toute son attention était dirigée vers le système de sécurité hyperéla-boré de l'Institut Forbes. D'épaisses parois de verre séparaient du reste du b‚timent cette salle d'attente réduite à sa plus simple expression. Apparemment, le tourniquet sous haute surveillance constituait la seule voie d'accès.
Favorablement impressionné par ce dispositif trop souvent absent des établissements de soins, Sean s'adressa au vigile pour lui dire tout le bien qu'il en pensait.
" Le quartier n'est pas toujours très s˚r ", l‚cha celui-ci sans donner plus de détails.
Enfin arriva un second agent de la sécurité, dans une tenue identique à celle de son collègue. " Ramirez, dit-il en se présentant à Sean. Si vous voulez bien me suivre. "
Sean lui emboîta le pas. Remarquant que le dénommé Martinez ne pressait pas sur un bouton particulier pour débloquer le tourniquet, il se dit que le dispositif devait s'actionner au pied, à l'aide d'une pédale.
Il suivit son guide qui poussait la première porte à
main gauche; sur le battant, le mot SECURITI " impri-mait en lettres capitales. Tous deux pénétrèrent dans une première pièce dont un pan de mur entier était couvert d'une batterie de moniteurs surveillés par un troisième vigile. Le simple coup d'oeil qu'il y jeta en passant suffit à Sean pour comprendre que des caméras de surveillance étaient branchées en permanence dans différentes zones des deux b‚timents de l'Institut.
Toujours à la suite de Ramirez, il entra enfin dans un petit bureau aveugle. Derrière la table se tenait un quatrième garde qui, lui, arborait deux étoiles dorées sur la poitrine et une cordelette de même couleur sur sa casquette. Son badge précisait qu'il s'appelait Harris.
" C'est bon, Ramirez ", aboya ledit Harris. Et Sean crut qu'il allait ajouter: " Rompez. "
D'emblée, un sentiment d'antipathie s'installa entre les deux hommes pendant qu'ils s'évaluaient du regard.
Avec ses traits sanguins et son teint rouge brique, Harris rappelait à Sean bien des individus qu'il lui était arrivé de rencontrer à Charlestown. La plupart du temps, ces gens occupaient des postes qui leur conféraient un semblant d'autorité et ils s'acquit-taient de leurs fonctions avec zèle. Très souvent aussi, ce n'étaient que de minables poivrots. Deux bières dans le nez, et on ne pouvait plus les raisonner ! Ils étaient prêts à déclencher une bagarre sous prétexte que l'arbitre avait sifflé leur équipe au cours d'un match. Sean avait depuis longtemps appris à les éviter, eux et leurs semblables. A présent, il se trouvait face à l'un d'eux.
" Ici, tout le monde file droit ", lança Harris en guise de préambule. Sa voix gardait la trace d'un léger accent du Sud.
Sean trouva curieuse cette façon d'entrer en matière. qu'est-ce que ce type s'imaginait ? que Harvard était un repaire de repris de justice ? Harris était de toute évidence un costaud; cela se voyait à ses biceps qui gonflaient le tissu de sa chemise à manches courtes. Mais il n'avait pas l'air en si bonne santé que ça. Sean joua un instant avec l'idée de lui vanter les bienfaits d'une alimentation saine, puis jugea préférable d'y renoncer. Il n'avait pas oublié les recommandations du Dr Walsh.
" A ce qu'il paraît, vous êtes docteur, reprit Harris.
Pouvez m'expliquer pourquoi vous avez les cheveux si longs, alors ? J'irais jusqu'à dire que vous vous êtes pas rasé, ce matin.
-Mais j'ai mis une chemise propre et une cravate pour l'occasion, rétorqua Sean. Je me suis trouvé chic en me regardant dans le miroir.
-Faudrait voir à pas plaisanter avec moi ", le coupa Harris d'un ton totalement dénué d'humour.
Sean, d'un air las, changea de jambe d'appui. Cette conversation le fatiguait.
" Vous vouliez me voir pour un motif particulier ?
demanda-t-il.
-Il faut qu'on vous fasse un laissez-passer avec une photo ", répondit Harris. Il se leva et lui tourna le dos pour aller ouvrir la porte qui se trouvait derrière son bureau. Il devait bien dépasser Sean d'une demi-tête et pesait sans doute huit à dix kilos de plus que lui.
Sur les terrains de hockey, Sean avait mis au point une tactique pour calmer ce genre de gaillard: il suffisait de leur balancer un grand coup de tête sous le menton.
" Un bon conseil: allez chez le coiffeur, lança Harris en s'effaçant pour laisser passer Sean dans la pièce attenante. Et débrouillez-vous pour faire un pli à vos pantalons. Vous cadrerez peut-être mieux avec le décor. On n'est pas sur un campus, ici. "
En franchissant le seuil, Sean saisit le regard de Ramirez qui réglait un PolaroÔd monté sur un trépied.
D'un geste de la main, le vigile lui désigna le tabouret placé devant un rideau bleu. Docile, Sean prit place sur le siège.
Harris ferma la porte du studio photo et revint s'asseoir derrière son bureau. Sean était encore pire que ce qu'il avait imaginé. La perspective de devoir accueillir ici un de ces péteux de Harvard ne l'avait jamais beaucoup séduit, mais il ne s'attendait tout de même pas à tomber sur une espèce de hippie rescapé
des années soixante.
Allumant une cigarette, Harris jura intérieurement contre Sean et ses pareils. Il haÔssait en bloc ce ramas-sis d'étudiants libéraux ou de gauche qui croyaient tout savoir sur tout. Harris, lui, était d'abord passé par l'Armée du Salut avant de s'engager dans l'armée, la vraie, o˘ il avait bossé dur pour participer aux actions de commando. Il avait fait du bon boulot et avait gagné ses galons de première classe dans le Golfe, après l'opération Tempete du désert. Mais l'effondrement de l'Union soviétique et la fin de la guerre froide avaient entraîné des coupes sombres dans le budget de la Défense. Harris était l'une des victimes des restrictions en effectifs.
Il écrasa son mégot dans le cendrier. Son intuition lui soufflait que Sean allait leur attirer des ennuis. Il faudrait l'avoir à l'oeil.
Sean quitta le service de sécurité avec, épinglé sur sa poche de poitrine, un badge d'identité flambant neuf orné de son portrait. A première vue, l'expérience par laquelle il venait de passer contredisait le message de bienvenue qui l'attendait dans l'entrée, mais il était encore sous le coup de ce qu'il avait découvert: en interrogeant le taciturne Ramirez sur les raisons de ces précautions tatillonnes, il avait en effet appris que plusieurs chercheurs de l'Institut avaient disparu l'an dernier.
" Disparu ? " " s'étonna Sean. que du matériel puisse disparaître, passe encore, mais des êtres humains !... " On ne les a pas retrouvés ? poursuivit-il.
-Je ne sais pas, concéda Ramirez. Je ne suis là que depuis cette année.
-Vous venez d'o˘ ?
-De Medellin, en Colombie ", répondit brièvement Ramirez.
Sean n'avait pas posé d'autres questions, mais la dernière réponse de son interlocuteur était venue ajouter à son sentiment de malaise. Il trouvait suici-daire d'avoir confié la sécurité de l'établissement à un type qui, non content de se donner des airs de GI, engageait des bonshommes dont rien ne disait qu'ils n'avaient pas fait leurs premières armes dans la garde rapprochée d'un seigneur de la drogue colombien. En pénétrant à la suite de Ramirez dans l'ascenseur qui les conduisit au sixième étage, Sean sentit s'évanouir ses premières impressions favorables sur le dispositif de sécurité de l'Institut Forbes.
" Entrez, entrez ! " répétait chaleureusement le Dr Randolph Mason en tenant grande ouverte la porte de son bureau. Les inquiétudes de Sean cédèrent instantanément devant cet accueil cordial. " Nous sommes très heureux de vous avoir parmi nous, continua le Dr Mason. J'ai été ravi que Clifford m'appelle pour me suggérer de vous prendre ici. Je peux vous offrir un café ? "
Sean acquiesça, et l'instant d'après, sa tasse à la main, il s'installait sur un divan en face du directeur de l'Institut Forbes. Avec sa haute stature, ses traits aris-tocratiques, ses tempes argentées, sa bouche sensible et expressive, le Dr Mason avait tout du médecin accompli tel que l'imaginent les metteurs en scène de cinéma et les romanciers. Ses yeux au regard compré-hensif adoucissaient la ligne du nez aquilin. Il inspirait confiance; cet homme devait non seulement prêter une oreille attentive à ses interlocuteurs, mais il arrivait s˚rement à résoudre leurs problèmes.
" Une chose s'impose avant tout, dit le Dr Mason.
Vous devez rencontrer notre directrice de recherche, le Dr Levy. " Avant même d'avoir fini sa phrase, il décrocha le téléphone pour prier sa secrétaire d'appeler le Dr Deborah Levy. " C'est une femme remarquable, elle ne manquera pas de vous impressionner, poursuivit-il. Je ne serais pas surpris qu'elle concoure bientôt pour le prix Nobel.
-Je suis déjà très impressionné par ses travaux sur les rétrovirus, reconnut Sean.
-Et vous n'êtes pas le seul. Encore un peu de café ? "
Sean déclina l'offre d'un signe de tête. " Je ne dois pas abuser de ce breuvage, dit-il. Il agit sur moi comme une drogue: si j'en bois trop, je grimpe au plafond et je mets plusieurs jours à m'en remettre.
-Cela me fait le même effet. Maintenant, abor-dons les détails matériels. Avez-vous prévu quelque chose pour votre hébergement ?
-Le Dr Walsh m'a laissé entendre que vous pourriez y pourvoir.
-En effet. Il y a quelques années, nous avons eu la bonne idée d'acheter Un immeuble de plusieurs appartements. Il ne se trouve pas à Coconut Grove même, mais n'en est pas tres éloigné. Nous le mettons à la disposition des chercheurs invités à l'Institut et des familles de nos malades, aussi vous pourrez y résider sans problème pendant votre séjour. Ce logement vous plaira, j'en suis s˚r, de même que le quartier.
-J'ai donc bien fait de ne pas prendre de dispositions de mon côté. Mais pour ce qui est des agréments locaux, je dois dire que travailler me passionne plus que jouer les touristes.
-Travailler et se distraire, voilà le secret d'une vie équilibrée, le reprit gaiement le Dr Mason. En tout cas, rassurez-vous, nous saurons vous fournir en besogne. Nous voulons que vous profitiez pleinement de ce stage. quand vous serez installé comme médecin, il faut que l'expérience acquise auprès de nos malades vous serve.
-Je compte plutôt poursuivre dans la recherche, précisa Sean.
-Je vois, dit le Dr Mason d'une voix très légèrement assombrie.
-En fait, la raison qui m'a poussé à venir chez vous... ", se lança Sean. Mais il fut interrompu par l'arrivée du Dr Deborah Levy.
Et il y avait de quoi s'interrompre devant cette femme d'une beauté stupéfiante avec son teint oliv‚-tre, ses grands yeux taillés en amande et ses cheveux aile de corbeau encore plus bruns que ceux de Sean.
La blouse blanche qu'elle portait sur sa robe en soie bleu foncé mettait en valeur sa longue silhouette élé-gante. Elle marchait avec l'assurance et la gr‚ce des êtres habitués au succès.
Sean s'arracha à sa stupeur pour se lever du divan.
" Ne vous dérangez pas, restez assis ", dit le Dr Levy d'une voix rauque et néanmoins très féminine.
Embarrassé par son café qu'il n'avait pas eu la présence d'esprit de poser, Sean serra la main qu'elle lui tendait. Tout en le dévisageant intensément, elle lui rendit sa poignée de main avec une force surprenante et lui tapota le bras d'un mouvement vigoureux qui fit dangereusement glisser la tasse sur la soucoupe.
" On m'a demandé de vous réserver le meilleur accueil, commença-t-elle en prenant place en face de lui, mais je préfère vous parler tout de suite franchement. Je ne suis pas absolument persuadée que vous ayez été bien inspiré de venir chez nous. J'impose des règles très strictes à notre équipe de chercheurs. Alors de deux choses l'une, ou vous prenez le collier comme tout le monde, ou vous attrapez le premier avion pour rentrer à Boston. Je ne voudrais pas vous laisser croire...
-Je suis venu en voiture ", la coupa Sean. La phrase sonna comme un défi, mais il n'avait pas pu la retenir. Il ne s'attendait pas à tant de brusquerie de la part de la directrice de recherche.
Le Dr Levy le dévisagea un moment en silence avant de reprendre la parole: " L'Institut de cancérologie Forbes n'est pas l'endroit idéal pour passer des vacances au soleil. Je me fais bien comprendre ?
Sean risqua un coup d'oeil vers le Dr Mason qui arborait toujours son sympathique sourire.
" Je ne suis pas ici pour me tourner les pouces.
Même si l'Institut avait son siège dans le Dakota du Nord j'aurais fait l'impossible pour m'y faire inviter.
Parlons clair . j'ai entendu parler de vos résultats sur le médulloblastome. "
Le Dr Mason toussota et, posant sa tasse sur une table basse, se pencha légèrement en avant: " Vous n'espérez tout de même pas travailler sur le protocole que nous avons mis au point pour le médulloblastome ? " demanda-t-il.
Sean scruta alternativement ses deux interlocuteurs du regard. " Telle est pourtant bien mon intention, répondit-il sur le qui-vive.
-quand j'en ai discuté avec Walsh, reprit le Dr Mason, il m'a alléché en me parlant de vos travaux fructueux sur les anticorps monoclonaux de souris.
-J'ai en effet travaillé un an là-dessus au MIT
expliqua Sean. Mais cela ne m'intéresse plus. A mon sens, cette technologie est déjà dépassée.
-Nous ne partageons pas ces vues, répliqua le Dr Mason. Pour nous, ces recherches restent commercialement rentables et devraient le demeurer quelque temps. De fait, nous avons réussi à isoler une glycoprotéine chez des patients atteints d'un cancer du côlon. Maintenant, nous espérons trouver un anticorps monoclonal susceptible de permettre un diagnostic plus précoce. Mais comme vous le savez, les glycoprotéines réservent bien des surprises. Nous n'avons jamais pu obtenir une réponse antigénique chez nos souris et toutes nos tentatives pour cristalliser cette substance ont échoué. Le Dr Walsh m'avait assuré que vous étiez un véritable artiste dans le domaine de la chimie des protéines.
-Je l'ai été, confirma Sean. Mais j'ai d˚ perdre la main. A l'heure actuelle, je me consacre à la biologie moléculaire, notamment aux oncogènes et aux oncoprotéines.
-Exactement ce que je craignais, s'écria le Dr Deborah Levy en se tournant vers le Dr Mason. Je vous avais prévenu que ce n'était pas une bonne idée.
Nous ne sommes pas équipés pour accueillir des étudiants. Je suis mille fois trop occupée pour servir de nounou à des stagiaires. Sur ce, vous voudrez bien m'excuser, je retourne travailler. "
Le Dr Levy se leva et regarda Sean de toute sa hauteur.
" Ne croyez pas que ma brusquerie soit personnellement dirigée contre vous, ajouta-t-elle. Je suis tout simplement très prise, et pas mal surmenée.
-Désolé, riposta Sean, mais il m'est difficile de ne pas le prendre personnellement dans la mesure o˘ seuls vos succès sur le médulloblastome m'ont incité à demander ce stage et à entreprendre cet interminable voyage.
