« C'est là », dit Avapouhi en se retournant.
Purcell peinait dans les rochers à quelques mètres au-dessous d'elle. Le sentier était une sorte de gorge rectiligne, taillée dans le roc, et si abrupt, dans sa dernière partie, qu'il fallait s'accrocher aux aspérités pierreuses pour progresser. Purcell avançait avec une lenteur qui l'exaspérait. Il avait le sentiment d'offrir une cible parfaite à un tireur placé au bas de la pente. Il ne regardait pas derrière lui, mais bien qu'il ruisselât de sueur sous le soleil, des frissons de froid lui traversaient le dos.
Il rejoignit Avapouhi, la tira par la main à l'abri d'un gros buisson qui cachait à demi l'entrée de la grotte et, à travers les branches, jeta un coup d'ceil au bas de la gorge. Il se tenait debout, l'épaule appuyée contre celle d'Avapouhi, incapable de parler, étonné du bruit que faisait son souffle. A part un léger tremblement de l'air au-dessus des roches surchauffées, le paysage, à ses pieds, était vide, immobile. Il respira, puis se tourna vers la grotte. Il était en sûreté, enfin.
« Viens, Avapouhi.
— Attends. La bassine de fruits! »
Elle passa la main à travers les branches du buisson, tira la bassine à elle, et avec un geste rond, la cala contre sa hanche. Il la regarda. C'était la deuxième fois en moins d'une heure qu'elle avait fait l'ascension du banian à la grotte, et elle n'était même pas essoufflée.
« Et maintenant?
— Avance tout droit, Adamo. Je te dirai. »
Le sol de la grotte descendit sur un ou deux mètres, puis se mit à remonter en pente douce, dans un enchevêtrement de buissons et de fleurs. La voûte était percée de fissures et de cheminées qui communiquaient avec l'air libre, et des taches de soleil jouaient par places sur les murs. Le tunnel tourna à gauche, la fraîcheur tomba sur les épaules de Purcell, les taches de lumière disparurent, la pénombre se fit par degrés.
« Les toupapahous, dit Avapouhi en s'arrêtant. J'ai peur.
— Maamaa, dit Purcell avec impatience. Tu as passé quinze jours ici avec Itia! Ils ne t'ont rien fait! Ce sont de bons toupapahous! »
Elle dit au bout d'un moment :
« Ils ont peut-être changé. »
Purcell haussa les épaules.
« Tu ne risques rien avec moi. Je ne crois pas en eux.
— C'est vrai? dit-elle avec espoir.
— C'est vrai. »
Selon la croyance tahitienne, les toupapahous se gardaient de persécuter les hommes qui n'attachaient pas foi à leur existence. Que, malgré cela, il n'y eût pour ainsi dire pas d'incrédules à Tahiti, c'était bien là l'étonnant.
Purcell reprit sa marche et Avapouhi le suivit sans résistance. Non seulement, comme Mehani, Adamo ne croyait pas aux toupapahous, mais elle venait de s'aviser d'une particularité rassurante : Adamo avait les cheveux couleur de miel. Les toupapahous n'avaient jamais vu un vivant aussi insolite. Découragés par son scepticisme, déconcertés par son apparence, il était probable qu'ils se tiendraient cois, même si leur disposition s'était gâtée depuis la grande pluie.
Purcell s'enfonça dans le froid jusqu'aux jarrets, et recula. Une eau noire recouvrait le sol aussi loin devant lui qu'il pouvait voir. Luisant doucement dans la pénombre, de grosses pierres arrondies émergeaient de place en place.
« Itia avait parlé d'une petite source, dit-il, stupéfait.
— Il n'y avait pas d'eau ici quand nous y étions, dit Avapouhi, la voix changée. C'est une méchanceté des toupapahous! »
Elle recommençait!
« Ecoute! » dit Purcell, exaspéré.
Il la prit dans ses bras et la sentit sous ses mains raide et glacée.
« Ecoute! reprit-il avec solennité, les toupapahous n'existent pas! Moi, Adamo, ajouta-t-il d'une voix forte, je déclare que les toupapahous n'existent pas! »
La rapidité avec laquelle Avapouhi réagit à cette déclaration stupéfia Purcell. Elle fondit en un instant comme du beurre, sa peau redevint chaude, sa taille retrouva sa souplesse. Elle était passée en un clin d'œil de l'extrême paralysie de la peur à la quiétude la plus profonde. Elle frotta sa joue avec gratitude contre la joue d'Adamo. Ce n'était pas ce qu'Adamo avait dit, c’était son ton d'éloquence qui comptait.
Purcell avançait de pierre en pierre. Parfois, quand la distance était trop grande, il lâchait la main d'Avapouhi et sautait. La voûte au-dessus de sa tête n'avait qu'une faible hauteur et la grotte se présentait comme un tunnel étroit et sinueux. Une branche du torrent avait dû le forer autrefois, jusqu'au jour où un éboulis avait détourné son cours. Et maintenant, l'eau devait à nouveau filtrer à travers l'éboulis. Quand elle aurait élargi son passage — au bout de combien d'années? — elle déborderait le replat de l'entrée, jaillirait de la grotte et dévalerait en torrent jusqu'au pied de la montagne. Elle avait, à coup sûr, emprunté ce chemin autrefois. Le sentier encaissé qu'il avait escaladé avait bien l'aspect d'une gorge creusée par l'érosion.
« Les toupapahous n'ont rien fait, dit-il en se retournant. C'est l'eau du torrent qui a fait un petit trou dans le roc.
— L'eau est très habile », dit Avapouhi du ton de respect dont elle aurait parlé d'un chef.
Il lâcha sa main et sauta sur une large pierre plate au milieu de l'eau. La pierre bascula en avant avec un floc, suivi d'un choc mat. Purcell faillit perdre l'équilibre, battit l'air de ses bras et sauta sur une autre pierre. Il y eut derrière lui les deux mêmes bruits : celui de la pierre contre l'eau, et celui du roc contre le roc. La dalle venait de reprendre sa place..
« Tu feras attention », dit-il par-dessus son épaule.
Il fit encore une dizaine de mètres. Le tunnel tourna à droite, et sur le mur à la gauche de Purcell, apparut, percé dans le roc, un trou rond, assez régulier et à peine plus large qu'un hublot. Purcell se pencha. L'ouverture donnait sur une autre galerie, moins sombre que celle où il se trouvait, et nettement surélevée. De ce côté-ci, le bord inférieur du hublot lui arrivait à la hauteur de la hanche, mais de l'autre côté, il était au niveau du sol. Le second tunnel paraissait rectiligne, et après une zone assez claire, s'enfonçait dans l'obscurité. Le sol était composé, là aussi, de gros galets ronds ou plats, mais parfaitement secs. L'eau n'avait pas repris possession de ce tronçon.
« C'est là », dit Avapouhi.
Il se retourna.
« C'est là? De l'autre côté du trou?
— C'est très facile. Tu vas voir. »
Elle se baissa, passa la tête par le hublot, et les deux mains à plat sur le sol de l'autre côté, elle souleva ses pieds, imprima à ses hanches un mouvement de reptation et disparut. Cela fut fait avec une prestesse inouïe. La seconde d'après, sa tête réapparut par l'ouverture.
« Je vais t'aider.
— Non », dit Purcell.
Mais il s'en tira beaucoup moins bien qu'elle. Quand il se releva, la peau de son estomac était meurtrie.
Il se trouvait dans une espèce de chambre voûtée, de quatre mètres sur quatre environ, après laquelle le tunnel se rétrécissait jusqu'à devenir un boyau et se perdait dans le noir. La chambre elle-même était éclairée par une fissure qui jetait sur une des parois une tache de lumière de la largeur d'une main.
« Il ne faut pas aller plus loin, dit Avapouhi en désignant le boyau. Il y a un puits.
— Profond? » Elle inclina la tête.
« Tu jettes une pierre. Tu attends et tu attends. Et elle fait plouf!
— Est-ce qu'on peut passer de l'autre côté du puits?
