XIV
Lorsqu’il avait commencé à vendre des rouleaux de pellicule, le photographe de la rue de la Durance était venu lui expliquer quelle concurrence déloyale il lui faisait et Valentin ne voulait faire de concurrence déloyale à personne. Ensuite il avait envisagé d’adjoindre à son commerce un rayon de produits de nettoiement, mais Balustre le droguiste n’avait pas manqué de lui dire quelle peine cela lui faisait et Valentin ne voulait faire de peine à personne. Et quand il s’était proposé de se lancer dans l’article de Paris et la tabletterie, meussieu Panneton qui dirigeait le Reuilly-Bazar l’en avait détourné en lui montrant quel trouble il apporterait ainsi dans la vie économique du quartier et Valentin ne voulait jeter le trouble nulle part.
Il dut donc renoncer à développer son commerce et ce fut sa dernière tentative pour effacer son oisiveté. Il ne lui resta plus que la vacuité même du temps. Alors il essaya de voir comment le temps passait, entreprise aussi difficile que de se surprendre en train de s’endormir. Assis à sa caisse, il regardait la grande horloge fixée au-dessus du magasin de meussieu Poucier. et il suivait la marche de la grande aiguille. Il réussissait à la voir sauter une fois, deux fois, trois fois, puis tout à coup il se retrouvait un quart d’heure plus tard et la grosse aiguille elle-même en avait profité pour bouger sans qu’il s’en aperçût. Où était-il allé pendant ce temps-là ? Parfois il était retourné à Madagascar, parfois il avait revécu un épisode de Guy l’Éclair ou de Mandrake, ses héros préférés, parfois il avait simplement re-fait un repas ou re-vu un film plus ou moins fragmentairement.
Au bout de deux mois d’application, il parvenait à enregistrer trois sauts de la grande aiguille, mais jamais il n’atteignait le nombre de quatre, ne se souvenant de cette occupation que bien plus tard, perdu alors dans une jungle-pour-rire, ou se répétant comme un phono détraqué une conversation quelconque qu’il avait eue avec Houssette, avec Virole ou avec un autre de ses voisins. Il ne parvenait pas à se vider la tête.
Naturellement, il arrivait que juste au moment où la minute s’apprêtait à mourir et à se transformer en ce petit espace blanc que sur la circonférence de l’horloge un peintre qualifié avait enclos de deux traits noirs égaux, un quidam ou une quelle-dame entrait avec des préoccupations encadrantes qui obligeaient Valentin à délaisser le cadran des siennes. Le soin qu’il mettait à leur répondre lui avait garanti une clientèle sérieuse, mais il s’apercevait que, peu à peu, elle se dédoublait en une toujours sérieuse, qui achetait, et une autre, non moins sérieuse, qui n’achetait pas. Cette dernière, qui par conséquent n’était pas une clientèle du tout, venait lui faire ses confidences.
On l’avait d’abord trouvé bien causant, bien agréable, bien commerçant. Lorsque, sur les injonctions de Julia, il s’était mis à questionner, discrètement bien sûr, les gens sur leur métier, leurs enfants et leurs malaises, puis sur leurs amours et leur situation financière, il avait tout de suite rencontré une réponse et bientôt il n’eut plus besoin de se fatiguer pour provoquer les aveux, les intimités s’extravasaient d’elles-mêmes et des femmes qui venaient pour la première fois chez Valentin lui donnaient aussitôt la liste de leurs amants et l’état de leurs finances. Au café, même les habitués les plus coriaces lui racontaient leurs petites histoires dans le creux de l’oreille et, avant de prendre une décision grave, lui exposaient toutes les données du problème, sans aller toutefois jusqu’à lui demander conseil. Il observa même que mieux il suivait la course du temps sur le cirque désert de l’horloge, mieux se déversaient en lui les faits divers banals, incidents ou secrets que Julia réingurgitait ensuite avec voracité. Car il devait non seulement écouter, mais encore répéter.
