Quelque part au fond des couloirs, un tambour se mit à battre et tous les regards se tournèrent vers la porte. Il y avait des larmes dans les yeux de Brennand ; Spinelle serrait les lèvres et sa pomme d'Adam montait et descendait convulsivement dans son cou maigre ; Armand avait plongé la main dans la poche de sa veste, sous son collier de barbe noire sa face était blême. Les fenêtres étaient fermées, mais on entendait les cris qui montaient de la place ; ils criaient : « Plus de Bourbons ! Vive la République ! Vive La Fayette ! » Il faisait très chaud ; la sueur perlait sur le front d'Armand, mais je savais qu'un frisson glacé courait le long de son échine. Maintenant je lisais en eux ; je sentais le froid du métal dans sa main moite, le froid du balcon de fer contre ma main. Ils criaient : « Vive Antoine Fosca ! Vive Carmona ! » Une église brûlait dans la nuit, la victoire flambait au ciel et les cendres noires de la défaite retombaient en pluie sur mon cœur ; l'air avait un goût de mensonge. Je serrais la balustrade et je pensais : « Un homme ne peut-il rien ? » Il serrait la crosse du revolver, il pensait : « Je peux quelque chose. » Il était prêt à mourir pour s'en convaincre.

Brusquement le tambour se tut. Il y eut un bruit de pas, et l'homme apparut ; il souriait mais il était pâle, aussi pâle qu'Armand ; sous le ruban tricolore qui barrait sa poitrine, son cœur battait à grands coups ; sa bouche était sèche. La Fayette marchait à côté de lui. La main d'Armand sortit lentement de sa poche ; je saisis son poignet.

– Inutile, dis-je. Je l'ai déchargé.

Dans la salle une immense voix s'était levée : la voix de la mer, du vent, des volcans ; l'homme passa devant nous ; je serrai fortement la main d'Armand et elle devint toute molle entre mes doigts ; je m'emparai du revolver. Il me regarda et un peu de sang monta à ses joues.

– C'est une trahison, dit-il.

Il marcha vers la porte et descendit l'escalier en courant. Je courus derrière lui. Sur la place, ils agitaient des drapeaux tricolores et quelques-uns criaient encore : « Vive la République ! » mais la plupart se taisaient ; ils regardaient fixement les fenêtres de l'hôtel de ville, ils hésitaient. Armand fit quelques pas et s'agrippa à un réverbère comme un homme ivre ; ses jambes tremblaient. Il pleurait. Il pleurait parce qu'il était vaincu et parce que sa vie était sauvée. Il était couché sur le lit avec un trou dans le ventre, il était vainqueur et il était mort ; il souriait. Brusquement une grande clameur s'éleva : « Vive La Fayette ! Vive le duc d'Orléans ! » Armand releva la tête, et il vit le général et le duc qui s'embrassaient sur le balcon de l'hôtel de ville, enveloppés dans les plis d'un drapeau tricolore.

– Gagné ! dit-il. Il n'y avait pas de colère dans sa voix, mais une grande fatigue. Vous n'aviez pas le droit, c'était notre seule chance !

– C'était un suicide inutile, dis-je sèchement. Qu'est-ce que le duc ? Rien. Sa mort ne changerait rien. La bourgeoisie est décidée à escamoter cette Révolution et elle y réussira parce que ce pays n'est pas mûr pour la République.

– Ecoutez-les ! dit Armand. Ils se sont laissés manœuvrer comme des enfants. Personne ne leur ouvrira donc les yeux ?

– Vous êtes un enfant vous-même, dis-je en lui touchant l'épaule. Pensez-vous qu'il suffit de trois jours d'émeute pour faire l'éducation d'un peuple ?

– Ils voulaient la liberté, dit Armand. Ils ont donné leur sang pour elle.

– Ils ont donné leur sang, dis-je. Mais savent-ils pourquoi ? Ils ne connaissent pas eux-mêmes leurs vraies volontés.

Nous étions arrivés sur les bords de la Seine ; Armand marchait à côté de moi, la tête baissée, en tramant les pieds avec lassitude.

– Hier encore, la victoire était dans nos mains, dit-il.

– Non, dis-je. Jamais vous n'avez été victorieux puisque vous n'étiez pas capables d'exploiter votre succès. Vous n'étiez pas prêts.

Un surplis blanc, ballonné d'eau, flottait à la dérive sur le fleuve. Contre le quai, un bateau était arrêté, surmonté d'un pavillon noir ; des hommes apportaient des civières qu'ils disposaient sur la berge et l'odeur montait vers la foule silencieuse penchée par-dessus le parapet du pont, l'odeur de Rivelles, des places romaines, des champs de bataille, l'odeur des victoires et des défaites, si fade après l'éclat rouge du sang. Ils empilaient les cadavres sur le bateau et ils les recouvraient de paille.

– Ils sont donc morts pour rien, dit Armand.

Je regardais le chaume couleur de soleil sous lequel fermentaient des viandes humaines farcies de larves. Morts pour l'humanité, la liberté, le progrès, le bonheur, morts pour Carmona, pour l'Empire, morts pour un avenir qui n'était pas le leur, morts parce qu'on finit toujours par mourir, morts pour rien. Mais je ne dis pas les mots qui me montaient aux lèvres ; j'avais appris à leur parler.

– Ils sont morts pour la Révolution de demain, dis-je. Pendant ces trois journées, le peuple a découvert son pouvoir ; il ne sait pas encore s'en servir, mais demain il saura. Il saura, si vous travaillez à préparer l'avenir, au lieu de vous jeter inutilement dans le martyre.

– Vous avez raison, dit-il. Ce n'est pas de martyrs que la République a besoin.

Un moment il resta accoudé au parapet, les yeux fixés sur le bateau funèbre, puis il se détourna :

– Je voudrais passer au journal.

– J'irai avec vous, dis-je.

Nous quittâmes les quais. Au tournant de la rue un homme était en train de coller une affiche sur le mur. On lisait en grosses lettres noires : « Le duc d'Orléans n'est pas un Bourbon, c'est un Valois. » Plus loin, nous vîmes sur une palissade le manifeste républicain lacéré.

– Ne rien pouvoir ! dit Armand. Alors qu'hier nous pouvions tout !

– Patience, dis-je, vous avez une vie devant vous.

– Oui, grâce à vous.

Il essaya de me sourire :

– Comment avez-vous deviné ?

– Je vous ai vu charger le revolver. Il n'est pas difficile de lire en vous.

Nous traversâmes la rue et Armand me dévisagea avec perplexité :

– Je me demande pourquoi vous veillez sur moi avec autant de sollicitude.

– Je vous l'ai dit : j'ai beaucoup aimé votre mère ; vous m'êtes devenu cher à cause d'elle.

Il ne répondit pas, mais comme nous passions devant une vitrine aux glaces étoilées par des balles, il m'arrêta.

– N'avez-vous jamais remarqué que nous nous ressemblions ? dit-il.

Je regardai les deux images : cet immuable visage qui était le mien depuis des siècles, et sa figure toute neuve, avec ses longs cheveux noirs, son collier de barbe, ses yeux ardents ; nous avions le même nez, le nez des Fosca.

– Qu'imaginez-vous ? dis-je.

Il hésita :

– Je vous le dirai plus tard.

Nous arrivions devant l'immeuble du Progrès ; il y avait une troupe d'hommes en guenilles sur le trottoir et ils frappaient dans la porte fermée à grands coups d'épaule. Ils criaient : « Nous voulons fusiller ces républicains ! »

– Ah ! les imbéciles ! dit Armand.

– Passons par la porte de derrière, dis-je.

Nous tournâmes le pâté de maisons et nous frappâmes ; un guichet s'ouvrit, puis la porte s'entrebâilla.

– Entrez vite, dit Voiron.

Sa chemise était ouverte sur sa poitrine où la sueur perlait et il tenait un fusil à la main.

– Essaie de décider Garnier à s'en aller. Ils vont l'assassiner.

Armand bondit dans l'escalier. Garnier était assis au bord d'une table, dans la salle de rédaction, au milieu d'un groupe de jeunes gens. Ils n'avaient pas d'armes. On entendait les coups sourds qui montaient du rez-de-chaussée et les cris de mort.

– Qu'est-ce que vous attendez ? dit Armand. Filez par la petite porte.

– Non. Je veux les recevoir, dit Garnier.

Il avait peur. Je pouvais lire sa peur dans le coin de sa bouche et dans ses doigts crispés.

– Ce n'est pas de martyrs que la République a besoin, dit Armand. Ne vous laissez pas assassiner.

– Je ne veux pas qu'ils brisent mes presses, qu'ils brûlent mes papiers, dit Garnier. Je les recevrai.

Sa voix était ferme, ses yeux durs. Mais je sentais la peur en lui. S'il n'avait pas eu peur, sans doute eût-il consenti à partir. Il ajouta avec hauteur :

– Je ne retiens personne.

– Ceci n'est pas vrai, dis-je. Vous savez bien que ces jeunes gens ne vous quitteront pas.

Il regarda autour de lui, parut hésiter. A cet instant on entendit un grand craquement et une ruée effrénée dans l'escalier. Ils criaient : « A mort les républicains ! » La porte vitrée s'ouvrit, et ils entrèrent, leurs baïonnettes en avant, ils avaient l'air à moitié ivres.

– Que voulez-vous ? dit Garnier de sa voix sèche.

Ils hésitèrent et l'un d'eux cria :

– Nous voulons ta sale peau de républicain.

Il prit son élan, et j'eus juste le temps de me jeter devant Garnier, je reçus la baïonnette en pleine poitrine.

– Etes-vous des assassins ? cria Garnier.

Sa voix me parvenait de très loin ; je sentais mon sang qui mouillait ma chemise et il y avait un brouillard autour de moi. Je pensais : « Peut-être cette fois je vais mourir ; peut-être j'en ai fini ! » Et puis je me retrouvai couché sur une table, avec un linge blanc noué autour de ma poitrine. Garnier parlait toujours et les hommes reculaient vers la porte.

– Ne bougez pas, me dit Armand. Je vais chercher un médecin.

– C'est inutile, dis-je. L'arme a buté contre un os. Je n'ai rien.

Dans la rue, sous les fenêtres, ils continuèrent à crier : « Fusillez ces républicains. » Mais les hommes avaient tourné les talons, ils descendaient l'escalier. Je me levai, je refermai ma chemise et je boutonnai ma veste.

– Vous m'avez sauvé la vie, dit Garnier.

– Ne me remerciez pas avant de savoir ce que la vie vous réserve.

Je pensais : « Voilà qu'il va lui falloir vivre des années avec sa peur. »

– Je rentre me reposer, dis-je.

Armand descendit avec moi ; nous marchâmes quelques instants en silence, puis il dit :

– Vous auriez dû mourir.

– L'arme a buté...

Il m'interrompit :

– Aucun homme normal ne serait debout après un pareil coup.

Il saisit mon poignet.

– Dites-moi la vérité.

– Quelle vérité ?

– Pourquoi veillez-vous sur moi ? Pourquoi nous ressemblons-nous ? Comment n'êtes-vous pas mort, alors que la baïonnette n'a pas buté ?

Il parlait d'une voix fiévreuse et ses doigts se crispaient sur mon bras :

– Il y a longtemps que je m'en doutais...

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

– Depuis mon enfance, je sais que je compte parmi mes aïeux un homme qui ne doit jamais mourir ; depuis mon enfance j'ai souhaité le rencontrer...

– Votre mère m'a parlé de cette légende, dis-je... Pouvez-vous y croire ?

– J'y ai toujours cru, dit-il. Et j'ai toujours pensé que nous pourrions faire ensemble de grandes choses s'il avait un peu d'amitié pour moi.

Ses yeux brillaient, il me regardait avec une ardeur passionnée ; Charles avait tourné la tête, sa lèvre inférieure pendait, sous les paupières tombantes, les yeux semblaient morts, et moi je promettais : nous ferons de grandes choses. Je gardai le silence et Armand dit avec impatience :

– Est-ce un secret ? Pourquoi tant de mystère ?

– Vous me croyez immortel et vous pouvez me regarder sans horreur ?

– Qu'y a-t-il là d'horrible ?

Un sourire éclaira son visage ; il parut très jeune soudain et quelque chose bougea dans mon cœur : c'était fade, avec un parfum très ancien, un peu croupi ; des jets d'eau chantaient.

– C'est vous, n'est-ce pas ?

– Oui.

– Alors l'avenir est à nous, dit-il. Merci d'avoir sauvé ma vie !

– Ne vous réjouissez pas, dis-je. Il est dangereux pour les hommes mortels de vivre à mes côtés. Leur existence leur semble brusquement trop courte, leurs entreprises vaines.

– Je sais bien que j'ai juste une vie d'homme devant moi, dit-il. Votre présence n'y change rien.

Il me regardait comme s'il me voyait pour la première fois, et déjà il cherchait avidement à profiter de la chance extraordinaire qui lui était offerte.

– Que de choses vous avez vues ! Vous avez assisté à la grande Révolution ?

– Oui.

– Vous me raconterez, dit-il.

– Je ne m'en suis pas beaucoup occupé, dis-je.

– Ah !

Il m'examinait d'un air un peu déçu.

Je dis brusquement :

– Me voilà arrivé.

– Cela vous dérangerait que je monte un instant chez vous ?

– Rien ne me dérange jamais.

Je poussai la porte de la bibliothèque. Marianne souriait au milieu du cadre ovale, sa robe bleue découvrait ses jeunes épaules.

– Voilà la grand-mère de votre mère, dis-je. Elle était ma femme.

– Elle était belle, dit Armand poliment.

Son regard fit le tour de la pièce.

– Vous avez lu tous ces livres ?

– A peu près.

– Vous devez être un grand savant.

– Je ne m'intéresse plus à la science.

Je regardais Marianne ; j'avais envie de parler d'elle ; depuis longtemps elle était morte ; mais pour Armand c'est aujourd'hui qu'elle commençait à exister ; elle pouvait ressusciter dans son cœur belle, jeune, ardente.

– Elle avait foi dans la science, dis-je. Elle croyait comme vous au progrès, à la raison, à la liberté. Elle était passionnément dévouée au bonheur de l'humanité...

– N'y croyez-vous pas ? dit-il.

– Bien sûr, dis-je. Mais elle, c'était autre chose. Elle était si vivante ; tout ce qu'elle touchait vivait : les fleurs, les idées...

– Les femmes sont souvent plus généreuses que nous, dit Armand.

Je tirai les rideaux sans répondre et j'allumai une lampe. Qu'était Marianne pour lui ? Une morte parmi des millions d'autres. Elle souriait de son sourire figé au milieu du cadre ovale ; jamais elle ne renaîtrait.

– Pourquoi ne vous intéressez-vous plus à la science ? dit Armand.

Il vacillait de fatigue, ses paupières papillotaient ; mais il ne se déciderait pas à me quitter avant d'avoir trouvé comment tirer profit de moi.