-Franchement, ça n'est pas mon problème, rétorqua-t-elle en tournant les talons pour gagner la porte.
-Docteur Levy ! s'exclama Sean. Pourquoi n'avez-vous jamais publié un seul article sur le médu-loblastome ? Si vous aviez un poste à l'Université, cette absence de publication vous aurait probablement obligée à aller chercher du travail ailleurs. ?
Le Dr Levy foudroya Sean du regard. " Un étudiant n'a jamais intérêt à se livrer à ce genre d'imperti-nence ", ajouta-telle après avoir marqué un temps d'arrêt. Puis elle sortit et ferma la porte derrière elle.
Sean se tourna vers le Dr Mason en haussant les épaules.
" Après tout, c'est elle qui a voulu qu'on parle franchement, dit-il. Elle n'a effectivement rien publié
depuis des années.
-Clifford m'avait prévenu que vous n'étiez sans doute pas le plus diplomate de ses thésards, glissa malicieusement le Dr Mason.
-Ah bon ? " demanda Sean l'air dédaigneux. Il commençait déjà à remettre en question son séjour en Floride. Ceux qui lui avaient déconseillé de partir n'avaient peut-être pas tort, après tout...
" Mais il a ajouté que vous étiez extrêmement brillant. Et je pense que le Dr Levy s'est un peu laissé
emporter. Il est vrai qu'elle est plus que débordée.
Nous le sommes tous, d'ailleurs.
-Mais vous obtenez des résultats fantastiques sur le médulloblastome, insista Sean qui reprenait espoir et voulait plaider sa cause. Je suis s˚r que vous êtes au bord d'une découverte décisive pour le cancer en général. Mon souhait le plus cher est de travailler sur ce protocole. En l'étudiant avec un regard neuf, objectif, j'arriverais peut-être à déceler quelque chose qui vous échappe.
- Le moins qu'on puisse dire est que vous ne man-quez pas de confiance en vous, remarqua le Dr Mason.
Un jour, nous aurons sans doute besoin d'un regard neuf. Mais ce moment n'est pas venu. Je vais vous parler en toute franchise et vous donner quelques informations d'ordre confidentiel. Plusieurs obstacles s'opposent à ce que vous participiez à nos études sur le médulloblastome. En premier lieu, il s'agit d'un protocole clinique et vous êtes ici pour effectuer des recherches scientifiques. Votre directeura bien insisté
sur ce point. Par ailleurs, il nous est impossible d'autoriser des personnes extérieures à l'Institut à prendre une part active à nos traitements de pointe, car nous ne pouvons les appliquer qu'à certains patients sélectionnés au moyen de techniques biologiques dont nous avons l'exclusivité. Cette politique nous est imposée par nos financiers. A l'instar de bien d'autres institutions de recherche, nous avons en effet été obligés de diversifier nos sources de financement depuis que le gouvernement a décidé de restreindre tous les crédits affectés à la recherche médicale à l'exception de ceux qui concernent le sida. Nous nous sommes tournés vers les Japonais.
-Comme l'Hôpital général de Boston ? s'enquit Sean.
-Plus ou moins. Nous avons conclu un marché de quarante millions de dollars avec le groupe Sushita Industries, qui se développe dans le secteur des biotechnologies. Au terme de cet accord, Sushita nous avance l'argent pendant une durée déterminée, et en contrepartie nous leur laissons la propriété des brevets que nos recherches nous amèneront à déposer.
C'est entre autres pour cette raison que nous avons besoin de l'anticorps monoclonal de l'antigène du cancer du côlon. Si nous voulons que Sushita continue à alimenter le budget de l'Institut, il est indispensable que nous élaborions des produits commercialement porteurs. Or nos succès dans ce domaine n'ont pas été très concluants, jusqu'ici. Et si nous perdons ce financement, il faudra mettre la clé sous la porte, avec toutes les conséquences que cela implique pour les malades qui ont placé leur espoir en nous.
-Vous êtes dans une position difficile, reconnut Sean.
-Certes. Mais telle est aujourd'hui la loi dans les milieux de la recherche.
-L'accord que vous avez conclu avec Sushita mettra fatalement les Japonais en situation de nous dominer.
-On pourrait dire la même chose de la plupart des secteurs industriels. Les biotechnologies médicales ne sont pas seules en cause.
-Pourquoi ne pas utiliser l'argent que pourraient vous rapporter les brevets pour financer vos recherches ?
-Mais o˘ trouver le capital de départ ? Cela dit, nous nous y employons, croyez-moi. Depuis deux ans, nous bénéficions des largesses d'une philanthropie que je croyais passée de mode. Plusieurs hommes d'affaires nous ont accordé des donations substantiel-les. Un dîner en l'honneur de l'un de ces généreux donateurs doit d'ailleurs avoir lieu ce soir. Tenue de soirée de rigueur, bien s˚r. Vous me feriez plaisir en acceptant de venir. Cela se passe chez moi, à Star Island.
-Je n'ai pas la tenue adéquate, dit Sean, surpris de se voir invité malgré la scène qui venait de l'opposer au Dr Levy.
-Il y a moyen de s'arranger. Nous faisons souvent appel à un loueur de smokings. Il suffit que vous lui téléphoniez pour lui donner vos mensurations, et il vous livrera à domicile.
-C'est très aimable à vous ", le remercia Sean. Il ne savait trop comment réagir à cette douche écos-saise d'amabilité et d'animosité qu'il subissait depuis son arrivée à l'Institut.
Soudain, la porte du Dr Mason s'ouvrit avec fracas devant une énorme matrone vetue de la blouse blanche des infirmières. Avant (?) le bureau en trombe, elle vint se planter devant son directeur. quelque chose, visiblement, la paniquait.
" Il y en a eu une autre, Randolph, l‚cha-t-elle tout à trac. C'est le cinquième cancer du sein qui claque pour insuffisance respiratoire. Je vous avais averti. . . "
Le Dr Mason bondit sur ses pieds. " Margaret, lança-t-il, je ne suis pas seul. "
Reculant comme si elle avait reçu une gifle, la grosse infirmière se tourna vers Sean qu'elle n'avait pas remarqué. C'était une femme d'une quarantaine d'années, au visage rond, aux cheveux gris serrés en un petit chignon étriqué et aux jambes solides.
" Excusez-moi, balbutia-t-elle en p‚lissant. Je suis vraiment confuse. " Puis, s'adressant à nouveau au Dr Mason: " Je savais que le Dr Levy était venue vous voir, mais quand j'ai vu qu'elle avait regagné son bureau j'ai cru que vous étiez seul.
-Cela ne fait rien ", la rassura le Dr Mason avant de la présenter à Sean: " Mme Margaret Richmond, notre infirmière en chef. Et M. Sean Murphy, qui doit passer deux mois chez nous. "
Mme Richmond serra machinalement la main de Sean en murmurant un vague " enchantée ". Puis, prenant le Dr Mason par le coude, elle le pilota d'autorité vers la porte qu'ils tirèrent derrière eux mais sans la refermer complètement.
Bien malgré lui, Sean surprit donc leur conversation, et ce d'autant mieux que Mme Richmond avait la voix haut perchée . Au premier décès qu'elle avait mentionné en entrant s'en ajoutait apparemment un second, celui d'une autre malade, elle aussi traitée par chimiothérapie pour un cancer du sein. On l'avait découverte sans vie dans son lit, complètement cyanosée, le teint aussi bleu que les précédentes.
" «a ne peut pas continuer ! s'emportait Mme Richmond. Ces morts ne sont pas naturelles. Cela arrive toujours au même changement d'équipe et ça casse toutes nos statistiques. Il faut faire quelque chose avant que le contrôleur commence à nourrir des soup-
çons. Si les journalistes ont vent de la chose, la catastrophe nous pend au nez.
-Nous allons en informer Harris, lui glissa le Dr Mason de sa voix lénifiante. Nous lui dirons de laisser tomber le reste pour ne plus s'occuper que de cette affaire. Il saura y mettre un terme.
-«a ne peut pas continuer, répéta Mme Richmond. Vu la situation, Harris ne peut pas se contenter de vérifier les antécédents des membres du personnel.
-Je suis d'accord avec vous, renchérit le Dr Mason. Nous allons le convoquer tout de suite. Je ne vous demande qu'un instant, le temps de donner quelques consignes pour que M. Murphy puisse visiter la maison. "
Les voix s'éloignèrent. Toujours assis sur le canapé, Sean se pencha en avant pour essayer d'en saisir davantage, mais plus aucun bruit ne parvenait de l'extérieur. Soudain, sans que personne ait frappé, la porte s'ouvrit à nouveau, et Sean se renversa brusquement contre le dossier pendant qu'une troisième personne entrait en coup de vent dans la pièce. Il s'agissait cette fois d'une fille de vingt à vingt-cinq ans, séduisante dans son chemisier blanc et sa jupe à carreaux. Elle avait l'air vive et malicieuse. Un grand sourire éclairait son visage au teint h‚lé. L'heure était à nouveau à l'amabilité.
La jeune personne se présenta joyeusement: " Bonjour. Claire Barington. "
Elle lui apprit en deux mots qu'elle travaillait au service des relations publiques de l'Institut Forbes.
Puis, agitant un petit trousseau de clés, elle le remit à
Sean en disant: " Je vous les donne. Ce sont celles du somptueux appartement qui vous est réservé au Palace des Vaches. " Avec un rire pétillant, elle lui expliqua que l'immeuble acquis parl'Institut devait ce surnom à la lourdeur toute bovine de certains de ses anciens résidents.
" Je vais vous y conduire, ajouta-t-elle. Histoire de simplement m'assurer que tout est en ordre et que vous êtes bien installé. Mais auparavant, j'ai été chargée par le Dr Mason de vous emmener visiter nos locaux. Vous êtes partant ?
- L'idée me parait bonne ", répondit Sean en s'extrayant du canapé. Il n'était arrivé à l'Institut que depuis une heure environ, et si les deux mois à venir devaient se dérouler au même rythme, ce séjour serait à n'en pas douter hautement intéressant et instructif.
A condition, bien s˚r, qu'il décide de le prolonger. Tout en quittant le bureau du Dr Mason derrière la charmante Claire Barington, Sean pensait sérieusement à
appeler le Dr Walsh et à rentrer à Boston. Il poursuivrait s˚rement mieux ses recherches là-bas, si ses activités à Miami devaient se limiter à l'étude fastidieuse d'un anticorps monoclonal.
" Ici, expliquait Claire, nous sommes dans la partie administrative. Le bureau d'Henry Falworth se trouve juste à côté de celui du Dr Mason. M. Falworth est le directeur du personnel non médical. Et voici le bureau du Dr Levy. Naturellement, elle en a également un autre en bas, dans le laboratoire P3. "
Sean sursauta: " L'Institut Forbes est équipé d'un laboratoire P3 ? demanda-t-il sans dissimuler sa surprise.
-Oui, acquiesça Claire. A son arrivée chez nous, le Dr Levy a voulu qu'on aménage un laboratoire pouvant offrir une protection maximum. Nos services de recherche sont d'ailleurs dotés du matériel le plus moderne. "
Sean esquissa une moue dubitative. La présence dans ces murs d'un laboratoire prévu pour manipuler en toute sécurité des micro-organismes infectieux lui paraissait un luxe quelque peu excessif.
Claire lui désigna ensuite, de l'autre côté du couloir la porte du bureau que partageaient le Dr Stan Wilson, chef du personnel médical, Margaret Richmond, l'infirmière en chef, et Dan Selenburg, l'administra-teur de l'hôpital. " Bien s˚r, tous les trois disposent aussi d'un bureau personnel au dernier étage de l'autre tour, celle de la clinique.
-Je m'en fiche, maugréa Sean. Montrez-moi plutôt les laboratoires de recherche.
-Hé, vous avez droit au grand jeu: c'est la visite complète ou rien ", répliqua-t-elle un peu abruptement. Puis, se mettant à rire: " Allons, soyez gentil.
J'ai besoin de m'entrainer à jouer le guide. "
Conquis, Sean sourit. Claire était l'être le plus spontané qu'il lui ait été donné de rencontrer depuis son arrivée. " C'est de bonne guerre, admit-il. Va pour la visite.
EIle le conduisit dans une pièce adjacente o˘ plusieurs personnes s'activaient fébrilement autour de huit grandes tables disposées en quinconce. L'énorme photocopieuse placée contre un des murs crachait le papier dans ses bacs superposés. Un gros ordinateur branché sur plusieurs modems trônait à l'abri de cloisons vitrées comme quelque étrange trophée. Le troisième mur était occupé par un petit monte-charge à la porte en verre transparent, rempli de documents aux allures de dossiers médicaux.
" Voilà le saint des saints, déclara Claire. C'est ici que l'on facture les frais hospitaliers et que l'on traite avec les compagnies d'assurance. C'est également d'ici que partent les chèques que je reçois en fin de mois. "
Après cette promenade un peu longue au go˚t de Sean dans les services administratifs, Claire l'emmena enfin dans la partie réservée à la recherche, qui occupait les cinq premiers étages du b‚timent.
" Au rez-de-chaussée se trouvent plusieurs salles de conférence, une bibliothèque et les services de sécurité, lança Claire alors qu'ils sortaient de l'ascenseur au cinquième. L'essentiel des recherches s'effectue à
cet étage, qui abrite le matériel le plus important. "
Sean se risqua à jeter un coup d'oeil dans plusieurs pièces. Mais il dut vite déchanter. Il s'attendait à trouver des équipements futuristes, des machines aux lignes superbes, le fin du fin de la technologie. Or il ne voyait que des laboratoires tout ce qu'il y a d'ordinaire, agencés autour de quelques structures de base et pourvus de banals appareils. Claire le présenta aux quatre personnes qu'ils rencontrèrent au hasard de ces incursions décevantes: David Loewenstein, Arnold Harper, Nancy Sprague et Hiroshi Gyuhama.
Seul Hiroshi manifesta à Sean plus qu'un intérêt de pure forme. Apres l'avoir salué en se cassant littéralement en deux au niveau de la taille, il lui témoigna son admiration en apprenant qu'il sortait de Harvard.
" Harvard est une très bonne université ", commenta-t-il avec un fort accent japonais.
Comme ils poursuivaient leur visite le long du couloir, Sean s'étonna de constater que presque tous les locaux étaient vides.
" O˘ sont passés les chercheurs ? demanda-t-il à
son accompagnatrice.
-Vous avez rencontré le personnel de recherche au grand complet ou presque, répondit Claire. A l'exception de Mark Halpern, notre technicien, mais je ne sais pas o˘ il est pour l'instant. A l'heure qu'il est, nous nous contentons de ces effectifs, encore que le bruit court qu'ils seront bientôt augmentés. Comme toute entreprise, l'Institut Forbes connaît des périodes difficiles. "
Sean hocha la tête, mais il restait déçu. Les succès impressionnants obtenus par l'Institut sur le médulloblastome lui avaient laissé imaginer un cercle de chercheurs nombreux et dynamiques. Il tombait au contraire sur un endroit relativement désert, et ce constat lui remit en mémoire la troublante remarque de Ramirez.
" Un des agents de la sécurité m'a laissé entendre que plusieurs chercheurs avaient disparu. Vous savez quelque chose là-dessus ?
-Rien de bien substantiel, répondit Claire. L'histoire remonte à l'an dernier et elle a provoqué une vraie panique dans la maison.
-que s'est-il passé ?
-Ils ont bel et bien disparu. En laissant tout derrière eux: appartements, voitures, jusqu'à leurs petites amies.