— Nous, dit Avapouhi. Pas toi. »
Elle avait parlé sans l'ombre de dédain. Elle constatait un fait. Purcell se dirigea vers le boyau. Dès qu'il eut gagné la zone d'ombre, il ralentit pour laisser à ses yeux le temps de s'habituer à l'obscurité. Il baissait la tête, bien qu'il se rendît compte que cette précaution était inutile, la voûte était encore à vingt bons centimètres de sa tête. Par contre, en étendant ses deux bras dans l'axe de ses épaules, il rencontra de chaque côté la roche sous ses paumes.
« Attention, dit Avapouhi en le touchant. C'est là.
— Où là?
— Devant toi. »
Quels yeux elle avait! Il se baissa, et à moins d'un mètre, en effet, il aperçut une imperceptible ligne sombre. Il se mit à plat ventre et avança en rampant. Puis, en tâtonnant avec les mains, il reconnut les bords du gouffre d'une paroi à l'autre. Il n'y avait pas de passage. Le puits occupait toute la largeur du boyau.
Il se releva. Il ne vit pas Avapouhi, mais au parfum des fleurs qu'elle portait dans ses cheveux, il sut qu'elle était à sa droite.
« Tu pourrais passer de l'autre côté? dit-il d'un air de doute.
— Oui, tu veux que je te montre?
— Non, non, dit-il avec vivacité. Tu l'as déjà fait?
— Nous trois.
— Vous trois?
— Moi, Itia, Mehani.
— Quand?
— Quand le chef est venu cacher ses fusils avec Vaa pendant la grande pluie. Homme! Mehani n'a eu que le temps de jeter notre lit de feuilles dans le puits et de passer de l'autre côté avec nous. Le chef a dit à Vaa de rester dans la chambre et il s'est avancé, seul, dans le boyau. Aoué ! Les yeux des Peritani ne sont pas bons! Nous étions à une longueur de javelot de l'autre côté du puits, et le chef ne nous voyait pas. Mehani a eu peur que le chef se jette dans le puits et il a lancé dedans une petite pierre. La pierre a fait plouf! Le chef a sursauté, puis il s'est mis à plat ventre comme toi; il a tâté avec ses mains, il a grogné (ici une imitation saisissante du « Humph! » de Mason) et il est retourné.
— Qu'est-ce qu'il y a de l'autre côté du puits?
— Tu marches encore un petit peu, et c'est fini, le mur est partout. »
Purcell revint sur ses pas. Après la nuit totale du boyau, la chambre qui le précédait paraissait presque claire.
« Où le chef avait-il caché ses fusils?
— Là. »
Du côté opposé à la tache de lumière, un rocher faisait saillie et, entre la voûte et lui, à trois mètres de hauteur, une fente se devinait.
« Il a dû avoir du mal », dit Purcell d'une voix sans timbre.
D'un seul coup il avait senti toute sa fatigue. Il n'avait qu'un désir : s'allonger et se taire. Se taire, surtout.
« Pourquoi? dit Avapouhi, c'est très facile. Quand le chef est parti, Mehani a grimpé, il a tout ramené par terre, et il a tout déballé, les fusils enveloppés dans des chiffons gras, et les choses qui tuent dans une caisse avec du fer dessus. Puis Mehani a tout remis en place, et il nous a fait jurer de ne rien dire à personne, pas même à Ouili. Et il a fait aussitôt un autre lit pour que Ouili ne s'aperçoive de rien. »
Elle s'interrompit, mit la main sur ses yeux, se coula à terre, et l'autre main ouverte sur ses genoux, elle se mit à pleurer. Elle pleurait sans bruit, soulevant ses épaules par saccades, et laissant ses larmes rouler sur ses joues sans les essuyer.
Purcell s'accroupit à côté d'elle.
« Qu'est-ce que tu as, Avapouhi? »
Elle enleva la main de ses yeux.
« Tu as été voir les Autres. Et en revenant tu ne m'as pas parlé de Ouili. »
Il détourna la tête. En courant, par bribes, il lui avait raconté le Manou-faïté. Mais c'était vrai, il n'avait rien dit de Ouili, qu'aurait-il pu dire? Et depuis qu'elle l'avait retrouvé, elle avait attendu. Elle avait attendu tout au long de cette course folle du banian à la grotte. Et dans la grotte aussi, contre tout espoir, elle avait attendu. Et maintenant, l'espoir venait de crever d'un seul coup. Elle voyait enfin d'un œil clair ce qu'elle savait depuis le début : Ouili était mort.
Viens », dit Purcell en la saisissant par les épaules.
Il la remit sur pied, il se sentait trop épuisé pour parler, il la conduisit jusqu'au lit de feuilles, et la fit s'étendre.. Quand ce fut fait, il s'allongea à côté d'elle, et passant son bras gauche entre son cou et sa longue chevelure, il plaça sa tête dans le creux de son épaule. Il voulut lui dire quelques mots. Mais il n'arriva pas à ouvrir la bouche. Il s'endormit.
« Adamo! » dit une voix à son oreille.
Il sursauta, ouvrit les yeux, et fut stupéfait de trouver Avapouhi dans ses bras. Il remarqua les larmes sur ses joues. Tout lui revint.
« J'ai dormi longtemps?
— Non. A peine. Ecoute-moi, Adamo. Il faut que je parte. Omaata doit s'inquiéter au banian. Elle ne sait pas qu'Itia a été retenue par les Autres. Et Ivoa! Homme! Ivoa! Elle ne sait pas que tu as échappé aux Autres! »
Elle se leva, les yeux brillants. Elle oubliait son propre deuil dans son impatience d'aller apprendre à une autre femme que son tané était vivant.
« Tu as raison », dit Purcell en se levant à son tour.
Il y eut un silence et elle dit :
« Je reviendrai. Si Omaata le permet, je reviendrai. »
Il voulut dire « non », il n'en eut pas le courage. Rester seul de longues heures dans cette grotte glacée et sinistre... Il étreignit Avapouhi aux épaules et lui donna une petite poussée du plat de la main entre les omoplates.
Elle passa ses jambes les premières par le hublot, prit appui en arrière sur ses mains et arc-boutant les reins, elle passade l'autre côté en se retournant; Purcell se pencha et passa la tête par l'ouverture. Ses yeux s'étaient fait à l'obscurité et il la suivit du regard, tandis qu'elle sautait de pierre en pierre. Celles-ci formaient comme de petits îlots de blancheur grisâtre dans l'eau noire. En arrivant sur elles, les pieds d'Avapouhi faisaient des taches sombres. Au-dessus, il y avait la tache claire de sa jupe d'écorce et, plus haut, on ne voyait plus rien que ses bras qui se balançaient et se découpaient en noir sur le mur d'un noir plus clair. Purcell voyait à peine ses hanches bouger, mais il entendait, avec une intensité surprenante, le frottement des lanières d'écorce l'une contre l'autre quand elle sautait. Tout d'un coup, une infime lumière accrocha ses cheveux, et le contour de sa tête se dessina, cerné du trait léger d'une auréole. Ce fut la vision d'une seconde. Tout le haut de son corps parut se dissoudre, sa jupe d'écorce s'escamota, il n'y eut plus rien, le tournant l'avait happée.
Purcell retourna s'allonger sur le lit de feuilles, sombra dans le sommeil et presque aussitôt se réveilla. Il avait très froid, la grotte était aussi silencieuse qu'une tombe, il ferma les yeux, s'assoupit, mais sans trouver de repos. Des phrases, des images tournaient dans sa tête sans arrêt à une vitesse folle, c'était infernal, il n arrivait ni à s'endormir, ni à se réveiller tout à fait. Le Manou-faïté, Itia, la voix de Mason, un coup de feu, un silence, deux coups de feu, Ouili est mort, coupable, dit la voix de Mason, il vomit sous les fougères, Amoureïa, les têtes dans les poini, Omaata, sa main noire, énorme sur l'épaule de Mason, donne-moi ce poisson, Tetahiti, la porte se ferme derrière lui, le coup de feu claque, le sous-bois est vide, souviens-toi, après, les petits palmiers, les cheveux noirs des troncs, les têtes dans les poini, Amoureïa, la voix d'Avapouhi, la voix seule, saris aucune parole, Itia, j'ai peur, j'ai peur, ô mon frère, n'oublie jamais, on étouffe sous le banian, les femmes parlent, parlent, je suis le Manou-faïté, Timi, ses yeux durs, la pointe du coutelas, je saute, je ne saute pas, mes pieds sont collés au sol, les toupapahous, dit Avapouhi d'une voix tremblante, puis, tout d'un coup, très haut, les toupapahous!