– Elle ne permet pas à l'homme de sortir de lui-même, dis-je.

– Est-il nécessaire qu'il en sorte ?

– Ce n'est sans doute pas nécessaire pour vous.

J'ajoutai brusquement :

– Vous devriez vous reposer un peu. Vous avez l'air à bout de forces.

– J'ai peu dormi depuis trois jours, dit-il avec un sourire d'excuse.

– C'est une dure épreuve que de mourir et de ressusciter en une même journée, dis-je. Couchez-vous donc sur le divan et dormez.

Il se jeta sur le canapé :

– Je vais dormir une petite heure, dit-il.

Je restai debout à côté du divan. Le soir tombait. Là-bas, des clameurs de fête montaient dans le crépuscule mais dans ce bureau aux rideaux tirés on n'entendait d'autre bruit que le souffle léger d'Armand. Déjà il dormait. Pour la première fois depuis quatre jours, il était délivré de la peur, de l'espoir ; il dormait et c'était moi qui veillais et qui sentais avec mon cœur le poids de cette journée qui agonisait lourdement derrière les vitres. Places désertes de Pergola, dômes dorés, inaccessibles de Florence, goût fade du vin au balcon de Carmona... Mais il connaissait aussi l'ivresse triomphante, l'énorme rire de Malatesta, le sourire d'Antoine mourant ; Carlier regardait le fleuve jaune en ricanant : J'y suis arrivé ; et moi de mes deux mains je déchirais ma chemise, la vie m'étouffait. Et dans sa poitrine il y avait aussi l'espoir, le soleil rouge dans le ciel neigeux, la ligne bleue des collines au fond de la plaine, les voiles qui disparaissaient à l'horizon, happées par la courbe invisible de la terre. Je me penchai sur Armand, je regardai le jeune visage rongé de mousse noire : à quoi rêvait-il ? Il dormait comme avaient dormi Tancrède, Antoine, Charles, Carlier ; ils se ressemblaient tous ; et cependant pour chacun la vie avait un goût unique qu'il était le seul à connaître : elle ne se recommençait jamais ; en chacun elle était tout entière, tout entière neuve. Il ne rêvait pas aux places de Pergola, ni au grand fleuve jaune ; il avait ses rêves à lui dont je ne pouvais pas lui dérober la moindre parcelle ; jamais je ne réussirais à m'évader de moi-même, à me glisser en l'un d'eux ; je pouvais tenter de le servir ; mais je ne verrais pas avec ses yeux, je ne sentirais pas avec son cœur. A jamais je traînais derrière moi le soleil rouge, le tumulte du fleuve boueux, la solitude haineuse de Pergola : mon passé ! Je m'éloignai d'Armand ; de lui, pas plus que d'aucun autre je n'avais rien à espérer.

 

La fumée dessina un rond bleuâtre dans l'air jaune, puis le rond s'étira, se gondola, se brisa. Quelque part, sur une plage d'argent, une ombre palmée rampait vers un caillou blanc. J'aurais voulu être couché sur cette plage ; chaque fois que je m'étais forcé à parler leur langage, je me sentais vide et fatigué.

« En matière d'impression et de publication d'écrit, le flagrant délit n'existe que lorsqu'un appel à la révolte s'imprime dans un lieu connu d'avance par les agents de l'autorité. Pas un seul des écrivains arrêtés depuis un mois sur un mandat de dépôt n'a été réellement surpris en flagrant délit. »

Dans la pièce voisine, Armand lisait mon article à haute voix, et les autres écoutaient ; parfois ils applaudissaient de plaisir. Ils applaudissaient, mais si j'avais poussé la porte, leurs visages se seraient figés. J'avais beau travailler avec eux toutes les nuits, et écrire ce qu'ils souhaitaient que j'écrive, je restais un étranger pour eux.

« Je dis que lorsque ayant enlevé à ses foyers un homme innocent, l'ayant retenu pendant des semaines dans un cachot sous le coup d'une accusation illégale, vous osez le condamner sous prétexte que le désespoir et la colère lui ont arraché contre vos magistrats une parole amère, vous foulez aux pieds les droits sacrés que le peuple français a achetés de son sang. »

J'avais écrit ces mots, et je pensais : « Marianne serait contente de moi » ; mais déjà je ne les reconnaissais plus ; il n'y avait plus en moi que du silence.

– Voilà un article qui fera du bruit, dit Garnier.

Il s'était approché de moi et il me regardait en tordant nerveusement la bouche. Il aurait voulu me dire quelque chose d'aimable ; il était le seul qui n'eût pas peur de moi ; mais nous ne réussissions jamais à nous parler.

– Il y aura un procès, dit-il enfin. Mais nous le gagnerons.

La porte s'ouvrit à la volée et Spinelle entra. Son visage était rose et dans ses cheveux frisés il y avait du froid et de la nuit. Il jeta son foulard sur une chaise :

– Il y a une émeute à Ivry, dit-il. Les ouvriers ont brisé les machines à tisser. On a appelé la troupe qui a chargé avec des baïonnettes.

Il parlait si précipitamment qu'il bégayait. Il ne se souciait pas des ouvriers, ni des machines brisées, ni du sang versé ; il était heureux parce qu'il apportait à son journal des nouvelles d'importance.

– Il y a eu des morts ? dit Garnier.

– Trois hommes et plusieurs blessés.

– Trois morts...

Le visage de Garnier était tendu. Lui aussi, il était très loin d'Ivry, des cris, des coups ; il imaginait le titre en gros caractères. La troupe charge les ouvriers avec des baïonnettes. Déjà il pesait les premiers mots de l'article.

– Ils brisent les machines ! dit Armand. Il faudrait leur expliquer que c'est idiot...

– Qu'importe ? dit Garnier. Ce qui compte, c'est qu'il y a eu une émeute.

Il se tourna vers Spinelle.

– Je descends au marbre ; viens avec moi.

Ils sortirent et Armand s'assit dans un fauteuil en face de moi ; il réfléchissait.

– Garnier se trompe, dit-il enfin. Ces émeutes ne servent à rien. Vous aviez raison quand vous m'expliquiez qu'il faut d'abord faire l'éducation du peuple.

Il haussa les épaules.

– Penser qu'ils en sont à briser les machines !

Je ne répondis pas. Il n'attendait pas de réponse. Il m'examinait avec perplexité et je ne pouvais deviner quelle pensée il poursuivait à travers mon visage.

– Ce qui rend les choses difficiles, c'est qu'ils se méfient de nous, dit-il. Des cours du soir, des réunions publiques, des brochures, ce n'est pas ainsi que nous les atteindrons. Nos paroles glissent sur eux.

Il y avait un appel dans sa voix. Je souris :

– Qu'est-ce que vous attendez de moi ?

– Pour prendre de l'ascendant sur eux, il faudrait vivre parmi eux, travailler avec eux, se battre à leurs côtés : il faudrait être un des leurs.

– Vous voulez que je devienne un ouvrier ?

– Oui, dit-il. Vous pourriez faire un immense travail.

Il me regardait avidement et je me sentais en sécurité sous ce regard : tout juste une force à exploiter. Je ne lui inspirais ni horreur, ni amitié : il se servait de moi, c'était tout.

– Ce serait un grand sacrifice à demander à un homme mortel. Mais pour vous, cela ne doit pas beaucoup compter, dix ou quinze ans de vie.

– En effet, dis-je, cela ne compte pas beaucoup.

Son visage s'illumina :

– Alors vous acceptez ?

– Je peux essayer, dis-je.

– Oh ! ce n'est pas difficile, dit-il. Si vous essayez, vous réussirez.

Je répétai :

– J'essaierai.

J'étais couché près de la fourmilière, et elle était venue et je m'étais levé et elle m'avait dit : « Reste un homme parmi les hommes. » J'entendais encore sa voix, et je les regardais, je disais : « Ce sont des hommes » ; mais dans l'atelier où la nuit tombait, tandis que je badigeonnais de rouge, de jaune et de bleu les rouleaux de papier humide, je ne pouvais pas étouffer cette autre voix qui me disait : « Qu'est-ce donc qu'un homme ? Que peuvent-ils pour moi ? » Sous nos pieds le ronronnement des machines faisait trembler le plancher : c'était la trépidation même du temps stagnant et sans repos.

– Y en a-t-il encore pour longtemps ? dit l'enfant.

Debout sur son escabeau, il broyait des couleurs dans un mortier ; je sentais la courbature de son dos, ses jambes gourdes et sa tête si vide, si lourde qui le tirait vers le sol.

– Tu es fatigué ?

Il ne répondit même pas.

– Repose-toi un instant, dis-je.

Il s'assit sur la plus haute marche de l'escabeau et ferma les yeux. Depuis le matin les pinceaux chargés de couleur liquide balayaient les rouleaux de papier ; depuis le matin c'était la même lumière trouble, l'odeur de peinture, le murmure égal et rythmé : toujours, toujours. Depuis le matin, depuis les premiers jours du monde, toujours l'ennui, la fatigue et la trépidation du temps. Les métiers ronronnaient : toujours, toujours, à travers les rues de Carmona, à travers les rues de Gand où les navettes allaient – venaient – allaient – venaient ; des maisons flambaient, des chants montaient au milieu des brasiers, le sang se mélangeait à l'eau violette des ruisseaux et les machines ronronnaient obstinément : toujours, toujours. Les mains plongeaient le pinceau dans la crème rouge, elles écrasaient le pinceau contre le papier. La tête de l'enfant s'était inclinée sur sa poitrine, il dormait. Vivre pour eux, c'était juste ne pas mourir. Pendant quarante ou cinquante ans ne pas mourir ; et pour finir, mourir. A quoi bon se débattre ? De toutes manières bientôt ils seraient délivrés ; chacun à son tour ils mourraient. Là-bas, l'ombre palmée rampait vers le caillou, la mer battait la plage. J'avais envie de franchir cette porte, et d'essayer de devenir une pierre parmi les pierres.

L'enfant ouvrit les yeux.

– La cloche n'a pas sonné ?

– Elle sonnera dans cinq minutes.

Il sourit. Avidement, j'enfermais ce sourire dans mon cœur. A cause de cette lumière sur son visage, le ronronnement des machines, l'odeur de peinture, tout avait changé ; le temps n'était plus une nappe étale ; il y avait sur terre des espoirs, des regrets, il y avait des haines et des amours. Pour finir, mourir ; mais d'abord ils vivaient. Ni des fourmis, ni des pierres : des hommes. A travers ce sourire, Marianne à nouveau me faisait signe : crois en eux, reste avec eux, reste un homme. Je posai la main sur la tête de l'enfant. Pendant combien de temps encore serais-je capable d'entendre cette voix ? Et quand leurs sourires et leurs larmes ne trouveraient plus aucun écho en moi, que deviendrais-je ?

 

– C'est fini, dis-je.

L'homme resta assis sur le bord de sa chaise ; il fixait d'un air hébété le masque bleu qui reposait sur l'oreiller. Une femme était morte, et une autre au sixième étage était sauvée : ç'aurait pu être le contraire ; quant à moi, ça ne faisait aucune différence. Mais pour cet homme, c'était bien cette femme-ci qui était morte : sa femme.

Je quittai la chambre. Dès le début de l'épidémie, je m'étais inscrit comme infirmier et je passais mes nuits à poser des vésicatoires, des sangsues. Ils voulaient guérir et j'essayais de les guérir : j'essayais de les servir et de ne pas me poser de questions.

La rue était déserte, mais on entendait sur la droite un grand bruit de ferraille ; c'était un de ces fourgons d'artillerie qu'on employait à présent pour charrier les cercueils et qui s'avançait en cahotant. On racontait que souvent les cahots déchiraient les planches, les cadavres éclataient sur le pavé qu'ils maculaient de leurs entrailles. Dans les ruelles roses des hommes transportaient sur des matelas, sur des planches, les corps blancs marbrés de taches noires, on les jetait pêle-mêle dans les fosses. Tous ceux qui pouvaient s'enfuir, s'enfuyaient, à pied, à cheval, à dos de mulet, ils franchissaient les poternes, en diligence, en charrette, en berline ils avaient franchi au galop les barrières de Paris : les pairs de France, les gros bourgeois, les fonctionnaires, les députés, tous les riches avaient fui et les condamnés à mort dansaient la nuit dans les palais abandonnés, ils écoutaient la voix du grand moine noir qui prêchait au matin sur la place ; les pauvres n'avaient pas pu fuir, ils étaient demeurés dans la ville infestée, ils gisaient sur leurs lits, glacés, ou brûlants de fièvre, avec un masque bleu sur le visage, sur le visage un masque noir, le corps truffé de taches sombres. Au matin on alignait les cadavres le long des portes et l'odeur de mort montait lourdement vers le ciel bleu ; sous le ciel gris on transportait les moribonds à l'hôpital, les portes se refermaient sur leur agonie ; en vain leurs parents, leurs amis assiégeaient-ils les grilles pour recueillir leur dernier soupir.

Je poussai la porte. Armand était assis au pied du lit, et Garnier, debout près de la table où brûlait une chandelle.

– Pourquoi êtes-vous venus ? dis-je. Quelle imprudence ! N'avez-vous pas confiance en moi ?

– Nous n'allons pas le laisser mourir seul, dit Armand.

Garnier ne dit rien ; il avait enfoncé ses deux mains dans ses poches et il regardait fixement la forme couchée dans le lit. Je me penchai sur Spinelle. Sa peau rétrécie collait à ses os ; déjà une tête de mort se dessinait sous le parchemin bleuâtre ; sa bouche était blanche et une sueur glacée couvrait son front. Je touchai son poignet ; il était froid et suintant, le pouls ne battait presque plus.

– Ne peut-on rien faire ? dit Armand.

– J'ai tout essayé.

– Il a déjà l'air d'un mort...

– Vingt ans, dit Garnier. Et il aimait tant la vie...

Tous deux regardaient avec désespoir le visage ratatiné. Pour eux cette vie qui allait s'éteindre était unique, la vie de Spinelle qui avait vingt ans et qui était leur ami. Unique comme chacune de ces taches blondes qui dansaient dans l'allée de cyprès ; je regardais Béatrice et je me demandais : « Est-elle pareille à ces insectes d'un soir ? » Je l'aimais et elle paraissait différente ; mais je ne l'aimais plus et sa mort ne pesait pas plus que celle d'un éphémère.

– S'il résiste jusqu'au matin, il peut encore se sauver, dis-je.

Je glissai la main sous les draps et je commençai lentement, violemment, à frictionner le corps glacé. Je l'avais étendu sur mon manteau et mes mains pétrissaient ses jeunes muscles, je le mettais au monde pour la seconde fois et il était sorti du monde avec un trou au milieu du ventre ; je lui avais apporté du maïs et de la viande séchée, et il s'était tiré un coup de fusil dans la tête parce qu'il agonisait de faim. Je le frictionnai pendant un long moment et sous mes doigts un peu de chaleur remontait vers le cœur.