-Et on ne les a jamais retrouvés ?
-Si. L'administration n'aime pas évoquer ce sujet, mais il semble qu'ils soient partis travailler au Japon, pour je ne sais quel groupe industriel.
-Sushita Industries ? risqua Sean.
-Je ne sais vraiment pas ", répondit Claire.
Sean n'ignorait pas que certaines entreprises mettaient tout en oeuvre pour attirer chez elles des spécialistes compétents, mais d'habitude elles n'agissaient pas en secret. Et pas du Japon. Il fallait sans doute y voir un signe que les temps changeaient plus vite qu'il ne croyait dans le domaine des biotechnologies.
Claire le conduisit jusqu'à une épaisse porte en verre qui barrait le couloir à une extrémité. ENTR…E
INTERDITE, lisait-on dessus en lettres capitales. Sean interrogea son guide du regard.
-C'est le laboratoire P3, expliqua Claire.
-On peut voir ? " demanda Sean, qui, les mains en oeillères autour des yeux, s'approchait déjà de la paroi vitrée pour apercevoir ce qui se passait derrière.
Il ne vit que des portes le long d'un couloir.
" Défendu, rétorqua la jeune fille en montrant le panneau. Le Dr Levy effectue la plupart de ses recherches ici. Du moins lorsqu'elle est avec nous. Elle partage son temps entre Miami et Key West, dans notre centre de diagnostic fondamental.
-qu'est-ce que c'est que ça ? " demanda Sean.
Claire lui adressa un clin d'oeil et posa un doigt sur sa bouche comme si elle lui confiait un secret: " Une petite succursale de l'Institut Forbes, qui se charge des études diagnostiques demandées par la clinique ainsi que par plusieurs autres établissements hospitaliers de la région. Disons que cela permet à la maison de s'assurer un petit appoint financier. Le seul problème est que la législation en vigueur en Floride se montre un peu tatillonne sur les transferts de patients.
-Comment se fait-il que nous n'ayons pas le droit de visiter ce labo ? s'obstina Sean en désignant la porte.
-D'après le Dr Levy, cela présente certains ris-
ques, bien que j'ignore lesquels. Franchement, je préfère rester dehors. Mais parlez-lui-en. Elle vous laissera probablement entrer. "
Sean n'était pas très s˚r que le Dr Levy lui accorde cette faveur après l'‚pre échange qui les avait opposés.
Saisissant la poignée d'une main, il tira la porte qui s'ouvrit dans un craquement accompagné d'un léger sifflement.
L'air consterné, Claire s'agrippa à son bras: " Mais qu'est-ce qui vous prend ?
-Simple curiosité. Je voulais vérifier si c'était fermé à clé, répondit Sean en l‚chant le battant qui revint s'appliquer contre les joints d'étanchéité.
-Ce n'est pas très malin ", dit sèchement Claire.
Ils rebroussèrent chemin vers l'ascenseur pour se rendre au quatrième, qui se partageait entre un vaste laboratoire et, de l'autre côté du couloir, plusieurs petits bureaux.
" D'après ce que je sais, c'est ici que vous travaille-rez ", annonça Claire en entrant dans le laboratoire.
Elle alluma les plafonniers. La pièce était immense, comparée aux endroits o˘ Sean avait jusque-là exercé, tant à Harvard qu'au MIT o˘ les chercheurs devaient jouer des coudes pour défendre leur territoire. Au centre, un box en verre abritait un terminal d'ordinateur et un bureau sur lequel était posé un téléphone.
Sean arpenta cet espace en tripotant les instruments. Les deux plus remarquables se composaient d'un spectrophotomètre à luminescence et d'un microscope binoculaire à même de détecter les émissions fluorescentes. Pour le reste, il s'agissait d'un équipement de base, quoique utile et en bon état de marche. Dans un environnement stimulant, il aurait s˚rement été possible de s'amuser avec ces appareils, mais Sean commençait à avoir des doutes sur l'esprit d'équipe régnant dans cet établissement. D'autant que, selon toute apparence, il devrait sans doute travailler seul dans cette immense salle.
" O˘ sont rangés les réactifs et les autres produits ? " demanda-t-il.
Claire lui fit signe de la suivre et ils descendirent à
l'étage inférieur o˘ la jeune fille lui montra la pièce qui servait de réserve. Pour la première fois, ce qu'il avait sous les yeux impressionna Sean. Il y avait là toutes les substances dont pouvait rêver un chercheur en biologie moléculaire, notamment une riche sélection des lignées cellulaires cultivées au NIH *.
Après une visite superficielle des autres étages, Claire entraîna Sean dans les sous-sols. Là, se pinçant le nez, elle l'amena dans l'animalerie de l'Institut.
Dans leurs cages, les chiens aboyaient, les singes se collaient derrière les barreaux, les souris et les rats tournaient comme des fous. L'air fétide et chargé
d'humidité irritait les muqueuses. Claire présenta Sean à Roger Calvet, le gardien des lieux, un petit homme au dos contrefait par une bosse proéminente.
Ils ne s'attardèrent pas, et à peine étaient-ils sortis que Claire esquissa une mimique de soulagement.
" C'est vraiment l'endroit de la maison que je déteste le plus, soupira-t-elle. En fait, je me sens très partagée sur la question de l'expérimentation animale.
-La chose est assez barbare, admit Sean. Mais
* NIH: le National Institute of Health, ou Institut national de la santé.
nous avons besoin de ces pauvres bêtes. Allez savoir pourquoi, je trouve cependant moins dur de m'occuper des souris et des rats que des chiens ou des singes.
-On m'a également chargée de vous montrer la clinique, dit Claire en changeant de sujet. On continue ?
-Pourquoi pas ? " répliqua Sean. Il trouvait sa compagne agréable.
Ils reprirent l'ascenseur jusqu'au premier et empruntèrent la passerelle pour se rendre dans l'autre b‚timent. Une distance d'une quinzaine de mètres séparait les deux tours.
Le premier étage de la clinique abritait l'unité de soins intensifs ainsi que les salles de chirurgie et de radiologie, le laboratoire de chimie et les archives.
Claire entra dans cet espace, réservé au classement des dossiers des malades, afin de présenter Sean à sa mère, une des documentalistes de l'Institut.
" Si je peux vous rendre service, lui dit Mme Barington, n'hésitez pas à me passer un coup de fil. "
Sean la remercia et s'apprêta à prendre congé, mais Mme Barington insista pour lui montrer le service.
Bien malgré lui, il dut s'intéresser aux prouesses de l'ordinateur, aux imprimantes à laser, au monte-charge utilisé pour transférer les dossiers des réserves situées en sous-sol, à la vue que les fenêtres ména-geaient sur le cours paresseux de la rivière.
Une fois qu'ils se furent enfin libérés, Claire s'excusa auprès de Sean: " Elle n'est jamais comme cela, vous savez, ajouta-t-elle. Vous avez d˚ lui plaire.
-C'est bien ma chance, dit Sean. Les femmes m˚res et les filles prépubères me trouvent irrésistible.
Mais les femmes entre ces deux ‚ges font comme si je n'existais pas.
-Et naturellement vous imaginez que je vous crois ! "
Sean eut ensuite droit à une promenade au pas de charge à travers la clinique ultra-moderne de quatre-vingts lits. Les chambres étaient propres, bien conçues, et le personnel paraissait compétent. Avec ses couleurs à éclat tropical, les plantes vertes et les bouquets de fleurs partout disposées à profusion, l'endroit avait même un air joyeux en dépit des maladies souvent gravissimes dont souffraient ceux qui y étaient soignés. Au cours de cette partie de la visite, Sean apprit que l'Institut de cancérologie Forbes s'était associé avec le NIH pour traiter les mélanomes de stade avancé. Le lumineux soleil de Floride multipliait en effet les risques d'apparition de ces cancers de la peau.
quand ils en eurent assez vu, Claire lui déclara qu'il fallait encore qu'elle l'emmène au Palace des Vaches pour s'assurer que l'appartement lui convenait. Il tenta de la convaincre qu'il pouvait se débrouiller seul, mais elle ne voulut rien entendre et il dut la suivre en voiture, d'abord en dehors de l'enceinte de l'Institut, puis le long de la 12e Avenue. Sachant que les auto-
mobilistes de la ville se montraient souvent vindicatifs et qu'ils étaient pour la plupart armés, Sean conduisit avec une exceptionnelle prudence. Miami détenait le triste record des accidents mortels consécutifs à des rixes déclenchées par des accrochages insignifiants.
L'un derrière l'autre, les deux véhicules prirent à
gauche dans la Calle Ocho; là, Sean eut un bref aperçu de la florissante culture cubaine qui marquait de son empreinte le Miami moderne. Arrivés à Brickell, ils tournèrent à droite, et à nouveau le visage de la ville changea. Ils longeaient à présent des immeubles étincelants o˘ s'affichaient le nom de banques dont chacune attestait ouvertement de la puissance financière engendrée par le commerce illicite de la drogue.
En revanche, le Palace des Vaches n'en imposait guère. Ce cube de béton de deux étages aux portes et fenêtres munies de cadres en aluminium ne se diffé-renciait pas de la majorité des autres constructions du quartier. Devant et derrière s'étendaient deux parkings goudronnés. Seules quelques plantes tropicales en fleur lui conféraient quelque attrait.
Sean gara son quatre-quatre à côté de la Honda de Claire.
Après avoir vérifié le numéro de l'appartement sur le trousseau de clés, la jeune femme franchit l'entrée devant lui. L'appartement de Sean se trouvait à peu près au milieu du couloir conduisant à l'arrière du b‚timent. Pendant que Claire fourrageait dans la serrure, la porte d'en face s'ouvrit. Un homme blond qui pouvait avoir dans les trente ans apparut sur le seuil, torse nu:
Un nouveau résident ? demanda-t-il.
-En effet, répondit Sean.
-Je m'appelle Gary, Gary Engels. Je viens de Phi-ladelphie et je suis technicien en radiologie. Je travaille de nuit, le jour je cherche un appartement. Et vous ?
-Etudiant en médecine ", fit Sean au moment o˘
Claire réussissait enfin à ouvrir la porte.
Le logement se composait de deux pièces et d'une cuisine, toutes trois meublées. Dans le séjour et la chambre, des portes coulissantes donnaient sur un balcon qui courait sur toute la façade de l'immeuble.
" qu'en pensez-vous ? demanda Claire en ouvrant la porte-fenêtre du salon.
-Je n'en attendais pas tant, dit Sean.
-L'Institut a parfois du mal à recruter certains types de personnel, expliqua Claire. En particulier des infirmières dotées d'une solide expérience. Il faut pouvoir les héberger temporairement dans un endroit correct, car la concurrence avec les autres hôpitaux de la ville est dure.
-Je dois vous remercier de m'avoir ainsi pris en charge, dit Sean.
-Ah, pendant que j'y pense, s'exclama-t-elle en lui tendant ˘n bout de papier. Voici le numéro de téléphone du loueur de smokings dont vous a parlé le Dr Mason. Vous assisterez au dîner de ce soir, n'est-ce pas ?
-J'avais complètement oublié, confessa Sean.
-Venez, vous ne le regretterez pas. Ces petites réjouissances font partie des à-côtés agréables de la vie à l'Institut.
-Elles sont donc si fréquentes ? s'enquit Sean.
-Relativement. On s'y amuse beaucoup.
-J'en déduis donc que vous y serez ?
- Je ne raterais ça pour rien au monde.
-Eh bien, dans ce cas, je m'y joindrai peut-être. Il ne m'est pas arrivé si souvent d'enfiler un smoking. Il faut bien que je m'entraîne.
-Super, dit Claire. Et comme vous risquez d'avoir du mal à trouver l'adresse du Dr Mason, je me ferai un plaisirdevenirvous prendre. J'habite Coconut Grove, au bout de la rue pour ainsi dire. Sept heures et demie, ça vous irait ?
-Je serai prêt ", acquiesça Sean.
Hiroshi Gyuhama avait vu le jour à Yokosuka, au sud de Tokyo. Ce fils d'une Japonaise employée à la base navale américaine se passionna dès l'‚ge le pl˘s tendre pour l'Amérique et le mode de vie occidental. Il ne tenta toutefois pas d'aller contre la volonté de sa mère qui s'opposait à ce qu'il apprenne l'anglais à
l'école. Aussi n'est-ce qu'après la mort de Mme Gyuhama, alors qu'il suivait un cursus de biologie à l'université, qu'il put enfin se mettre à l'anglais, langue qu'il parvint à maîtriser avec une rapidité inouÔe.
Une fois ses études terminées, Hiroshi fut engagé
par Sushita Industries, un des géants japonais de l'informatique qui commençait alors à étendre ses activités aux biotechnologies. Découvrant qu'il parlait couramment anglais, ses supérieurs n'hésitèrent pas à l'envoyer en Floride afin qu'il supervise sur place l'emploi des fonds qu'ils avaient consentis à l'Institut Forbes.
Hormis quelques frictions avec deux chercheurs de l'Institut qui refusaient de coopérer-difficulté vite résolue par l'envoi des récalcitrants à Tokyo o˘ ils se virent offrir des salaires astronomiques-, Hiroshi n'avait pas rencontré de problèmes sérieux au cours de sa mission.
En revanche, l'arrivée inattendue de Sean Murphy le perturbait. Pour Hiroshi comme pour ses compa-triotes dans leur ensemble, l'imprévu constituait en soi une menace. Et aux yeux des Japonais, Harvard ne représentait pas tant une institution précise qu'une métaphore, le symbole de l'excellence et de l'inventi-vité américaines. Hiroshi ne s'en inquiétait que davantage: si Sean Murphy faisait profiter Harvard des recherches qui se poursuivaient à l'Institut, la grande université risquait de prendre les Japonais de vitesse dans la course au dépôt des brevets. Hiroshi ne pouvait que se méfier du nouveau venu, car son propre avancement au sein de Sushita dépendait de son adresse à protéger l'accord liant l'Institut au groupe japonais.
Sa première réaction fut d'utiliser sa ligne de téléphone privée pour télécopier un message à son contrôleur de Tokyo. Dès le départ, ses supérieurs avaient en effet insisté pour qu'il communique avec eux sans passer par le standard de l'Institut.
Hiroshi avait ensuite appelé la secrétaire du Dr Mason pour être reçu par le directeur. Le rendez-vous était fixé à 14 heures. Trois minutes avant l'heure convenue, Hiroshi s'engagea dans l'escalier menant au sixième étage. Toujours ponctuel, il ne laissait rien au hasard.
quand il entra dans le bureau, le directeur se leva pour l'accueillir. Hiroshi s'inclina profondément, mais ce geste apparemment respectueux ne l'empêchait pas de tenir l'Américain en piètre estime. Selon lui, le Dr Mason ne possédait pas la force de caractère indispensable aux vrais dirigeants. Il le jugeait comme un être malléable, susceptible de céder à
n'importe quelle pression.
" C'est très aimable à vous d'être monté jusqu'ici, monsieur Gyuhama, lui dit le Dr Mason en lui désignant le canapé. Puisje vous offrir quelque chose ?
Un thé, un café, un jus d'orange ?
-Un jus d'orange, s'il vous plaît ", répondit Hiroshi avec un sourire poli. En fait, il n'avait pas soif mais craignait d'offenser grossièrement son hôte en refusant.
Le Dr Mason prit place en face de lui. Hiroshi remarqua qu'il s'asseyait au bord du siège et n'arrêtait pas de se frotter les mains. Cette nervosité manifeste ne servit qu'à rabaisser encore le médecin dans l'esprit du jeune homme. Il trouvait inconvenant qu'un haut responsable se laisse aller à une attitude aussi transparente.