La voix paraissait si haute et si proche qu'il se réveilla, s'assit, et regarda autour de lui. Il était seul. Il se leva, porta la main à son front, il y eut dans le tunnel voisin un bruit d'eau qu'on frappe du plat de la main, suivi d'un choc mat. Les deux bruits étaient si faibles que Purcell douta un quart de seconde les avoir entendus. Ils recommencèrent au même instant. Le floc, le choc mat. Il tendit l'oreille, retenant son souffle. Le silence était total. Au même instant, la lumière se fit. La dalle. La dalle en porte à faux dans le tunnel. Elle avait basculé en avant et repris sa place aussitôt. Avapouhi était revenue. Elle était de l'autre côté de la paroi rocheuse, à quelques mètres de lui. « Si vite », pensa-t-il avec étonnement. Et il se baissa pour passer la tête par le hublot.
Il s'arrêta en plein mouvement, frappé par le silence. Avapouhi, talonnée par la peur des toupapahous, aurait dû courir! Il aurait dû entendre le glissement de ses pieds d'une pierre à l'autre, le frottement l'une contre l'autre des lanières d'écorce de sa jupe! Il s'approcha du hublot avec une extrême lenteur et appliqua son œil droit au-dessus d'une arête rocheuse. A dix pas de lui, debout, immobile sur une pierre, il reconnut la silhouette mince d'un homme, fusil au poing.
La bouche de Purcell devint sèche et ses jambes se mirent à trembler. Il jeta les yeux autour de lui. Pas de cachette. Pas de fuite possible. Devant lui, le puits. Au-delà du puits, pas d'issue. Si Timi pénétrait dans la chambre, il verrait le lit de feuilles et pousserait jusqu'au boyau. Purcell se vit enfermé dans ce cul-de-sac comme un rat dans son trou, et Timi en face de lui, le coutelas à la main. La sueur jaillit sous ses aisselles et lui inonda les flancs, ses mains devinrent moites, il s'appuya contre la paroi rocheuse, il sentait déjà la déchirure de la lame glacée dans son ventre.
Il fit un effort violent pour déglutir, mais sa bouche était si sèche que sa langue restait collée contre son palais. Il sentait au creux de son estomac un vide affreux, et depuis ses lèvres jusqu'à la plante de ses pieds, son corps était agité d'un interminable frisson. L'expression « trembler comme une feuille » traversa bizarrement son esprit et il en comprit tout le sens. Rien ne paraissait capable de mettre fin aux frémissements de ses membres. Inerte, sans voix, paralysé, il assistait, avec un sentiment affreux d'impuissance et de honte, à la trépidation qui le secouait. Malgré la contracture de ses mâchoires, ses joues tremblaient comme une gelée.
f'est alors que, de l'autre côté du hublot, il entendit le bruit d'une respiration. Timi avait réussi à avancer sans faire plus de bruit qu'un chat, mais il n'arrivait pas à contrôler son souffle. Purcell écouta et tressaillit d étonnement. Timi avait peur, lui aussi. Il avait retrouvé sa trace, mais pour pénétrer dans la grotte, il s'était fait une extraordinaire violence. Ce n'était pas d'Adamo qu'il avait peur, mais des toupapahous.
Purcell était collé à la paroi, l'oreille contre la pierre, les pieds à quelques pouces du hublot, et il écoutait le souffle irrégulier et sifflant de son ennemi. Comme Timi devait tenir à l'anéantir pour braver ainsi les toupapahous! Purcell serra les dents. Il y avait quelque chose de répugnant à désirer à ce point la mort d'autrui. Les Tahitiennes disaient qu'il craignait qu'Adamo vengeât la mort de ses amis. Ce n'était pas vrai! Purcell en eut la certitude. Pourchasser un homme désarmé, voilà ce qui grisait Timi! La vengeance, la guerre, n'étaient que des prétextes! Torturer Amoureïa, éventrer Ivoa et détruire son enfant, tuer Adamo, c'était grisant, parce que c'était facile! « L'abominable lâche! » pensa Purcell avec une brusque fureur, et son corps s'arrêta de trembler. Il regarda autour de lui, tâta ses poches, il n'avait même pas un couteau. Pour la première fois de sa vie, il regretta d'être sans arme.
Il aperçut une pierre assez volumineuse à ses pieds. Il se baissa et la souleva à deux mains, étonné de la trouver si lourde. Il appuya son flanc droit contre le rocher, et la pierre au bout de ses bras au-dessus du hublot, il attendit.
Il attendit si longtemps qu'il douta presque avoir vu Timi dans le tunnel. Mais non, le souffle était toujours là, de l'autre côté du mur, haletant, troublé. Il n'était pas croyable que Timi passât devant le hublot sans jeter au moins un regard à l'intérieur.
La pierre au bout des bras tendus et contractés de Purcell s'alourdissait à chaque seconde, et il comprit qu'il allait la lâcher. Il la ramena contre sa poitrine, la cala au creux de son estomac, et une main après l'autre, changea la prise de ses doigts. Il avait détourné les yeux du hublot un quart de seconde, et quand il les reporta sur lui, il vit avec stupéfaction, posé sur les galets et totalement à l'intérieur de la chambre, le coutelas de son ennemi. Peut-être Timi l'avait-il placé là pour avoir les mains libres et passer l'ouverture. Peut-être était-ce un piège. Le cœur de Purcell se mit à battre avec violence. Il était tentant de s'emparer de l'arme, mais pour cela il lui faudrait poser la pierre et passer le bras devant le hublot. Qui sait si Timi n'attendait pas ce geste pour lui happer le bras, le déséquilibrer et le jeter à terre?
Purcell s'immobilisa. Timi allait passer avec son fusil, le fusil était long, Timi ne pourrait pas tirer avant que l'arme fût passée tout entière avec lui de l'autre côté du hublot. Purcell pensa dans un tressaillement de joie, j'aurai tout le temps! Et dans un éclair il comprît ce qu'il devait faire. Il ne devait pas jeter la pierre à la tête de Timi comme il en avait eu l'intention, mais s'en servir comme d'une masse sans la laisser échapper de ses mains. Il fléchit les genoux et porta la jambe droite en arrière pour se rapprocher du sol, en même temps qu'il appuyait la pierre sur sa cuisse pour soulager ses bras. Il était ainsi tout entier replié et ramassé derrière la pierre, prêt à se projeter avec elle en avant dès que la tête de Timi apparaîtrait. La pierre était humide de la sueur qui coulait sans arrêt de ses paumes et il raffermit de nouveau sa prise.
Il entendait toujours la respiration sifflante de Timi et il était surpris de sa lenteur à se décider. Peut-être son instinct l'avertissait-il qu'un danger était proche. Il était remarquable qu'il n'eût pas encore passé sa tête par le hublot. Purcell leva la pierre à la hauteur de son visage et banda ses muscles.
Tout se déclencha si vite qu'il n'eut le temps de rien faire. Timi ne franchit pas l'ouverture par degrés comme avait fait Avapouhi. Il se catapulta à l'intérieur avec la rapidité d'un fauve qui passe à travers un cerceau, mais le visage et la poitrine tournés vers la voûte. Il atterrit sur le dos, et à la seconde même où il toucha le sol, il envoya un terrible coup de crosse à la tête de Purcell. Le coup fut donné avec une vitesse et une sûreté inouïes, comme si Timi avait su, avant même son irruption, que le visage de Purcell se trouvait là. Au même instant, le tonnerre parut éclater dans la grotte et rouler en échos dans ses tunnels. Une fumée blanchâtre envahit la chambre. Timi eut un soubresaut violent, roula sur le ventre, s'accrocha des deux mains aux galets, ne bougea plus.