– Il se peut qu'il résiste, dis-je.

Dehors, des gens passèrent en courant sous la fenêtre ; sans doute allaient-ils chercher du secours au poste dont la lanterne rouge brillait au coin de la rue. Puis ce fut de nouveau le silence.

– Vous devriez partir d'ici, dis-je. Vous ne pouvez lui servir à rien.

– Il faut que nous soyons là, dit Armand. J'aimerais avoir mes amis auprès de moi quand je mourrai.

Il regardait Spinelle avec tendresse et je savais qu'il ne craignait pas la mort. Je me tournai vers Garnier ; cet homme-là m'intriguait, il n'y avait pas de tendresse mais seulement de la peur dans ses yeux.

– Réfléchissez. Le risque de contagion est grand.

Il tordit un peu la bouche et une fois de plus il me sembla qu'il aurait aimé me parler ; mais il était muré en lui-même ; presque jamais on ne le voyait sourire et personne ne savait ce qu'il pensait. Brusquement, il marcha vers la fenêtre et l'ouvrit :

– Que se passe-t-il ?

Une grande clameur montait de la rue. Chaque nuit on allumait un feu au carrefour dans l'espoir de purifier l'atmosphère ; à la lueur des flammes, nous aperçûmes une troupe d'hommes et de femmes en vêtements misérables qui traînaient un tombereau à travers la place. Ils criaient : « Mort aux affameurs ! »

– Ce sont les chiffonniers, dit Garnier.

Une ordonnance commandait qu'on enlevât les immondices au cours de la nuit avant qu'ils n'aient pu faire leur récolte ; réduits à la misère, ils criaient avec haine : « Mort aux affameurs ! » Ils criaient : « Fils du diable ! » et ils crachaient.

Garnier referma la fenêtre.

– Si seulement nous avions des chefs ! dit Armand. Le peuple est mûr pour une révolution.

– Pour une émeute tout au plus, dit Garnier.

– Nous devrions être capables de changer l'émeute en révolution.

– Nous sommes trop divisés.

Le front appuyé à la vitre, ils rêvaient d'émeutes, de meurtres ; je les regardais sans comprendre. Tantôt il me semblait que les hommes attachaient un prix ridicule à une vie que la mort devait fatalement détruire : pourquoi avaient-ils regardé Spinelle avec tant de désespoir ? Et tantôt ils acceptaient bien légèrement de s'anéantir à jamais : pourquoi demeurer inutilement dans cette chambre infestée ? Pourquoi comploter des émeutes sanglantes ?

Une voix murmura : « Armand ! »

Spinelle avait ouvert les yeux ; on aurait dit que ses prunelles avaient fondu, elles étaient perdues au fond des orbites creuses ; mais c'était des yeux vivants, ils voyaient.

– Est-ce que je vais mourir ?

– Non, dit Armand. Dors tranquille. Tu es sauvé.

Les paupières s'abaissèrent. Armand se tourna vers moi.

– Est-ce vrai ? Est-il sauvé ?

Je pris la main de Spinelle. Elle n'était pas glacée ; le pouls battait.

– Il faut qu'il passe la nuit, dis-je. Peut-être la passera-t-il.

Déjà l'aube approchait. Une grande tapissière peinte en noir passait sous les fenêtres, récoltant de maison en maison les cercueils qu'on empilait sous les courtines funèbres. Le long de la rue montante aux pavés roses les charrettes passaient de maison en maison et les cadavres s'empilaient sous des bâches. Armand avait fermé les yeux ; assis sur une chaise, il dormait ; Garnier se tenait debout contre le mur avec un visage fermé. Au carrefour, le feu s'était éteint, et les chiffonniers dispersés. Un long moment la place demeura vide et puis un concierge parut sur le seuil de la porte, il inspecta les pavés d'un air soupçonneux ; on racontait que parfois le matin on trouvait sous les porches des morceaux de viande et d'étranges dragées jetées par des mains mystérieuses ; des hommes, disait-on, empoisonnaient les fontaines et la viande des boucheries, une immense conspiration menaçait le peuple ; le bruit courait que j'avais fait un pacte avec le diable et ils crachaient avec dégoût sur mon passage.

Garnier murmura :

– Il a passé la nuit.

– Oui.

Une peu de sang ranimait les joues de Spinelle, sa main était tiède et son pouls battait.

– Il est sauvé, dis-je.

Armand ouvrit les yeux :

– Sauvé ?

– C'est à peu près sûr.

Armand et Garnier se regardèrent ; je détournai les yeux. Par ce regard ils se faisaient don l'un à l'autre de la joie qui venait d'éclater dans leurs cœurs ; c'était dans ces échanges triomphants qu'ils trouvaient la force d'affronter la mort et des raisons de vivre. Pourquoi devais-je détourner les yeux ? J'appelais à mon secours le visage de Spinelle : il avait vingt ans, il aimait la vie, je me rappelais ses yeux brillants et sa jeune voix bégayante ; je l'avais sauvé ; j'avais nagé dans le lac glacé, je l'avais ramené sur la rive et porté dans mes bras, j'avais été chercher dans le village indien le maïs et la viande qu'il dévorait en riant de plaisir ; un trou dans le ventre, un trou dans la tempe : comment celui-ci mourrait-il ? Il n'y avait pas une étincelle de joie dans mon cœur.

 

– Alors ? dit Garnier.

Dans la salle de rédaction du Progrès, le comité central et les chefs de section de la Société des Droits de l'Homme étaient rassemblés autour du vieux Broussaud. Ils me regardaient tous avec anxiété.

– Alors je n'ai pas réussi à joindre la Société Gauloise, ni le comité organisateur, dis-je. J'ai touché seulement les Amis du Peuple. Ils penchent pour l'insurrection. Mais ils n'ont encore rien décidé.

– Comment pourront-ils décider sans connaître nos décisions ? dit Armand. Et comment déciderons-nous sans eux ?

Il y eut un silence et Garnier dit :

– Il faut décider.

– Puisque nous ne réussissons pas à coordonner nos efforts, dit lentement le vieux Broussaud, mieux vaut nous abstenir ; il est impossible dans de telles conditions de déclencher une véritable révolution.

– Qui sait ? dit Armand.

– Même si l'insurrection n'était qu'une émeute, elle ne serait pas inutile, dit Garnier. A chacune de ses révoltes, le peuple prend davantage conscience de sa force, le fossé qui le sépare des dirigeants se creuse plus profondément.

Il y eut une rumeur dans la salle.

– Nous risquons de faire couler beaucoup de sang, dit une voix.

– Beaucoup de sang et en vain, dit un autre.

Pendant un moment, ils discutèrent avec bruit. Armand me demanda à mi-voix : « Qu'en pensez-vous ? »

– Je n'ai pas d'avis.

– Vous ne manquez pas d'expérience, dit-il. Vous devez avoir un avis...

Je secouai la tête. Comment aurais-je pu les conseiller ? Savais-je ce que valaient, à leurs yeux, la vie, la mort ? C'était à eux d'en décider. Pourquoi vivre, si vivre c'est seulement ne pas mourir ? Mais mourir pour sauver sa vie, n'est-ce pas la pire duperie ? Il ne m'appartenait pas de choisir pour eux.

– Certainement il se produira des incidents, dit Armand. Si vous ne voulez pas provoquer l'insurrection, prenons du moins des mesures pour le cas où elle éclaterait.

– C'est juste, dit Garnier. Ne donnons pas de mot d'ordre, mais tenons-nous prêts, et si le peuple commence à marcher, marchons avec lui.

– Je crains qu'ils ne commencent à marcher sans mesurer leurs chances, dit Broussaud.

– De toute façon, le parti républicain doit les soutenir.

– Au contraire...

De nouveau les voix se mêlèrent ; ils parlaient fort, leurs yeux brillaient, leurs voix tremblaient ; de l'autre côté de ces murs, il y avait en cette minute des millions d'hommes qui parlaient avec ces yeux brillants et des voix qui tremblaient ; et pendant qu'ils parlaient, l'insurrection, la République, la France, l'avenir du monde étaient là, dans leurs mains : du moins ils le croyaient ; ils pressaient le destin de l'humanité contre leur cœur. Toute une ville bouillonnait autour du catafalque où reposaient les restes du général Lamarque dont personne ne se souciait.

Aucun d'entre nous ne dormit cette nuit-là. On travailla à établir tout le long des boulevards des communications entre les différents groupes. Si l'insurrection réussissait, on devait s'efforcer de persuader La Fayette d'accepter le pouvoir car il était seul capable de rallier la foule par le prestige de son nom. Garnier chargea Armand de négocier en cas de succès avec les principaux chefs républicains ; quant à lui, ayant fait masser des hommes au pont d'Austerlitz, il se proposait de tenter de soulever le faubourg Saint-Marceau.

– Mais c'est à toi de négocier, dit Armand. Ta voix a plus de poids que la mienne. Et Fosca, qui est plus près que nous des ouvriers, tiendra le pont d'Austerlitz.

– Non, dit Garnier. J'ai assez parlé dans ma vie. Cette fois-ci je veux me battre.

– Et si tu te fais tuer, ça sera malin, dit Spinelle. Que deviendra le journal ?

– Vous vous en tirerez très bien sans moi.

– Armand a raison, dis-je. Je connais les ouvriers de Saint-Marceau ; laissez-moi organiser le soulèvement.

Garnier eut un sourire sec :

– Vous m'avez sauvé la vie une fois : c'est assez.

Je regardai la bouche nerveuse, les deux rides, tout le visage tourmenté avec les yeux durs, un peu fuyants. Il fixait l'horizon derrière lequel se cachait le fleuve tumultueux, des houppes vertes se balançaient au sommet des hautes cannes et des alligators dormaient dans la boue chaude ; il disait : « Il faut que je me sente vivre, dussé-je en mourir. »

A dix heures du matin, tous les membres des Droits de l'Homme et des Amis du Peuple, les étudiants en médecine, les étudiants en droit étaient rassemblés sur la place Louis-XV. Les élèves de l'Ecole polytechnique manquaient au rendez-vous ; le bruit courait qu'ils avaient été consignés. Au-dessus des têtes flottaient des bannières, des drapeaux tricolores, des rameaux de verdure : chacun tenait à la main quelque insigne et certains brandissaient des armes. Le ciel était brouillé, il bruinait ; mais les fumées sanglantes de l'espoir brûlaient les cœurs. Quelque chose allait arriver par eux : ils le croyaient. Ils croyaient qu'ils pouvaient quelque chose, la main crispée sur la crosse du revolver, prêts à mourir pour s'en convaincre, prêts à donner leur vie pour affirmer qu'elle pesait lourd sur la terre.

Le char funèbre était traîné par six jeunes gens ; La Fayette tenait les cordons du poêle ; deux bataillons de dix mille gardes municipaux suivaient. Tout le long du parcours, le gouvernement avait disposé des gardes ; cet immense déploiement de forces, loin de rassurer les esprits, ne faisait que rendre plus sensible la menace de l'émeute. Une foule se pressait sur la chaussée, aux fenêtres, dans les arbres, sur les toits ; aux balcons flottaient des drapeaux italiens, allemands, polonais qui rappelaient l'existence des tyrannies que le gouvernement français n'avait pas su combattre. Tout en marchant, le peuple chantait des hymnes révolutionnaires. Armand chantait, et Spinelle que j'avais sauvé du choléra. La vue des dragons mettait la colère dans les cœurs et les gens arrachaient au passage des branches d'arbre ou des pierres pour s'en servir comme d'armes. Nous passâmes devant la place Vendôme et les jeunes gens qui traînaient le char, se détournant du chemin prévu, s'en allèrent faire le tour de la colonne. Quelqu'un cria derrière moi : « Où nous conduit-on ? » et une voix répondit : « A la République. » Je pensais : on les conduit à l'émeute, à la mort. Qu'était-ce au juste que la République pour eux ? Aucun d'entre eux n'aurait su dire pour quel enjeu il se préparait à se battre ; mais ils étaient sûrs que cet enjeu valait cher puisqu'ils allaient l'acheter de leur sang. Je disais : « Qu'est-ce que Rivelles ? » mais ce n'était pas Rivelles qu'Antoine convoitait, c'était sa victoire ; il était mort pour elle, il était mort comblé. Ils donnaient leur vie pour qu'elle fût une vie d'homme – ni fourmis, ni moucherons, ni blocs de pierre, nous ne nous laisserons pas changer en pierres, – et les bûchers flambaient et ils chantaient. Et Marianne disait : « Reste un homme parmi les hommes. » Mais quoi ? je pouvais bien marcher à côté d'eux : je ne pouvais pas risquer ma vie avec la leur.

Quand nous arrivâmes place de la Bastille, nous vîmes accourir vers nous des polytechniciens, tête nue et les vêtements en désordre ; ils s'étaient enfuis, malgré la consigne. La foule se mit à crier : « Vive l'Ecole, vive la République ! » et la musique qui précédait le catafalque attaqua la Marseillaise. Le bruit courait qu'un officier du 12e venait de dire aux étudiants : « Je suis républicain », et de bouche en bouche la nouvelle se propageait tout le long du cortège. « La troupe est avec nous. »

Au pont d'Austerlitz, le cortège s'arrêta. Une estrade avait été préparée et La Fayette y monta pour prononcer un discours. Il parla du général Lamarque que nous étions en train d'enterrer. D'autres parlèrent après lui ; mais personne ne se souciait de ces discours, ni de ce militaire qui était mort.

– Garnier est là-bas, au bout du pont, dit Armand.

Son regard fouillait la foule, mais on ne pouvait distinguer aucun visage.

– C'est maintenant qu'il va arriver quelque chose, dit Spinelle.

Tout le monde attendait, on ne savait pas au juste quoi. Soudain on vit passer un homme à cheval, vêtu de noir, qui portait un drapeau rouge surmonté d'un bonnet phrygien ; il y eut une rumeur ; les gens se regardaient en hésitant et des voix crièrent : « Pas de drapeau rouge ! »

– C'est une manœuvre, c'est une trahison, dit Spinelle en bégayant de colère. Ils veulent intimider le peuple.

– Croyez-vous ?

– Oui, dit Armand. La troupe et les gardes municipaux ont peur du drapeau rouge. Et la foule sent ce revirement.

Nous attendîmes encore un moment et il dit brusquement :

– Rien ne se passera ici. Allez trouver Garnier, dites-lui de donner le signal lui-même. Retrouvez-moi au National. Je vais tâcher de réunir les chefs républicains.

Je fendis la foule. Je trouvai Garnier à la place que nous avions fixée sur le plan au cours de la nuit ; il portait un fusil en bandoulière ; les rues derrière lui étaient remplies d'hommes aux figures sombres dont beaucoup portaient des fusils.

– Tout est prêt, dis-je. Les gens sont mûrs pour l'émeute. Mais Armand demande que vous donniez le signal.

– Entendu.

Je le dévisageais en silence. Comme chaque nuit, comme chaque jour, il avait peur, je le savais, peur de la mort qui fondrait sur lui malgré lui et qui le réduirait en poussière.