" que puisje pour vous ? " s'enquit le Dr Mason.
La question amena un nouveau sourire sur les lèvres d'Hiroshi. Jamais un Japonais ne se serait montré aussi direct.
" J'ai eu le plaisir de faire la connaissance d'un jeune étudiant, tout à l'heure, dit Hiroshi.
-Sean Murphy ? Il est en effet étudiant à Harvard.
-Harvard est une excellente université.
-Une des meilleures. Surtout en ce qui concerne la recherche médicale. " Le Dr Mason observait Hiroshi avec circonspection. Il savait que son interlocuteur empruntait toujours des détours, ce qui l'obligeait lui-même à deviner o˘ il voulait en venir. L'exer-cice était pénible, mais le directeur n'ignorait pas qu'Hiroshi était là pour défendre les intérêts de Sushita Industries et qu'il ne fallait surtout pas le brusquer. Il semblait en tout cas que la présence de Sean l'incommodait.
La secrétaire apporta les jus de fruit, et Hiroshi remercia à plusieurs reprises en se cassant en deux.
Après avoir bu une gorgée il posa son verre sur la table basse.
" Vous désirez peut-être que je vous explique les raisons de la venue de M. Murphy ? proposa le Dr Mason.
-Je vous en prie, opina Hiroshi.
-M. Murphy est en troisième année de médecine.
A ce stade de leur cursus, les étudiants peuvent effectuer un ou plusieurs stages pour mieux se former à un domaine qui les intéresse particulièrement. M. Murphy est attiré par la recherche. Il doit passer deux mois parmi nous.
-C'est une très bonne chose pour M. Murphy, dit Hiroshi. Il a ainsi la possibilité de passer l'hiver en Floride.
-Le système présente certains avantages, reconnut le Dr Mason. Il permet aussi aux néophytes de se familiariser avec la réalité du travail en laboratoire, et nous permet de disposer d'un chercheur sans qu'il nous en co˚te rien.
-M. Murphy sera peut-être curieux de s'informer sur le projet en cours à propos du médulloblastome.
-En effet, confirma le Dr Mason. Mais il ne sera pas autorisé à y prendre part. Il travaillera sur la glycoprotéine du cancer du côlon, avec pour mission de mener la cristallisation à bien. Inutile de vous préciser que ce serait une excellente chose, tant pour l'Institut que pourSushita Industries, s'il réussissait là o˘ nous nous échinons depuis si longtemps.
-Mes supérieurs ne m'ont pas averti de l'arrivée de M. Murphy, remarqua négligemment Hiroshi. Je trouve étrange qu'ils aient pu oublier de m'en parler. "
Le Dr Mason comprit tout à coup quel était le véritable enjeu de cette conversation. Sushita Industries avait, entre autres conditions, exigé d'examiner les dossiers de toute personne désireuse d'être engagée par l'Institut. Cette formalité était en principe respectée, mais le Dr Mason n'avait pas imaginé qu'elle s'appliquait aussi aux étudiants, et en l'occurrence à
Sean Murphy qui ne devait rester que peu de temps parmi eux.
" La décision d'inviter M. Murphy à faire son stage chez nous a été prise dans des délais assez brefs.
J'aurais peut-être d˚ en informer Sushita, mais il ne s'agit pas d'un employé à proprement parler puisqu'il ne touche pas de salaire. De plus, il n'a pas terminé ses études et n'a donc qu'une expérience limitée.
-On va cependant le laisser manipuler des fragments de glycoprotéine, insista Hiroshi. Et il pourra utiliser la levure recombinante qui permet de la produire.
-Il est bien évident que nous allons lui confier la protéine, mais rien ne nous oblige à lui décrire la technologie dont nous nous servons pour la produire.
-Vous vous êtes renseigné, au sujet de cet homme ?
-Il vient ici sur la recommandation d'un confrère en qui j'ai toute confiance, répondit le Dr Mason.
-La compagnie que je représente apprécierait sans doute de recevoir son curriculum.
-Nous ne lui en avons pas demandé. Il n'est encore qu'étudiant. Si son parcours comprenait un élément de quelque intérêt, je suis s˚r que mon ami, le Dr Walsh, me l'aurait signalé. Il m'a affirmé que M. Murphy était un artiste en matière de cristallisation des protéines et de fabrication des anticorps monoclonaux. Or nous avons besoin de quelqu'un de cette trempe pour mettre au point un produit brevetable. En outre, le fait qu'il sorte de Harvard est un bon point pour nous. Former chez nous des étudiants de cette prestigieuse université ne saurait en aucun cas nous porter tort. "
Hiroshi se leva et, son perpétuel sourire aux lèvres, s'inclina en une courbette qui fut toutefois moins accentuée et plus brève que la précédente. " Merci d'avoir bien voulu m'accorder un peu de votre temps ", dit-il en quittant la pièce.
La porte se referma derrière lui avec un léger déclic.
Fermant les yeux, le Dr Mason se frotta les paupières du bout des doigts. Il était beaucoup trop tendu; s'il ne se surveillait pas, son ulcère à l'estomac allait empirer.
Déjà atterré par l'éventualité qu'un psychopathe ait entrepris de tuer toutes ses patientes atteintes d'un cancer du sein, Mason se serait bien passé d'un problème avec SushitaIndustries. Maintenant, il regrettait d'avoir à Clifford Walsh en invitant son protégé. Comme s'il avait besoin de se compliquer davantage la vie !
D'un autre côté, il allait trouver quelque chose à
offrir aux Japonais, en échange de leurs versements, faute de quoi la manne s'interromprait. La présence de Sean pouvait s'avérer providentielle s'il arrivait à
découvrir comm~t riquerunanticorpsréagissant à la glycop~téine.
Le Dr Mason se passa fébrilement la main dans les cheveux. A la vérité, il savait fort peu de choses sur Sean Murphy, et Hiroshi ne s'était pas gêné pour lui faire comprendre que c'était bien là le problème. Sean allait circuler dans les laboratoires, discuter avec les autres chercheurs, se servir des ordinateurs. Et la curiosité de ce garçon semblait décidément insatiable.
Décrochant impulsivement le téléphone, le Dr Mason demanda à sa secrétaire d'appeler Clifford Walsh à Boston. Puis il se mit à arpenter son bureau.
Pourquoi diable n'avoir pas pensé à téléphoner plus tôt à Clifford ?
quelques minutes plus tard, la secrétaire l'avertit que le Dr Walsh était au bout du fil et Mason retourna s'asseoir dans son fauteuil. Ils avaient discuté ensem-
ble peu de temps auparavant, aussi les préliminaires d'usage furent-ils réduits au minimum.
" Sean est bien arrivé ? s'enquit le Dr Walsh.
-Il est là depuis ce matin.
-J'espère qu'il n'a pas déjà fait des siennes ", dit Walsh. A ces mots, Mason sentit son ulcère se réveiller.
- Je trouve cette remarque curieuse, l‚cha-t-il. Surtout après t'avoir entendu chanter ses louanges la semaine dernière.
-Tout ce que j'ai pu te dire sur lui est vrai. Ce gosse est un petit génie pour tout ce qui touche à la biologie moléculaire. Mais il a grandi dans la rue, et ses manières sont loin d'égaler ses capacités intellectuelles.
C'est une vraie tête de mule, et physiquement il est fort comme un boeuf. Il avait la carrure pour devenir professionnel de hockey. Exactement le genre de type qu'il vaut mieux avoir de son côté quand il y a de la bagarre dans l'air.
-Les bagarres ne sont pas si fréquentes à l'Institut, observa le Dr Mason avec un petit rire. Nous ne pourrons hélas pas profiter de ses compétences en la matière. Mais dis-moi, est-ce qu'à ta connaissance Sean a déjà travaillé sur les biotechnologies dans le privé ? Le genre boulot d'étudiant pendant les vacances, tu vois ?
-Assurément, répondit Walsh. Et non seulement il a travaillé dans le privé, mais avec un petit groupe d'amis il a créé sa propre boîte, Immunotherapy, une société spécialisée dans la fabrication des anticorps monoclonaux à partir de souris. Les affaires mar-chaient bien, autant que je sache. Mais je n'arrive plus à suivre les développements industriels de notre secteur, aujourd'hui. "
Mason sentit ses douleurs d'estomac s'intensifier.
Ces nouvelles ne soulageaient pas ses angoisses.
Il remercia le Dr Walsh et, tout de suite après avoir raccroché, avala deux pilules pour calmer la sensation de br˚lure. Maintenant, il avait une bonne raison de s'inquiéter. Si le groupe Sushita venait à apprendre quel type de liens Sean entretenait avec Immunotherapy, il risquait purement et simplement de rompre l'accord financier conclu avec l'Institut.
Le Dr Mason se remit à faire les cent pas. Il fallait agir, mais comment ? Le mieux était peut-être de renvoyer Sean à Boston, ainsi que l'avait suggéré le Dr Levy. Mais cela reviendrait à priver l'Institut d'une collaboration inespérée pour le projet sur les glycoprotéines.
Soudain, une idée le traversa: il pouvait au moins essayer d'obtenir le maximum de renseignements sur la société fondée par Sean. Il décrocha à nouveau son téléphone, mais cette fois il composa lui-même le numéro, sans passer par sa secrétaire. Il voulait parler à Sterling Rombauer.
Fidèle au rendez-vous, Claire se présenta chez Sean à 7 heures et demie tapantes. Elle portait une robe noire à fines bretelles et de longs pendants d'oreille.
Deux barrettes en strass retenaient ses cheveux ch‚tain foncé vers l'arrière. Sean la trouva superbe.
Il doutait un peu plus de son allure à lui. Le loueur lui avait apporté un pantalon qui devait faire deux tailles de plus que la sienne et aurait bien supporté une ceinture, mais il était trop tard pour le changer. Les chaussures avaient elles aussi une demi-pointure de trop. En revanche, la chemise et la veste ne tombaient pas trop mal, et son obligeant voisin, Gary Engels, lui avait prêté du gel pour discipliner sa chevelure rebelle, maintenant lissée à la perfection. Il avait même pris la peine de se raser.
Ils montèrent dans le quatre-quatre de Sean, plus spacieux que la petite Honda de Claire. Suivant les instructions de la jeune fille, Sean contourna le centre-ville et suivit Biscayne Boulevard. Une foule bigarrée o˘ se mêlaient les races et les nationalités les plus différentes se pressait dans les rues. Ils passèrent devant un garage Rolls Royce, et Claire fit état de la rumeur selon laquelle ces voitures de luxe se payaient en liquide; ici, les gens se promenaient avec des valises pleines de billets de vingt dollars.
" Si le trafic de drogue devait cesser du jour au lendemain, Miami ne s'en remettrait probablement pas, remarqua Sean.
-La ville s'écroulerait ", renchérit sa passagère.
Ils tournèrent à droite pour s'engager sur la digue MacArthur, vers la pointe sud de Miami Beach, et longèrent le port de Sealand o˘ étaient amarrés plusieurs yachts de belle taille. Juste avant d'arriver à
Miami Beach, Claire lui indiqua de prendre à gauche.
Ils traversèrent un petit pont fermé par un portail devant lequel un garde armé les obligea à s'arrêter.
" La grande classe, commenta Sean lorsque l'homme leur eut fait signe de passer.
-Ultrachic, confirma Claire.
-Mason a l'air à son aise ", ajouta Sean. Les somptueuses propriétés devant lesquelles ils passaient ne cadraient pas avec le train de vie du directeur d'un institut de recherche.
" Je crois que l'argent vient de sa femme, expliqua Claire. Elle s'appelait Forbes de son nom de jeune fille, Sarah Forbes.
-Sans blague, dit Sean en la regardant du coin de l'oeil pour voir si elle ne se moquait pas de lui.
-Je vous assure. C'est la fille du fondateur de l'Institut de cancérologie Forbes.
-Vous m'en direz tant. C'est sympa de la part du vieux d'avoir casé son gendre.
-Ce n'est pas ce que vous croyez. En fait, ce fut un vrai roman-feuilleton, avec rebondissements et tout.
Le vieux M. Forbes avait créé le centre de cancérologie, mais à sa mort son fils Harold, le frère aîné de Sarah, est devenu exécuteur testamentaire de tous les biens de la famille. Et il a dilapidé une grande partie de l'argent en investissant dans un projet immobilier, quelque part en Floride. Le Dr Mason n'est arrivé que plus tard à l'Institut, au moment o˘ celui-ci était sur le point de couler. C'est lui qui a redressé la barre, avec l'aide du Dr Levy. "
Ils s'arrêtèrent dans une grande allée de gravier menant à une immense demeure dont le perron à
portique était soutenu par de frêles colonnes corin-thiennes. Un employé s'occupa de garer la voiture.
L'intérieur de la maison n'était pas moins impres-
sionnant que la façade. Sol en marbre blanc, meubles blancs, tapis blancs, laque blanche sur les murs, la couleur blanche dominait partout.
" J'espère qu'ils n'ont pas payé le décorateur trop cher pour le choix des couleurs ", souffla Sean à
l'oreille de sa compagne.
Ils furent conduits au travers d'une enfilade de pièces jusqu'à une terrasse qui surplombait la baie de Biscayne. Au loin, la ville de Miami s'étendait le long du rivage comme un ruban scintillant et çà et là, par centaines, les lumières émanant des bateaux ou des petites îles venaient trouer l'étendue noire des flots.
Au centre de la terrasse, une piscine en forme de haricot géant était éclairée par des projecteurs disposés dans le fond. A sa gauche, se dressait une tente rayée de rose et blanc sous laquelle plusieurs longues tables supportaient une profusion de plats et de boissons. L'orchestre jamaÔcain qui jouait dans le jardin emplissait la nuit veloutée de ses percussions. La terrasse elle-même se prolongeait par une jetée servant de ponton à un immense yacht blanc qui portait, suspendu aux bossoirs de sa poupe, un autre bateau plus petit.
" Nos hôtes viennent à notre rencontre ", murmura Claire à l'adresse de Sean momentanément médusé
par le spectacle.
Sean se retourna à temps pour voir le Dr Mason s'avancer vers eux en compagnie d'une blonde oxygé-née à la silhouette plantureuse. Le directeur avait belle allure, avec son smoking qui de toute évidence ne sortait pas de chez le loueur, ses souliers vernis et son noeud papillon noir. Sa femme, elle, portait une robe pêche qui laissait ses épaules nues et semblait si étroitement ajustée que c'était pur miracle que son opu-lente poitrine n'en jaillisse pas au premier mouvement. Sa coiffure était légèrement ébouriffée et elle arborait un maquillage qui aurait mieux convenu à
une fille deux fois plus jeune qu'elle. Elle avait l'air visiblement pompette.
" Bonsoir, Sean, dit le Dr Mason. J'espère que Claire s'est bien occupée de vous.
-Elle est parfaite ", répondit Sean.
Le directeur lui présenta son épouse, qui se mit à
jouer de la prunelle derrière ses cils enduits de mascara. En homme bien élevé, Sean lui serra la main, pour éviter le baiser qu'elle s'apprêtait à lui déposer sur la joue.
Sur un geste du Dr Mason, un troisième couple vint se joindre à eux. Sean eut le désagréable sentiment de jouer les chiens savants en entendant parler de lui comme d'un brillant étudiant de Harvard accepté en stage à l'Institut.