Purcell avait à peine senti le choc de la crosse sur la pierre. Il était paralysé par la stupeur. Il regardait Timi allongé la face contre terre, les doigts crispés, le corps légèrement tordu vers la gauche. Il paraissait s'offrir aux coups. Les yeux de Purcell tombèrent sur le coutelas. Sa lame brillait entre les jambes de Timi. Sans lâcher sa pierre, sans quitter Timi des yeux, Purcell progressa centimètre par centimètre dans sa direction. Quand il fut au-dessus d'elle, il jeta sa pierre par une brusque détente contre la nuque de Timi, se baissa, saisit l'arme. Le manche était bien en main, ses doigts se resserrèrent sur lui avec force.
La pierre avait heurté avec un bruit mat la nuque de Timi, mais non de plein fouet. Elle eut l'air de rebondir, passa par-dessus sa tête, roula encore sur un mètre ou deux, et s'arrêta. Timi ne broncha pas.
Baissé, sa main gauche frôlant le sol, sa main droite tenant le coutelas, Purcell s'avança avec une infinie lenteur, les yeux fixes, le regard concentré sur un point de peau brune au-dessous de l'omoplate gauche de Timi.
Il bondit. Il y eut un hurlement sauvage. Il était couché tout de son long sur Timi, ses deux mains pressant le manche avec une violence inouïe. Puis hissant son corps plus haut, il appuya sa poitrine sur ses deux mains pour enfoncer la lame davantage. Timi était sous lui, immobile, inerte, vaincu. Purcell pesait sur lui de tout son poids. Un frisson de joie l'envahit.
Du temps passa. La nuit se fit dans l'esprit de Purcell, et il n'entendit plus rien que le bruit rauque de son souffle. Et tout d'un coup, il pensa : le hurlement, c'était moi. Il se leva, les jambes sans force et, se baissant, il arracha le coutelas de la plaie et le jeta. Puis l'envie lui vint de voir le visage de Timi. Il posa la main sur son épaule. Elle lui parut mince comme celle d'une femme. Sous ses doigts, la peau était douce et fondante. Il tira. Timi se retourna sur le dos. Il avait un trou énorme au milieu du front. Un mince filet de sang s'en échappait.
Purcell resta à le regarder, béant, pendant quelques secondes. Puis il comprit. La crosse avait heurté la pierre qu'il tenait devant son visage, le contrecoup avait déclenché la détente, et Timi s'était tué avec son propre fusil.
Purcell retourna en titubant au lit de feuilles et s'assit. Au-dessous du trou sanglant qui défonçait le haut de son front, les yeux de Timi paraissaient vivre. Les cils noirs et fournis recouvraient à demi ses prunelles, et celles-ci luisaient dans le coin des paupières, comme si Timi dévisageait Purcell de côté avec insistance. Sa tête et son cou gracile étaient légèrement tournés du côté opposé, ce qui donnait à son regard une coquetterie sournoise. II n'y avait plus trace de dureté sur son visage, et ses lèvres ourlées s'écartaient l'une de l'autre comme si elles esquissaient un sourire enfantin. Purcell remarqua pour la première fois la forme de ses yeux. Ils étaient très beaux. Ils remontaient vers les tempes comme des yeux d'antilope, mais c'étaient les cils, les magnifiques cils noirs, longs et recourbés, qui donnaient au regard ce velouté, cette câlinerie. Comment ces yeux là avaient fait pour avoir l'air si durs, c'était inexplicable. La vie s'était retirée de Timi et ne lui laissait plus que la douceur qui était en lui et qu'il avait étouffée de son vivant.
Purcell détourna la tête, se leva et un flot de honte l'envahit. La sauvagerie avec laquelle il s'était jeté sur ce corps! Le cri qu'il avait poussé! Et c'était un cadavre qu'il poignardait! Il lui parut incroyable qu'il n'eût pas compris plus vite que Timi était mort. Mais il avait tellement raidi sa volonté, avant l'irruption de Timi, qu'il était passé à l'acte par vitesse acquise, en aveugle, comme une machine. C'était affreux et dérisoire, il se sentait presque plus coupable que s'il avait vraiment tué. « C'est ça le meurtre », pensa-t-il, avec une terrible angoisse. Cette mécanique, cet enchaînement. Il s'était fortifié toute sa vie dans le respect de la vie. Et le moment venu, il s'était abattu sur son ennemi en hurlant comme une bête! Il avait enfoncé le couteau des deux mains, ivre de sa victoire, haletant, inondé de plaisir!
Il sentit que sa poitrine était mouillée. Il la toucha de la main, ses doigts devinrent noirs et visqueux, il frémit de dégoût. Il se dirigea vers le hublot. Les pieds de Timi y étaient encore à demi engagés. Il les saisit, les souleva et traîna le corps le plus loin possible du lit. La tête de Timi ballottait de droite et de gauche en rebondissant sur les galets, et quand Purcell s'arrêta, elle glissa, dans un mouvement lent et tendre, le long de l'épaule gauche et logea son menton dans le creux de la clavicule. Purcell remarqua que le visage était dirigé vers le lit de feuilles et que le regard de Timi allait le suivre quand il se coucherait. Il lâcha les pieds, hésita un moment, et finalement pivota sur ses talons. Il n'avait pas osé prendre la tête de Timi et la tourner de l'autre côté.
Purcell franchit le hublot avec difficulté, sauta sur une pierre, perdit l'équilibre et s'affala dans l'eau tout de son long. Elle était glacée. Il suffoquait. Il se retourna sur le ventre, frotta rapidement sa poitrine, se releva. Il claquait des dents.
Quand il fut revenu dans la chambre, il retira son pantalon, le tordit et le posa sur une pierre. Il avait la nuque douloureuse, un cercle de fer enserrait sa poitrine, et il tremblait de la racine des cheveux jusqu'aux orteils. Chose extraordinaire, une sueur froide perlait en même temps à son front. Il essaya de sautiller, mais ses jambes étaient trop raides pour se plier. Il se battit alors la poitrine du plat de la main, et se penchant, il se donna de grandes claques dans le dos et les cuisses. Mais il n'arrivait pas à déloger le froid de son corps, il restait transi jusqu'aux moelles, il comprit qu'il fallait faire des mouvements plus violents. Il s'allongea à plat ventre sur le sol le plus loin qu'il put de Timi, et prenant appui sur les mains, il se releva à la force des bras, s'abaissa, se releva de nouveau. Il fit cet exercice deux bonnes minutes en tremblant de tous ses membres. Il s'affaissa enfin; à bout de souffle. Ses dents n'arrêtaient pas de claquer.
Il n'avait jamais connu une telle sensation de glace dans tout son corps, il désespérait de la chasser, une inquiétude folle le traversa. Alors, il fit tous les mouvements qu'il connaissait ou qu'il avait vu faire à Jones, et tout en les exécutant, il se mit à compter à voix très haute, puis à crier les chiffres, le froid lui parut céder peu à peu, il avait l'impression que ses vociférations le réchauffaient plus que toute autre chose, et entre deux inspirations, il se mit à hurler. Il ne reconnaissait pas sa propre voix, elle était terriblement aiguë. Il dansait sur place, il se penchait, il se relevait, il sautillait sur les hanches, et surtout il luttait pour retrouver son souffle entre deux hurlements. Il était plus proche, à chaque minute, de l'épuisement et n'osait pas s'arrêter.
A un moment il se vit dans un éclair tel qu'il était : nu comme un ver, dans une grotte, à côté d'un cadavre — en train de se démener comme un fou et de pousser des cris qui n'avaient rien d'humain. C'était risible! Quel mal pouvait se donner un homme pour s'accrocher à la vie! Il était à bout de souffle. Il cessa de s'agiter. Aussitôt, les racines de ses cheveux se glacèrent, le froid parut jaillir de l'intérieur de son corps et l'inonda de la tête aux pieds. Il reprit ses mouvements. Il était condamné pour l'éternité à cette gymnastique imbécile! Il se baissait, il se relevait, il se baissait... Sous son front noyé d'ombre, les yeux noirs de Timi, bizarrement éclairés, ne le quittaient pas, et un demi-sourire restait figé sur ses lèvres, comme s'il contemplait avec ironie l'agitation des vivants.