– Les dragons !

Par-dessus la masse noire de la foule, on voyait briller leurs casques et leurs baïonnettes ; ils débouchaient sur le quai Morland, ils se dirigeaient vers le pont. Garnier cria : « Ils foncent sur nous ! » Il saisit son fusil et tira. Aussitôt d'autres coups de feu éclatèrent tout autour de lui et une clameur s'éleva : « Aux barricades ! Aux armes ! »

Des barricades commencèrent à s'élever. De toutes les rues voisines déferlèrent des hommes en armes. Suivi d'une immense troupe, Garnier se dirigea vers la caserne de la rue Popincourt. Nous donnâmes l'assaut et les soldats cédèrent sans beaucoup de résistance. Nous prîmes douze cents fusils que l'on distribua aux insurgés. Garnier les conduisit alors au cloître Saint-Merri et ils se mirent en demeure de s'y fortifier.

– Prévenez Armand que nous tenons tout le faubourg, me dit Garnier. Et que nous le tiendrons aussi longtemps qu'il le faudra.

Partout le peuple dressait des barricades ; les hommes sciaient des arbres qu'on couchait sur la chaussée ; d'autres traînaient hors des maisons des lits de fer, des tables, des chaises ; des enfants et des femmes transportaient des pavés qu'ils avaient arrachés du sol ; tous chantaient. Autour des feux de joie, les paysans d'Ingolstadt chantaient.

Je trouvai Armand dans l'immeuble du National. Ses yeux étincelaient de joie. Les insurgés tenaient la moitié de la ville ; ils avaient pris d'assaut les casernes et les poudrières. Le gouvernement s'était résolu à faire marcher la troupe ; mais il n'était pas sûr que la troupe lui fût fidèle. Les chefs républicains allaient nommer un gouvernement provisoire à la tête duquel on placerait La Fayette ; la garde nationale se rallierait à son ancien chef.

– Demain la République sera proclamée, dit Armand.

On me chargea de vivres et de munitions que je devais transporter au cloître Saint-Merri afin de ravitailler Garnier. Dans les rues, les balles sifflaient. Des gens essayaient de m'arrêter aux carrefours, ils me criaient : « Ne passez pas par là ! Il y a un barrage ! » Je passais. Une balle traversa mon chapeau, une autre mon épaule ; mais je continuais à courir. Le ciel fuyait au-dessus de ma tête, sous les sabots de mon cheval, la terre bondissait. Je courais, j'étais délivré du passé et de l'avenir, délivré de moi et de ce goût d'ennui dans ma bouche. Quelque chose existait qui n'avait jamais existé encore : cette ville en délire, gonflée de sang et d'espoir et c'était son cœur qui battait dans ma poitrine. Je pensais en un éclair : « Je suis vivant », et aussitôt : « C'est peut-être la dernière fois. »

Garnier était assis au milieu de ses hommes derrière un amoncellement de pierres, d'arbres, de meubles, de pavés et de sacs de mortier ; ils avaient planté en haut de cette muraille des branches verdoyantes. Ils étaient occupés à fabriquer des cartouches ; comme bourre, ils utilisaient des lambeaux de leurs chemises et des morceaux d'affiches qu'ils arrachaient aux murs. Ils avaient tous le torse nu.

– J'apporte des cartouches, dis-je.

Ils se précipitèrent sur les caissons avec des cris d'enthousiasme. Garnier me regarda avec surprise :

– Comment avez-vous pu passer ?

– J'ai passé.

Il serra les lèvres ; il m'enviait. J'aurais souhaité lui dire : « Non, c'est une injustice, il ne m'est pas permis d'être ni courageux, ni lâche. » Mais ce n'était pas le moment de parler de moi, ni de lui. Je dis :

– Le gouvernement provisoire sera proclamé dans la nuit. On vous demande de tenir jusqu'au matin. Si l'on veut que Paris tout entier se soulève, il faut que l'insurrection ne recule pas.

– Nous tiendrons.

– Est-ce dur ?

– La troupe a attaqué deux fois. Nous l'avons repoussée.

– Beaucoup de morts ?

– Je n'ai pas compté.

Un moment je restai assis à côté de lui ; il déchirait avec ses dents des morceaux de toile blanche qu'il tassait d'un air absorbé au fond des douilles de carton ; il n'était pas très adroit de ses mains ; il n'avait pas envie de fabriquer des cartouches, il aurait voulu parler, je le savais. Mais quand je me levai, nous n'avions pas échangé un mot.

– Dites-leur que nous tiendrons toute la nuit.

– Je leur dirai.

De nouveau je me glissai le long des murs, je me cachai sous les porches, je courus à travers les balles. J'arrivai à l'immeuble du National en sueur, et ma chemise en sang. Je pensais au sourire d'Armand ; ses yeux brilleraient de joie quand je lui dirais que Garnier tenait solidement le faubourg.

– J'ai vu Garnier. Ils tiendront.

Armand ne sourit pas. Il était debout devant la porte du bureau, debout au seuil du fortin, Cartier fixait le vide, il était assis dans la barque et il fixait le fleuve jaune qui descendait du Nord au Sud, je reconnaissais ce regard.

– Que se passe-t-il ? dis-je.

– Ils ne veulent pas de la République.

– Qui cela ?

– Les chefs républicains ne veulent pas de la République.

Il y avait tant de désespoir sur son visage que je cherchais à éveiller en moi un écho, un souvenir ; mais je restai sec et vide.

– Pourquoi ?

– Ils ont peur.

– Carrel n'ose pas, dit Spinelle. Il dit que le peuple ne peut rien en face d'un régiment fidèle.

Sa voix s'étrangla.

– Et la troupe passerait de notre côté, si seulement Carrel s'était prononcé.

– Ce n'est pas d'un échec qu'ils ont peur, dit Armand. Ils ont peur de la victoire, peur du peuple. Ils se disent républicains ; mais la république qu'ils souhaitent ne serait pas différente de cette monarchie pourrie. Ils préfèrent encore Louis-Philippe au régime que nous voulons établir.

– Est-ce vraiment sans espoir ? demandai-je.

– Nous avons discuté plus de deux heures. Tout est perdu. Avec La Fayette, avec la troupe, nous étions vainqueurs. Mais nous ne pouvons pas lutter contre les armées qui sont en train de marcher sur Paris.

– Alors que ferez-vous ?

Il y eut un silence ; Spinelle dit :

– Nous tenons la moitié de Paris.

– Nous ne tenons rien, dit Armand. Notre cause n'a pas de chefs, elle se renie elle-même. Tous ceux qui sont en train de se faire tuer se font tuer pour rien. Il n'y a plus qu'à arrêter ces massacres.

– Alors je vais dire à Garnier de poser les armes tout de suite, dit Spinelle.

– Fosca ira. Il sait se débrouiller mieux que toi.

Il était six heures du soir ; la nuit tombait. A tous les carrefours, il y avait des gardes municipaux et des soldats. Des régiments frais venaient d'arriver, ils attaquaient avec violence les barricades. Des cadavres gisaient au coin des rues et on voyait passer des hommes qui transportaient des civières où étaient couchés des blessés ; il y avait des flaques rouges sur la chaussée. L'insurrection commençait à fléchir ; depuis des heures, le peuple n'avait pas entendu une parole d'espoir, il ne savait plus bien pourquoi il se battait. Beaucoup des rues que tenaient auparavant les insurgés étaient à présent remplies d'uniformes rouges. Je vis de loin que la barricade défendue par Garnier était encore debout ; je courus vers elle au milieu des balles qui de tous les côtés venaient siffler à mes oreilles. Garnier était adossé aux sacs de mortier, des bandages sanglants s'enroulaient autour de son épaule nue et son visage était noirci de poudre.

– Quelles nouvelles ?

– Ils ne sont pas arrivés à s'entendre, dis-je.

– J'en étais sûr, dit-il avec indifférence.

Je fus étonné de son calme, il souriait presque.

– La troupe ne se ralliera pas à nous. Il n'y a plus aucun espoir de vaincre. Armand vous demande de cesser la lutte.

– Cesser la lutte ?

Cette fois il sourit tout à fait.

– Regardez-nous.

Je regardai. Il ne restait plus qu'une poignée d'hommes autour de Garnier ; leurs visages étaient sanglants et charbonneux ; tous étaient blessés. Contre les murs étaient rangés des cadavres aux torses nus ; on avait fermé leurs yeux et croisé leurs mains sur leurs poitrines.

– Vous n'auriez pas un mouchoir propre ?

Je tirai mon mouchoir de ma poche ; Garnier essuya son visage noirci, ses mains :

– Merci.

Ses yeux se posèrent sur moi et il parut étonné de me voir :

– Mais vous êtes blessé.

– Des écorchures.

Il y eut un silence et je dis :

– Vous allez vous faire tuer pour rien.

Il haussa les épaules.

– Est-ce qu'on se fait jamais tuer pour quelque chose ? Quelle chose vaut une vie ?

– Ah ! vous pensez cela ? dis-je.

– Pas vous ?

J'hésitai. Mais j'avais l'habitude de ne jamais dire ce que je pensais.

– Il me semble qu'on atteint quelquefois des résultats utiles.

– Croyez-vous ? dit Garnier.

Il se tut un moment et quelque chose soudain se dénoua en lui.

– Supposons que les négociations aient abouti : croyez-vous que notre victoire aurait été utile ? Avez-vous pensé aux tâches que la République aurait eu à mener à bien : la société à refondre, le parti à modérer, le peuple à satisfaire, la classe opulente à soumettre ; et l'Europe tout entière à vaincre car elle se serait aussitôt dressée contre nous. Avec tout cela, nous ne sommes qu'une minorité et nous manquons d'expérience politique. Peut-être est-ce une chance pour la République qu'elle n'ait pas triomphé aujourd'hui.

Je le regardai avec surprise. Je m'étais dit souvent toutes ces choses, mais je ne pensais pas qu'aucun d'entre eux se les fût formulées.

– Alors, pourquoi cette insurrection ?

– Nous n'avons pas à attendre que l'avenir donne un sens à nos actes ; sinon toute action serait impossible. Il faut mener notre combat comme nous avons décidé de le mener, c'est tout.

Moi je gardais fermées les portes de Carmona et je n'attendais rien.

– J'ai beaucoup réfléchi là-dessus, dit-il avec un sourire sec.

– C'est donc par désespoir que vous choisissez de mourir ?

– Je ne suis pas désespéré puisque je n'ai jamais rien espéré.

– Est-ce qu'on peut vivre sans espoir ?

– Oui, si l'on possède quelque certitude.

Je dis :

– Je n'en possède aucune.

– Pour moi, c'est une grande chose que d'être un homme, dit-il.

– Un homme parmi des hommes, dis-je.

– Oui. Cela suffit. Cela mérite qu'on vive ; et aussi qu'on meure.

– Etes-vous sûr que vos camarades pensent comme vous ?

– Essayez donc de leur demander de se rendre ! dit-il. Trop de sang a coulé. Maintenant nous devons aller jusqu'au bout de notre combat.

– Mais ils ne savent pas que les négociations n'ont abouti à rien.

– Dites-leur si vous voulez, dit-il avec un accent de colère. Ils s'en moquent ; je me moque de leurs délibérations, de leurs décisions et contre-décisions. Nous nous sommes juré de défendre le faubourg et nous le défendrons, c'est tout.

– Votre combat ne se livre pas seulement sur ces barricades. Pour le mener jusqu'au bout, vous devez vivre.

Il se leva et, accoudé au rempart fragile, il inspecta la rue déserte.

– Peut-être est-ce que je manque de patience, dit-il.

Je dis très vite :

– Vous manquez de patience parce que vous avez peur de la mort.

– C'est vrai, dit-il.

Il était loin de moi soudain. Ses yeux étaient fixés sur le fond de la rue d'où tout à l'heure la mort allait surgir, une mort qu'il avait choisie. Le bûcher flambait, le vent dispersait les cendres des deux moines augustins : « Il n'y a qu'un seul bien, c'est d'agir selon sa conscience. » Couché sur son lit, Antoine souriait. Ce n'étaient ni des orgueilleux, ni des fous, je le comprenais à présent. C'étaient des hommes qui voulaient accomplir leur destin d'homme en choisissant leur vie et leur mort, des hommes libres.

Garnier tomba dès la première salve. Au matin, l'insurrection était étouffée.

 

Armand était assis sur le bord de mon lit et je sentais le poids de sa main sur mon épaule, il penchait vers moi son visage amaigri.

– Racontez.

Sa lèvre supérieure était enflée et il y avait une meurtrissure bleue sur sa tempe. Je demandai :

– C'est vrai qu'ils vous traînent de force au tribunal ?

– C'est vrai. Je vous dirai... Mais d'abord racontez.

Je fixais la lampe jaune qui oscillait au plafond. Le dortoir était vide ; on entendait un bruit de verres entrechoqués, des rires, des voix en fête : les Suisses offraient un banquet aux ouvriers. Tout à l'heure les prisonniers rentreraient dans le dortoir à demi ivres de nourriture, de boisson, d'amitié, de rire ; ils se barricaderaient derrière leurs lits, ils joueraient à la révolution et en guise de prière du soir, ils chanteraient à genoux la Marseillaise. Je m'étais habitué à ces rites et je me trouvais bien sur ce lit, regardant la lampe jaune qui oscillait au plafond. Pourquoi réveiller le passé ?

– C'est toujours pareil, dis-je.

– Comment cela ?

Je fermai les yeux ; avec effort je plongeai dans cette grande nuit confuse qui s'étalait à perte de vue derrière moi. Du sang, du feu, des larmes, des chants. Ils étaient entrés au galop dans la ville, ils avaient jeté des torches enflammées dans les maisons, leurs chevaux avaient fracassé les crânes des enfants, les poitrines des femmes, il y avait du sang sur leurs sabots ; un chien hurlait à la mort.

– On égorge les femmes, on fait éclater les crânes des enfants contre les murs ; le pavé devient rouge, et là où il y avait des vivants, il n'y a plus que des cadavres.

– Mais comment ça s'est-il passé le 13 avril, rue Transnonain ? C'est ça que je veux savoir.

Rue Transnonain, le 13 avril. Pourquoi ce souvenir-là plutôt qu'un autre ? Au bout de trois mois, le passé était-il moins mort qu'au bout de quatre cents ans ?

– Nous sommes descendus dans la rue, dis-je. On nous avait dit que Thiers avait annoncé lui-même à la tribune le triomphe de l'insurrection de Lyon. Alors nous avons élevé des barricades. Tout le monde chantait.

Ils s'étaient réunis sur la place, ils parcouraient les rues en criant : « Mort au fils du diable ! » Ils chantaient.

– Alors ? dit Armand.

– Le matin la troupe a attaqué. Ils ont balayé les barricades ; ils sont entrés dans la maison et ils ont tué tous ceux qui leur sont tombés sous la main.