L'homme s'appelait Howard Pace. Il occupait le fauteuil de président-directeur général d'une compagnie aéronautique de Saint Louis et n'était autre que le généreux mécène dont l'Institut allait bientôt profiter des largesses.
" Vous savez, petit, lui confia M. Pace en lui passant un bras autour des épaules, ce don que j'ai décidé de faire doit servir à aider les jeunes comme vous. L'Institut Forbes accomplit des prodiges. Vous allez y apprendre beaucoup. Il faut étudier, petit, étudier ! "
conclut-il en assenant à Sean une bourrade virile.
Mason commença à présenter Pace à d'autres gens, et soudain Sean se retrouva seul. Il se dirigeait vers le buffet pour prendre un verre lorsque'une voix mal assurée l'interpella.
" Alors, beau gosse. "
Surpris, Sean pivota pour se retrouver face à face avec Sarah Mason.
" Venez, je veux vous montrer quelque chose ", balbutia-telle en agrippant sa manche.
Sean jeta autour de lui un regard éperdu dans l'espoir d'apercevoir Claire, mais celle-ci s'était volatilisée. Avec un fatalisme auquel il cédait rarement, il laissa Sarah Mason l'entraîner jusqu'au bas des marches qui permettaient d'accéder au ponton. Tous les trois pas, il devait retenir son hôtesse dont les fins talons se prenaient dans les fissures des planches mal jointoyées. Une fois qu'ils furent arrivés au pied de la passerelle jetée devant le yacht, Sean s'immobilisa net, tenu en respect par un doberman de belle taille dont le cou s'ornait d'un collier clouté et qui découvrait ses crocs blancs.
" C'est mon bateauà moi, susurra Sarah. Il s'appelle Lady Luck. «a vous dit, une petite balade ?
-Je n'ai pas l'impression que la bête qui se trouve sur le pont apprécie beaucoup la compagnie, hasarda Sean.
-Batman ? Oh, il ne faut pas avoir peur. Il sera doux comme un agneau aussi longtemps que vous resterez avec moi.
-On pourrait revenir plus tard. A parler franchement, j'ai une faim de loup.
-Il y a tout ce qu'on veut dans le frigo, s'obstina Sarah.
-Peut-être, mais je meurs d'envie de go˚ter à ces huîtres que j'ai aperçues sous la tente.
-Des huîtres, hmm... j'en mangerais bien, moi aussi. On reviendra voir le bateau plus tard. "
Sitôt qu'il eut ramené Sarah sur la terre ferme, Sean s'esquiva pour la laisser avec un couple qui s'aventu-rait sans méfiance vers le ponton. Comme il cherchait Claire dans la foule, il sentit une poigne de fer se poser sur son bras. Tournant la tête, Sean reconnut les traits boursouflés de Robert Harris, le chef de la sécurité.
Même en smoking, il restait égal à lui-même avec sa coupe bien dégagée au-dessus des oreilles. Son col devait l'étrangler, car il avait les yeux exorbités.
" Je vais vous donner un petit conseil, Murphy, l‚cha Harris d'un air faussement condescendant.
-Ah bon ? dit Sean. «a doit être un très bon conseil, vu tous les points communs que nous avons, tous les deux.
-Espèce de péteux !
-C'est ça le conseil ?
-Ne vous approchez pas de Sarah Forbes. Je ne le répéterai pas deux fois.
-Fichtre, répliqua Sean. Il va falloir que je décom-mande le pique-nique qu'on avait prévu pour demain, elle et moi.
-Faites gaffe ! quand on me cherche, on me trouve ", grommela Harris qui s'éloigna après lui avoir jeté un regard noir.
Sean finit par trouver Claire devant la table chargée d'huîtres, de coquillages et de tourteaux. Tout en se remplissant une assiette, il lui reprocha de l'avoir abandonné aux griffes de Sarah Mason.
" J'aurais d˚ vous prévenir, c'est vrai, reconnut Claire. quand elle a bu, elle est célèbre pour courir derrière tout ce qui porte un pantalon.
-Allons bon ! Et moi qui me croyais irrésistible ! "
Ils dégustaient toujours leurs fruits de mer lorsque le Dr Mason monta sur le podium et tapota le micro fixé sur un pied. Dès que le bruit de voix se fut éteint, il présenta Howard Pace à l'assemblée en le remerciant d'abondance pour son don généreux. Les applaudissement crépitèrent. Puis le Dr Mason tendit le micro à son invité d'honneur.
" Tout cela est un peu trop guimauve à mon gout, chuchota Sean.
-Chut ! Un peu de tenue ! " le réprimanda Claire.
Howard Pace commença par débiter les banalités d'usage, puis brusquement sa voix défaillit, submer-gée par l'émotion.
" Ce chèque de dix millions de dollars ne suffit pas à
exprimer la reconnaissance que j'éprouve, se mit-il à
bredouiller. L'Institut de cancérologie Forbes m'a rendu à la vie. quand j'y suis entré, mes médecins me pensaient condamné par un cancer du cerveau soi-disant en phase terminale. J'y étais presque résigné, mais Dieu ne m'a pas abandonné. Merci mon Dieu, merci de m'avoir remis entre les mains des médecins de l'Institut Forbes, si dévoués, si compétents... "
Incapable de poursuivre, le visage inondé de lar-
mes, Pace agita son chèque en l'air. Le DrMason surgit immédiatement à ses côtés et saisit le précieux bout de papier avant qu'il ne s'envole et parte à la dérive sur les eaux de la baie de Biscayne.
Une nouvelle salve d'applaudissements salua la fin de cette prestation qui constituait le clou de la soirée.
Un frisson ému parcourut la foule des convives. Personne n'avait prévu qu'un personnage aussi puissant que Pace s'exprime avec cette sensibilité à fleur de peau.
Sean se tourna vers sa compagne: " Je ne voudrais pas passer pour un rabatjoie, dit-il, mais je suis debout depuis 5 heures du matin. Je ne vais pas tarder à m'écrouler.
Claire posa son verre. " Je ne serai pas f‚chée de rentrer, moi non plus. Je travaille tôt, demain. "
Ils s'approchèrent du Dr Mason pour le saluer, mais celui-ci, visiblement distrait, sembla à peine s'apercevoir qu'ils partaient. Sean fut soulagé de constater que Mme Mason ne se trouvait pas dans les parages.
Il ouvrit le premier la bouche, alors qu'ils roulaient déjà le long de la digue. " Le petit discours de Pace était vraiment touchant ", observa-t-il.
La jeune femme opina de la tête: " Ce genre d'évé-nement nous permet de supporter le reste. "
Sean ralentit pour se garer à côté de la voiture de Claire. Il y eut un petit moment d'embarras. " J'ai acheté de la bière cet après-midi, dit-il enfin. Je peux vous en offrir une ?
-Volontiers ! " répondit Claire spontanément.
En gravissant les marches de l'entrée derrière elle, Sean se demanda s'il n'avait pas préjugé de ses forces en lui proposant de monter. Il dormait presque debout.
Devant sa porte, il tripota gauchement ses clés en essayant de trouver la bonne. Ayant enfin réussi à
ouvrir, il poussa la porte et chercha l'interrupteur à
t‚tons. Au moment o˘ il alluma la lumière, un cri strident retentit. Sean se figea sur place en reconnaissant la personne qui l'attendait chez lui.
" Allez-y doucement ", lança le Dr Mason aux deux ambulanciers qui manoeuvraient leur civière pour sortir Helen Cabot de l'avion qui l'avait transportée jusqu'à Miami. " Attention aux marches ! "
Il était toujours en smoking. La soirée s'achevait lorsque Margaret Richmond l'avait prévenu par téléphone qu'Helen Cabot arrivait à l'aéroport. Sans plus s'attarder, le médecin avait sauté dans sa Jaguar.
Les deux infirmiers installèrent Helen dans l'ambulance avec mille précautions. Le Dr Mason s'engouffra à sa suite à l'arrière du véhicule.
" Vous êtes bien installée ? " demanda-t-il.
Helen le rassura d'un signe de tête. Le voyage l'avait fatiguée. Les puissants médicaments absorbés avant son départ n'avaient pas suffi à empêcher quelques crises. Et par-dessus le marché, l'avion s'était retrouvé
pris dans des turbulences au-dessus de Washington.
" Je suis contente d'être arrivée ", murmura Helen avec un faible sourire. Le Dr Mason lui étreignit amicalement le bras pour la réconforter, puis sortit de l'ambulance afin de rencontrer les parents de la jeune fille qui avaient suivi la civière en sortant de la carlingue. D'un commun accord, ils convinrent que Mme Cabot resterait avec Helen pendant que son mari accompagnerait le Dr Mason.
" Je suis très touché que vous soyez venu nous accueillir, dit John Cabot en montant dans la voiture.
Mais votre habit me laisse penser que nous avons g‚ché votre soirée.
-Vous ne pouviez arriver à un meilleur moment.
La réception s'achevait quand on m'a appelé, répondit le Dr Mason. Vous connaissez Howard Pace ?
-Le magnat de l'aéronautique ?
-Lui-même. M. Pace vient d'attribuer une donation généreuse à l'Institut Forbes, et nous avions organisé une petite féte en son honneur.
- Votre présence me met du baume au coeur, reprit John Cabot. Les médecins sont généralement si pris par leurs occupations que je les soupçonne de privilégier leurs intérêts au détriment de leurs patients. La maladie de ma fille m'a fait perdre bien des illusions.
- Vous n'êtes hélas pas le seul à penser de la sorte, soupira le Dr Mason. Mais cessez de vous tourmenter.
Chez nous, le malade compte avant tout. Nous nous y consacrerions encore davantage si nous n'etions pas aussi étranglés par le manque d'argent. Nous g‚chons un temps précieux à force de nous démener pour en trouver, maintenant que le gouvernement n'accorde ses subventions qu'au compte-gouttes.
-Si vous pouvez soulager ma fille, je me ferai une joie de vous aider financièrement.
-Nous mettrons tout en oeuvre pour la guérir.
-quelles sont ses chances de s'en sortir, à votre avis ? Je tiens à connaître la vérité.
-Il existe une très forte probabilité qu'Helen recouvre la santé, car nous avons obtenu des résultats inespérés avec le type de tumeur dont elle souffre. Cela dit, il faut démarrer le traitement sans attendre.
J'aurais voulu accélérer son transfert chez nous, mais les médecins de Boston semblaient réticents à la laisser partir.
-Vous savez comment ça se passe, à Boston. Ils Ils n'agissent pas avant d'avoir pratiqué tous les examens imaginables. Et ils les font passer plutôt deux fois qu'une, histoire de mieux vérifier.
-Nous avons essayé de les dissuader d'effectuer la biopsie de la tumeur, expliqua le Dr Mason. Avec un scanner de RMN un peu poussé, il est désormais possible de diagnostiquer les médulloblastomes. Mais ils n'ont rien voulu savoir. C'est d'autant plus regrettable que nous allons nous-mêmes devoir procéder à une biopsie, afin de mettre les cellules tumorales en culture. Cette technique fait partie intégrante du traitement.
-quand comptez-vous faire cette biopsie ?
s'enquit John Cabot.
-Le plus tôt possible ", répondit le Dr Mason.
" Mais pourquoi avoir hurlé comme ça ? "
demanda Sean, encore incomplètement remis du choc qu'il venait d'éprouver.
" Je n'ai pas hurlé, j'ai crié sous l'effet de la surprise.
Inutile d'insister, d'ailleurs, car je ne sais lequel était le plus surpris de nous trois, toi, moi, ou cette fille.
-Je t'ai déjà répété au moins dix fois que cette
"fille" travaille à l'Institut de cancérologie Forbes, répliqua Sean. Elle est hôtesse au service des relations publiques, et on lui avait demandé de s'occuper de moi.
-Ce qui explique qu'elle t'ait accompagné chez toi à 10 heures du soir passées ? s'étonna Janet d'un ton dédaigneux. Ce n'est pas la peine de mentir pour m'épargner. Je ne te crois pas. Il n'y a pas vingt-quatre heures que tu es ici, et tu te débrouilles pour rentrer avec une femme !
-Je n'avais pas envie de l'inviter, mais il était difficile de faire autrement. Elle m'a montré l'appartement cet après-midi, et ce soir elle m'a accompagné à
une réception de l'Institut. En arrivant sur le parking o˘ elle avait laissé sa voiture, j'ai pensé que la moindre des politesses était de lui offrir un verre. De toute façon, je lui avais dit que j'étais épuisé. Bon sang, Janet, toi qui m'accuses toujours de manquer de courtoisie !
-Je m'étonne de te voir adopter des manières civilisées au moment qui te convient, juste à temps en tout cas pour en faire bénéficier une jeune et jolie fille, fulmina Janet. Tu permettras que je reste sceptique.
-Tu te montes la tête pour pas grand-chose. Mais comment es-tu arrivée là, à propos ?
-On m'a attribué un appartement à deux portes du tien, dit Janet. Et tu avais laissé la porte du balcon ouverte.
-Sous quel prétexte est-ce que tu loges ici ?
-Je suis engagée par l'Institut Forbes. Cela fait partie de la surprise que je te réservais. Je vais travailler ici. "
Pour la deuxième fois de la soirée, Sean resta bou-
che bée devant Janet.
" Travailler ici ? répéta-t-il comme s'il n'avait pas bien entendu. qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
-L'Institut recrute des infirmières, en ce moment, expliqua Janet. J'ai vu l'annonce, j'ai appelé le service du personnel et ils m'ont tout de suite engagée. Ils se sont eux-mêmes chargés de contacter la commission régionale du Bureau du personnel hospitalier pour négocier un contrat à durée déterminée. Je peux donc commencer sans attendre que ma carte professionnelle ait été visée par la commission de Floride.
-Et ton poste à Boston ?
-Aucun problème. On m'a accordé une mise en disponibilité. C'est un des avantages de ce métier: la demande est si forte que nous pouvons fixer nos conditions beaucoup plus facilement que la plupart des autres salariés.
-Eh bien, pour une nouvelle... dit Sean qui avait encore du mal à rassembler ses esprits.
-Comme ça, nous continuerons à travailler au même endroit.
-Et il ne t'est pas venu à l'idée de m'en informer ?
lui demanda-t-il.
-Comment auraisje pu ? Tu es parti si vite.
-Mais avant mon départ ? insista Sean. De toute façon, tu aurais au moins pu me laisser le temps de me retourner. J'aurais préféré que nous en parlions.
-C'est bien mon intention.
-que veux-tu dire ?
-Je suis venue à Miami pour que nous ayons une occasion de parler. A Boston, tu étais toujours pris par tes études et ta recherche. Ici, ton emploi du temps sera s˚rement moins contraignant, cela devrait nous laisser du temps. "
Sean s'extirpa du canapé et fit quelques pas vers la porte-fenêtre restée ouverte. Il se trouvait à court de mots. Ce voyage en Floride tournait décidément à la catastrophe.
" Comment es-tu venue ? demanda-t-il à Janet.
-J'ai pris l'avion, puis j'ai loué une voiture.
-Rien n'est encore définitif, tu peux changer tes projets, murmura-t-il.
-Si tu t'imagines pouvoir me renvoyer à la maison aussi facilement, je te conseille d'y réfléchir à deux fois, répliqua Janet. C'est sans doute la première fois de ma vie que quelqu'un à qui je tiens me laisse en plan comme ça. " Sa voix à nouveau montée d'un cran vibrait de colère, mais Sean devina qu'elle était au bord des larmes. " Tu as peut-être des projets plus importants que notre histoire... "
Il l'interrompit: " Ce n'est pas ça du tout. Le problème, c'est que je ne suis pas s˚r de rester ici.