« Adamo! cria une voix, qu'est-ce que tu fais? »
Il sursauta et pivota sur lui-même. Dardé à travers le hublot qu'il remplissait presque entièrement, le large visage noir d'Omaata lui faisait face, ses yeux lunaires fixés sur lui avec stupeur.
« J'ai froid! hurla Purcell d'une voix aiguë.
— Attends! » dit-elle.
Il la regarda, incrédule. Elle engagea une épaule, puis l'autre, poussa dans la chambre son buste énorme, se dandina pour faire passer les larges hanches, et son corps gigantesque, se ramassant et s'étirant comme du caoutchouc, réussit à franchir l'ouverture. Après son passage un fragment de pierre se détacha et roula sur le sol.
« Mon bébé! cria-t-elle en se précipitant sur lui. Aoué! Mais tu es bleu! »
Pour une fois c'était lui qui se serrait contre elle. Ses deux bras passé autour de sa large taille, il avait l'impression merveilleuse de s'enfoncer dans un édredon. C'était chaud, moelleux, profond. De ses deux grandes mains puissantes elle commença à le frictionner du haut en bas de son dos, tout en déversant sur lui des mots de tendresse. Elle le massait, elle le claquait, elle le pinçait, et bien qu'elle lui fît mal, il se laissait faire avec volupté, sentant à chaque coup la vie pénétrer plus avant dans sa peau, dans ses muscles, dans cette masse d'organes glacés qu'il portait en lui. C'était une chose merveilleuse d'avoir chaud, il avait presque oublié cette souplesse, ce bien-être, cette dilatation des pores... « Omaata », dit-il à mi-voix. « Mon bébé!... Mon bébé!... » Purcell écoutait sa voix profonde rouler sous les voûtes comme un torrent. Même sa voix lui faisait chaud. Elle le prit par les épaules, le retourna et lui frictionna la poitrine, le ventre, les cuisses. Quelles bonnes mains elle avait! Larges, fortes, et pourtant délicates, elles le façonnaient comme une pâte, rejetant sa peau, la reprenant, la malaxant, la faisant rouler sous les doigts. Le dos enfoncé dans un bain de chair tiède, Purcell sentait sa poitrine s'ouvrir et s'épanouir comme une fleur, il respirait, son cœur s'apaisait, il retrouvait ses muscles. Elle le retournait encore.
« Mon bébé! roucoula-t-elle de sa voix profonde, tu es encore blanc! Aoué! Où sont tes joues rouges, mon petit coq? »
Elle le détacha d'elle et se mit à lui donner des petites tapes.
« Tu vas m'assommer! » cria-t-il.
Il se baissa, passa sous ses mains, se plaqua contre elle. « Mon bébé », dit-elle d'une voix émue. Elle se mit à rire tout d'un coup.
« Tu sais que tu m'as fait peur en criant comme tu faisais! Homme! J'ai failli m'enfuir! J'ai cru que c'étaient les toupapahous! Heureusement, j'ai reconnu les mots peritani !... »
Elle se tourna vers le hublot en riant et aperçut le corps de Timi.
« Homme, dit-elle, stupéfaite, tu l'as tué!
— Je ne l'ai pas tué », dit Purcell.
Elle n'écoutait pas. Elle s'approchait du corps et, le saisissant sans aucun respect par les cheveux, elle le tournait et le retournait en tous sens.
« Je ne l'ai pas tué, répéta Purcell, c'est lui...
— Et ça? dit Omaata de sa voix puissante en montrant théâtralement le trou dans le front. Et ça? reprit-elle en montrant la plaie dans le dos. Et ça? » poursuivit-elle en montrant la nuque.
Elle se pencha pour regarder la plaie de plus près. « Avec quoi as-tu fait ça?
— Avec une pierre. »
Elle lâcha les cheveux de Timi et se redressa, les yeux fixés sur Purcell avec admiration, « Homme! Tu es habile!
— Ecoute, ce n'est pas moi...
— Ainsi, reprit-elle avec allégresse, tu l'as tué, ce fils de la truie! Oh! comme tu es fort! Adamo! Oh! Comme tu es brave! Comme tu es rusé! Sans arme! Et lui avec son fusil et son coutelas! O mon beau petit guerrier! O mon coq! O Adamo!
— Ecoute, Omaata...
— Par l’Eatua, dit-elle en se campant devant le corps de Timi, ses deux mains sur ses vastes hanches, tu voulais tuer mon bébé, toi, Timi! Tu voulais faire esclaves les femmes de ta propre tribu! Tu voulais éventrer Vaa et Ivoa! Sperme de rat! Fils de la truie! Requin peureux! Homme sans cocotiers! Toi, pas même un guerrier! Toi, houa (Incapable ) ! Toi, mahou (Homosexuel )! Toi, impuissant! Eh bien, où es-tu maintenant, excrément? Tu es froid! Tu es le poisson aux yeux morts sur le bord du lagon! Tu es l'os que ronge le chien sans queue! Regarde Adamo! Regarde ce petit coq peritani! Il est beau! Il est brave! Il est rusé! Il n'y a pas une vahiné dans l'île qui ne voudrait jouer avec lui! Regarde-le! Il a les cheveux comme le miel! Il a un corps rosé et blanc! Il est appétissant comme la pâte de l'arbre à pain passée au four! C'est un grand chef! Il a beaucoup de cocotiers dans la grande île de la pluie! Il a des mains très gracieuses comme son beau-père Otou! Et toi, Timi, qu'est-ce que tu es, maintenant? Homme sans vie! Homme tout à fait sans importance! Homme qui ne peut plus servir à rien! Poisson mort flottant le ventre en l'air! Coquille vide! Crabe mort pour les puces de mer sur la plage!...
— Omaata! » s'écria Purcell.
Mais elle était lancée. Elle s'attaquait maintenant, à un ton acerbe, au sexe de Timi. Et sur l'insuffisance qu'elle lui prêtait, elle abonda, pendant deux bonnes minutes, en injures précises.
« Omaata!
— J'ai fini », dit-elle avec simplicité.
Et elle revint vers lui, lente et monumentale, le visage tout brillant du devoir accompli.
« O Adamo, dit-elle avec ferveur, comme si son admiration pour lui s'était augmentée à proportion du dénigrement de l'ennemi. O Adamo! O mon bébé! »
Elle reprit ses frictions. Mais depuis qu'il n'éprouvait plus la sensation du froid, Purcell sentait la douleur du massage.
« J'ai assez chaud, Omaata.
— Mais non, homme, dit-elle en le plaquant contre elle avec autorité. Tu as assez chaud pour le moment, mais quand je serai partie, tu auras froid. Il faut faire une grande provision de chaud. Ecoute, poursuivit-elle avec gravité, je vais prendre ce fils de la truie sur mon dos et le jeter à la mer, et toi, tu ne diras jamais à personne que tu l'as tué, sauf à Ivoa.
— Mais je ne l'ai pas...
— A personne, tu entends. Personne!
— Mais pourquoi est-ce si important?
— Ce n'est pas important si les Peritani gagnent. Mais c'est les Autres qui vont gagner. Tourne-toi.
— Pourquoi dis-tu cela? Les Autres ne sont plus que deux. Et les Peritani, trois.
— Sur mer, les Peritani sont habiles. Mais sur terre, non.
— Arrête! Tu me fais mal! » Elle rit.
« Aoué! Un grand guerrier comme toi! »
Elle reprit :
« Je vais aller jeter ce fils de la truie, et je t'enverrai Avapouhi.
— Avapouhi? Pourquoi Avapouhi?
— Pour passer la nuit avec toi.
— Non, dit Purcell avec raideur.
— Voyez ce petit coq! dit-elle en lui donnant une petite tape sur les fesses. Je ne veux pas que tu restes seul, homme! Tu vas te ronger le cœur avec ta tête, à la manière des Peritani. »
Elle reprit :
« Au surplus, tu auras envie de jouer.
— Non.
— Tu auras un grand besoin de jouer. Quand un homme a enlevé la vie, il a besoin de la donner.
— Non. J'aurai besoin de dormir.
— Dormir aussi. Dormir, jouer.
— Non.
— Peritani -non! dit-elle en riant. Je t'enverrai Avapouhi.
— Envoie-moi Ivoa.