Je haussai les épaules.

– Je vous dis : c'est toujours pareil !

Il y eut un silence et Armand dit :

– Comment n'avez-vous pas compris que c'était un piège ? Thiers savait le 12 au soir que l'insurrection était écrasée. Et quand il a provoqué l'émeute tous les chefs étaient arrêtés, j'étais déjà arrêté...

– Nous avons su ça depuis, dis-je.

– Mais vous avez de l'expérience, vous auriez dû sentir le danger et empêcher l'insurrection.

– Ils voulaient descendre dans la rue : je suis descendu avec eux.

Armand haussa les épaules avec impatience :

– Vous n'aviez pas à leur obéir mais à les éclairer.

– Mais je ne peux pas y voir clair pour eux, dis-je.

Il me regardait d'un air irrité et je dis :

– Je suis capable de faire ce qu'on me demande de faire. Mais comment déciderais-je à leur place ? Comment savoir ce qu'ils trouvent bon ou mauvais pour eux ?

Antoine était mort à vingt ans, il riait ; Garnier guettait avidement sa mort qui tournait le coin de la rue ; et Béatrice penchait sur ses manuscrits un morne visage empâté. Eux seuls étaient juges.

– Vous pensiez qu'ils souhaitaient ce massacre ? dit Armand durement.

– Est-ce un si grand mal ? dis-je.

Les morts étaient morts, les vivants vivaient ; les prisonniers ne détestaient pas leur prison : ils étaient délivrés du travail harassant, ils pouvaient enfin rire, se reposer, causer. Avant de mourir, ils avaient chanté...

– Je crains que ces mois de prison ne vous aient fatigué, dit Armand.

Je fixai son visage pâli :

– N'êtes-vous pas fatigué ?

– Au contraire.

Il y avait tant de passion dans sa voix qu'elle perça le brouillard tranquille derrière lequel je m'abritais. Je me levai brusquement, je fis quelques pas.

– Toute l'organisation est décapitée, n'est-ce pas ?

– Oui. C'est notre faute. On ne conspire pas à ciel ouvert. C'est une leçon qui nous servira.

– Quand ? dis-je. Ils vont vous condamner à dix ou vingt ans.

– Dans vingt ans je n'aurai que quarante-quatre ans, dit Armand.

Je le regardai en silence et je dis :

– Je vous envie.

– Pourquoi ?

– Vous mourrez. Vous ne deviendrez jamais semblable à moi.

– Ah ! je voudrais ne pas mourir, dit-il.

– Oui, dis-je. J'ai parlé ainsi.

Je serrais dans ma main la bouteille verdâtre, je pensais : « Que de choses je pourrai faire ! » Marianne allait et venait à pas rapides dans la chambre, elle disait : « J'ai si peu de temps devant moi. » Je pensais pour la première fois : « C'est notre enfant. » Je dis :

– Je vous ferai sortir d'ici.

– Comment ferez-vous ?

– Il n'y a que deux gardiens la nuit dans la cour ; ils sont armés ; mais si on ne craint pas les balles, on peut les distraire assez longtemps pour permettre à quelqu'un d'agile d'escalader un mur.

Armand secoua la tête :

– Je ne veux pas m'évader maintenant. Nous comptons beaucoup sur le retentissement que peut avoir notre procès.

– Mais nous pouvons être séparés d'un jour à l'autre, dis-je. C'est une grande chance que nous nous soyons retrouvés. Dépêchez-vous d'en profiter.

– Non. Je dois rester, dit-il.

Je haussai les épaules :

– Vous aussi !

– Moi aussi ?

– Vous choisissez le martyre, comme Garnier ?

– Garnier a choisi une mort inutile ; c'est pour ça que je le blâme. Moi j'estime que je ne peux faire nulle part d'aussi bon travail qu'ici.

Il regarda le grand dortoir vide ; là-bas, autour de la table garnie, ils riaient très fort, ils chantaient des chansons à boire.

– On m'a dit qu'à Sainte-Pélagie le régime était très libéral ?

– C'est vrai. Et même les bourgeois ont des chambres particulières ; ce dortoir n'est que pour les ouvriers...

– Eh bien ! rendez-vous compte, dit-il. Quelle merveilleuse occasion de prendre des contacts, de discuter ! Il faut que l'union soit réalisée avant que je ne sorte d'ici.

– Ça ne vous fait pas peur, dix ou vingt ans de détention ?

Il eut un rire bref qui n'éclaira pas son visage :

– C'est une autre question.

Dans la plaine on voyait les Génois s'agiter autour des tentes rouges ; la route poudreuse était déserte. Je détournai les yeux ; ce n'était pas à moi de m'interroger. Moi je gardais fermées les portes de Carmona... J'avais été cet homme et pourtant je ne le comprenais plus.

– Pourquoi décidez-vous que l'on doit préférer la cause que l'on sert à son propre destin ?

Il réfléchit :

– Je ne distingue pas l'une de l'autre.

– Oui, dis-je.

Je gardais les portes fermées ; je disais : « Carmona sera l'égale de Florence. » Je n'avais pas d'autre avenir.

– Je me rappelle.

– Vous vous rappelez ?

– J'ai eu votre âge, il y a très longtemps...

Un éclair de curiosité passa dans ses yeux tranquilles :

– Ce n'est plus ainsi maintenant ?

Je souris :

– Pas tout à fait.

– Pourtant votre sort devrait tout à fait se confondre avec celui de l'humanité puisque vous durerez aussi longtemps qu'elle.

– Et peut-être davantage, dis-je.

Je haussai les épaules.

– Vous avez raison, dis-je. C'est la prison qui m'a fatigué. Ça va passer.

– Ça va sûrement passer, dit-il. Et vous verrez quel bon travail nous allons faire.

Il y avait deux tendances opposées dans le parti républicain ; les uns demeuraient attachés aux privilèges de la bourgeoisie ; ils réclamaient la liberté : ils ne la réclamaient que pour eux ; ils souhaitaient seulement des réformes politiques, et repoussaient l'idée de toute réglementation sociale, n'y voulant voir qu'une nouvelle forme de contrainte. Armand et ses amis soutenaient au contraire que la liberté ne pouvait être l'apanage d'une classe et que seul l'avènement du socialisme permettrait aux ouvriers d'y accéder. Rien ne compromettait plus gravement que cette division le succès de la révolution et je ne m'étonnais pas qu'Armand cherchât si passionnément à réaliser l'union. Mais j'admirais sa persévérance. En quelques jours il eut transformé la prison en un club politique ; du matin au soir, une grande partie de la nuit, dans les chambres et dans les dortoirs des discussions se déroulaient ; elles n'aboutissaient jamais et jamais Armand ne se décourageait. Cependant plusieurs fois par semaine des gendarmes se saisissaient de lui et de ses camarades, on les traînait de force à travers les couloirs de la prison : parfois leurs crânes heurtaient le pavé de pierre et les marches de l'escalier. Il revenait du tribunal souriant : « Nous n'avons pas parlé. » Un soir pourtant, quand il entra dans sa chambre où je l'attendais, je lui vis ce même visage qu'il avait tourné vers moi devant l'immeuble du National. Il s'assit en silence et au bout d'un long moment il dit :

– Ceux de Lyon ont parlé.

– Est-ce si grave ? dis-je.

– Ils ont détruit tout l'effet de notre silence.

Il mit la tête dans ses mains. Quand il me regarda de nouveau, ses traits s'étaient raffermis, mais sa voix tremblait.

– Il ne faut pas nous leurrer. Ce procès va traîner en longueur, et il n'aura pas l'effet que nous souhaitions.

– Vous vous rappelez ce que je vous ai proposé ? dis-je.

– Oui.

Il se leva, il marcha de long en large avec nervosité.

– Je ne veux pas m'en aller seul.

– Vous ne pouvez pas tous vous évader...

– Pourquoi non ?

Trois jours ne s'étaient pas écoulés, et Armand avait trouvé le moyen de quitter Sainte-Pélagie avec ses camarades. En face de la porte qui donnait sur la cour s'ouvrait un caveau ; des ouvriers qui travaillaient dans la prison à des réparations avaient appris à Armand que ce souterrain débouchait dans un jardin voisin. Il fut décidé qu'on allait tenter de le percer. Il y avait un gardien devant la porte ; une partie des détenus occuperaient son attention en jouant à la balle dans la cour pendant que les autres travailleraient : le bruit des réparations couvrirait celui de nos marteaux. En six jours le caveau fut presque entièrement creusé ; seule une mince couche de terre le séparait encore de la lumière. Spinelle, qui avait échappé au coup de filet du 13 avril, devait venir au cours de la nuit, avec des armes, apporter des échelles pour nous permettre de franchir les murs du jardin ; vingt-quatre détenus se préparaient à échapper ainsi à la prison et à passer en Angleterre. Mais il fallait que l'un de nous, renonçant à tout espoir de liberté, se dévouât pour retenir le gardien pendant qu'il ferait sa ronde.

– Ce sera moi, dis-je.

– Non. Nous tirerons au sort, dit Armand.

– Qu'est-ce que vingt ans de prison pour moi ?

– Ce n'est pas la question.

– Je sais, dis-je. Vous croyez que je peux vous rendre service plus qu'aucun autre : vous vous trompez.

– Vous nous avez rendu de grands services.

– Mais il n'est pas sûr que je continue. Laissez-moi ici. Je m'y trouve bien.

Nous étions assis dans sa chambre en face l'un de l'autre et il me regardait avec plus d'attention qu'il ne l'avait jamais fait pendant ces quatre ans. Aujourd'hui il lui semblait utile de me comprendre.

– Pourquoi cette paresse ?

Je me mis à rire :

– C'est venu peu à peu. Six cents ans... Savez-vous combien ça fait de jours ?

Il ne riait pas.

– Dans six cents ans je continuerais à lutter. Croyez-vous qu'il y ait moins à faire sur terre aujourd'hui qu'autrefois ?

– Est-ce qu'il y a quelque chose à faire sur terre ?

Cette fois-ci il rit :

– Il me semble.

– Au fond, dis-je, pourquoi souhaitez-vous tant la liberté ?

– J'aime que le soleil brille, dit-il avec feu. J'aime les fleuves et la mer. Pouvez-vous accepter qu'on étouffe ces forces magnifiques qu'il y a dans l'homme ?

– Et qu'en ferait-il ? dis-je.

– Qu'importe ! Il en fera tout ce qui lui plaira. Il faut d'abord les délivrer.

Il se pencha vers moi.

– Les hommes veulent être libres : n'entendez-vous pas leur voix ?

J'entendais sa voix : « Reste un homme. » Il y avait la même foi dans leurs yeux. Je posai ma main sur le bras d'Armand.

– Ce soir, je vous entends, dis-je. C'est pour cela que je vous dis : acceptez mon offre. C'est peut-être le dernier soir ; chaque soir peut être le dernier. Ce soir, je voudrais vous servir, mais peut-être demain n'aurai-je plus rien à vous offrir.

Armand me regardait avec intensité et son visage se troubla ; il semblait découvrir soudain quelque chose qu'il n'avait jamais soupçonné et qui lui faisait un peu peur.

– J'accepte, dit-il.

 

Couché sur le dos, couché sur la boue glacée, sur les lattes du plancher, sur une plage de sable argenté, je fixais le plafond de pierre, je sentais les murs gris autour de moi, autour de moi la mer, la plaine et les murs gris de l'horizon. Des années avaient passé : après les siècles des années aussi longues que des siècles, aussi brèves que des heures et je fixais ce plafond, et j'appelais : « Marianne » ; elle avait dit : « Tu m'oublieras » ; contre les siècles et les heures je voulais la garder vivante ; je fixais le plafond et par instants l'image se prenait au fond de mes yeux ; toujours la même image : la robe bleue, les épaules nues, ce portrait qui ne lui ressemblait pas ; j'essayais encore : l'espace d'un éclair quelque chose remua en moi qui était presque un sourire, mais cela s'éteignit aussitôt. A quoi bon ? Embaumée dans mon cœur, au fond de ce caveau glacé elle était aussi morte que dans sa tombe. Je fermais les yeux, mais même en rêve je ne pouvais plus m'évader ; les brouillards, les fantômes, les aventures, les métamorphoses avaient encore ce goût croupi : le goût de ma salive, le goût de mes pensées.

Derrière moi, la porte grinça ; une main toucha mon épaule et de très loin m'arrivèrent leurs paroles ; je pensais : « Cela devait arriver. » Ils touchaient mon épaule nue, ils disaient : « Venez avec nous » et l'ombre palmée s'était évanouie. Au bout de cinquante ans, ou d'un jour, ou d'une heure cela finissait toujours par arriver. « Le carrosse est avancé, Monsieur. » Il fallait ouvrir les yeux ; il y avait plusieurs hommes autour de moi qui me disaient que j'étais libre.

Je les suivis à travers des couloirs, et je fis tout ce qu'ils me commandaient de faire ; je signai des papiers, je pris un paquet qu'ils me mirent avec autorité entre les mains. Et puis ils me conduisirent à une porte qui se referma derrière moi. Il bruinait. La marée était basse, on n'apercevait que du sable gris à perte de vue tout autour de l'île. J'étais libre.

J'avançai un pied, puis un autre. Pour aller où ? Dans la prairie les joncs crachaient des gouttes d'eau avec un murmure rauque et j'avançais, pas après pas, vers l'horizon qui reculait à chaque pas. Les yeux fixés sur l'horizon, je posai mon pied sur la digue ; et je le vis à quelques mètres de moi qui me tendait les mains et qui riait. Ce n'était plus un jeune homme. Il paraissait aussi âgé que moi avec ses larges épaules et sa barbe épaisse. Il dit :

– Je suis venu vous chercher.

Ses mains dures et chaudes serraient mes mains. De l'autre côté du fleuve un feu brillait, un feu brillait dans les yeux de Marianne. Armand avait pris mon bras, il parlait et sa voix était un brasier. Je le suivais ; j'avançai un pied puis un autre, pensant : « Cela va donc recommencer ? Cela va donc continuer ? Continuer à recommencer jour après jour, toujours, toujours ? »

Je le suivis tout le long d'une route ; il y avait toujours des routes, des routes qui ne menaient nulle part. Et puis nous montâmes dans une diligence. Armand continuait à parler. Dix ans avaient passé : tout un grand morceau de sa vie ; il me racontait son histoire et j'écoutais : les mots avaient encore un sens ; toujours le même sens, les mêmes mots. Les chevaux galopaient ; dehors il neigeait : c'était l'hiver ; quatre saisons, sept couleurs ; l'air confiné avait une odeur de vieux cuir. Même les odeurs je les connaissais. Des gens descendaient de la voiture, d'autres montaient ; il y avait longtemps que je n'avais vu tant de visages : tant de nez, de bouches, tant de paires d'yeux. Armand parlait. Il racontait l'Angleterre, l'amnistie, le retour en France, ses efforts pour obtenir ma grâce et sa joie quand enfin on la lui avait accordée.