-qu'est-ce que tu racontes ? " dit-elle, stupéfaite.
Sean revint s'asseoir sur le divan. Plongeant son regard dans les yeux noisette de Janet, il retraça pour elle l'accueil pour le moins ambigu qu'il avait rencontré à l'Institut. Et, surtout, il lui expliqua que le Dr Mason et le Dr Levy hésitaient à le laisser travailler sur le protocole du médulloblastome.
" Ils ont d'autres projets pour toi ? lui demanda-t-elle.
-Des manips sans intérêt. Ils veulent que j'essaie de fabriquer un anticorps monoclonal réagissant à un antigène bien précis. Il faudrait que j'arrive à cristalliser cette protéine pour en déterminer la forme moléculaire dans un espace tridimensionnel. Pour moi, ce serait une perte de temps. Je n'apprendrai rien que je ne sache déjà. Il vaut mieux que je rentre à Boston et que je reprenne ma thèse sur les oncogènes.
-Tu ne pourrais pas faire les deux ? suggéraJanet.
Les aider à trouver la protéine et, en échange, participer au protocole sur le médulloblastome ?
-Ils ont été catégoriques, dit Sean en secouant la tête. Ils ne changeront pas d'avis. D'après eux, cette étude sur le médulloblastome en est au stade des essais cliniques alors que je suis censé m'occuper de recherche fondamentale. Pourtant, tout à fait entre nous j'ai l'impression que leur peu d'empressement est lié à cette histoire de financement japonais.
-Japonais " " s'étonna Janet.
Sean la mit au courant des fonds colossaux que le groupe Sushita versait à l'Institut pour que ce dernier mette au point des produits biotechnologiques commercialisables. " Je soupçonne plus ou moins que leur accord concerne étroitement le travail sur le médulloblastome, ajouta-t-il. Je ne vois pas d'autre explication à la pseudo-générosité des Japonais. S'ils misent si gros, c'est qu'ils comptent fermement que cet investissement leur rapporte un jour, et le plus vite possible, bien s˚r.
-C'est terrible ", balbutia Janet. Mais sa remarque n'avait qu'un lointain rapport avec les difficultés rencontrées par Sean. Encore sous le coup de l'effort qu'elle avait d˚ fournir pour venir en Floride, la jeune femme se sentait anéantie par ce retournement de situation imprévu.
" L'affaire est d'autant plus compliquée, précisa Sean, que la personne qui m'a reçu le plus froidement n'est autre que la directrice des recherches. C'est elle qui devrait superviser mon travail. "
Janet poussa un soupir. Elle essayait déjà d'imaginer des solutions pour se sortir du mauvais pas dans lequel elle s'était mise en se faisant engager par l'Institut Forbes. A Boston, on l'avait déjà remplacée. Si elle rentrait tout de suite, elle devrait accepter des gardes de nuit, en tout cas dans un premier temps.
S'arrachant à son fauteuil, elle marcha jusqu'à la porte-fenêtre et appuya son front contre la vitre. Il y a quelques heures à peine, elle se félicitait d'être venue à Miami. A présent, cela lui paraissait la chose la plus stupide qu'elle ait jamais entreprise.
" Attends ! s'écria-t-elle tout à coup en pivotant sur elle-même. J'ai une idée...
-Eh bien, parle, lança Sean en la voyant retomber dans le silence.
-Je réfléchis ", répliqua-t-elle avec un geste impatient pour qu'il la laisse se concentrer.
Sean la dévisagea. Une minute plus tôt, elle semblait complètement abattue, et voilà qu'à nouveau ses yeux pétillaient.
" Bon, voilà ce que je pense, dit-elle. Restons ici, et mettons-nous tous les deux à enquêter sur ce fameux protocole du médulloblastome.
-Explique-toi, lui demanda Sean, peu convaincu.
-C'est simple. Ils ne veulent pas de toi sous prétexte qu'ils expérimentent leur traitement cliniquement. Mais tout va bien puisque je travaillerai à la clinique. Je pourrai sans problème arriver à savoir quelles sont les substances utilisées, les dosages, les intervalles entre chaque perfusion. Ensuite, à toi de jouer en étudiant tout ça au laboratoire. Ton machin monoclonal devrait t'en laisser le loisir. "
Sean se mordillait pensivement la lèvre inférieure en réfléchissant à la proposition de Janet. Il avait de lui-même envisagé de se renseigner par des moyens détournés sur le traitement du médulloblastome. De fait, la collaboration de Janet levait le plus gros des obstacles dans la mesure o˘ elle pourrait lui fournir les informations cliniques nécessaires.
" Il faudrait que tu me procures les dossiers médicaux ", dit-il pensivement. Malgré lui, le doute l'envahissait. Telle qu'il la connaissait, Janet était quelqu'un de très à cheval sur les codes et les usages; elle ne badinait pas avec le règlement, qu'il s'applique à l'intérieur ou à l'extérieur de l'hôpital.
" A partir du moment o˘ je peux me servir d'une photocopieuse, cela ne posera pas de problèmes, répondit-elle.
-J'aurai aussi besoin d'échantillons de tous les médicaments utilisés.
-Il y a des chances pour que ce soit moi qui les administre.
Sean soupira: " Je ne sais pas. Tout cela me paraît bien hasardeux.
-Oh, allez ! J'ai l'impression que nous avons renversé les rôles, s'exclama Janet. Tu m'as toujours dit qu'il fallait que je sorte de ma coquille, que je prenne des risques. Et là, c'est moi qui suis prête à risquer et toi qui te montres d'une prudence de Sioux. Aurais-tu perdu cet esprit de rébellion dont tu étais si fier ? "
Sa tirade arracha un sourire à Sean. " Ma parole, c'est vrai que je ne te reconnais plus. D'accord, tu as raison, ajouta-t-il en riant, je m'avoue battu avant d'avoir livré bataille. Tentons l'aventure, puisque tu es partante ! "
Tout heureuse, Janet se pendit à son cou et il la serra contre lui. Après être restés enlacés un long moment, ils se regardèrent, les yeux dans les yeux, puis s'embrassèrent.
" Il est temps d'aller nous coucher, maintenant que nous avons forgé ce pacte, lui souffla Sean à l'oreille.
-Bas les pattes ! répliqua Janet. Je rentre chez moi. Nous ne passerons pas la nuit ensemble avant d'avoir sérieusement discuté de notre relation.
-Janet, ne sois pas cruelle, la supplia Sean sur un ton plaintif.
-Tu as ton appartement et j'ai le mien, s'entêta-t-elle en lui pinçant le bout du nez. Je ne céderai pas avant que nous ayons eu cette discussion.
-Je suis trop épuisé pour me disputer avec toi.
-Parfait, dit Janet. Il n'est pas nécessaire que cela se transforme en dispute. "
Cette même nuit, à 23 h 30, Hiroshi Gyuhama était la seule personne à se trouver encore dans la tour abritant les services de recherche de l'Institut de cancérologie Forbes. Il y avait bien un gardien de nuit, mais Hiroshi le soupçonnait de dormir dans un des fauteuils du hall d'entrée. Le jeune Japonais jouissait d'une paix royale depuis le départ de David Loewenstein. Ce qui le retenait en ces lieux, ce n'était pas son travail mais le message qu'il attendait. En ce moment, le soleil était depuis longtemps levé à Tokyo o˘ les horloges indiquaient 13 h 30. Or c'était en principe après le déjeuner que son contrôleur recevait les consignes que lui donnait la direction en réponse aux informations qu'il avait transmises.
Soudain, le signal lumineux du télécopieur se mit à
clignoter et le mot " Réception " s'afficha sur le petit écran à cristaux liquides. Hiroshi s'empara fébrilement de la feuille de papier qui sortait de la machine avant de retourner s'asseoir pour la déchiffrer.
La première partie des instructions n'avait rien pour le surprendre. Les responsables de Sushita Industries s'alarmaient de l'arrivée inopinée d'un étudiant de Harvard; sa venue, soulignaient-ils, contredisait l'esprit de l'accord conclu avec l'Institut. Suivait un passage o˘ ils soulignaient que l'élaboration d'une méthode efficace pour diagnostiquer et soigner le cancer constituerait la plus importante des avancées biotechnologiques et pharmaceutiques du XXI~e siècle.
Ses retombées économiques, ajoutaient-ils, surpasse-raient celles de la découverte des antibiotiques au XX~e siècle.
En revanche, la seconde partie de la lettre plongea Hiroshi dans la consternation. On lui précisait que la direction ne voulait prendre aucun risque. Il devait se mettre en contact avec Tanaka Yamaguchi, lequel serait chargé d'enquêter sur Sean Murphy et d'agir en conséquence. Dans l'éventualité o˘ Murphy représentait une menace, il conviendrait de l'envoyer immédiatement à Tokyo.
Après avoir plié la feuille en accordéon, Hiroshi la br˚la au-dessus de l'évier puis dispersa les cendres sous le jet. Pendant l'opération, il remarqua que ses mains tremblaient.
Il s'était lourdement trompé en pensant que les ordres de Tokyo lui rendraient sa tranquillité d'esprit.
De toute évidence, ses supérieurs ne le jugeaient pas capable de contrôler la situation. S'ils ne le disaient pas directement, la directive d'en référer à Tanaka indiquait sans équivoque le peu de confiance qu'ils lui accordaient dès lors que des questions cruciales étaient en jeu. Et cette absence de confiance remettait radicalement en question l'ascension d'Hiroshi au sein de la hiérarchie de Sushita. Il avait perdu la face.
Obéissant mécaniquement en dépit de son anxiété
croissante, Hiroshi sortit la liste des numéros d'urgence qu'on lui avait remise un an plus tot, avant son entrée à l'Institut. Puis il composa celui qui figu-
rait en face du nom de Tanaka. Pendant que la sonnerie retentissait à l'autre bout de la ligne, Hiroshi laissa libre cours à sa colère et à son ressentiment contre Sean Murphy. Si ce blanc-bec encore étudiant en médecine ne s'était pas présenté à Miami, il ne se serait pas retrouvé dans une position aussi précaire.
Un bip sonore suivit le message débité à toute allure en japonais, qui priait les correspondants de laisser leurnom et leurnuméro de téléphone. Hiroshi obtempéra, non sans avoir précisé qu'il attendrait qu'on le rappelle. Ses pensées dérivèrent ensuite vers Tanaka.
Il ne connaissait pas très bien le personnage, mais le peu qu'il savait sur lui n'était pas pour le rassurer.
Espion industriel de haut vol, Tanaka travaillait sur contrat avec différentes sociétés japonaises. Le bruit courait aussi, se souvint Hiroshi dans un début de panique, que Tanaka était lié aux yakusa, la terrible mafia japonaise.
quelques instants plus tard, le téléphone se mit à
sonner dans un bruit discordant encore amplifié par le silence ambiant. Hiroshi décrocha précipitamment, sans attendre la deuxième sonnerie.
" Moshimoshi ", balbutia-t-il beaucoup trop vite dans le combiné, trahissant ainsi sa nervosité.
La voix qui lui répondit avait la précision et le tranchant d'un stylet. C'était celle de Tanaka.
MERCREDI 3 MARS, 8 H 30
Sean se réveilla en sursaut et attrapa sa montre posée sur la table de nuit. Il avait prévu d'arriver de bonne heure au labo et s'en voulut d'avoir dormi si longtemps en constatant qu'il était déjà 8 heures et demie du matin. Dorénavant, il faudrait qu'il se secoue un peu plus s'il comptait mettre en oeuvre le plan de Janet.
Enfilant à la hate son short d'athlétisme pour avoir l'air au moins décent, il se glissa sur le balcon et alla doucement frapper à la porte de Janet. Pas de réponse.
Les rideaux toujours tirés dissimulaient la chambre à
sa vue. Il cogna à nouveau de l'index, plus fort, et la jeune femme apparut derrière la vitre, les traits brouillés par le sommeil.
" Je ne t'ai pas manqué ? la taquina Sean lorsqu'elle lui eut ouvert.
-quelle heure est-il ? demanda Janet, éblouie par la lumière.
-Pas loin de 9 heures. Je pars dans vingt minutes environ. Tu veux qu'on y aille ensemble ?
-Ne m'attends pas, répondit Janet. Il faut que je cherche un appartement aujourd'hui. Je ne peux rester ici que deux nuits.
-A cet après-midi, alors, lança Sean en s'apprêtant à partir.
-Sean ! le héla Janet.
-Oui ?
-Bonne chance !
-Toi aussi. "
Sean ne fut pas long à se préparer. Il prit ensuite sa voiture pour se rendre à l'Institut et se gara devant le b‚timent affecté à l'administration et à la recherche.
L'horloge indiquait 9 heures et demie quand, franchissant le seuil, il tomba sur Robert Harris qui se dirigeait vers l'accueil. Le chef de la sécurité arborait une expression mi-irritée, mi-renfrognée. Apparemment, la bonne humeur n'entrait pas dans ses habitudes.
" Alors, on pantoufle ? demanda-t-il à Sean sur un ton provocant.
-Ah ! mon GI préféré, rétorqua Sean en présentant sa carte au gardien. Mme Mason est-elle tirée d'affaire, gr‚ce à vous ? Je parie qu'elle vous a invité
sur le Luck pour se consoler de mon départ, non ? "
Robert Harris le fusilla du regard, mais le planton débloqua le tourniquet avant qu'il ait eu le temps d'imaginer une réplique cinglante, et Sean passa de l'autre côté.
Ne sachant pas très bien comment aborder cette première journée, il prit l'ascenseur jusqu'au sixième pour aller d'abord voir Claire. Après le malentendu de la veille au soir, elle allait sans doute l'accueillir assez froidement. Néanmoins, il voulait clarifier les choses.
Claire partageait son bureau avec son supérieur immédiat mais elle s'y trouvait seule lorsque Sean entra.
" Bonjour ", dit-il chaleureusement.
Elle leva les yeux: " Bonjour. J'espère que vous avez bien dormi, répondit-elle un brin sarcastique.
-Je suis désolé à propos de ce qui s'est passé hier soir, commença Sean. Ce coup de thé‚tre était très désagréable et très gênant pour tout le monde. Je m'excuse d'avoir d˚ vous quitter de façon aussi abrupte, mais je vous assure que j'ai été le premier surpris par l'arrivée de Janet.
-Puisque vous le dites, répliqua Claire froidement.
-Claire, je vous en prie. Ne m'en voulez pas. Vous êtes une des rares personnes ici que je trouve sympathique. Je m'excuse, vraiment. qu'est-ce que je peux faire d'autre ?
-Vous avez raison, dit-elle en s'adoucissant. Tour-nons la page. que puisje pour votre service, aujourd'hui ?
-J'imagine qu'il faudrait que je voie le Dr Levy.
Comment doisje m'y prendre, à votre avis ?
-Par signal d'appel. Les chercheurs et les membres du personnel médical ont tous un bip. Il vous en faut un. " Sur ce, elle décrocha son téléphone, vérifia auprès de la standardiste que le Dr Levy était dans la maison et demanda qu'on la prévienne.
Elle avait à peine fini de lui expliquer o˘ il devait se rendre pour se procurer un bip qu'une des secrétaires du service administratif la rappela pour lui dire que le Dr Levy se trouvait dans son bureau du sixième étage.
Deux minutes plus tard, Sean frappait à la porte du Dr Levy en se demandant quel accueil elle lui réservait. quoi qu'il en soit, se jura-t-il, il resterait poli.