— Homme! Ivoa ne t'appartient plus. Elle appartient à son bébé. »
Il y eut un silence et Purcell dit :
« Alors, viens, toi. »
L'effet de cette parole fut extraordinaire. Omaata recula d'un pas, elle se redressa de toute sa taille, et les narines palpitantes, les yeux étincelants, elle dévisagea Purcell.
« Tu es fâchée? dit-il, interloqué.
— Qu'est-ce que je suis, moi? » dit-elle enfin d'une voix pincée par la fureur.
Elle était grise de colère, sa mâchoire frémissait, et elle avait de la peine à trouver ses mots. « Omaata...
— Je te dis : qu'est-ce que je suis, moi? reprit-elle en retrouvant d'un seul coup sa voix. Moi! » répéta-t-elle en se tapant du plat de la main sur le haut du sein gauche.
Le « Moi! » et la claque se répercutèrent comme des coups de feu sous la voûte.
« Qu'est-ce que je suis? poursuivit-elle en le regardant de haut en bas d'un air outragé, une vieille? Une infirme? Un mahou?
— Omaata...
— Est-ce que j'ai une odeur?
— Omaata...
— Qu'est-ce que je suis donc? cria-t-elle au comble de la fureur, pour qu'un homme puisse dormir toute une nuit avec moi sans jouer? »
Purcell balbutia, horriblement gêné : « Mais je n'ai pas dit...
— Tu l'as dit! grommela-t-elle en le foudroyant du regard, tu ne l'as pas dit avec des mots, mais tu l'as dit. Tu as dit, pas Avapouhi. Si Avapouhi vient, j'ai peur de jouer... Mais toi, Omaata, tu peux venir. Avec toi, je n'ai pas peur. Aoué ! Aoué ! Aoué ! s'écria-t-elle soudain en se prenant la tête à deux mains, et la douleur la plus vraie se peignit aussitôt sur son visage. Entendre ça! Moi, Omaata, entendre ça! Regarde! Regarde! reprit-elle, secouée de nouveau par l'indignation, je suis jeune! »
C'était vrai, elle était jeune! Il l'oubliait toujours. Mais comment lui dire que c'étaient ses dimensions héroïques, son air d'autorité, cette habitude qu'elle avait de l'appeler son « bébé »... Et comment protester, maintenant, sans que sa protestation eût l'air d'une invite?
Elle lui tourna le dos, et le sourcil froncé, le regard détourné, la lèvre méprisante, elle saisit le bras de Timi, et sans ménagement, tira le corps vers le hublot. Puis elle commença à s'insérer elle-même dans l'ouverture.
« Omaata! »
Pas de réponse. Pas un regard. Omaaata disparut de l’autre côté, et d'un seul coup, comme si elle se vengeait sur lui de l'outrage qu'elle venait de subir, elle tira brutalement Timi dans le tunnel.
Purcell se précipita et passa la tête par le hublot.
« Omaata! »
Elle s'éloignait déjà, sans un mot, le corps de Timi jeté au travers de son épaule, les jambes fines du mort montant et redescendant dans son dos à chaque enjambée géante de pierre en pierre.
Au bout d'un moment, Purcell alla s'asseoir sur le lit et, attirant la bassine à lui, y prit une mangue qu'Ivoa avait décortiquée. Il éprouvait une impression étrange. Pour la première fois de sa vie, il avait du mal à savoir ce qu'il pensait, ce qu'il valait. Il était là, dans cette grotte, à l'abri des combats, tournant le dos aux deux camps...
Il se leva. « Tetahiti pense de moi que je suis « habile »... Et si c'était vrai! Mon respect de la vie, mon horreur de la violence?... Qui sait si je ne me suis pas menti à moi-même avec de nobles raisons? Après tout, j'ai poignardé Timi. Quand il a été question de ma peau, j'ai su verser le sang. »
La tache de lumière sur la paroi rocheuse s'était estompée. Le soleil, au-dehors, devait se rapprocher de l'horizon. L'humidité pesait sur les épaules de Purcell. Il marcha de long en large d'un pas plus vif. Il pensa à la merveilleuse chaleur du grand corps ferme et doux d Omaata. Et maintenant l'obscurité tombait et il sentait le froid l'envahir.
Il buta du pied contre le fusil de Timi et chercha des yeux le coutelas. Il ne le trouva pas. Omaata avait dû l’emporter. Il ramassa le fusil et se rappela le sentiment de confort et de sécurité que l'arme lui avait donné le jour où ils avaient aperçu la frégate. Il s'avança avec précaution dans le boyau jusqu'au bord du puits, et y jeta l'arme avec force. Le fusil était lourd, et dans l'élan qu'il lui donna, il faillit perdre l'équilibre.
Un nouveau flot de fatigue tomba sur lui. Il revint vers le lit de feuilles et s'allongea, épuisé, les jambes tremblantes. Il ferma les yeux et les rouvrit aussitôt. Mais il avait dû dormir quelque temps, car son corps tremblait de froid. Il se releva en chancelant et se força à marcher de long en large. Il faisait tout à fait noir, et il compta ses pas pour ne pas se heurter aux parois rocheuses de sa chambre. Cinq pas, demi-tour, cinq pas, demi-tour... De temps en temps, il perdait son compte, et gagnait le mur qui lui faisait face, les mains en avant, comme un aveugle. Il se sentait écœuré, il avait faim, et il n'osait plus toucher aux fruits. Par instants, il avait l'impression de dormir en marchant, et serrait les dents pour se réveiller. Il avait peur de se mettre à zigzaguer et de tomber dans le puits.
Il se retrouva, le dos appuyé au mur, les épaules fléchies, les mains sur ses genoux. Le sommeil avait dû le surprendre alors qu'il faisait demi-tour. Il cilla des paupières, mais le noir d'encre de la nuit ne se dissipa pas. Il ne savait plus dans quel point de la chambre il était, il pensa au puits, il se réveilla tout à fait.
C'est alors qu'il entendit le bruit profond et régulier d'un souffle. Il y avait quelqu'un à deux ou trois mètres de lui. Il s'immobilisa, terrifié. Il fit, pour percer l'obscurité, un effort si violent que ses yeux lui firent mal et ses orbites devinrent douloureuses. Pendant quelques secondes il n'entendit plus rien que le souffle à côté de lui et le bruit de son propre cœur contre ses côtes.
Il perçut sur sa gauche un froissement léger de feuilles, et au même instant une voix dit avec un accent de frayeur :
« Adamo! »
Omaata! C'était Omaata! A deux pas de lui, penchée sur le lit de feuilles, tâtonnant de ses mains, ne rencontrant que le vide. Il respira avec force, mais n'arriva pas à parler.
« Adamo! »
Et il sentit une main le toucher à la poitrine. Il y eut un cri étouffé et la main se retira.
« C'est moi », dit Purcell d'une voix étranglée.
Il y eut un silence et Omaata dit dans un souffle et sans s'approcher :
« Dis-le en peritani. »
Purcell répéta en anglais : « C'est moi. » Et tout d'un coup il comprit. Les toupapahous ne parlent pas anglais. Omaata craignait un piège!
« Aoué ! dit Omaata, tu m'as fait peur! Tu es si froid! »
Elle reprit :
« Homme! Quand je ne t'ai pas trouvé sur le lit!... » Il sentit ses deux grandes mains tâtonner le long de ses bras et de sa poitrine jusqu'à ses épaules. Il poussa un soupir et se laissa aller en avant, la tête contre son sein. Omaata parlait, mais sa voix n'était plus qu'un murmure. Il s'endormit.
Il fut réveillé par l'impression de chaleur qu'il éprouvait. Il était étendu à plat ventre sur le corps élastique et ferme d'Omaata et, son dos, lui aussi, était chaud. Quelque chose de lourd, de rugueux et de familier le couvrait... Une couverture! Elle lui avait apporté une des couvertures du Blossom. Il la respira. Elle portait encore dans ses plis l'odeur du sel, du goudron et du bois verni.
Il n'était pas tout à fait réveillé. Il avait l'impression de flotter, en plein midi, dans la mer tiède du lagon, quand le soleil vous caresse avec douceur à travers l'eau.