– J'ai longtemps espéré que vous vous évaderiez, dit-il. Ça n'aurait pas été difficile pour vous.

– Je n'ai pas essayé, dis-je.

– Ah !

Il me regarda et puis il détourna les yeux Il recommença à parler sans me poser de questions. Il vivait à Paris dans un petit appartement avec Spinelle et avec une femme qu'il avait connue en Angleterre ; ils comptaient que j'allais habiter sous leur toit. J'acquiesçai et je demandai :

– C'est votre femme ?

– Non ; seulement une amie, dit-il d'une voix brève.

Quand nous arrivâmes à Paris, toute une nuit avait passé ; c'était le matin, les rues étaient couvertes de neige ; cela aussi c'était un vieux décor : Marianne avait aimé la neige. Elle me semblait soudain plus proche et plus perdue qu'au fond de mon caveau ; il y avait une place pour elle dans ce matin d'hiver, et cette place était vide.

Nous montâmes un escalier ; les choses n'avaient pas changé en dix ans, en cinq siècles ; il y avait toujours des plafonds au-dessus de leurs têtes, et autour d'eux des lits, des tables, et des sièges, vert olive ou vert amande, des papiers aux murs ; entre ces murs ils vivaient en attendant de mourir, ils caressaient leurs rêves d'homme. Dans l'étable, les vaches avec leur chaud ventre vert, leurs gros yeux blonds où se reflète à l'infini un rêve de foin et de prairie verte.

– Fosca !

Spinelle serrait mes mains dans les siennes et il me riait au visage ; il était tout pareil à lui-même, à peine ses traits avaient-ils un peu durci. D'ailleurs après cette nuit, je retrouvais le visage d'Armand tel que je l'avais toujours connu. Il me semblait que je les avais quittés la veille.

– Voilà Laure, me dit Armand.

Elle me regarda d'un air grave et me tendit sans sourire une très petite main, nerveuse et dure. Elle n'était plus très jeune ; elle avait une taille frêle, de grands yeux sombres et un teint olivâtre ; ses cheveux tombaient en boucles noires sur ses épaules qu'enveloppait un châle aux longues franges.

– Vous devez avoir faim, dit-elle.

Elle avait posé sur la table de grands bols de café au lait et une assiette de rôties beurrées. Ils mangeaient, et Armand et Spinelle parlaient avec animation, ils semblaient tout heureux de me revoir. Je bus seulement quelques gorgées de café : en prison j'avais perdu l'habitude de manger. J'essayais de leur répondre et de sourire. Mais il semblait que mon cœur fût enseveli sous des laves froides.

– Dans quelques jours il y aura un banquet en votre honneur, dit Armand.

– Un banquet ?

– Les chefs des principales organisations ouvrières seront là ; vous êtes un de nos héros... L'insurrection du 13 avril, dix ans de réclusion... Votre nom a aujourd'hui un poids que vous ne soupçonnez pas.

– En effet, dis-je.

– Cette idée de banquet doit vous étonner, dit Spinelle.

Je secouai la tête mais il dit avec autorité.

– Je vais vous expliquer.

Il avait toujours sa voix volubile et bégayante. Il se mit à m'exposer qu'à présent la tactique de l'insurrection était abandonnée ; on réservait la violence pour le jour où la révolution se déclencherait vraiment. Ce qu'on essayait en attendant c'était de grouper tous les travailleurs dans une immense union : les exilés de Londres avaient appris là-bas l'importance de l'association ouvrière. Les banquets étaient une occasion de manifester cette solidarité, on les multipliait à travers toute la France. Il parla un long moment ; de temps en temps il se tournait vers Laure comme pour lui demander son approbation et elle acquiesçait de la tête. Quand il eut fini, je dis :

– Je vois.

Il y eut un silence ; je sentais que je ne faisais pas les gestes, je ne disais pas les mots qu'on attendait de moi ; mais j'étais incapable de les inventer. Laure se leva et dit :

– Ne voulez-vous pas aller vous reposer ? Je suis sûre que ce voyage a été très fatigant.

– Oui, j'aimerais dormir, dis-je. Je dormais beaucoup, là-bas.

– Je vais vous montrer votre chambre.

Je la suivis ; elle poussa une porte et dit :

– Ce n'est pas une belle chambre, mais si vous vous y plaisiez, nous serions très heureux.

– Je m'y plairai.

Elle referma la porte et je m'étendis sur le lit. Il y avait du linge frais et des vêtements sur une chaise, des livres sur des rayons. Dehors on entendait des voix, des bruits de pas ; parfois une charrette passait. C'était Paris, c'était le monde ; j'étais libre, libre entre la terre et le ciel et les murs gris de l'horizon. Faubourg Saint-Antoine les machines ronronnaient : toujours, toujours ; à l'hôpital des enfants naissaient, des vieillards mouraient ; au fond du ciel neigeux le soleil était rouge : quelque part il y avait un jeune homme qui regardait ce soleil, et quelque chose éclatait dans son cœur. J'appuyai les mains contre mon cœur ; il battait : toujours, toujours, et la mer battait la grève : toujours, toujours. Ça recommençait, ça continuait, ça continuerait à recommencer toujours, toujours.

Il faisait nuit depuis longtemps quand on frappa doucement à ma porte. C'était Laure ; elle tenait une lampe à la main :

– Voulez-vous que je vous apporte votre dîner ici ?

– Ne vous dérangez pas. Je n'ai pas faim.

Elle posa la lampe et s'approcha du lit :

– Peut-être n'aviez-vous pas envie de sortir de prison, dit-elle.

Sa voix était rauque, un peu voilée. Je me soulevai sur un coude. Une femme : un cœur qui bat sous la chair tiède, leurs dents fraîches, les yeux qui quêtent la vie, l'odeur de leurs larmes ; tout comme les saisons, les heures, les couleurs, elles étaient restées pareilles à elles-mêmes. Elle dit :

– Nous avions cru bien faire.

– Mais vous avez bient fait...

– On ne sait jamais.

Elle regardait mon visage, mes mains ; elle murmura :

– Armand m'a dit...

Je me levai, je jetai un coup d'œil sur le miroir et j'appuyai mon front à la vitre. Les réverbères étaient allumés ; dans les maisons ils se réunissaient autour des tables. Pendant les siècles des siècles, manger, dormir...

– Je suppose que c'est fatigant de recommencer à vivre, dit-elle.

Je me retournai vers elle et je dis des mots que j'avais déjà dits :

– Ne vous souciez pas de moi.

– Je me soucie de tout et de tous, dit-elle. C'est comme ça que je suis faite.

Elle marcha vers la porte.

– Il ne faut pas nous en vouloir.

– Je ne vous en veux pas. J'espère que je pourrai encore vous être utile.

– Mais est-ce que personne ne peut vous être utile ? dit-elle.

– Surtout, dis-je, n'essayez pas.

 

– Ça va être une manifestation sensationnelle, dit Spinelle.

Le pied posé sur une chaise, il brossait avec énergie un soulier rutilant. Laure était penchée sur la table, elle repassait une chemise d'homme. Elle murmura :

– Je ne connais rien de plus déprimant que ces banquets.

– C'est utile, dit Armand.

– Je veux l'espérer, dit-elle.

Armand compulsait des papiers épars sur le marbre de la cheminée où brûlait un maigre feu :

– Vous savez à peu près ce que vous avez à dire ?

– A peu près, dis-je sans chaleur.

– Quel dommage que je ne puisse parler à votre place, dit Spinelle. Je me sens inspiré ce soir.

Laure sourit :

– Vous êtes toujours inspiré.

Il se tourna vivement vers elle :

– Il n'était pas bien, mon dernier discours ?

– C'est ce que je dis : vos discours sont toujours magnifiques.

Dans la cheminée une bûche s'effondra ; Spinelle s'était mis à brosser avec rage son second soulier, Laure faisait glisser le fer sur le linge blanc, Armand lisait et le balancier de la grande pendule oscillait paisiblement : tic-tac, tic-tac. Je l'entendais ; je sentais l'odeur de la toile chaude, je voyais les fleurs que Laure avait disposées dans les vases, des fleurs dont Marianne m'avait jadis dit le nom. Je voyais chaque meuble de la pièce, et les rayures jaunes du papier mural ; je discernais chaque frémissement de leurs visages, chaque inflexion de leurs voix ; j'entendais même les mots qu'ils ne disaient pas. Il se parlaient gaiement, ils travaillaient ensemble, et chacun aurait donné sa vie pour celle des autres ; et cependant un drame se déroulait entre eux. Ils s'arrangeaient toujours pour créer des drames dans leurs vies... Spinelle aimait Laure ; elle ne l'aimait pas, elle aimait Armand ou tout au moins regrettait-elle de ne plus l'aimer ; et Armand rêvait à une femme qui était au loin ou qui ne l'aimait pas. Je tournais le dos à Eliane, je regardais Béatrice en pensant : « Pourquoi est-ce Antoine qu'elle regarde avec ces yeux ? » La main de Laure allait, venait au-dessus de la toile lisse ; une toute petite main couleur d'ivoire mat : pourquoi Armand ne l'aimait-il pas ? Elle était là, elle l'aimait : une femme, toute une femme ; l'autre n'était qu'une femme, elle aussi. Et pourquoi Laure refusait-elle d'aimer Spinelle ? Y avait-il tant de différence entre Armand et lui ? L'un brun, l'autre châtain ; l'un grave et l'autre gai ; mais tous deux avec ces yeux qui regardent, ces lèvres qui remuent, ces mains qui bougent...

Ils avaient tous ces yeux, ces lèvres, et ces mains ; ils étaient au moins une centaine dans le hangar où la table était dressée, chargée de bouteilles et de victuailles ; et c'était moi que leurs yeux regardaient ; certains d'entre eux me reconnaissaient ; ils me frappaient l'épaule, ils serraient mes mains, ils riaient : « Tu n'as pas changé. » Au chevet de Spinelle ils s'étaient regardés et la joie avait jailli en gerbe brûlante dans leurs cœurs : je les avais enviés. Aujourd'hui c'était moi qu'ils regardaient mais leurs regards glissaient sur moi : dans mon cœur, pas une étincelle. Enseveli sous les laves froides, sous les cendres, le vieux volcan était plus mort que les cratères lunaires.

Je m'assis à côté d'eux ; ils mangeaient et buvaient et je mangeais et buvais avec eux. Marianne leur souriait, une vielleuse chantait, et tous reprenaient en chœur le refrain : il faut chanter, j'avais chanté. L'un après l'autre, ils se levaient, ils portaient des toasts à ma santé. Ils racontaient des histoires du passé : la mort de Garnier, la rue Transnonain, Sainte-Pélagie et ces dix années que j'avais vécues dans les souterrains du mont Saint-Michel ; avec leurs mots d'hommes, ils créaient une légende enluminée qui les exaltait mieux que des chansons ; leur voix tremblait d'émotion et dans les yeux des femmes il y avait des larmes. Les morts étaient morts ; de ce passé mort, les vivants faisaient un présent brûlant ; les vivants vivaient.

Ils parlaient aussi de l'avenir, du progrès, de l'humanité. Armand se leva et parla. Il dit que si les travailleurs savaient s'unir, savaient vouloir, ils deviendraient les maîtres de ces machines auxquelles ils étaient asservis ; elles seraient un jour l'instrument de leur affranchissement, de leur bonheur ; il évoqua ces temps où des trains rapides lancés sur des rails d'acier briseraient les barrières élevées par le protectionnisme égoïste des nations ; la terre serait alors un immense marché où tous les hommes puiseraient sans contrainte... Sa voix remplissait le hangar ; ils ne mangeaient plus, ils ne buvaient plus ; ils écoutaient ; de tous leurs yeux, par-delà les murs du hangar ils regardaient les fruits d'or, les ruisseaux de miel et de lait ; par-delà les fenêtres givrées, Marianne regardait, elle sentait dans son ventre le poids tiède et lourd de l'avenir, elle souriait ; les femmes se jetaient à genoux en criant, elles lacéraient leurs vêtements, des hommes les piétinaient ; sur les places, dans les arrière-boutiques, au milieu des campagnes les prophètes prêchaient : le temps de la justice viendra, le temps du bonheur. Laure s'était levée à son tour ; elle aussi, de sa voix ardente et meurtrie, elle parlait de l'avenir. Le sang coulait, les maisons brûlaient, des cris, des chants déchiraient l'air et dans les vertes prairies de l'avenir paissaient des agneaux blancs. Le temps viendra... J'entendais leur respiration haletante. Et voilà ; le temps était venu, c'était aujourd'hui l'avenir ; l'avenir des martyrs calcinés, des paysans égorgés, des orateurs aux voix ardentes, l'avenir appelé par Marianne, c'était ces jours rythmés par le ronronnement des machines, le lent supplice des enfants, les prisons, les taudis, la fatigue, la faim, l'ennui...

– C'est à votre tour, murmura Armand.

Je me levai, je voulais encore lui obéir : « Reste un homme... »

J'appuyai mes mains contre la table. Je dis :

– Je suis heureux de me retrouver parmi vous...

Et ma voix sécha dans ma gorge. Je n'étais pas parmi eux. Cet avenir, pour eux, pur, lisse, inaccessible comme l'azur du ciel, il deviendrait pour moi un présent qu'il me faudrait vivre jour après jour, dans la fatigue et l'ennui. 1944 : je lirais cette date sur un calendrier pendant que d'autres hommes fixeraient avec des yeux émerveillés l'an 2044,2144... Reste un homme ; mais c'est elle aussi qui m'avait dit : « Nous ne vivons pas dans le même monde ; tu me regardes du fond d'un autre temps... »

Quand je me retrouvai, deux heures plus tard, seul en face d'Armand, je lui dis :

– Je regrette.

Il appuya sa main sur mon épaule :

– Ne regrettez rien. Votre silence a fait un effet plus saisissant qu'un long discours.

Je secouai la tête :

– Je regrette parce que j'ai compris que je ne pouvais plus travailler avec vous.

– Pourquoi ?

– Mettons que je sois fatigué.

– Ça ne veut rien dire, dit-il avec impatience. Quelles sont les vraies raisons ?

– A quoi bon ? dis-je.

Il haussa les épaules avec un peu d'agacement :

– Craignez-vous de me convaincre ? C'est trop de scrupule.

– Oh ! je sais bien que vous seriez capable de tenir tête au diable ou à Dieu, dis-je.

– Alors, expliquez-vous.

Il sourit.

– C'est peut-être moi qui vous convaincrai...

Je regardai les fleurs dans les vases, les raies jaunes sur le mur ; le balancier oscillait du même rythme égal. Je dis :

– Je ne crois pas à l'avenir.

– Il y aura un avenir.

– Mais vous en parlez tous comme d'un paradis. Il n'y aura pas de paradis.

– Bien sûr.

Il m'examinait. Il semblait chercher sur mon visage les mots qu'il devait me dire.