Pour la première fois depuis son départ de Boston, le jeune chercheur retrouva dans le bureau du Dr Levy un décor et des objets qui lui étaient familiers: des piles de livres et de revues, un microscope binoculaire sous sa housse, et l'habituel bric-à-brac o˘ les lames pour microscope se mêlaient aux microphotographies et aux coupes microscopiques, o˘ les boîtes de Petri côtoyaient tubes à essai, erlenmeyers et petits carnets o˘ consigner les résultats des expériences.
" quelle matinée superbe, hasarda Sean, bien déterminé à partir du bon pied, aujourd'hui.
-J'ai demandé à Mark Halpern de monter dès que j'ai su que vous étiez à l'étage, dit le Dr Levy sans répondre à cette avance. Mark est notre technicien en chef, et pour l'instant l'unique laborantin de la maison. Il est là pour vous aider. Il peut aussi commander tous les types de fournitures ou de réactifs dont vous pourriez avoir besoin, encore que nous soyons assez bien équipés à cet égard. Cela étant, je vise systématiquement les bons de commande. Voici la glycoprotéine, poursuivit-elle en poussant vers Sean une petite éprouvette posée sur son bureau. J'insiste sur le fait qu'elle ne doit en aucun cas sortirde ce b‚timent, vous m'avez bien comprise ? Et je ne plaisantais pas, hier, en vous conseillant de vous en tenir à la t‚che qui vous est assignée. Vous aurez largement de quoi vous occuper. Bonne chance, et j'espère que vous êtes aussi doué
que le Dr Mason a l'air de le penser.
-Ne croyez-vous pas que tout se passerait aussi bien si nous essayions de nous entendre ? " demanda Sean en s'emparant de l'éprouvette.
Le Dr Levy passa la main dans ses cheveux noir de jais pour écarter de son front quelques mèches folles.
" Vos manières carrées me plaisent assez, déclarat-elle après un court silence. quant à nos rapports, ils dépendent de vous. Si vous travaillez dur, tout se passera à merveille entre nous. "
Sur ces entrefaites, Mark Halpern fit son apparition. Au jugé, Sean lui attribua une trentaine d'années. Plus petit que lui de quelques centimètres, il était tiré à quatre épingles; la blouse immaculée qu'il portait par-dessus son costume lui donnait plus l'allure d'un vendeur en produits de beauté que d'un technicien scientifique.
Au cours de la demi-heure qui suivit, Mark s'ingénia à familiariser Sean avec l'immense laboratoire du quatrième étage que Claire lui avait montré la veille.
Les explications qu'il lui fournit tranquillisèrent Sean sur le côté matériel de ses conditions de travail; son seul regret était de ne pas pouvoir se lancer dans des recherches plus passionnantes.
Resté seul, Sean déboucha le petit tube en verre que le Dr Levy lui avait confié et regarda la fine poudre blanche qu'il contenait. Puis, l'approchant de ses narines, il renifla. La substance était inodore. Il commença par la dissoudre en petites quantités dans divers solvants pour se faire une idée de sa solubilité, puis prépara une électrophorèse sur gel qui le rensei-gnerait approximativement sur son poids moléculaire.
Ses occupations l'absorbaient depuis une heure environ quand un mouvement à la périphérie de son champ de vision vint soudain distraire son attention.
Tournant la tête, Sean ne vit devant lui que le vaste espace vide du laboratoire qui s'étendait jusqu'à la porte donnant sur l'escalier. Dans le silence, seuls résonnaient le bourdonnement d'un réfrigérateur et le vrombissement du plateau électrique que Sean avait actionné pour préparer une solution sursaturée.
L'idée le traversa que cette solitude nouvelle pour lui le rendait peut-être sujet aux hallucinations.
Posant ses instruments, il quitta néanmoins la place qu'il occupait au centre de la pièce pour examiner cette dernière de bout en bout. Mais plus il l'inspec-tait, plus il doutait d'avoir vraiment vu quelque chose.
Avançant vers la porte, il tira sur la poignée d'un geste brusque et glissa la tête dehors pour vérifier aussi dans la cage d'escalier. En fait, il ne s'attendait pas à trouver quoi que ce soit, aussi dut-il retenir un cri de surprise lorsqu'il se retrouva nez à nez avec un individu tapi derrière le chambranle.
Sean se rassura sur-le-champ en reconnaissant Hiroshi Gyuhama, qui paraissait aussi saisi que lui.
" Je suis vraiment confus, dit Hiroshi avec un sourire nerveux en s'inclinant en une profonde courbette.
-Tout va bien, rétorqua Sean, pris d'une envie irrésistible de s'incliner à son tour. C'est de ma faute.
J'aurais d˚ regarder par la vitre avant d'ouvrir la porte.
-Non, non, tout est de ma faute, insista Hiroshi.
-Je crois réellement que c'est de la mienne. Mais laissons là cette discussion stérile.
-Je suis seul fautif, s'obstina Hiroshi.
-Vous vouliez entrer ? demanda Sean en désignant le labo d'un geste de la main.
-Non, non, rétorqua Hiroshi dont le sourire s'élargit. Je retournais travailler. " Mais il restait figé
sur place.
" Sur quoi travaillez-vous ? s'enquit Sean qui se sentait obligé de relancer la conversation.
-Sur le cancer du poumon. Merci infiniment.
-C'est moi qui vous remercie ", ajouta Sean machinalement.
Hiroshi s'inclina à nouveau plusieurs fois puis tourna les talons pour monter au cinquième.
Haussant les épaules, Sean revint à sa paillasse. Il était fort possible que ce soit le Japonais qu'il avait entr'aperçu tout à l'heure, au moment o˘ celui-ci passait devant le carreau de la porte. Mais dans ce cas, il fallait en déduire qu'il était resté là tout le temps...
L'idée paraissait absurde.
Sachant qu'il ne retrouverait pas sa concentration de sitôt, Sean décida de descendre au sous-sol pour aller voir Roger Calvet. Leur conversation le mit vaguement mal à l'aise, car sa difformité empêchait le bossu de relever la tête pour regarder son interlocuteur en face. Il s'empressa néanmoins d'accéder à sa demande et de lui préparer un lot de souris auxquelles Sean voulait injecter la glycoprotéine dans l'espoir de susciter une réponse des anticorps. Bien qu'il n'attende pas grand-chose de cette expérience que les autres chercheurs de l'Institut avaient s˚rement tentée avant lui, il devait tout reprendre depuis le début avant de pouvoir recourir aux " astuces " dont il avait le secret.
Une fois dans l'ascenseur, il posa le doigt sur le bouton du sous-sol, puis, changeant soudain d'avis, appuya sur celui du cinquième. Il n'aurait jamais pensé souffrir à ce point de la solitude. Ce stage à
l'Institut s'avérait décidément déplaisant, et cela ne tenait pas uniquement à l'atmosphère peu chaleureuse qui y régnait. En fait, l'endroit n'était tout simplement pas assez peuplé. Il était trop vide, trop propre, trop net. Sean, qui n'avait jusque-là connu que l'esprit collégial caractéristique du milieu universitaire, imaginait qu'il en allait de même partout. Et brusquement, il avait soif de rapports humains. Aussi, sur un coup de tête, avait-il décidé de rendre visite à
ses collègues.
Il tomba d'abord sur David Loewenstein, un garçon mince et exagérément sérieux qui pour l'heure s'absorbait dans l'examen des tubes à essai disposés devant lui. Sean vint se placer à sa gauche et le salua.
" Je vous demande pardon ? bredouilla David en abandonnant momentanément son observation.
-Comment ça marche ? demanda Sean après avoir pris la précaution de se présenter, au cas o˘
David l'aurait oublié depuis la veille.
-Cette expérience se déroule on ne peut mieux, répondit David.
-Sur quoi planchez-vous ?
-Le mélanome.
-Ah. "
Sur ce, la conversation languissant, Sean prit le parti de s'éloigner. Il remarqua qu'Hiroshi regardait dans sa direction, mais, jugeant préférable de l'éviter après le récent incident survenu, il se dirigea vers Arnold Harper. A en juger d'après son long vêtement à
capuchon, Sean subodora qu'il tentait une recombinaison génétique.
L'échange avec Arnold se révéla aussi instructif que celui avec David Loewenstein: Sean apprit en tout et pour tout qu'il travaillait sur le cancer du côlon. Et bien que ces recherches aient un rapport certain avec la glycoprotéine que devait étudier Sean, il ne semblait pas le moins du monde disposé à en parler.
Allant o˘ ses pas le portaient, Sean se retrouva devant le panneau " Entrée interdite " fixé sur la porte du laboratoire hyperprotégé. Se collant comme la veille contre la vitre pour essayer de voir au travers, il ne distingua qu'un couloir o˘ s'alignaient plusieurs portes. Après avoir jeté un regard par-dessus son épaule afin de s'assurer que personne ne l'observait Sean tira la poignée vers lui et pénétra à l'intérieur. Le panneau de verre revint instantanément s'appliquer contre les joints d'étanchéité, signe que cette partie du b‚timent était soumise à une pression négative afin d'empêcher l'air de circuler lorsque le battant était ouvert.
Il resta un instant immobile sur le seuil, le coeur battant, retrouvant la sensation d'excitation maintes fois éprouvée dans son adolescence lorsque Jimmy, Brady et lui décidaient de partir visiter une ou deux villas des beaux quartiers. Ils ne volaient jamais d'objets de valeur; ils se contentaient de postes de télé
et de matériel hi-fi, marchandises qu'ils n'avaient aucun problème à fourguer à Boston. L'argent allait à
un type qui était censé l'envoyer à l'IRA, mais Sean n'avait jamais su le montant des sommes effectivement arrivées en Irlande.
Son immixtion dans la zone interdite ne soulevant apparemment aucune protestation, Sean décida de poursuivre. L'endroit ne ressemblait guère à un labo aux normes P3. La première pièce qu'il inspecta était vide, dépourvue de tout équipement. Sean examina la surface des paillasses. Elles avaient d˚ servir un jour, mais pas de façon intensive: seules quelques traces laissées sur les carreaux par les rondelles en caoutchouc protégeant le pied des appareils témoignaient d'une utilisation antérieure.
Se penchant vers l'avant, Sean ouvrit une petite armoire et jeta un coup d'oeil à l'intérieur. Elle contenait quelques flacons de réactifs à moitié vides et un assortiment d'ustensiles en verre, dont certains étaient cassés.
" On ne bouge plus ! "
La voix brusquement surgie derrière son dos poussa Sean à se redresser et à pivoter sur lui-même.
Robert Harris se tenait sur le seuil, mains sur les hanches et pieds écartés. Son visage sanguin était congestionné. Des gouttes de sueur perlaient sur son front.
" On ne vous apprend pas à lire, à Harvard ? tonna le chef de la sécurité.
-«a ne vaut pas la peine de vous mettre dans un état pareil pour un laboratoire vide, riposta Sean.
-Il est interdit de pénétrer ici.
-On n'est pas à l'armée. "
Harris s'avança, l'air menaçant. Plus grand et plus lourd que Sean, il espérait l'intimider, mais ce dernier ne bougea pas d'un pouce. Il attendait, tous muscles bandés. Gr‚ce à l'expérience acquise dans la rue, il savait o˘ il cognerait, et fort, si Harris tentait de porter la main sur lui. Mais il pressentait aussi que l'autre ne s'y risquerait pas.
" Espèce de péteux, cracha Harris. J'ai tout de suite su que vous alliez nous poser des problèmes.
-C'est marrant ! Je me suis dit la même chose en vous voyant !
-Je vous ai prévenu: il ne faut pas me chercher, beugla Harris en s'approchant, le cou tendu, pour dévisager Sean à quelques centimètres.
-Vous avez des points noirs sur le nez, au cas o˘
vous ne le sauriez pas. "
Harris s'immobilisa, sans cesser de fixer Sean. Son teint vira au rouge brique.
" Franchement, vous ne devriez pas vous exciter comme ça, ça vous fait du mal, observa Sean.
qu'est-ce que vous foutez ici, on peut savoir ?
Pure curiosité de ma part. J'ai appris qu'il y avait un labo P3 et j'ai eu envie de visiter.
-Vous avez deux secondes pour déguerpir ", lui ordonna Harris en reculant d'un pas et en lui montrant la porte.
Sean passa dans le couloir. " Je n'ai pas eu le temps de tout visiter, lança-t-il sur le seuil. «a vous dirait de venir explorer avec moi ?
-Dehors ! " hurla Harris le doigt pointé vers la sortie.
Janet avait rendez-vous en fin de matinée avec l'infirmière en chef, Margaret Richmond. Une fois que Sean l'eut réveillée, elle mit à profit le temps qu'il lui restait avant de partir pour prendre une longue douche, s'épiler les jambes, se sécher les cheveux et repasser sa robe. Ce genre d'entrevue lui donnait toujours le trac, même si en l'occurrence elle savait que l'Institut Forbes avait accepté sa candidature. Janet se sentait d'autant plus tendue qu'il n'était pas encore tout à fait exclu que Sean décide de rentrer à Boston. Totalement ignorante de ce que lui réservait l'avenir immédiat, elle ne manquait d'ailleurs pas de raisons de s'inquiéter.
Margaret Richmond ne ressemblait pas à l'idée que s'en était faite Janet à partir de leur discussion téléphonique. A sa voix, elle avait imaginé une personne frêle et délicate, bien différente de la forte femme à
l'air plutôt sévère qui se tenait devant elle. Mme Richmond la reçut cependant avec une cordialité toute professionnelle et la félicita sincèrement d'avoir postulé à l'Institut. Elle lui laissa même le choix de ses horaires de travail. Janet qui s'était préparée à devoir d'abord accepter des gardes de nuit fut ravie de pouvoir opter pour l'équipe de jour.
" Je vois que vous indiquez une préférence pour les soins thérapeutiques, dit Mme Richmond en consultant le dossier placé sous ses yeux.
-C'est exact, précisa Janet. Je trouve ce travail particulièrement gratifiant dans la mesure o˘ il me permet d'être en contact avec les malades.
-Il nous manque quelqu'un au troisième depuis déjà un certain temps.
-Ce serait parfait, répondit Janet avec enthousiasme.
-quand voulez-vous commencer ? lui demanda Mme Richmond.
-Demain ", dit Janet. Elle aurait préféré prendre quelques jours pour chercher un appartement et s'y installer, mais il lui paraissait urgent d'entamer son enquête sur le protocole du médulloblastome. " Je crois qu'il faut que je consacre la journée d'aujourd'hui à trouver un appartement dans le quartier, ajouta-t-elle.
-Avotre place, glissa Mme Richmond, je cherche-rais plutôt du côté des plages, ou bien à Coconut Grove. Ces parties de la ville ont été très bien restaurées.
-Je suivrai vos conseils , acquiesça Janet. Puis elle se leva, pensant que l'entretien était terminé.
Mme Richmond la retint . " Voulez-vous que je vous montre rapidement la clinique ?
-Très volontiers ", assura Janet.
Mme Richmond la conduisit d'abord de l'autre côté
du couloir pour la présenter à Dan Selenburg, l'admi-nistrateur de l'établissement hospitalier. Ce dernier ne pouvant les recevoir pour l'instant, elles se rendirent au rez-de-chaussée qui abritait le service des consultations externes, la salle de conférences et la cafétéria.
Au premier étage, Janet visita en Coup de vent l'unité de soins intensifs, les salles de chirurgie, le laboratoire, le service de radiologie et les archives.
Puis elle suivit son guide jusqu'au troisième.