La joue droite appuyée sur le sein d'Omaata, les deux mains à plat sur le haut de ses flancs, le genou gauche replié sur son ventre, il était soulevé, au rythme de sa respiration, par sa gigantesque poitrine. Les grandes mains d'Omaata reposaient avec légèreté sur ses reins et accompagnaient ce mouvement par une imperceptible poussée vers le haut comme si elle le berçait.
Le temps coulait. Il avait l'impression d'être un poussin enfoui dans les plumes les plus fines de sa mère, celles du vaste ventre ébouriffé et chaud, sa tête seule apparaissant à l'air, et respirant la fraîcheur de la nuit. Comme l'obscurité était douce tout d'un coup! Cette grotte qui s'enfonçait dans le creux de la montagne. Dans la grotte, cette chambre autour de lui comme un œuf. Dans la chambre, cette ombre sur eux comme un voile. Et dans l'ombre, le grand corps noir, chaleureux d'Omaata. Poussant sa tête dans le sein de la géante, il écoutait avec joie battre les coups puissants de son cœur, comme si leurs pulsations alimentaient sa propre sève. Jamais en aucun lieu, à aucun moment de sa vie, il n'avait éprouvé une telle impression de bien-être. C'était si doux et si délicieux qu'il avait envie de gémir. « Tu es réveillé, mon bébé? » dit Omaata. L'oreille sur sa poitrine, il écouta l'écho de sa voix. Elle avait à peine murmuré sa question, mais ce murmure résonnait encore comme les sonorités basses d'un orgue.
« Oui, dit-il sans bouger. J'ai dormi longtemps?
— Assez. »
Avec quelle patience elle avait supporté son poids sur elle sans bouger!
« Tu as faim?
— Oui, dit-il avec un soupir. Beaucoup. Ne m'y fais pas penser!
— Je t'ai apporté à manger.
— Quoi?
— Du poisson... une galette...
— Aoué, femme! »
Il se réveilla tout à fait.
« Où? dit-il d'une voix joyeuse en se relevant et en s'asseyant sur le lit.
— Attends, ne bouge pas. »
Son grand bras le frôla et tâtonna dans le noir. Puis il sentit qu'elle lui mettait dans les mains une assiette peritani. Il l'approcha de ses lèvres et avala son contenu avec avidité.
Omaata se mit à rire avec satisfaction.
« Comme tu as faim!
— Tu me vois?
— Non, je t'entends! »
Elle s'était de nouveau allongée et il sentit qu'elle repliait la jambe pour lui permettre d'appuyer son dos.
Elle reprit :
« Tu veux la galette?
— Oui. »
Il la porta à sa bouche. Il avait mangé le matin même une galette semblable, mais ce souvenir lui parut tout d'un coup très lointain. Il retrouva avec étonnement son petit goût sur et aigrelet.
« Tu as fini?
— Oui. »
Son esprit recommençait à fonctionner et il dit « Comment as-tu fait pour porter tout ça, jusqu'ici... l’assiette, la galette, la couverture...
— J'ai réussi », dit-elle.
Il lui sembla sentir un certaine sécheresse dans sa voix. Il tourna la tête vers elle. Mais c'était difficile, quand on ne voyait pas le visage, de juger une intonation, et de la juger après coup. Il dit : « Qu'est-ce que tu as?
— Rien. »
Il se pencha pour poser l'assiette sur les galets. Au même moment, il sentit qu'elle lui posait la couverture sur les épaules. Il tourna la tête. Au froissement de feuilles derrière lui il comprit qu'elle se levait.
« Où vas-tu? dit-il avec inquiétude.
— Je m'en vais. »
Il répéta, incrédule :
« Tu t'en vas? »
Elle ne répondit pas et il entendit le bruit d'un galet qui déboulait. Il fut pris de panique, se dressa et se précipita à tâtons dans la direction du hublot.
« Omaata! »
Il tâtonna. Elle était assise sur les pierres, les jambes déjà engagées dans l'ouverture.
« Non! cria-t-il en la saisissant aux épaules et en faisant un effort dérisoire pour la retenir, non! Non!
— Pourquoi? dit-elle d'une voix terne, tu n'as plus froid. Tu as mangé. Tu as une couverture.
— Reste! » cria-t-il.
Il lâcha ses épaules et, lui entourant le cou de ses bras, il continua de toutes ses forces à la tirer dans la chambre.
Elle ne résistait pas, elle ne faisait pas un mouvement, et il n'arrivait pas à la faire bouger d'un pouce.
« Reste! Reste! » reprit-il d'un ton suppliant.
A cet instant, rien d'autre ne comptait, il désirait désespérément sa présence, comme si sa vie en dépendait.
« Tu as peur d'avoir froid? dit-elle enfin sans qu'il pût déceler s'il y avait ou non du sarcasme dans sa voix.
— Non! Non! » dit-il en secouant la tête comme si elle pouvait le voir.
Et il ajouta tout d'un coup d'une voix fêlée qui l'étonna lui-même :
« Je ne veux pas être seul. »
Après cela, il y eut un long silence comme si elle méditait sa réponse. Puis elle dit du même ton neutre et terne :
« Lâche-moi. Je reste. »
Quand elle fut de nouveau debout à l'intérieur de la chambre, elle resta sans parler, sans faire un mouvement, sans le toucher. Au bout d'un moment, il lui prit la main.
« Tu es fâchée?
— Non. »
Et ce fut tout. Purcell se sentait mortellement embarrassé. Il avait sommeil et voulait regagner le lit de feuilles. Mais il n'osait pas inviter Omaata à le suivre. Quelques minutes plus tôt, cela ne lui avait pas paru scandaleux d'être étendu sur elle tout de son long. Et maintenant, même être debout à côté d'elle dans le noir et la tenir par la main avait quelque chose de gênant.
« Il faut dormir », dit-il enfin d'une voix hésitante.
Et comme elle ne bougeait toujours pas et continuait à se taire, il fit un pas vers ,1e lit de feuilles et la tira par la main derrière lui. Elle ne broncha pas. Et il s'arrêta, la tenant à bout de bras, bloqué net dans son avance.
Le ridicule de la situation le frappa tout d'un coup et il eut envie de rire. Lui, Adam Briton Purcell, 3e lieutenant à bord du Blossom, il était là, à des milliers de milles de son Ecosse natale, là, en pleine grotte, en pleine obscurité, nu comme le premier homme et tenant par la main cette gigantesque lady brune...
« Viens, femme! » dit-il avec impatience.
Le ton d'autorité fit merveille. Omaata s'ébranla et lui emboîta le pas avec lenteur. Quand il fut parvenu au lit de feuilles, il s'assit, et lui tira la main vers le bas. Elle s'étendit avec obéissance et ne fit pas un geste tandis qu'il ramenait la couverture sur eux et posait sa tête sur le haut de son sein. Il attendit, le visage tourné vers elle. Mais elle restait inerte, silencieuse. Rien ne vivait en elle que sa respiration.
En se couchant à côté d'elle, il avait jeté le bras droit autour de sa taille et, repliant le genou, il l'avait posé sur son ventre. Mais au fur et à mesure que les secondes passaient, il était gêné par cette étreinte. Il n'y retrouvait plus l'innocence qu'elle avait eue, ni cette union avec Omaata où il se sentait fondre, quand il avait l'impression, étendu sur son corps, de respirer avec son souffle. Maintenant ils étaient séparés, distincts. Deux fragments d'un même continent isolés dans l'océan. Deux îles.
Il ferma les paupières, mais le sommeil s'était retiré. La confusion et le trouble s'étaient installés dans sa tête. Timi flottait quelque part entre deux eaux, emporté par le courant, mais Purcell voyait ses yeux fixés sur lui, sous ses longs cils, avec une expression douce et sournoise. Qu'il ouvrît ou fermât ses paupières dans le noir, il les voyait là devant lui, et il en ressentait une gêne qui s'identifiait avec une logique bizarre au remords qu'il éprouvait d'avoir blessé Omaata.
« Tu ne dors pas, Omaata?
— Non », dit-elle après un silence.