– Ce que nous décrivons comme un paradis, c'est le moment où les rêves que nous formons aujourd'hui seront réalisés. Nous savons bien qu'à partir de là d'autres hommes auront des exigences neuves...

– Comment pouvez-vous désirer quoi que ce soit, sachant que les hommes ne seront jamais comblés ?

Il y eut un de ses durs sourires :

– Ne savez-vous pas ce que c'est qu'un désir ?

– Oui. J'ai eu des désirs, dis-je. Je sais.

J'hésitai.

– Mais ce n'est pas simplement de désir qu'il s'agit : vous luttez pour les autres, vous voulez leur bonheur...

– Nous luttons ensemble, pour nous, dit-il.

Il m'examinait toujours avec attention.

– Vous dites : les hommes ; vous les regardez avec des yeux étrangers. Peut-être, en effet, si j'étais Dieu je ne trouverais aucune raison de faire ceci ou cela pour eux. Mais je suis l'un d'eux ; je veux avec eux, pour eux, certaines choses contre d'autres ; je les veux aujourd'hui...

– J'ai voulu jadis que Carmona fût libre, dis-je. Et parce que je l'ai sauvée du joug de Florence et de Gênes, elle a été perdue avec Florence et Gênes. Vous voulez la République, la liberté ; qui vous dit que cette réussite ne vous achemine pas vers les pires tyrannies ? Si l'on vit assez longtemps, on voit que toute victoire se change un jour en défaite...

Sans doute mon accent l'agaça car il dit vivement :

– Oh ! j'ai quelque teinture d'histoire ; vous ne m'apprenez rien. Tout ce qu'on fait finit par se défaire, je sais. Et dès l'heure où l'on naît on commence à mourir. Mais entre la naissance et la mort il y a la vie.

Sa voix s'adoucit.

– Je pense que la grande différence entre nous c'est qu'un destin humain, donc éphémère, n'a pas grande importance à vos yeux.

– En effet, dis-je.

– Vous êtes déjà au fond de l'avenir, dit-il. Et vous regardez ces instants comme s'ils étaient déjà du passé. Toutes les entreprises passées semblent dérisoires si on ne voit que leur aspect mort, embaumé. Que Carmona ait été pendant deux cents ans libre et grande, cela ne vous touche pas beaucoup aujourd'hui ; mais vous savez ce qu'était Carmona pour ceux qui l'aimaient. Je ne crois pas que vous ayez eu tort de la défendre contre Gênes.

Les jets d'eau chantaient ; un pourpoint blanc brillait contre les ifs noirs et Antoine disait : « C'est Carmona ma patrie... »

– Alors pourquoi Garnier a-t-il eu tort selon vous de défendre le cloître Saint-Merri ? Il voulait le défendre et il l'a défendu.

– C'était un acte sans lendemain, dit Armand.

Il réfléchit :

– A mon avis, nous ne devons nous soucier que de l'avenir sur lequel nous avons prise : mais nous devons nous efforcer d'élargir le plus possible notre emprise sur lui.

– Vous faites ce que vous me reprochez de faire, dis-je. Vous regardez l'acte de Garnier sans y participer...

– Peut-être, dit Armand. Peut-être je n'ai pas le droit de le juger.

Il y eut un silence. Je dis :

– Vous admettez que vous ne travaillez que pour un avenir limité.

– Un avenir limité ; une vie limitée : c'est notre lot d'homme, c'est assez, dit-il. Si je pensais que dans cinquante ans il sera défendu d'employer les enfants dans les manufactures, défendu de faire travailler des hommes plus de dix heures, que le peuple choisira ses représentants, que la presse sera libre, je serais satisfait.

A nouveau son regard fut sur moi.

– Vous trouvez la condition des ouvriers abominable ; pensez à ceux que vous avez connus, à eux seulement : n'avez-vous pas envie d'aider à changer leur sort ?

– Un jour j'ai vu un enfant sourire, dis-je. Il m'a paru très important que cet enfant puisse parfois sourire. Oui ; il y a des moments où cela touche.

Je le regardai :

– Mais il y a des moments où tout s'éteint.

Il se leva, il mit la main sur mon épaule :

– Si tout s'éteignait, que deviendriez-vous ?

– Je ne sais pas, dis-je.

Les fleurs, la pendule, le papier aux rayures jaunes... si je quittais ces choses, où irais-je ? Si je ne leur obéissais plus docilement, que ferais-je ?

– Il faut vivre au présent, Fosca, dit-il d'une voix pressante. Avec nous, pour nous : c'est aussi pour vous... Il faut que le présent soit important pour vous.

– Mais les mots sèchent dans ma bouche, dis-je. Les désirs sèchent dans mon cœur et les gestes au bout de mes doigts.

Dans ses yeux, je retrouvai ce regard précis, pratique, que je connaissais bien :

– Du moins, permettez-nous de nous servir de vous. Un si grand prestige s'attache à votre nom, à votre personne. Assistez aux banquets, paraissez aux réunions ; accompagnez Laure en province.

Je me taisais et il dit :

– Vous voulez bien ?

– Quelle raison pourrais-je avoir de refuser ? lui dis-je.

 

– Deux francs par mois, disait Laure. Et tous les ouvriers des filatures seraient défendus contre la maladie, le chômage, contre les misères de la vieillesse. Vous pourriez suspendre le travail pendant plusieurs jours quand vous jugeriez bon de vous mettre en grève.

Ils écoutaient d'un air maussade et fatigué : à peine une poignée d'hommes. Dans toutes les villes c'était pareil ; ils étaient trop harassés par le travail quotidien pour avoir la force de souhaiter un autre avenir que le dîner du soir, le sommeil ; et leurs femmes avaient peur.

– Qui disposera de tout cet argent ? dit l'un d'eux.

– Vous nommerez un comité qui vous rendra des comptes chaque mois.

– Ce comité sera très puissant.

– Vous contrôlerez ses dépenses.

– Qui contrôlera ?

– Tous ceux qui viendront aux réunions.

– Ça fera beaucoup d'argent, répéta l'homme.

Ils auraient volontiers sacrifié deux francs chaque mois, mais ils redoutaient la puissance obscure que représentait aux mains d'un des leurs la caisse de secours : ils craignaient de se créer de nouveaux maîtres. Laure les exhortait de sa voix ardente et cassée ; mais leurs visages restaient fermés. Quand nous sortîmes de la salle de réunion, elle me dit en soupirant :

– Ils se méfient de nous.

– Ils se méfient d'eux-mêmes.

– Oui, dit-elle. Ce n'est pas étonnant : ils n'ont jamais connu que leur faiblesse.

Elle serra son châle autour de ses épaules : l'air était doux, mais il bruinait ; depuis que nous étions arrivés à Rouen, il n'avait pas cessé de bruiner ou de pleuvoir.

– Je me suis enrhumée.

– Venez boire un grog chaud avant de rentrer.

Son châle était trop mince, ses souliers prenaient l'eau. Quand elle s'assit sur la banquette de cuir, je vis les poches profondes sous ses yeux, ses narines rougies. Elle aurait pu rester tranquillement assise au coin du feu, dormir de longues nuits, être belle, élégante, et sans doute être aimée. Et elle courait les routes, mangeant mal, dormant à peine, laissant son visage à l'abandon, usant ses souliers et ses forces. Pour quel profit ?

– Vous vous fatiguez trop.

Elle haussa les épaules.

– Vous devriez vous occuper un peu plus de vous.

– On ne peut pas s'occuper de soi, dit-elle.

Il y avait du regret dans sa voix. Armand ne s'occupait pas beaucoup d'elle ; Spinelle s'en occupait mal, il l'agaçait. Moi je la suivais à travers les villes de France sans presque jamais lui parler.

– J'admire Armand, dit-elle. Il y a une telle force en lui : il ne doute jamais.

– Doutez-vous ?

Elle posa son verre ; l'alcool fumant avait fait monter un peu de sang à ses joues mates.

– Ils n'ont pas envie d'entendre ce que nous venons leur dire... Quelquefois je me demande s'il ne vaudrait pas mieux les laisser vivre et mourir en paix.

– Et que feriez-vous ?

Elle eut un petit sourire :

– Je retournerais vivre dans les pays chauds ; c'est là-bas que je suis née. Je me coucherais dans un hamac sous un palmier et j'oublierais tout.

– Pourquoi ne pas le faire ? dis-je.

– Je ne peux pas, dit-elle. En vérité je ne pourrais pas oublier. Il y a trop de misère, trop de souffrance : jamais je ne le supporterais.

– Même si vous étiez heureuse ?

– Je ne serais pas heureuse.

Dans une glace jaunie en face de nous, je voyais son visage, les boucles humides sous le cabriolet noir, les yeux de velours dans le visage fatigué.

– Malgré tout, nous faisons du travail utile, n'est-ce pas ? dit-elle.

– Bien sûr.

Elle me regarda et haussa les épaules :

– Pourquoi ne dites-vous jamais ce que vous pensez ?

– C'est que je ne pense rien, dis-je.

– Ce n'est pas vrai.

– Je vous assure. Je ne suis pas capable de rien penser.

– Pourquoi ?

– Ne parlons pas de moi, dis-je.

– Au contraire.

– Les mots n'ont pas le même sens pour vous et pour moi.

– Je sais. Vous avez dit un jour à Armand que vous n'étiez pas de ce monde.

Son regard se posa sur mes mains et remonta vers mon visage.

– Mais ce n'est pas vrai, dit-elle. Vous voilà assis près de moi, nous parlons. Vous êtes un homme ; un homme avec un étrange destin, mais un homme de cette terre.

Sa voix était pressante : une caresse et un appel ; très loin, tout au fond, sous les cendres froides et les laves durcies, quelque chose trembla. L'écorce bourrue d'un arbre contre ma joue, une robe lilas qui disparaissait au fond de l'allée. Elle dit :

– Si vous vouliez, je pourrais être une amie pour vous.

– Vous ne comprenez pas, dis-je. Personne ne peut comprendre qui je suis.

– Expliquez-moi.

Je secouai la tête :

– Vous devriez aller dormir.

– Je n'ai pas envie de dormir.

Ses mains étaient sagement étalées sur la table, mais le bout de ses ongles griffait le marbre. Seule à côté de moi, seule auprès de ses camarades, seule au monde, avec tout ce poids de souffrance dont elle chargeait ses épaules.

– Vous n'êtes pas heureux, dit-elle.

– Non.

– Eh bien ! dit-elle avec une brusque ardeur. Vous voyez bien que vous appartenez vous aussi au monde des hommes ; on peut vous plaindre, on peut vous aimer...

Elle respirait en riant l'odeur des roses et du tilleul en fleurs : « Je savais bien que vous étiez malheureux. » Et je serrais le tronc de l'arbre entre mes bras : vais-je redevenir vivant ? Sous les laves froides, une chaude vapeur tremblait. Depuis longtemps elle m'aimait, je le savais.

– Un jour vous serez morte et je vous oublierai, dis-je. Est-ce que ça ne rend pas toute amitié impossible ?

– Non, dit-elle. Même si vous m'oubliez, notre amitié aura existé ; l'avenir ne pourra rien contre elle.

Elle leva les yeux ; son regard inonda son visage.

– Tout cet avenir où vous m'oublierez, ce passé où je n'ai pas existé, je les accepte : ils font partie de vous ; c'est bien vous qui êtes là avec cet avenir et ce passé. J'y ai pensé souvent et je me disais que le temps ne pourrait pas nous séparer si seulement...

Sa voix s'étrangla et elle acheva très vite :

– ... Si seulement vous aviez de l'amitié pour moi.

J'étendis la main. Par la force de son amour, voilà que pour la première fois depuis des siècles, malgré le passé, malgré l'avenir, je me retrouvais tout entier présent, tout entier vivant. J'étais là : un homme qu'une femme aimait ; un homme avec un étrange destin, mais un homme de cette terre. Je touchai ses doigts. Un mot seulement, et cette croûte morte allait se crevasser, de nouveau déferleraient les laves fiévreuses de la vie ; le monde retrouverait un visage ; il y aurait des attentes, des joies, des larmes.

Elle dit très bas :

– Laissez-moi vous aimer.

Quelques jours, quelques années. Et la voilà couchée sur le lit avec ce visage ratatiné ; toutes les couleurs se sont brouillées, le ciel s'est éteint et les parfums se sont glacés : « Tu m'oublieras. » Son image se fige au milieu du cadre ovale. Il n'y a même plus de mots pour dire : elle n'est pas là. n'est-elle pas ? Je ne vois aucun vide autour de moi.

– Non, dis-je. C'est inutile. Tout est inutile.

– Est-ce que je ne suis rien pour vous ?

Je la regardai. Elle savait que j'étais immortel, elle avait mesuré le sens de ce mot, et elle m'aimait ; elle était capable d'un pareil amour. Si j'avais encore su me servir de mots humains, j'aurais dit : « De toutes les femmes que j'ai connues, c'est la plus généreuse et la plus passionnée, c'est la plus noble, la plus pure. » Mais tous ces mots ne signifiaient plus rien pour moi. Laure était déjà une morte. Ma main s'éloigna de la sienne.

– Rien. Vous ne pouvez pas comprendre.

Elle se recroquevilla sur la banquette et dans la glace elle fixa son image. Elle était seule, elle était lasse ; il faudrait vieillir seule et lasse, sans rien recevoir en échange des dons qu'elle prodiguait et qu'on ne lui réclamait même pas ; luttant pour eux, sans eux, contre eux, doutant d'eux et doutant d'elle-même. Dans mon cœur quelque chose tremblait encore : de la pitié. Je pouvais l'arracher à sa vie ; de mes anciennes richesses il me restait assez de bien pour l'emmener dans les pays chauds ; elle s'étendrait dans un hamac à l'ombre des palmiers et je dirais que je l'aimais.

– Laure.

Elle sourit timidement ; il restait encore un peu d'espoir dans ses yeux. Et Béatrice penchait vers le manuscrit rouge et or son morne visage empâté. J'avais dit : « Je veux faire votre bonheur ! » et je l'avais perdue plus sûrement que je n'avais perdu Antoine. Elle souriait ; mais pourquoi préférer son sourire à ses larmes ? On ne pouvait rien leur donner. On ne pouvait rien vouloir pour eux si l'on ne voulait rien pour soi-même avec eux. Il aurait fallu l'aimer. Je ne l'aimais pas. Je ne voulais rien.

– Rentrez dormir, dis-je. Il est tard !

 

Dans l'allée de cyprès les taches blondes montaient et descendaient, comme tirées par des fils invisibles, descendaient, montaient, descendaient, les gouttes d'eau jaillissaient, retombaient, toujours la même écume et toujours différente, et les fourmis allaient, venaient, mille fourmis, mille fois la même fourmi. Ils allaient, ils venaient dans les bureaux de la Réforme, ils s'approchaient de la fenêtre, s'en éloignaient, se frappaient sur l'épaule, s'asseyaient, se levaient et sans arrêt ils bourdonnaient. La pluie frappait par rafales les fenêtres, sept couleurs, quatre saisons, et tous à la fois ils parlaient : est-ce la Révolution ? le succès de la Révolution exige... le bien de l'Italie, le bien de Carmona, la sécurité de l'Empire, ils bourdonnaient, la main crispée sur la garde de leur épée, sur la crosse du revolver, prêts à mourir pour s'en convaincre.