Le soir, après avoir liquidé les restes du repas de midi, Valentin reportait à la cuisine les restes des restes et Julia commençait à boire du café, substance qui avait la propriété de la faire dormir. Et, tandis que Valentin parlait, elle en absorbait bruyamment deux ou trois tasses qu’elle sucrait très fort. Lui se versait de l’eau-de-vie dans un petit verre conique épais et lourd qu’il affectionnait beaucoup et qu’il ne vidait que la séance terminée, d’un trait.
— Ça ne va pas tout seul chez les Virole, dit Valentin.
— Non ! Qu’est-ce qu’il y a ?
— Y a du pétard au casino. Virole m’a raconté ça tout à l’heure.
— Il a engrossé sa bonne ?
— Pas tout à fait. Je veux dire : c’est ça, mais autrefois. Il a une fille de seize ans dont la mère Virole connaissait pas l’existence. Il l’a eue, ça faisait pas trois ans qu’il était marié. Il lui donne une belle éducation, elle va passer son baccalauréat. Il a pas laissé tomber la mère non plus, il lui fait une petite rente.
— C’était donc bien ça qui creusait un trou dans leur budget que madame Virole s’expliquait pas.
— Comment sais-tu ça ?
De plus en plus, les monologues devenaient parfois dialogues et Valentin se demandait d’où Julia pouvait tenir tel ou tel ragot, car elle ne sortait jamais et ne voyait personne. La réponse était toujours la même :
— Tu te souviens pas ? C’est toi-même qui me l’as dit.
Cette fois-ci il se souvenait bien. Il n’avait jamais répété une chose pareille. Et de plus cette fois-ci il avait fait attention :
— Mais pourquoi as-tu dit : c’était donc bien ça ? Pourquoi donc bien ?
Il osait même la regarder avec insistance et inquisition. Elle savait bien qu’un jour il comprendrait ou devinerait mais ça l’amusait infiniment de reculer ce moment. Et puis il ne saurait pas tout en une seule fois, ce qu’il apprendrait pourrait le satisfaire un certain temps et le reste lui échapperait encore jusqu’à un certain incident ou peut-être pour toujours. Elle pensa brusquement que son toujours à lui serait sans doute plus long que le sien, si le toujours commençait à l’instant même. Elle le vit, si jeune encore, et la crainte et l’envie et la pitié la saisirent, et son cœur se mit à battre plus lentement, au rythme ralenti du malheur.
— Eh bien ? fit Valentin.
Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, il y avait dans sa voix une nuance d’agacement et d’autorité qui faisait très « mari ». Et comme c’était justement leurs rapports à lui et à elle qu’elle considérait avec sérieux, elle trouva cela comique.
— Qu’est-ce que tu t’imagines ? lui répondit-elle en riant.
Comme il avait très honte de l’air « mari » avec lequel il avait posé sa question, il baissa le nez et répondit :
— Rien.
Julia revint à madame Virole :
— Comment a-t-elle découvert ça ?
— C’est madame Saphir qui l’a mise sur la piste.
— Qui ?
— Madame Saphir, la voyante de la rue Taine. Elle s’est installée il y a six mois environ et toutes les bonnes femmes du quartier vont la consulter. Tu y es pas allée, toi ?
— Je suis pas une bonne femme, dit Julia.
— En tout cas, continua Valentin sans insister, la mère Virole va lui envoyer tout le quartier. Elle voulait même me forcer à y aller.
— Pour quoi faire ?
— Pour tout. La santé, les affaires, l’amour, la chance. Mais moi, j’y crois pas et en plus je m’en fous.
— T’as raison.
— Tu n’y es jamais allée, toi ? demanda-t-il timidement de nouveau.
— Il me semble que je te l’aurais dit.
Valentin ne parut pas avoir entendu cette réponse à laquelle Julia avait donné, non sans efforts, un ton piqué. L’air lointain, il déclara :
— Ce qui m’épate, c’est que les gens ils se lassent pas de raconter leurs petites histoires. Quand j’ai appris que cette voyante s’était installée dans le quartier, je me suis dit qu’on n’aurait plus besoin de moi maintenant, mais c’est le contraire. Il en vient de plus en plus, des gens, je me demande même quelquefois s’ils ne se trompent pas d’adresse.
— Tu ne leur prévois pas l’avenir, tout de même ? demanda Julie avec inquiétude.