Question stupide. Evidemment, elle ne dormait pas. Elle était là, parce qu'il l'avait priée de rester. Allongée à côté de lui comme un bloc de pierre. Même plus offensée. Absente. Pensant à sa vie dans l'île maintenant que Jono était mort. Vieillissant dans l'île. Seule.
« Omaata, pourquoi as-tu dit que les Autres gagneraient? »
Il y eut de nouveau un silence, comme si ses paroles devaient franchir une longue distance avant d'arriver jusqu'à elle.
« Quand les Autres ont pris la brousse, dit-elle d'une voix monotone, les Peritani n'auraient pas dû rester au village.
— Pourquoi?
— Ils ne savaient pas où étaient les Autres. Et les Autres savaient où ils étaient.
— Qu'est-ce qu'ils auraient dû faire?
— Prendre la brousse.
— Eux aussi?
— Eux aussi. » Elle reprit :
« Ou construire tout de suite un Pa, et le finir avant la nuit.
— Pourquoi avant la nuit?
— Si le Pa n'est pas fini, la nuit vient, et les Autres attaquent. Quand le Pa est fini et qu'il est bon, c'est presque impossible d'attaquer.
— Même avec des fusils?
— Homme! dit-elle avec dédain, qu'est-ce qu'un fusil? Un javelot qui tire plus loin... »
Purcell se souvint du regard que Tetahiti et Mehani avaient échangé au camp.
« Omaata, tu crois que les Autres vont attaquer?
— Pas maintenant. C'est la nuit du Roonoui. Elle est très noire. Mais au matin. Au petit matin ils vont sûrement attaquer. Avant que le Pa soit fini.
— Les Peritani le savent?
— Je leur ai dit. »
Purcell releva la tête et tendit le cou comme s'il pouvait la voir.
« Pourquoi? »
Elle dit sans hésiter :
« Jono était Peritani. »
Il ne fut pas sûr d'avoir bien compris le sens de cette réponse et reprit :
« Tu souhaites que les Peritani gagnent?
— Non, dit-elle d'une voix nette. Je souhaite que les Autres gagnent.
— Même après la mort de Jono? «
Un silence de nouveau. Puis la même voix nette : « Jono avait un fusil.
— Tu aimes mieux les Autres que les Peritani.
— Les Autres ont été très offensés.
— Pourtant, tu as aidé les Peritani en les prévenant de l'attaque?
— Oui.
— Pourquoi les as-tu aidés?
— A cause de Jono. »
On était revenu au même point. Il n'était pas plus éclairé. Tout d'un coup, elle dit, presque avec l'intonation d'Ivoa :
« Peritani — pourquoi — pourquoi!... »
Et elle fit entendre un petit rire qui fit extraordinairement plaisir à Purcell. C'était l'intonation d'avant. Taquine, amicale, presque tendre. Il lui caressa doucement le sein de sa joue. Elle était plus proche depuis qu'ils parlaient. Son corps même était différent. Plus fondant, plus onctueux.
Il poursuivit :
« Ecoute. Tu ne m'as pas laissé le temps de dire. Je n'ai pas vraiment tué Timi. »
Et il lui expliqua. Quand il eut fini, elle réfléchit un moment et elle dit :
« Tu l'as tué.
— Mais je t'ai raconté...
— Aoué, homme, ne sois pas si têtu. Le requin attaque, tu mets ton couteau devant toi, le requin s'embroche. C'est bien toi qui l'as tué. »
Elle ajouta :
« Tu es un homme très brave, Adamo. »
La grande voix profonde, la chaleur, l'élan : c'était elle, de nouveau.
« Je suis un homme qui a eu très peur, dit Purcell avec une note d'amusement dans la voix. Depuis ce matin jusqu'à la mort de Timi. Et après la mort de Timi, j’ai eu peur du froid. Et quand le froid a passé, j'ai eu peur d'être seul. Aoué, c'était la journée de la peur. Si la peur pouvait tuer, je serais mort. »
Elle rit, elle laissa passer un temps et elle dit :
« Tu es très brave, Adamo. »
Elle reprit :
« Je t'ai vu dans ta case avec les trois Peritani. Et je t'ai vu partir avec le Manou-faité. Aoué. j'ai pleuré quand je t'ai vu partir sans arme, avec le Manou-faïté. Si petit, si faible, si indomptable! O mon petit coq! O Adamo! »
Après cela, il ne sut plus quoi dire. Il enfonça davantage sa joue contre son sein et pressa la grande taille de son bras. Leurs voix chuchotées dans la nuit avaient recréé un lien. Ce n'était plus le lien d'avant. Ce moment-là ne reviendrait plus. C'était autre chose. Une camaraderie. Une entente. Des choses tendres, et qui n'étaient pas dites.
Il avait presque trop chaud et il rejeta la couverture sur ses reins. Aussitôt l'odeur du Blossom se retira et l'odeur tiède d'Omaata l'envahit. Il reconnut, une par une, celle des fleurs qu'elle portait dans ses cheveux. Une seule lui échappait, la plus pénétrante, la plus familière. Il aurait dû la reconnaître entre mille et il ne pouvait la nommer. C'était un parfum sournois, poivré, musqué, ambré, ambigu aussi. Le parfum d'un végétal qui se ferait chair. Au premier abord, on ne savait pas s'il était, ou non, agréable. Mais dans le temps qu'on s'interrogeait sur lui, il s'insinuait en vous comme une drogue. Il n'exsudait pas, il faisait partie d'Omaata, de son cou, de son épaule, du sein sur lequel il reposait sa joue. Il était intime, confiné. Mais en même temps, il évoquait l'eau claire, les grands arbres aux branches pendantes, le sable du lagon, le ventre du soleil. Si le bonheur de vivre avait une senteur, c'était celle-là. Mais dans son arrière-goût, il y avait une pointe d'angoisse, comme s'il suggérait une fraîcheur en train de se décomposer.
« Je suis bien, dit-il d'une voix engourdie.
— Tu es bien, mon bébé? » dit-elle à voix basse.
C'était un murmure comme le faible ressac par beau temps sur une plage. Elle ajouta :
« Les feuilles ne sont pas trop dures? Tu veux venir sur moi? »
Et avant qu'il ait pu répondre, elle le soulevait et le plaçait sur elle. Aussitôt le parfum devint plus fort, et il resta immobile, les yeux ouverts. La plénitude qu'il éprouvait était délicieuse. Tout se confondait, l'odeur et la chair. Son corps creusait sa place et prenait sa racine. Engourdi, mais non inerte, il avait l'impression d'être une plante qui se gonflait de sève.
Au même instant, une idée bizarre, saugrenue lui traversa l'esprit et il dit :
« D'où vient ce poisson? Les Peritani n'ont pas péché ce matin. »
Elle dit au bout d'un moment :
« Horoa a été à la pêche. »
Il la suivit par la pensée quand elle était sortie de la grotte. Elle avait jeté le corps de Timi à la mer, elle avait regagné sa cabane, et là, elle avait pris la couverture, le poisson, la galette, et...
Il ouvrit les yeux tout grands. C'était donc ça!... Il souleva sa main, la glissa avec douceur jusqu'au cou d'Omaata. Il tâtonna. Les pignons de pandanus roulèrent sous ses doigts et il sentit la liane qui les reliait. Alors, il se hissa jusqu'à eux, les huma et dit en levant la tête :
« Tu as mis ton collier? »
La poitrine d'Omaata se contracta, il y eut un bruit très faible et ce fut tout.
« Omaata... »
Il n'y eut pas de réponse. Il leva le bras et promena sa main sur le vaste visage au-dessus de lui.
« Omaata... »
Au bout d'un moment, elle lui prit le visage à deux mains avec douceur et le posa contre les grains du collier. Il resta un moment immobile, la main appuyée sur le sein d'Omaata. Les pignons lui meurtrissaient la joue, il se tourna de côté et les aspira avec force. Il sentit le parfum affluer en lui, non pas seulement par ses narines, mais par tous les pores de sa peau. Au bout d'un instant, sa tête se vida, les murs de la grotte disparurent, il marchait sur la plage, le noroît fouettait son visage. Il sentit qu'il avait la force de voler. Il donna contre le sable un coup de talon impérieux, étendit les bras, et se mit à planer dans l'air, les ailes frémissantes.