– J'ai envie d'aller voir ce qui se passe, dit Laure. Est-ce que vous voulez bien m'accompagner, Fosca ?

– Mais oui.

La rue était pleine de monde. Une pluie oblique battait la chaussée, les toits ; il y avait quelques parapluies ouverts au-dessus des têtes, mais pour la plupart ils marchaient avec insouciance à travers la nuit mouillée. « Le jour de gloire est arrivé. » Ils chantaient en agitant des drapeaux et des torches ; toutes les maisons étaient illuminées, on avait suspendu aux murs des lampions, des lanternes de papier et aux carrefours de grandes flammes luttaient contre le vent et l'eau : « Aux armes, citoyens ! » Ils chantaient. Les cris de fête, les clameurs de mort, les cantiques montaient des tavernes avec le bruit des rixes ; le jour de la justice est arrivé, « Aux armes ! » Ils déferlaient dans les rues, ils dansaient autour des feux de joie, ils agitaient des torches. Toujours la même écume et toujours différente. Ils criaient : « A bas Guizot ! » Beaucoup d'entre eux portaient des fusils en bandoulière. Il y avait un drôle de sourire sur les lèvres de Laure et elle regardait au loin quelque chose que je ne voyais pas. Assis dans la barque au milieu des eaux calmes, il fixait au loin l'invisible embouchure du fleuve qui se jetait dans la mer Vermeille, qui ne s'y jetait pas ?

– N'allez pas par là !

Une femme cachée dans l'embrasure d'une porte nous faisait signe de rebrousser chemin. Devant nous la rue était déserte ; on entendit un coup de feu. Les gens s'arrêtèrent. Laure saisit mon bras ; elle m'entraîna à travers la foule hésitante.

– Est-ce prudent ? dis-je.

– Je veux savoir ce qui se passe.

Le premier que nous aperçûmes, c'était un homme en blouse, il avait le visage contre la terre et les bras étendus comme s'il avait voulu se raccrocher aux pavés avant de glisser dans la mort ; le second regardait le ciel avec des yeux grands ouverts ; il y en avait qui gémissaient encore ; des rues avoisinantes arrivaient des hommes qui portaient des civières ; leurs torches éclairaient les pavés rouges où gisaient des cadavres et des blessés et que jonchaient des parapluies, des cannes, des chapeaux, des lanternes crevées, des drapeaux chiffonnés. Les places de Rome étaient rouges, dans les ruisseaux les chiens se disputaient d'étranges choses roses et blanches, un chien hurlait à la mort et les femmes et les enfants tournaient vers la lune leurs visages mutilés par les sabots des chevaux, les mouches bourdonnaient autour des corps allongés sur la terre battue entre les cabanes de bambou, des gémissements montaient de la poussière foulée par les hommes d'armes. Pendant vingt ans ou soixante ans ne pas mourir ; et pour finir mourir.

– A la Bastille !

Maintenant il y avait foule sur la place ; ils avaient arrêté un fourgon, ils y entassaient les cadavres ; ils criaient : « A la Bastille ! » Ils criaient encore : « Vengeance ! On assassine le peuple ! » Laure était toute blanche ; ses doigts se crispaient sur mon bras ; elle murmura : « Maintenant, c'est la Révolution ! » Le tocsin sonnait ; le fourgon s'ébranlait. « A la Bastille ! Vengeance ! » Les morts étaient encore chauds, leur sang sur les pavés, fluide ; mais déjà, morts pour toujours, et les vivants continuaient à vivre comme s'ils n'avaient jamais dû mourir ; ils emportaient à travers leur vie les cadavres dociles. Le tocsin sonnait, de toutes les rues déferlaient des bandes qui agitaient des drapeaux et des flambeaux ; les torches éclairaient d'un feu rouge le pavé mouillé. Le cortège grossissait de minute en minute, le boulevard était submergé par une marée noire, toujours pareille à elle-même, debout, intacte, l'immense marée humaine, il n'y manquait pas une goutte d'eau ; la peste avait passé, et le choléra, la famine, les bûchers, les massacres, les guerres, les révolutions, et elle était là tout entière, les morts dans la terre, les vivants sur terre, la même écume... Ils marchaient ; ils marchaient vers la Bastille, vers la Révolution, vers l'Avenir ; la tyrannie allait être vaincue et bientôt il n'y aurait plus de misère, plus de classes, plus de frontières, plus de guerres, plus de meurtres : ce serait la justice, la fraternité, la liberté, bientôt la raison gouvernera le monde, ma raison, une voile blanche s'engloutissait à l'horizon, les hommes allaient conquérir le loisir, la prospérité, ils arracheraient à la terre ses richesses, ils construiraient de grandes villes claires, j'arrachais les forêts, je défrichais les brousses, des routes sillonnaient le globe tacheté de bleu, de jaune et de vert que je tenais entre mes mains, le soleil inondait la Jérusalem nouvelle où les hommes en robes blanches échangeaient le baiser de paix, ils dansaient autour des feux de joie, ils trépignaient dans les sombres arrière-boutiques, assis dans les boudoirs parfumés, ils parlaient, ils parlaient du haut de leurs chaires à voix mesurée, à voix basse, à voix haute, ils criaient : « Vengeance ! » Là-bas au fond des boulevards noirs s'ouvrait un paradis rouge et or où le bonheur avait l'éclat cuivré de la colère ; c'est vers ce paradis, qu'ils marchaient ; chaque pas les en rapprochait. Moi, je marchais dans la plaine étale, les joncs crachaient des gouttes d'eau sur mon passage ; j'avançais pas après pas vers l'horizon qui reculait à chaque pas et où chaque soir sombrait le même soleil.

– Vive la Réforme !

Ils s'étaient arrêtés sous les fenêtres du journal. Armand apparut au balcon ; il serrait la balustrade de fer entre ses mains, il criait des mots, au loin une église brûlait, des feux de bengale ensanglantaient les statues de la grand-place. « Vive Antoine Fosca ! » Perchés sur les toits, sur les arbres, ils criaient : « Vive Luther ! » ; et les coupes s'entrechoquaient. Charles Malatesta riait, la vie brûlait ; elle brûlait à Carmona, à Worms, à Gand, à Münster, à Paris, juste ici, en cette minute au cœur des hommes vivants, des hommes mortels. Et je piétinais dans la plaine étale, tâtant du pied la terre glacée, aveugle, étranger, mort comme les cyprès sans hiver et sans fleurs.

Ils se mettaient en marche de nouveau et j'appelai en moi-même : « Marianne ! » Elle aurait eu des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, son cœur aurait battu ; pour elle aussi au fond des rues noires l'avenir eût flambé : la liberté, la fraternité. Je fermai les yeux ; et elle m'apparut telle que depuis longtemps je l'avais perdue, dans une robe à rayures roses et noires, avec ses boucles bien rangées, son sourire calme. « Marianne. » Je la voyais ; et voilà qu'elle se serrait contre moi avec horreur ; elle détestait le désordre, la violence, les cris, elle se fût écartée de ces femmes échevelées, elle eût bouché ses oreilles pour ne pas entendre ces clameurs sauvages ; c'est d'une révolution raisonnable qu'elle rêvait. « Marianne. » J'essayai de penser : aujourd'hui elle serait différente, elle connaîtrait ce peuple, elle l'aimerait, elle se serait habituée à l'odeur de la poudre et de la mort. Je regardai Laure ; décoiffée, les cheveux mouillés, elle serrait son châle autour de ses épaules et ses yeux luisaient ; c'était Laure, ce n'était pas Marianne. Pour se tenir ici, à mon côté, il eût fallu que Marianne cessât d'être elle-même ; elle était figée au fond du passé, dans son temps, et je ne pouvais pas l'appeler près de moi, même en image.

Je levai les yeux ; je vis le ciel sans lune, les façades illuminées, les arbres, et autour de moi la foule des hommes, ses semblables. Et je sus que le dernier lien qui m'attachait au monde venait de se briser : ce n'était plus le monde de Marianne ; je ne pouvais plus le contempler avec ses yeux ; son regard avait achevé de s'éteindre ; même en mon cœur les battements de son cœur s'étaient tus. « Tu m'oublieras. » Ce n'est pas moi qui l'avais oubliée. Elle avait glissé hors du monde, et moi qui étais à jamais en ce monde, elle avait glissé hors de moi. Aucune trace sous le ciel, sur l'eau ni sur la terre, aucune trace en aucun cœur ; aucun vide, aucune absence, tout était plein. La même écume et toujours différente, il n'y manque pas une goutte d'eau.

Ils marchaient ! on approchait de la Bastille et le cortège était un immense fleuve houleux ; il en arrivait de toutes les rues, du fond du boulevard, ils arrivaient du fond des âges ; à travers les rues de Carmona, les rues de Gand, de Valladolid, de Münster, sur les routes d'Allemagne, des Flandres, d'Italie, de France, à pied, à cheval, en sayons, en blouses, en robes de drap, ou protégés par des cottes de maille, ils s'avançaient, les paysans, les ouvriers, les bourgeois, les vagabonds, dans l'espoir, dans la colère, dans la haine, dans la joie, les yeux fixés sur les paradis de l'avenir ; ils avançaient, laissant derrière eux un sillage de sueur et de sang, leurs pieds se déchiraient aux cailloux des chemins, ils avançaient pas après pas et à chaque pas reculait d'un pas l'horizon où sombrait chaque soir le même soleil ; demain, dans cent ans, dans vingt siècles ils marcheraient encore, la même écume et toujours différente, et l'horizon reculerait encore devant eux, jour après jour, toujours, toujours, piétinant la plaine noire pendant les siècles des siècles, comme depuis les siècles des siècles, ils la piétinaient.

Le soir cependant je jetais mon sac sur la terre glacée, j'allumais un feu, je m'étendais ; je m'étendais pour repartir le lendemain. Ainsi parfois ils s'arrêtaient. Sur la place de l'Hôtel-de-Ville ils étaient arrêtés, ils criaient, ils déchargeaient en l'air des fusils, une femme debout sur l'affût d'un canon chantait la Marseillaise : « Vive la République ! » Le roi venait d'abdiquer, ils croyaient tenir leur victoire entre leurs mains, ils tenaient dans leurs mains les coupes pleines de vin, ils riaient, Catherine souriait, Malatesta riait, les murs de Pergola s'écroulaient au milieu des clameurs de joie, les dômes de Florence étincelaient au soleil, les cloches de la cathédrale sonnaient la victoire. Carmona était sauvée, c'était la paix. Armand s'approcha du balcon ; sur une grande banderole ils avaient tracé en grosses lettres les mots : Vive la République ! Ils la déployaient devant la fenêtre, et ils jetaient à poignées des feuillets où étaient écrits des mots de foi et d'espoir ; la foule acclamait : « Vive la République ! »« Vive Carmona ! » et Carmona était perdue, c'était la guerre, nous tournions le dos à Florence où nous n'avions pas pu entrer, nous quittions le cœur serré Pergola abandonnée, les paysans d'Ingolstadt se tordaient de souffrance dans ces feux qu'ils avaient allumés... Je sentis la main d'Armand sur mon épaule.

– Je sais ce que vous pensez, dit-il.

Un instant nous restâmes côte à côte, immobiles, regardant la foule en délire. Avec leurs tomahawks ils frappaient le grand poteau rouge et ils poussaient des cris sauvages, ils dansaient, ils fracassaient contre les murs les crânes des nouveau-nés, des feux de bengale illuminaient la nuit ; ils jetaient des torches dans les palais, les pavés étaient rouges, des bannières brodées flottaient aux fenêtres, pendus aux balcons, aux lanternes, des corps inertes oscillaient, les cris d'horreur, les cris de joie, les chants de mort, les cantiques de paix, le bruit des verres entrechoqués, le bruit des armes, les gémissements et les rires montaient ensemble vers le ciel. Et puis le silence se refermait ; sur les places bien récurées les ménagères venaient puiser l'eau quotidienne, elles berçaient des nouveau-nés, les métiers recommençaient à ronronner et les navettes allaient, venaient, les morts étaient morts, les vivants vivaient, Carmona stagnait sur son rocher, immobile comme un gros champignon, l'ennui barrait le ciel et écrasait la terre jusqu'à ce que grondât un nouveau feu ; une nouvelle voix, toujours la même voix et toujours différente, éclatait dans la nuit : « Vive la République ! » Debout sur l'affût d'un canon, la femme chantait.

– Demain il faudra lutter encore, dit Armand. Mais aujourd'hui nous sommes vainqueurs. Quoi qu'il arrive, c'est une victoire.

– Oui.

Je le regardai. Je regardai Spinelle et Laure. Aujourd'hui. Le mot avait un sens pour eux. Pour eux, il y avait un passé, un avenir : il y avait un présent. Au milieu du fleuve qui coulait – nord-sud – ou est-ouest ? – il souriait : j'aime cette heure ! Isabelle marchait à pas lents dans le jardin, le soleil jouait sur les beaux meubles patinés et il caressait en souriant sa barbe soyeuse ; au milieu de la place se dressait le bûcher qu'entourait une foule recueillie et ils s'avançaient en chantant ; ils serraient tout leur passé contre leur cœur. Le peuple avait crié : « A bas la République ! » et il avait pleuré ; parce qu'il avait pleuré, parce qu'en cet instant il souriait, sa victoire était une vraie victoire, et l'avenir ne pouvait rien contre elle ; il savait que demain il faudrait recommencer à vouloir, à refuser, à combattre ; demain il recommencerait ; aujourd'hui il était vainqueur. Ils se regardaient, ensemble ils riaient : nous sommes vainqueurs, ils se parlaient ; et parce qu'ils se regardaient et se parlaient ils savaient qu'ils n'étaient ni des moucherons, ni des fourmis mais des hommes et qu'il était important de vivre et d'être vainqueurs ; ils avaient risqué, donné leur vie pour s'en convaincre et ils en étaient convaincus : il n'y avait pas d'autre vérité.

Je marchai vers la porte ; je ne pouvais pas risquer ma vie, je ne pouvais pas leur sourire, il n'y avait jamais de larmes dans mes yeux ni de flamme dans mon cœur. Un homme de nulle part, sans passé, sans avenir, sans présent. Je ne voulais rien ; je n'étais personne. J'avançais pas après pas vers l'horizon qui reculait à chaque pas ; les gouttes d'eau jaillissaient, retombaient, l'instant détruisait l'instant, mes mains étaient à jamais vides. Un étranger, un mort. Ils étaient des hommes, ils vivaient. Moi je n'étais pas des leurs. Je n'avais rien à espérer. Je franchis la porte.