— Bien sûr que non que je ne leur dis pas la bonne aventure.
Il ajouta :
— Mais ça ne devrait pas m’épater. Ça n’est pas la même chose. Chez moi, les gens, ils se rendent pas compte qu’ils étalent leur vie privée.
Il réfléchit encore :
— Il est vrai que chez la bonne femme de la rue Taine ils demandent qu’on la leur étale pour eux. Ils ne déballent pas leurs petites histoires chez une voyante, ils attendent qu’elle les leur raconte.
Il conclut :
— Ça n’est pas du tout la même chose.
— Naturellement, s’empressa d’acquiescer Julia qui surveillait avec anxiété la marche des réflexions de Valentin.
Elle ne devinait pas qu’il n’en laissait paraître que ce qu’il voulait, et qu’il avait poussé l’expérience assez loin pour avoir acquis sur ce point quelques connaissances précises. S’il ne parvenait pas à lui donner des notions fausses sur la marche du commerce ou le nombre de tournées qu’il offrait et se laissait offrir, il avait fini par se convaincre qu’elle ne pouvait pénétrer à l’intérieur de sa tête et que, si la petite voix qui monte directement du fond de la gorge au cerveau sans passer par l’oreille disait noir, la haute voix pouvait déclarer blanc sans que Julia s’en aperçût.
— Et quoi encore ? demanda-t-elle. Tu as bien vu six personnes aujourd’hui.
C’était vrai qu’il en avait vu six.
Alors il les reprit une par une dans le panier de sa mémoire, les secouait pour en faire tomber la petite monnaie de leur existence et les rejette dans le puits du souvenir.
Sa tâche est terminée. Julia peut aller se coucher. Lui aussi.
Il finit lentement sa deuxième cigarette de la journée. Il demande :
— Tu n’as pas une idée où on ira en vacances cette année ?
— Non. Je m’en fous.
— La première année, je suis allé à Bruges tout seul.
— C’était pas des vacances.
— Toi tu n’en as pas prises. L’année dernière, on est resté à cause de l’Expo. Tu ne veux pas qu’on parte tous les deux ?
— Mais si, mon trésor. Alors toi, tu as une idée ? Elle devinait bien qu’il avait une idée, mais pas laquelle, et, comme chaque fois qu’il constatait ce phénomène, Valentin en tira quelque vanité.
— Pourquoi n’irait-on pas en Allemagne ?
— Moi je veux bien, répondit aussitôt Julia. Moi je m’en fous : ici ou là.
— Je connais un circuit touristique intéressant, dit-il en sortant un papier de sa poche. Huit jours en car somptueux et pas cher. Ça t’irait-il ?
— Je te dis : je m’en fous. Si c’est dans mes prix, on se l’offre.
— Je suis bien content, dit Valentin. Alors c’est entendu ?
— Oui, mon trésor.
— Remarque, dit Valentin, je ne crois pas qu’on y aille. Y aura la guerre avant.
— Mais non, pauvre idiot. Je te le dis, moi, qu’il n’y aura pas de guerre. Pourquoi sors-tu toujours des gourantes pareilles ?
Valentin avait laissé échapper cette restriction, mais il s’abstenait maintenant de toute allusion à ce sujet avec qui que ce soit. On ne l’en aimait que mieux.