Avec son côté accueillant et sa conception très moderne, la clinique impressionna favorablement Janet. De plus, le personnel lui parut compétent, ce qui pour elle, infirmière, constituait un bon point.
Jusque-là, elle avait un peu appréhendé de travailler dans cet établissement spécialisé dans les traitements anticancéreux. Mais l'ambiance agréable et la diversité de la population qui y était hospitalisée la convainquirent qu'elle arriverait à s'intégrer sans problème. A bien des égards, la clinique de l'Institut Forbes lui rappelait l'hôpital Memorial de Boston; ces locaux étaient simplement plus neufs et décorés avec plus de go˚t.
Le troisième étage était aménagé selon un plan identique à tous les niveaux destinés à recevoir des malades. Il formait un rectangle divisé en chambres particulières qui se distribuaient de part et d'autre d'un couloir central. Délimité par un grand comptoir en forme de U, le bureau des infirmières était situé au milieu, à côté des ascenseurs. Derrière, se trouvaient la pièce réservée au personnel soignant et une réserve à pharmacie fermée par une porte à double battant.
En vis-à-vis, de l'autre côté du couloir, s'ouvrait le salon-parloir des malades; et face aux ascenseurs, il y avait un réduit servant à ranger le matériel et les produits d'entretien. Enfin, chaque extrémité du couloir donnait sur un escalier.
Une fois cette courte visite terminée, Mme Richmond présenta Janet à Marjorie Singleton, la surveillante de l'équipe de jour. Cette dernière, une petite rousse au nez criblé de taches de rousseur, plut tout de suite à Janet. Elle débordait d'énergie et semblait ne jamais se départir de son sourire. Janet rencontra également plusieurs autres membres du personnel, mais sans réussir à graver dans sa mémoire tous ces noms nouveaux pour elle. A l'exception de Mme Richmond et de Marjorie, le seul qu'elle arriva à retenir fut celui de Tim Katzenburg, le secrétaire médical du troisième étage. Ce bel adonis blond et bronzé avait plus l'allure d'un séducteur que d'un employé de bureau. Il confia à Janet qu'il suivait des cours du soir pour devenir assistant en chirurgie depuis qu'il avait découvert le peu d'utilité de son diplôme de philosophie.
" Nous sommes vraiment ravis de vous compter parmi nous, lui dit Marjorie qui avait d˚ s'absenter quelques instants pour s'occuper d'une urgence sans gravité. Autant de perdu pour Boston, autant de gagné
pour nous.
-Je suis très contente d'être ici, répondit Janet.
-Nous étions à court de personne depuis la fin tragique de Sheila Arnold, poursuivit Marjorie.
-que lui est-il arrivé ?
-Une chose horrible. Elle a été violée et tuée. Chez elle, c'est-à-dire pas très loin de l'hôpital. Bienvenue à Miami, comme on dit !
-C'est affreux ", murmura Janet. Elle se deman-
dait si ce n'était pas là la raison qui avait poussé
Mme Richmond à la mettre en garde contre le quartier.
" En ce moment, nous avons chez nous quelques patients qui viennent de Boston, reprit Marjorie, voulez-vous les voir ?
-Avec plaisir ", dit Janet.
Courant presque pour rester à la hauteur de Marjorie qui avançait d'un pas vif et décidé, elle pénétra à
sa suite dans une chambre située sur la façade ouest du b‚timent.
" Helen, appela doucement Marjorie une fois arrivée au chevet du lit. Voici une personne de Boston, qui vient vous rendre visite. "
La malade ouvrit ses grands yeux verts dont la couleur d'émeraude formait un contraste frappant avec la p‚leur de son teint.
" Janet est infirmière et elle va désormais travailler avec nous ", poursuivit Marjorie.
Janet n'avait bien s˚r pas oublié le nom d'Helen Cabot. En dépit de la semijalousie qu'elle avait pu ressentir à Boston, elle se sentit toutefois rassurée de la savoir à l'Institut. Sa présence contribuerait à retenir Sean en Floride.
Elle échangea quelques mots avec la jeune malade, puis sortit de la chambre en compagnie de Marjorie.
" Un cas bien triste, commenta cette dernière. Surtout pour quelqu'un d'aussi adorable. Elle doit subir une biopsie aujourd'hui. J'espère qu'elle réagira bien au traitement.
-Pourquoi ne réagirait-elle pas bien ? s'étonna Janet. J'ai entendu dire que vos médecins obtenaient cent pour cent de rémissions avec ce cancer. "
Marjorie s'arrêta net pour la dévisager: " Vous m'impressionnez, dit-elle. Non seulement vous sem-blez au courant de nos résultats sur le médulloblastome, mais en plus vous avez tout de suite établi le bon diagnostic. Auriez-vous le don de double vue, par hasard ?
-Hélas non, répliqua Janet en riant. Helen Cabot était hospitalisée au Memorial de Boston. C'est là-bas que j'ai appris ce qu'elle avait.
-Je me sens mieux. Une seconde, j'ai cru que vous étiez en possession de pouvoirs surnaturels. En fait, continua Marjorie en se remettant en route, je suis inquiète pour Helen Cabot car ses tumeurs en sont déjà à une phase très avancée. Pourquoi l'avoir gardée si longtemps à Boston ? Il y a des semaines qu'elle aurait d˚ commencer le traitement.
-Voilà un point sur lequel je ne sauràis vous répondre, admit Janet.
Les deux jeunes femmes se rendirent ensuite chez Louis Martin. Contrairement à Helen, Louis ne paraissait pas malade. Elles le trouvèrent assis dans un fauteuil, habillé de pied en cap. Il n'était arrivé que quelques heures plus tôt, et les formalités de son admission n'étaient pas encore terminées. S'il n'avait pas l'air gravement atteint, il semblait en revanche très anxieux.
Marjorie effectua une nouvelle fois les présentations, en précisant que Louis souffrait du même problème qu'Helen mais que, gr‚ce à Dieu, il leur avait été
adressé beaucoup plus vite.
Janet serra la main moite qu'il lui tendait. Devant l'effroi qu'elle lut dans ses yeux, elle essaya de trouver quelques mots susceptibles de le réconforter. Elle se sentait un peu coupable, car ce n'est pas sans une certaine satisfaction qu'elle avait appris qu'il était atteint du même mal qu'Helen. Le fait que deux patients de son étage suivent le traitement mis au point pour le médulloblastome allait accroître ses chances de mener ses recherches à bien. Sean en serait s˚rement content.
Comme elle raccompagnait Marjorie jusqu'au bureau des infirmières, Janet lui demanda si tous les cas de médulloblastome étaient regroupés au troisième.
" Grand Dieu, non ! s'exclama Marjorie. Nous ne trions pas les malades en fonction de leur type de cancer. Leur hospitalisation à tel ou tel étage est un pur effet du hasard. En ce moment, nous avons trois médulloblastomes au troisième: Helen Cabot, Louis Martin et Kathleen Sharenburg, une jeune fille de Houston qui doit entrer aujourd'hui. "
Janet dissimula de son mieux sa satisfaction.
" Il y a encore quelqu'un que j'aimerais vous présenter, dit Marjorie en s'arrêtant devant la chambre 309. Gloria est un amour, et elle a une volonté de vivre qui galvanise les autres malades. Si je me souviens bien, elle vient d'un quartier de Boston appelé North End.
-Entrez, dit une voix derrière la porte en réponse aux coups discrets frappés par Marjorie.
-Bonjour, Gloria, lança Marjorie en poussant le battant. Alors, et cette chimio ?
-Extraordinaire, répliqua Gloria sur le ton de la plaisanterie. Je commence la première perfusion aujourd'hui.
-Je vous ai amené une de vos concitoyennes, ajouta Marjorie. Janet vient de Boston. Elle va travailler avec nous comme infirmière. "
Janet remarqua tout de suite que la femme allongée dans le lit devait avoir à peu près son ‚ge. quelques années plus tôt, un tel constat l'aurait épouvantée.
Avant de rentrer à l'hôpital, elle pensait naivement que le cancer ne frappait que les personnes ‚gées. Depuis, elle avait appris qu'aucun ‚ge n'était à l'abri de la terrible maladie.
Gloria avait le teint mat, des yeux noirs, et sans doute était-elle brune à en juger d'après les touffes de duvet qui lui recouvraient le cr‚ne par endroits. Elle avait d˚ avoir de beaux seins, mais à présent le fin tissu de sa chemise de nuit reposait bien à plat sur toute une moitié de son buste.
" Monsieur Widdicomb ! s'écria soudain Marjorie avec une irritation teintée de surprise. Pouvez-vous m'expliquer ce que vous fabriquez ici ? "
Absorbée dans la contemplation de Gloria, Janet n'avait pas remarqué qu'un quatrième personnage se trouvait dans la pièce, un homme en uniforme vert affublé d'un nez légèrement tordu.
" Ne vous f‚chez pas contre Tom, dit Gloria. Il essaie simplement de m'aider.
-Je vous avais demandé d'aller nettoyer le 317, poursuivit Marjorie sans tenir compte de l'intervention de Gloria. Pourquoi êtes-vous dans cette chambre ?
-J'allais faire la salle de bains ", répliqua l'interpellé sans lever les yeux, en tripotant le manche du balai-éponge plongé dans son seau.
Janet observait la scène, fascinée. Marjorie, ce petit bout de femme haut comme trois pommes, venait sous ses yeux de se transformer en chef autoritaire et intraitable.
" Et comment allons-nous accueillir la nouvelle malade si sa chambre n'est pas prête ? Sortez d'ici tout de suite et faites ce que je vous ai dit ", ordonna-t-elle à Tom Widdicomb en montrant la porte du doigt.
" Ce garçon de salle est ma bête noire, murmura-t-elle en secouant la tête une fois qu'il fut parti.
-Il ne pense pas à mal, dit Gloria. Tom est un ange avec moi. Il vient me voir tous les jours.
-C'est très gentil à lui, mais il n'est pas infirmier rétorqua Marjorie. Il faudrait d'abord qu'il fasse ce qu'on lui demande. "
Janet sourit. Elle aimait travailler dans des services dirigés par des gens capables de s'imposer. La petite scène à laquelle elle venait d'assister la persuadait qu'elle s'entendrait à merveille avec Marjorie Singleton.
quelques éclaboussures d'eau sale jaillirent du seau pendant que Tom filait le long du couloir jusqu'à la chambre 317. Il libéra le loquet et laissa le battant se refermer avant de s'y appuyer, le souffle court. Les hoquets sifflants qui lui échappaient témoignaient de la terreur qui l'avait empoigné au bruit des coups frappés contre la porte de Gloria. Juste au moment, à une seconde près, o˘ il allait lui donner la succinylcholine ! Si Marjorie et cette nouvelle infirmière étaient arrivées un instant plus tard, il aurait été pris sur le fait.
" Tout va bien, Alice, murmura Tom à sa mère pour la rassurer. Il n'y a pas de problème. Ne t'en fais pas. "
Maintenant qu'il avait maitrisé sa peur, Tom s'aban-donnait à la colère. Marjorie ne lui avait jamais plu.
Dès le premier jour il l'avait détestée, avec son dyna-misme et ses sourires fauxjeton de sale fouineuse.
Alice l'avait prévenu qu'il fallait s'en méfier mais il ne l'avait pas écoutée. Il aurait d˚ la traiter de la même façon que l'autre, Sheila Arnold. Celle-là aussi se mêlait de ce qui ne la regardait pas; elle aurait voulu savoir pourquoi il traînait à côté d'un chariot d'anes-thésiants. En tout cas Marjorie ne perdait rien pour attendre. Il finirait bien par dégoter son adresse en faisant le ménage dans les bureaux de l'administration, et il lui montrerait, une bonne fois pour toutes, qui était le plus fort.
La pensée du traitement qu'il allait infliger à Marjoriè l'ayant un peu calmé, Tom s'écarta de la porte et balaya la pièce du regard. Faire le ménage lui était égal, dans la mesure o˘ cela lui laissait une certaine liberté. Le travail était moins intéressant que dans les ambulances, bien s˚r, mais au moins il n'avait de comptes à rendre à personne. Le plus souvent, on lui fichait la paix, et les anicroches avec les gens de l'espèce de Marjorie restaient rares. qui plus est, il pouvait circuler à sa guise dans l'hôpital. Le seul hic, c'est qu'il fallait quand même bien nettoyer de temps en temps. Mais comme les autres ne passaient pas leur temps à le surveiller, en général il s'en tirait avec un petit coup de balai vite fait.
Pour être honnête avec lui-même, Tom devait reconnaître que le seul emploi qu'il regrettait vraiment était celui qu'il avait trouvé chez un vétérinaire tout de suite après avoir quitté le lycée. Il aimait les animaux. Au bout d'un certain temps, son patron lui avait confié la t‚che d'endormir les bêtes, le plus souvent de vieux chats ou de vieux chiens malades. Abréger leurs souffrances procurait à Tom une immense satisfaction. Cela l'avait d'ailleurs beaucoup déçu de voir qu'Alice ne partageait pas son enthousiasme.
Ouvrant la porte, Tom jeta un oeil dans le couloir. Il fallait qu'il aille chercher son chariot de ménage dans le débarras, mais il ne voulait pas tomber sur Marjorie. Elle allait encore lui crier dessus et il craignait de ne pas pouvoir se maîtriser. A plusieurs reprises déjà, il avait d˚ se retenir pour ne pas la frapper comme elle le méritait. Or il n'était pas fou: il savait qu'il ne pouvait pas se permettre ça sur son lieu de travail.
Ce serait plus difficile d'aider Gloria maintenant qu'il avait été repéré dans sa chambre. Il allait falloir redoubler de prudence et attendre un jour ou deux.
Pourvu qu'elle soit encore sous perfusion, d'ici là !
Tom ne voulait pas injecter la succinylcholine par voie intramusculaire, car la substance risquait d'être détectée à l'autopsie.
Il se glissa furtivement dans le couloir. En passant devant la chambre 309, il jeta un regard à l'intérieur.
Marjorie était partie mais l'autre, la nouvelle, s'attardait auprès de Gloria.
Tom ralentit le pas, en proie à une nouvelle angoisse. Et si cette infirmière engagée à la place de Sheila avait été recrutée pour le démasquer ? Si c'était une espionne ? Cela expliquerait son arrivée inopinée dans la chambre de Gloria, en compagnie de Marjorie !
Plus il y réfléchissait, plus Tom se persuadait qu'il voyait juste. La preuve, c'est que la nouvelle était restée avec Gloria. Elle venait pour le piéger, pour mettre un terme à sa croisade contre le cancer du sein.
" Ne t'inquiète pas, Alice, cette fois je me méfierai ", murmura Tom à sa mère.
Anne Murphy avait l'impression de revivre, de sortir enfin de l'accablement dans lequel l'avait plongée le départ de Sean pour Miami. Cette ville restait pour elle synonyme de drogue et de péché. Elle aurait d˚
prévoir que son fils choisirait de s'y rendre ! Sean avait toujours été un garçon difficile, et comme tous ceux de son sexe ce n'était pas maintenant qu'il allait changer en dépit des succès étonnants venus couronner ses dernières années de lycée puis ses études à l'université. Anne avait cru entrevoir une lueur d'espoir quand il s'était inscrit en médecine, mais elle avait vite déchanté en apprenant que son fils ne comptait pas s'installer comme praticien. Se résignant, comme maintes fois par le passé, elle avait décidé de porter sa croix et de ne plus prier le Ciel d'accomplir des miracles.