Couché sur le dos, il essayait maintenant de découvrir la différence qu’il y a entre penser à rien les yeux fermés et dormir sans rêves. Comme d’habitude, cet effort l’amène à se réveiller aussitôt, neuf heures plus tard, et, toute la matinée, il se retrouve balayant, astiquant, nettoyant, et même quelquefois vendant. C’est surtout l’après-midi qu’il peut s’appliquer à suivre la marche de l’aiguille, la tête bien débarrassée des images que la vie quotidienne y laisse traîner. Valentin, l’œil fixé sur l’horloge poussiéreuse, ne se sent guère vide. Des faisceaux de paroles quelconques traversent en crépitant une lande de gestes automatiques ou d’objets délavés, mais cela ne donne pas un désert. L’accent avec lequel Balustre lui a dit ce matin « j’ai du novémail pour vos cadres d’argent » permet à cette phrase de se répercuter indéfiniment avec la rigueur obsessionnelle des Hollandaises qui réclament pour le cacao. Et Valentin se met à observer cette écholalie que vient chasser, il ne sait pourquoi, une voix grave et anonyme qui réclame impérieusement « de la gomme, de la gomme, de la gomme » et qui s’éloigne entre deux haies de Balustre identiques pour disparaître au loin avec le bruit veule d’une serpillière tombant au fond d’un seau vide. Cependant les voix s’absorbent avec leurs ombres et les Balustre s’effacent avec les vues de Paris ou les photos de journal, surimprimés par des paysages indifférents mais inconnus aux éclairages plombés : ce sont des forêts par nuit blanche ou des océans avant la tempête. Valentin remarque qu’il n’y pleut jamais. Sur le moment, il ne remarque rien. Il fixe une branche, un galet, mais il perd de vue le temps. Le temps a poussé l’aiguille de dix minutes sans que Valentin l’ait surpris. Et depuis la branche, le galet, il ne s’est rien passé. Et tantôt il se retrouve, de lui-même, accroché à l’horloge, et tantôt il a déjà parlé qu’il se croit encore la proie des mirages et des répétitions.
En plus des clients qui achètent et de ceux qui n’achètent pas, cette seconde catégorie s’accroissant chaque jour aux dépens de la première, il y a les représentants de commerce, les porteurs de paquet, les agents des différentes administrations, les mendiants enfin, dénomination sous laquelle Valentin comprend les bonnes sœurs, les quêteurs, les secrétaires d’organisations diverses, les marchands de bibles et de crayons, les vendeurs de tapis et de mains de fatma. Il n’achète rien, mais il veut bien donner. Le marchand de bibles commence à s’irriter, il passe régulièrement et n’a même pas encore réussi à placer un évangile. Il a même proposé d’en vendre un à condition ; il le reprendra si Valentin n’y a pas trouvé la solution de tous ses problèmes. Mais Valentin ne veut rien savoir, il lui offre un franc ; l’autre boude et s’en va, sans prendre l’argent. L’Arabe a renoncé aux joutes oratoires ; quelquefois il n’entre même pas, il se contente de sourire en passant. Par contre, les mendiants du quartier viennent régulièrement ; ils sont quatre et se gardent bien de répandre la nouvelle parmi leurs collègues de la rue Picpus ou de la place d’Aligre. Le patriotisme local fixe des bornes à la générosité de Valentin, qui n’est pas tout à fait sûr qu’il donne vingt sous par jour du lundi au vendredi et quarante sous le samedi au père Pommier, à N’à-qu’un-os et à Timothée tandis que miss Pantruche se contente de cinq francs qu’elle touche en une fois, le vendredi vers quinze heures. Miss Pantruche, en échange, fait l’éducation musicale de Valentin ; ayant brûlé les planches quarante ans plus tôt, elle peut chevroter un répertoire dont les derniers échos avaient dû s’effriter le onze novembre mil neuf cent dix-huit. Ça ennuyait énormément Valentin, mais il pensait qu’il devait en être de même dans tous les quartiers de Paris ; à en croire les journaux, les artistes lyriques finissaient toujours ainsi. Il avait essayé de convaincre miss Pantruche de la banalité de son cas, mais il y avait renoncé en découvrant qu’il la peinait.
Intermédiaire entre le mendiant intégral et le vendeur d’inutilités, il y avait Jean-sans-Tête que Valentin affectionnait fort. Jean-sans-Tête, d’humeur farouche et légèrement xénophobe, n’aimait pas les nouvelles têtes dans le quartier. Valentin boutiquait rue de la Brèche-aux-Loups depuis plus d’un an qu’il n’avait pas encore reçu sa visite. Maintenant, une sympathie mutuelle leur permettait de se parler à cœur ouvert.
Ainsi, moins il avait de clients, moins il avait d’oisiveté. Pour conserver de celle-ci la quantité nécessaire, il décida de réformer son lever. Levé à cinq heures, il ouvrit à sept heures, gagnant ainsi deux heures pour surveiller le temps, dans la limpidité du matin ou la brume de l’aurore.